M ATHÉMATIQUES ET SCIENCES HUMAINES
B RUNO A UBUSSON DE C AVARLAY
Les statistiques de police : méthodes de production et conditions d’interprétation
Mathématiques et sciences humaines, tome 134 (1996), p. 39-61
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LES
STATISTIQUES
DE POLICE :MÉTHODES
DE PRODUCTIONET CONDITIONS
D’INTERPRÉTATION
Bruno AUBUSSON de
CAVARLAY1
RÉSUMÉ - Dans cet article, l’auteur mène une critique
approfondie
des données statistiques concernantla police judiciaire. L’étude concerne surtout des questions
méthodologiques.
SUMMARY - Criminal Investigation Department data : methods of production and conditions of
interpretation.
In this paper, the author examine statistical data about Criminal Investigation Department with a critical eye. He studies
principally methodological problems.
La
critique
desstatistiques
depolice,
aussi bien en Francequ’à l’étranger,
est toute entièreorganisée
autour de laquestion
de savoir si une mesure de ladélinquance
estpossible.
Le débatse résume alors à la
signification
donnée à l’écart entre une criminalité "réelle" et une criminalité constatée par les services depolice.
Très peu de choses sont dites dans ce débat sur lesquestions
proprementméthodologiques
liées à la mesure de ladélinquance
ou de l’activité des agences derépression.
On
peut
s’en rendre compte parexemple
à la lecture d’un numéro de la revue de l’Institut des Hautes Etudes sur la Sécurité Intérieure(IHESI, 1991)
consacré à la mesure de ladélinquance.
Les références à cesquestions méthodologiques
nes’y
trouvent que dans lestextes retraçant l’histoire de la
statistique
du ministère de l’Intérieur(Martinat,
Gratia1991)
oudans les tentatives de
comparaisons européennes (Chalumeau,
Porcher1991).
Dans la mesure où les données
statistiques
concernant lapolice judiciaire pourraient
êtremobilisées pour mener des
analyses sérielles, géographiques
ou contextuellesplus
que cela n’a été le casjusqu’à présent, je
crois donc utile deprendre
leparti
de mener defaçon
suffisamment fouillée unecritique
de cette source au niveau dequestions méthodologiques, quitte
à renvoyer le lecteur intéressé auxpublications disponibles
pour cequi
relève de lapertinence
de lastatistique
depolice
comme évaluation de ladélinquance2.
En matière de
production statistique,
lesquestions
de méthode relèvent d’un investissement(Desrosières, 1992, 1993) :
étudierquantitativement
unphénomène
socialsuppose que les choix faits à l’occasion de la mise en
place
d’unestatistique
ne soient pasperpétuellement
remis enquestion
et que l’onpuisse
construire un"appareil"
de mesure offrantune certaine permanence. Cela ne
signifie
pas que de tels choix ne doivent pas êtrerégulièrement
examinés etqu’on puisse
les considérer comme une sorte de "no man’s land"échappant
à touteanalyse.
On en ferait ainsi une sorte deprix
à payer pour obtenir une1 Centre de Recherches
Sociologiques
sur le Droit et les Institutions Pénales (C.E.S.D.I.P.), C.N.R.S..2 Outre le cahier de l’IHESI mentionné, on pourra consulter (Robert, Aubusson de Cavarlay, Pottier, Toumier, 1994) ;
(Bottomley,
Pease 1986).information
"objective"
dont la remise en cause serait nécessairement un retour ausubjectivisme.
La
présentation
desstatistiques
depolice
par les personnesqui
en ont eu successivement laresponsabilité3
met defaçon permanente
l’accent sur le fait que leurproduction
repose sur des conventionsqui
ont une certaine part d’arbitraire. Ce serait la stabilité de ces conventionsqui
assurerait lapertinence
de la mesurequ’elles permettent4.
