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Regarder haut (et loin)

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Academic year: 2022

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REVUE MÉDICALE SUISSE

WWW.REVMED.CH 19 janvier 2022

92

BLOC-NOTES

Regarder haut (et loin)

omme un insecte pris dans la lumière d’une lampe, en pleine interview télévi- suelle, dans le film « Don’t Look Up », le personnage du Dr Mindy (joué par Leonardo DiCaprio) est saisi de désarroi. Il comprend que tout le monde s’en fout qu’une comète s’apprête à détruire la Terre. « Comment discuter de cela, se demande-t-il ? Qu’avons-nous fait à nous-mêmes ? Pouvons-nous résoudre pareil problème ? »

Ces questions sont d’une étrangeté méta- physique. Peut-être est-ce cette étrangeté qui sert de booster à cette tragi-comédie, la trans- formant en un immense succès populaire ( numéro un sur Netflix) ? Difficile de dire. Tout le monde s’accorde sur le fait que ce film de science-fiction est une métaphore du change- ment climatique. Mais d’où vient l’extraordinaire engouement mondial ? De sa manière si comique et juste en même temps de traiter de l’extrême déliquescence du pouvoir, de l’addiction générale au futile et au fake, du ridicule solutionnisme des patrons de big data ? Ou alors, mais c’est la même chose, de sa mise en scène de l’incapa- cité commune, totalement folle, irrationnelle, de regarder en face le destin de malheur que collectivement nous nous choisissons ?

De la vraie parodie, avec grosses ficelles et personnages grotesques, en tout cas, il y en a.

On rit, mais on rit de devoir pleurer, on rit de la bêtise contemporaine, de ce théâtre des mesquineries et petitesses des politiciens, du besoin obsessionnel de spectacle des médias, de l’impréparation des scientifiques, du narcis- sisme triomphant. La présidente des États-Unis (Meryl Streep) est – comment dire ? – aussi vraie et caricaturale que Trump : stupide et népotiste, à la poursuite de sa petite survie électorale, vivant sous la lumière de l’argent et du cours de la Bourse. Le pompon du juste va au person- nage du patron d’une entreprise mondiale et monstrueuse, aux airs gafamisés de propriétaire du monde. Cynique et bouffi de certitudes, il prétend être capable de sauver la Terre en en tirant un bénéfice. Sa maîtrise des codes de la promesse est parfaite, celle de la survie collec- tive (et individuelle) nulle.

Et c’est bien dans ce bain humain que nous barbotons ces jours, dans le monde réel, pendant que la maison s’effondre et prend feu.

Bien sûr, l’allégorie de la comète qui frappera d’un coup et ne laissera aucun survivant si nous n’agissons pas dans les six mois ne marche pas pour le réchauffement climatique.

Une comète est un objet dont les scientifiques peuvent prédire le trajet. Le réchauffement climatique est un processus, non un objet. Le drame qui lui est lié a déjà commencé, et se prolongera, en s’aggravant, durant des siècles.

En partie jouée, mais en partie seulement, son évolution va dépendre de décisions prises ces prochaines années. Et pas seulement dans la petite sphère américano-disneylandisée qui sert de toile de fond au film, mais dans tous les pays. Le défi est autrement plus monstrueux.

La science-fiction climatique est un genre en expansion. Mais la plupart des fictions sont positives. Don’t Look Up finit mal, radicalement et sarcastiquement mal. La grande affaire du film est de nous mettre face à la véritable question : celle de la mort, de la fin de notre civilisation, et au-delà de l’humanité. Difficile de faire plus obscène aux yeux de l’époque. Il n’est pas dans les codes de la bienséance due au spectateur de mettre l’anéantissement au cœur d’un récit et de faire échouer ce qui permettrait de l’éviter. C’est comme un jeu avec le néant dans lequel le néant l’emporterait. Quel sens cela a-t-il ? Est-ce concevable ? Il y a là quelque chose non pas d’immoral, mais d’inouï. Dans aucun des récits humains qui fondent les mythologies, l’extinction n’est envisagée ou même repré- sentée. Et là, voici qu’elle apparaît comme une responsabilité aussi gigantesque que démiur- gique. C’est de cela dont les protagonistes de Don’t Look Up parlent. Et c’est cela qui saisit aux tripes les populations de spectateurs bibe- ronnées à la pire violence mais une violence qui semble en comparaison de l’eau de rose. Se confronter à la mort nous laisse chacun sans raison, sans concept. La disparition de l’huma- nité semble, elle, radicalement inconcevable, sans la moindre expérience à notre secours.