Le
progrès
quereprésente
sur leplan
de la connaissancel’existence, depuis plus
devingt
ans
maintenant,
d’une sourcestatistique
reflétant lepoint
de vue de lapolice judiciaire
enmatière de criminalité et de
délinquances
ne saurait être remis enquestion,
pasplus
que lepragmatisme
surlequel
il repose. Il suffit d’ailleurs de remarquer à l’inverse combien l’absence destatistiques judiciaires
détaillées estdommageable
dans les débats actuels sur le rôle effectif duparquet,
pourcomprendre l’enjeu
de laproduction
de données. Le seul outil existant enamont du
jugement,
les "cadres" duparquet qui
collectent sansgrande
uniformité desrenseignements
trèsglobaux,
n’a pas étédéveloppé
au nom de lapureté
desprincipes méthodologiques
etstatistiques,
cequi
laisse finalement lechamp
libre à des estimations encoremoins
rigoureuses
sur le rôle de lajustice...
Pour autant s’intéresser de
près
auxquestions
de méthode à propos desstatistiques pénales n’équivaut
pas à tenter de scier la branche surlaquelle
on est assis. Même unpragmatiste
convaincu nedédaignera
pas de soumettre à un examen attentif lesétapes
d’unraisonnement
qui
conditionnent ses conclusions. Cet examenauquel
nous allonsprocéder,
alorsqu’aucune
viséeinterprétative
n’est directementrecherchée,
tente de faire l’état deslieux,
cequi
délimite alors le
champ
despossibles
quant à l’utilisation et àl’interprétation qui
pourra venir ensuite et cequi indique
aussipeut-être
lespoints
où une amélioration serait souhaitable.Seule la
statistique
dite depolice
sera évaluée endétail,
lastatistique judiciaire
n’étantévoquée
que parcomparaison,
pour une meilleurecompréhension
desoptions méthodologiques. Après
avoirprésenté
son canevasgénéral,
on étudiera surtout lesconséquences
du choix des unités decompte
en s’intéressant àquelques
résultats chiffrés. Plusbrièvement,
on abordera ensuite laquestion
despopulations
décrites par ces données.1
STATISTIQUE POLICIÈRE
ET CONVENTIONS DE COMPTAGELa
statistique
depolice judiciaire
commence à êtrepubliée
en 1973. Cetteparution
officielled’une nouvelle source en matière
pénale,
à côté des traditionnellesstatistiques judiciaires
etpénitentiaires,
fait suite à la réforme d’une collecte derenseignements statistiques qui
existaitdepuis
1949 au niveau national(Chiavassa, 1992)
etdepuis beaucoup plus longtemps
au niveaude la Préfecture de Police de Paris. Pour la validité de la source, l’essentiel de cette réforme tient
sans doute dans une
première
tentative d’uniformisation despratiques
entre les différents services depolice
et dans l’extension duchamp
concerné. Mais la réforme de 1972 est aussi l’occasion de la mise enplace
de nouvelles modalités decomptage
que nous étudierons endétail.
3 Les premières livraisons de la publication statistiques du ministère de l’Intérieur
(pour
les années 1974 et 1975)ne manquaient pas de considérations sur ces questions. Après cette première phase, la publication devient muette
ou presque sur les questions de méthode. Une annexe méthodologique est rétablie pour l’année 1987. Pour la
période récente, voir Chiaramonti (1991,
p.19),
Godin (1991,p.190),
Gratia et Martinat (1991).4 Le raisonnement est poussé à l’extrême par le premier responsable de cette statistique (Dupielet, 1977) qui
pense prouver l’utilité de statistiques même si les conventions de production sont critiquables en prenant
l’image
d’un thermomètre qui, même faux, indique les variations de température pourvu
qu’on
utilisetoujours
le mêmethermomètre.
5Le
titre complet de la publication statistique du ministère de l’Intérieur est"Aspects
de la criminalité et de ladélinquance constatées en France en 19.. par les services de police et de gendarmerie d’après les statistiques de police judiciaire". Les termes de "criminalité" et de "délinquance" seront utilisés indifféremment par la suite.
Une
statistique
liée à l’activité de la Police et de la Gendarmerie.La
statistique
nationale résulte de la centralisation de donnéesproduites
par les différents services depolice judiciaire
sur un modèle enprincipe
uniforme. Ce modèleprend
la formed’un tableau croisé
(dit
état4001 )
dont leslignes
sont les différentstypes
d’infractions d’une nomenclature en 107 postes et les dont les colonnes sont les variables surlesquelles
onprocède
au comptage pour
chaque type
d’infraction : faitsconstatés,
faitsélucidés,
personnes mises encause ventilées en
majeurs
oumineurs,
hommes oufemmes, français
ouétrangers.
Un mis encause est une personne entendue par
procès-verbal
au cours del’enquête
etprésumée coupable
à l’issue de celle-ci. Les faits dont un mis en cause est ainsi
chargé
sont alorscomptabilisés
comme élucidés. Sont
également
dénombrées les mises engarde
à vue et les personnesplacées
sous mandat de
dépôt après
leurprésentation
à l’autoritéjudiciaire.
Iln’y
a donc pas de traitement centralisé et uniformisé d’une information collectée à labase, préalablement
aucomptage6.
Le terme de
"police judiciaire" désigne
unefonction, prévue
par le code deprocédure pénale
et les textes officielsqui l’accompagnent.
Cette fonction est exercée par des officiers etagents de
police judiciaire
habilités par l’autoritéjudiciaire
et exerçant cette activité sous lecontrôle du procureur de la
République,
du moins enprincipe.
Lepersonnel
depolice judiciaire
est massivement constitué par les fonctionnaires de la Police Nationale et par les militaires de la Gendarmerie Nationale. C’est sur leur activité que repose la
production
d’unestatistique
dite decriminalité constatée par le ministère de l’Intérieur.
Ces agents sont les seuls à avoir une
compétence générale qui
n’est donc limitée quegéographiquement.
Mais ils ne sont pas les seuls à exercer despouvoirs
depolice judiciaire.
D’autres agents les exercent dans des domaines restreints :
douaniers, inspecteurs
desimpôts, inspecteurs
dutravail, gardes
forestiers... Même lesgardes particuliers
assermentés ont enprincipe
lapossibilité
de constater, parprocès-verbal
transmis au procureur, les atteintes auxpropriétés
dont ils ont lagarde.
Il est dès lorssurprenant qu’ait
réussi às’imposer
l’idée selonlaquelle
lastatistique
depolice judiciaire
estplus proche
de la criminalité réelle que ne l’est lastatistique judiciaire qui
embrasse toutes les affaires dont leparquet (le
procureur de laRépublique
et sessubstituts)
estsaisi, quelle
que soitl’origine
de cetteaffaire, police, gendarmerie,
autre service depolice judiciaire
ouparticulier...
En
effet,
la condition nécessaire - mais nous verronsqu’elle
n’est pas suffisante - pourqu’un
événement provoque uncomptage
dans lastatistique
du ministère de l’Intérieur estqu’une
unité de lapolice
ou de lagendarmerie
nationale en ait connaissance. Or parprincipe,
toutes les affaires traitées par d’autres services administratifs
échappent
à cettecondition,
comme d’ailleurs tous les
signalements
directs auparquet
du tribunal degrande instance, plaintes
oudénonciations, qui
ne sont pas ensuite transmis pourenquête
aux services depolice
ou de
gendarmerie
par leprocureur7.
Cette lacune est d’ailleursélargie
par le choix fait en1972,
et constamment renouvelé
depuis,
d’exclure duchamp
de lastatistique policière
les délits liés à la circulation routière(conduite
en état d’ivresse parexemple),
les atteintes involontaires contreles personnes
(accidents corporels
de la circulation et accidents du travailprincipalement)
et lescontraventions,
mêmelorsqu’il s’agit
des contraventions dites decinquième
classe dont le traitementpénal
est assimilable à celui des délits les moins graves.6 La Gendarmerie fait exception sur ce point puisque la statistique y est produite par
l’exploitation
informatiquecentralisée de bulletins créés par les services à partir des procédures.