Ce néant qui rôde sur la toile de notre futur, voilà peut-être la raison de la conspiration du silence sur le climat. La réalité et les données devraient réussir à mobiliser, à inquiéter, à secouer les populations. Sous nos yeux, le climat se délite. Tempêtes, inondations, torrents et rivières en folie, canicules, sécheresses : partout, du jamais vu, rendant inhabitables des lieux où les humains ont leurs habitudes. De cela, les médias rendent compte. Mais sur le changement climatique lui-même, presque rien. Les gens ont besoin qu’on leur parle du climat, mais le sujet est tabouisé. Lorsqu’il est quand même évoqué, c’est souvent sur le ton badin et moqueur que décrit si bien Don’t Look Up. On les comprend : décrire vraiment ce qui arrive, c’est frapper d’insignifiance la plus grande partie de l’actualité et des rêves de l’époque. Et c’est un sale boulot, le Dr Mindy et

sa doctorante (Jennifer Lawrence) en savent quelque chose.

À la faillite des élites, le film consacre le meilleur de son ironie. Sur la vérité scienti- fique qui n’est pas reconnue ou, pire, qui est travestie, il frappe avec une diabolique justesse.

L’ennui, cependant, est que même la vérité ne suffit pas et que les élites ne peuvent pas tout.

C’est le fonctionnement général du monde qui fait problème. Nos existences sont gorgées d’énergies fossiles et nous ignorons comment vivre autrement. La crise climatique est une crise des modes de vie.

Domine, du coup, une fausse conversation, un débat vidé de concret. Nous devons changer du tout ou tout, non l’essentiel, mais ce qui fait l’enchaînement de nos désirs. Cesser l’utili sation des combustibles fossiles, se lancer dans mille changements qui doivent être les plus équi- tables possibles, alors qu’en même temps les ressources se mettent à manquer et que s’est enclenché un système irréversible des catas- trophes. Il nous faut repenser le monde et nous repenser nous-mêmes. Aucun média, aucun système politique, aucune instance intellectuelle, académique ou religieuse n’est préparé à cela. D’un continent à l’autre, à travers quasi toutes les idéologies politiques, la production sans limite de biens marchands reste le grand objectif. Et même le motif d’exis- tence, grâce à cette façon si contemporaine (dont Don’t Look Up se moque avec un art consommé) d’à la fois prendre au sérieux ce qui n’a pas d’importance et de négliger ce qui importe au plus haut point. Tour de passe- passe, où le look down se fait passer pour un look up, le doigt pour la lune (dirait le sage).

Grâce à Don’t Look Up, il se traduit en mèmes qui circulent sur les réseaux sociaux. Se moquer du faux est déjà faire advenir le vrai. Rien n’est plus sain.

Reste la grande question : comment réorienter les imaginaires sociaux ? En reprenant pied dans la population et ses discussions, sans doute. L’urgence est de créer une narration positive de notre futur, qui soit non seulement affaire de vérité, mais aussi de poésie, d’art, de construction artisanales de raisons de vivre, de nouvelles économies du désir. Avec sa noirceur comico-cynique, Don’t Look Up aide-t-il ? Bien sûr. Qu’importe l’angle : nous avons besoin de davantage de films sur le climat, l’extinction possible, les manières d’agir et leurs chausse trappes. Mettre en scène le monde, le déranger, dévoiler ses ficelles, c’est déjà le changer.

C

Bertrand Kiefer

Rev Med Suisse 2022 ; 18 : 92 DOI : 10.53738/REVMED.2022.18.764-5.92

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