7 Ces cas sont donc "classés sans suite", ce qui signifie
qu’ils
ne fontl’objet
d’aucune poursuite. Avant 1992,cette
configuration - signalement
direct au parquet et classement sans suite - étaitfréquente
pour leschèques
sans provision dont le traitement est maintenant dépénalisé. Elle est observée aussi de façon significative lorsd’enquêtes
de terrain (Aubusson deCavarlay
1987, Simmat-Durand 1994) pour quelques contentieux limitéscomme celui des infractions liées à la famille (pension alimentaire, garde des enfants) ou des escroqueries et abus
de confiance.
Dans ces
conditions,
en terme dechamp statistique,
c’est la sourcejudiciaire qui
est laplus complète8
et non la sourcepolicière.
On peuttoujours
ensuite affirmer que lechamp
couvert par la
statistique
du ministère de l’Intérieur est celui de ladélinquance
au sens commun,il n’en reste pas moins que la méconnaissance bat son
plein lorsqu’on
fait semblant de croire que lastatistique
depolice
colleplus
à la réalité que lastatistique judiciaire.
En1994,
pour l’ensemble des crimes, délits et contraventions decinquième classe,
lesparquets
ontenregistré 5,28
millions d’affairesnouvelles,
dont4,96
millions pour les crimes et délits. Le nombre de faits constatés par lapolice
et lagendarmerie
est de3,92
millions.Certains
pourront
alors penser que cette affirmation souvent entendue vient de ce que dans lechamp
ainsidéfini,
unepartie
des faits constatés par lapolice
ou lagendarmerie
ne sontpas
signalés
auparquet
en raison d’unepratique répandue
de classementpolicier
ou desimple inscription
en main-courante. Cettepratique
n’estplus
contestée par lapolice
et même si lagendarmerie
ne connaît pas lesystème
de la main-courantequi permet
degarder
la trace desinterventions ou
requêtes
entraînant la constatationd’infractions,
sans la rédaction d’uneprocédure,
tout le monde reconnaît que ce dernier acte résulte d’un choixqui
n’a pas un caractèreautomatique
dèsqu’une
infraction est constatée. Or la rédaction d’uneprocédure
transmise au
parquet -
au moins sous formesimplifiée
comme pour lesplaintes
pour vol contre auteur inconnu - est le critèrequi
déclenche lecomptage statistique.
Autrementdit,
pourprendre
lelangage
de ladescription
dessystèmes institutionnels,
lastatistique policière
est unestatistique
de flux de sortie vers lajustice pénale
et non unestatistique
d’entrée dans les services depolice.
Si les
enquêtes disponibles
confirmentqu’en grande majorité
les affairespénales, qu’il s’agisse
de laplainte
d’une victime ou de la constatation d’uneinfraction,
débutent leur parcours institutionnel à lapolice
ou à lagendarmerie,
c’est donc tout à fait à tortqu’on
endéduit une
plus grande
exhaustivité de lastatistique policière
parrapport
aux données établiespar les parquets car la
police
a un rôle de filtre que lastatistique
ne mesure pas.Police
et justice :
des sourcesstatistiques incomparables
Il est
cependant impossible
d’évaluerquantitativement
la différence entre les deuxsources9.
Alors que les définitions de flux
(ce qui
sort de lapolice
vers leparquet
dans un cas, cequi
entre au
parquet
dansl’autre)
devraient autoriser cette tentative decomparaison,
le choix desunités de compte l’interdit. Pour la
justice,
on compte des affaires : c’est une notiond’apparence
assez vague maisqui correspond
enpratique
àquelque
chose desimple
à mesurer.L’affaire,
c’est l’unité de traitement pour le parquet, le dossierauquel
on attribue un numérod’ordre et
qui
va circuler entre les services du tribunal pour donner lieu à une série de décisions.Il
peut
y avoirquelques complications lorsqu’une
affaire doitemprunter plusieurs
parcoursdisjoints,
parexemple
unjugement
du tribunal pour enfants et unjugement
du tribunal correctionnel : onpratique
alors ladisjonction
de l’affaire en deux affaires ouplus.
Inversement, lorsque
deux ouplusieurs
affaires concernant le ou les mêmes individus conduisent au contraire à un traitement simultané des cas, onpratiquera
lajonction.
Cettecomplication
ne remet pas en cause fondamentalement lapossibilité
d’uncomptage
en affaires.Le
principal
inconvénient d’une telle unité decompte
est évidemment que l’oncompte
pour un, aussi bien laplainte
contre X pour vol à la roulotteenregistrée bureaucratiquement
sur unformulaire
pré-imprimé
et transmise auparquet
pour classement sans suite auteurinconnu,
quel’affaire complexe
de trafic destupéfiants,
souvent traitée par lejuge
d’instruction etqui
serapour les services
spécialisés
depolice judiciaire
l’occasion d’uneenquête importante
sedéroulant en
plusieurs temps (enquête préliminaire puis
commissionsrogatoires).
C’est dire que l’on pose ainsi unproblème
depondération.
8 Il s’agit bien entendu de la statistique des parquets et non de la statistique des condamnations qui sera
évoquée
àpropos des mis en cause.
9 Mais comme on va le voir, les unités de compte retenues défavorisent le parquet par rapport à la police
qui
pratique unmulticomptage
des faits constatés. La différence mentionnée ci-dessus a bien le sens qui a été indiqué.La
question
de l’unité decompte
et de lapondération
est à peuprès
aussi ancienne que lastatistique
dite criminelle. Sur leplan
concret, toute l’histoire de laproduction
de lastatistique judiciaire
est traversée par des difficultés liées à l’unité decompte (Aubusson
deCavarlay,
1993).
Lepoint
leplus important qu’avaient
en vue les statisticiens duXIXème
siècle était le comptage par individu. Leprincipe général
de lastatistique judiciaire,
comme de toutestatistique administrative,
est de compter en individu-décision ou individu-contact.Lorsqu’une
telle
statistique
estréputée
compter N personnesayant
tellecaractéristique,
ils’agit
depersonnes
impliquées
dans une unité de traitement pour l’institution : une affairepénale,
unecondamnation,
unehospitalisation
dans le domainesanitaire,
uneprise
encharge
dans ledomaine social. Toute la difficulté consiste ensuite à passer à un
comptage rapporté
à desindividus
physiques qui peuvent apparaître plusieurs
foispendant
lapériode d’observation,
leplus
souvent l’année. Une personne condamnéeplusieurs
fois dans l’année estcomptée
autantde fois dans la
statistique
decondamnation ;
il en va de même dans lastatistique
depolice
pourun "mis en cause"
interpellé plusieurs
fois dans l’année à l’occasion de différentesprocédures.
Jusqu’en 1972,
lastatistique
depolice comptait
aussi enaffaires, parmi
d’autres unités de compte, du moins en théorie. Enpratique,
l’abandon du comptage par affaires se faitprogressivement.
En1963,
une réforme introduit à côté de larubrique comptant
lesenquêtes (et
non
plus
lesaffaires10)
cellequi
compte les faits. Il semble que cette dissociation aitpermis
initialement de résoudre en théorie deux difficultés rencontrées dans le
comptage.
Lapremière
concerne le cumul d’infractions sur
lequel
on reviendra. La seconde vient du doublecomptage
entre services.
Lorsqu’une procédure quitte
un service pour attribution à un autre serviceaprès
avoir fait
l’objet
d’unpremier enregistrement statistique,
la tentation estgrande
pour le second service de renouvelerl’opération
de comptage, afin de ne pas minimiser l’évaluation de son activité. Le double comptage étant la bête noire desresponsables
de lastatistique qui
yvoyaient
la
principale
sourced’erreur,
il futproposé
deséparer
lecomptage
des faits de celui desenquêtes.
Lepremier impose l’application
stricte de larègle
selonlaquelle
c’est le servicepremier
saisiqui
leréalise,
tandis que pour lesecond,
il est au contraire recommandé decomptabiliser
lesenquêtes
réaliséesaprès
l’intervention d’unpremier
service. Lapremière
mouture de la réforme de 1972 conserve le comptage par
enquête qui
sert de base àl’appréciation
de la réussitepolicière,
avec uncomptage séparé
desenquêtes
élucidant des faits.Mais très
rapidement
lecomptage
en "faits" est étendu à lapartie
"élucidée" par lapolice :
cettemodification radicale au terme de
laquelle
les faits élucidés sontrapportés
aux faits constatés pour mesurer un taux d’élucidation conduit à des difficultés actuellement insurmontées comme on le verra.Petit à
petit,
cette notion de "fait" se détache de sonorigine
et, sousprétexte
de meilleuraccord avec la réalité criminelle ou la réalité de l’activité des services - chassez le
naturel,
il revient par la fenêtre -, unecasuistique
floue se met enplace
pour traiter les cas ditscomplexes.
A côté du cumul d’infractions
qui justifie
le comptage deplusieurs
faitscorrespondant
à desqualifications juridiques
différentes - parexemple
unvol,
des coups et blessures et unoutrage
àagent
de la forcepublique -
retenues dans une mêmeaffaire, apparaît
le cas des infractions àrépétition qui
ouvrent lapossibilité
demulti-comptage
selon desrègles
que lesresponsables
dela
production statistique
ne tenteront véritablement d’encadrerqu’en
1988.D’une tentative de
pondération
suspecte à la convention actuelleMais la réforme de 1972 et des années suivantes
apporte
une solution encoreplus
radicale auproblème
de lapondération
enadoptant explicitement
des coefficients conduisant au calcul d’unestatistique pondérée.
Les 107
rubriques
introduites par cette réformequi prennent
la relève des 56rubriques
antérieures,
sont classées en trois groupes :grande criminalité,
moyennecriminalité, délinquance.
Toute laprésentation
officielle de cetteopération
mériterait d’êtrerapportée
tant10 Comme on l’a évoqué plus haut, une même affaire peut donner lieu à plusieurs enquêtes - en flagrant délit, enquête préliminaire, ou
enquête
sur commission rogatoire - éventuellement dans des services différents, la pratique administrative consistant à attribuer un identifiant à chaque enquête (ou procédure).elle
exprime
sans fard despréoccupations qui
n’ontpeut-être
pasdisparu
desenjeux
de lastatistique
depolice.
Disons tout de suite que cettetrilogie
estaccompagnée
d’unjeu
de facteursde
pondération
trèssimple :
100 pour lagrande criminalité, 10
pour la criminalitémoyenne, 1
pour la
délinquance. Pourquoi
ces coefficients ? "Parce que -indique
le rapport deprésentation
pour 1973(Intérieur, 1974, p.17) -
lesystème
est destiné à compenser les écartsnumériques qui séparent
les troiscatégories
retenues. Les différences sont de deux ordres. Lesrubriques
quecomportent
chacune des trois familles sont d’autant moins nombreuses que les crimes sontplus
graves. Les crimes et délits sont, enrègle générale,
d’autantplus
nombreuxqu’ils
sont moins graves. Il convenait donc assez, a-t-ilsemblé,
que lesystème
des coefficients destinés àpondérer
le tout et lesparties fût,
grossomodo,
inversementproportionnel
aunombre. C’est
ainsi,
parexemple,
que le coefficient 100 estappliqué
à 2.602 vols à mainarmée,
le coefficient 10 à 162.889cambriolages
et le coefficient 1 à 790.848 volssimples".
Néanmoins ce raisonnement curieux n’était pas
poussé jusqu’au paradoxe qu’il
renferme(une pondération
inversementproportionnelle
à l’effectif reviendrait à compter le nombre decatégories
de la nomenclature!)
et larépartition
des infractions en trois groupes trahissait unparti pris
étonnant : l’homicide cessait de relever de lagrande
criminalité dès lorsqu’il
n’étaitpas
accompagné
d’unvol,
les viols et attentats à lapudeur
n’étaient que de la moyenne criminalité tandis que tous les volsenregistrés
comme vols avec violence étaientcomptés
comme de la
grande criminalité,
même si laplupart
étaient des vols à l’arraché de sacs à main commis contre des femmes sur la voiepublique.
Malgré
lescritiques scientifiques
et lesprotestations
du ministre de la Justice concernant une échelle degravité
siéloignée
desprincipes juridiques,
cetteprésentation
a été maintenue dans lapublication
du ministère de l’Intérieur en concurrence avec unetypologie
ditejudiciaire jusqu’en 1987,
au moins commeprincipe
de classification sinon comme méthode depondération.
Maintenant que lesystème
estabandonné,
il peut sembler n’avoir été que le résultat d’une volonté demanipulation
de lastatistique.
Car il est bien évidemment tentant et facile de faire passerquelques
faits d’unerubrique
recevant lapondération
100 vers unerubrique
modestement affectée dupoids 1,
oul’inverse,
avec lesconséquences qu’on imagine.
Mais ce
système
avait pour lui dereproduire
defaçon
très frustre lesprincipes
de l’index degravité
mis en oeuvre aux USA à la suite des travaux de Sellin etWolfgang (1964)
et desenquêtes
sur lagravité
accordée par lepublic
aux diverscomportements
incriminés. Le tout était alorsjustifié
par uneapproche
rationalisatrice d’affectationoptimale
des moyens limités affectés à larépression.
L’origine
de cette unité de compte quereprésente
le"fait",
comme les circonstances et les débatsqui
l’ontentourée,
sont maintenant oubliés et cette notion estprésentée
comme le résultat d’une convention(Chiaramonti 1991,
Godin1991).
Leprincipe qui
permet decompter plusieurs
faits dits "constatés" dans uneprocédure
transmise auparquet
est encadré par un manuelméthodologique qui
décrit un certain nombre de situationstypes
et détaille lesrègles applicables.
De son examen, il ressort que selon les cas oncompte
desprocédures,
desvictimes,
desplaintes,
desobjets volés,
des auteurs ou des chosesplus étranges
comme desmarques de
fabrique l 1.
Cette variété nedérange guère
lesresponsables
successifs de lastatistique qui
trouvent dans le conventionnalisme unejustification scientifique inespérée.
11 Chaque
exemple donné par le guide méthodologique mis en application à partir de 1988 par l’instruction PN/CAB/N°87 -4572 du 1710711987 obéit à une certaine logique. Ainsi dans le cas des infractions répétées avec multiplicitéd’objets
(500 cassettes vidéo contrefaites, 50 coupures de fausse monnaie, 100 fausses factures) onne compte pas autant de faits que
d’objets.
On comptera en général le nombre de plaintes, ce qui dansl’exemple
des 500 cassettes vidéo contrefaites devrait correspondre au nombre de marques. Mais on trouvera une exception
avec les vols d’automobiles et de deux roues. Le vol de deux cyclomoteurs dans un garage correspondra à deux
faits. Si par ailleurs ce vol est commis à l’occasion d’un cambriolage, on considère qu’il
s’agit
d’un cumuld’infractions et on comptera trois faits (un cambriolage et deux vols de deux roues). Mais à l’inverse en cas de
vol d’accessoires sur un véhicule et de vol à la roulotte dans le même véhicule (vol de carburant et d’un autoradio par exemple), on ne comptera
qu’un
fait à la rubrique correspondant aupréjudice
le plus élevé, tout ceci àcondition qu’il y ait une plainte. Et si deux plaignants se présentent pour le même véhicule, il
n’y
auraqu’un
faitconstaté. Cette notion de fait ne prend donc existence
qu’au
terme d’une série de définitions constamment remise àjour
par des instructions verbales données aux services, si toutefois ces derniers sollicitent l’avis desspécialistes de l’administration centrale comme ils doivent le faire en cas de doute.
Puisque
toutestatistique
résulte d’une convention decomptage,
la conventionqu’utilise
leministère de l’Intérieur n’est pas
plus
unhandicap qu’une
autre pourparvenir
à un outil - uninvestissement - satisfaisant. Elle serait même la
plus adaptée puisque
ce sont lespoliciers
deterrain
qui
sontchargés
desopérations
decomptage.
Mais c’est là que le doute peut assaillir l’utilisateur de ces chiffres de faits constatés résultant d’une "convention" d’un type un peu
spécial puisque
lespoliciers
et lesgendarmes
ensont les seuls
garants (Chiaramonti 1991, p.23).
Si toute sourcestatistique
reflète unpoint
devue, et celui de la
police
est aussipertinent qu’un
autre, son élaboration doits’appuyer
sur descritères de fiabilité
qui
nedépendent
pas d’unsimple "point
de vue".Interdépendance
du comptage desfaits
et de leur nomenclatureL’unité "infraction" ou "fait" n’est à vrai dire pas
plus
naturelle ou évidentequ’une
autre. Uncomportement ou un événement
qui
tombe sous le coup d’incriminationslégales
estéventuellement traité par le
système pénal
en faisant référence à des articles du codepénal
oud’autres lois
répressives.
Si pour certaines"infractions",
l’unité de base est clairement identifiable(un viol,
unvol),
pourd’autres,
la rédaction des texteslégislatifs
ouvre lapossibilité
de combinaisonsplus
ou moinscomplexes
de circonstances ou donne uneénumération non exhaustive que la
jurisprudence
estappelée
àcompléter. Découper
l’ensemblede ces textes en une collection
d’infractions
bien individualisées est uneopération impraticable.
C’est du moins ce que démontre la construction au ministère de la Justice d’une table de
codage informatique,
faisant l’inventaire de tous les textesapplicables
dans la définition des infractions.Cette
table,
diteNATINF, qui compte aujourd’hui plus
de 10000entrées,
n’a pas pour autantcomme
objectif
de définir des "infractions" différentesquant
à leur contenufactuel,
maisd’identifier sans incertitude
possible
les textesqui
définissent etrépriment
un ou descomportements. C’est donc une définition
technique
etopératoire
de l’unité "infraction"qui
seréfère à la mise en oeuvre du droit et non aux comportements des auteurs d’infractions. Ce n’est pas parce que les "faits" incriminés sont différents que deux infractions sont
distinguées,
maisparce que les textes de définition et la
peine applicable
sont différents.C’est cette table
qui
est utilisée par lastatistique
du ministère de la Justice décrivant les condamnations àpartir
desenregistrements informatiques
du casierjudiciaire.
Unecondamnation comporte au moins un code NATINF
(exemple,
le volsimple)
mais ellepeut
encomporter plusieurs (exemple
volsimple
etescroquerie).
Cequi
ne veut pas direqu’une
condamnation comportant une infraction
unique corresponde
à un faitsimple (il peut
y avoir vols ensérie)
et inversement que l’association deplusieurs
infractions au sens de NATINFimplique
des faitsmultiples :
en droitpénal,
le cumul "idéal"désigne
les cas où un faitunique
peut
recevoirplusieurs qualifications juridiques.
Même si l’onintègre
dansl’analyse
lamultiplicité
d’infractions au sens de la tableNATINF,
cequi
semble influer sur le niveau despeines prononcées (Timbart, 1994 ; Lemerle, 1994),
l’unité decompte
reste la condamnation.La
peine
encourue en cas de cumul(au
moins pour les crimes etdélits)
n’est pas la somme despeines applicables
àchaque
infraction mais lapeine
laplus
élevée d’entre elles. Lesprincipes juridiques appliqués
en France sont trèséloignés
du droitanglo-saxon
sur cepoint.
La traditionde source
anglaise implique
la détermination d’un nombre d’infractions(au
sens defaits)
pour prononcer la condamnation et le cumul se fait par addition despeines correspondant
àchaque
infraction. Dès lors le
comptage
en "faits" dès le niveaupolicier
estcongruent
avec l’ensemble despratiques pénales,
cequi
n’est pas le cas chez nous.La nomenclature d’infractions ou de faits utilisée par la
statistique
du ministère de l’Intérieur s’écarte radicalement de cesprincipes
du droitfrançais.
Pour encomprendre
lesconséquences,
il fautrappeler qu’il s’agit
maintenant de compter, et donc dedistinguer,
desfaits selon une
typologie appliquée
par despoliciers
et desgendarmes,
avant que desmagistrats
aient validé la
qualification légale
de ces faits. D’ailleurs lepoint
de vuepolicier
abandonne cepoint
de vuelégal puisque
la nomenclature des faits(index 107)
introduit des distinctionsconcernant les fait incriminés