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Injonction à l'intégration et citoyenneté pour les musulmans en Suisse

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Injonction à l'intégration et citoyenneté pour les musulmans en Suisse

GIANNI, Matteo

GIANNI, Matteo. Injonction à l'intégration et citoyenneté pour les musulmans en Suisse. In:

L'islam (in)visible en ville . Genève : Labor et Fides, 2019. p. 83-103

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:116482

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1 / 1

(2)

Dossicr: laborlidcs3563'19 ]bZ Vll Documcnt: lslam invisiblc 356379 Date I l9ll2l20l8 I lh40 Pagc 83/416

Injonction à I'intégration et citoyenneté pour les musulmans en Suisse.

Une relation paradoxale I Matteo Grerwr

Les questions relatives à la gestion du pluralisme culturel et religieux demeurent importantes dans les débats publics des pays occidentaux. En particulier, depuis quelques années, la problématique de la présence du religieux dans les espaces publics a déclenché une anxiété et une politique de la peur2,

qui

a entraîné des politiques publiques soulevant d'innom- brables dilemmes

moraux. Le

renforcement des mesures d'intégration qui se répandent dans les pays européens est le produit d'un nouveau réferentiel d?action publique, à savoir l'intégrationnisme civique. Ce demier, qui est né de la remise en cause de la politique multiculturaliste, comporte des formes de contrôle et d'évaluation morale des personnes soumises aux contraintes d'intégration3. Participant de ce que Brubakera a appelé le retour de l'assimilation, l'intégrationnisme civique est une modalité de réafFrrmation des contenus des identités nationales et de redéfinition du périmètre de ce qu'est être un

l.

Ce chapitre s'inscrit dans le cadre des activités du NCCR

-

On the

move, fïnancé par le FNS.

2. Martha NussBAUM, The Nau Religious Intolerance : Overcoming the Politics of Fear in an Anxious Age, Cambidge (MA), Harvard University Press,2012.

3. Dora Kostaropoulou, <The Anatomy of Civic Integration>, in:

Floya ANruns et Mojca Perxtr (éd.), Contesting Integration, Engendering Migration,New York, Palgrave-Macmillan, 2014, pp. 37 -63.

4. Rogers BRUBAKER, < "The Rehrm of Assimilation ? Changing Pers- pectives on Immigration and its Sequels in France, Germany, and the United States >, Ethnic and Racial Studies 2414,200l, pp. 53 I-548.

(3)

Dossier : laborfidcs3563?9_3b2_Vl I Documcnt : Islam_invisiblc 356379 Dùte I 19/12/2018 I lh40 Pagc 84/416

84 MATTEO GIANNI

( bon citoyen >> dans des sociétés caractérisées par la multicul- turalité. La population musulmane, de par

le qualificatif

de

< problématique > dans un contexte discursif largement marqué par lanarcation du choc des civilisations, est largement concer- née par de telles mesures d'action publique.

Qu'en est-il en Suisse ? La légitimité et la stabilité du système

politique

suisse sont largement tributaires

d'un

modèle de citoyenneté participative et de démocratie semi-directe à diffé- rents niveaux qui ont historiquement entraîné I'exigence de la part des élites politiques de trouver des arrangements et des compromiss. Ceci a permis de promouvoir des formes d'intégra- tion démocratique effectives, qui font de la Suisse un exemple paradigmatique de modèle réussi de gestion du pluralisme cultu- rel originaire savoir la pluralité ethnolinguistique et religieuse propre à la Suisse). Politiquement, I'inclusion et I'intégration des désaccords politiques sont donc l'une des caractéristiques du génie institutionnel helvétique. Mais ceci concerne les mino- rités ethnolinguistiques territorialisées. Pour les minorités d'ori- gine immigrée, et en particulier la population musulmane, cette approche inclusive n'est pas institutionnalisée comme étant une

modalité

adéquate

d'intégration

sociale

et politique. Au

contraire, c'est de plus en plus une logique d'injonction à I'inté- gration qui est posée comme étant le réferentiel dominant de la manière de penser la régulation de la présence musulmane.

Une telle logique pose des questions qui

vont

au-delà de I'enjeu particulier du cas des acteurs musulmans et de leurs possibilités d'intégration

; elle porte à s'interroger

sur le modèle de citoyenneté en vigueur en Suisse, sur la philosophie publique qui le sous-tend, ainsi que sur la légitimité du mode d'intégration démocratique que le système politique suisse est en mesure de réserver à des individus et à des groupes marqués parla difference culturelle ou religieuse. Par <marqués par la difference culturelle ou religieuse

),

nous ne nous référons pas uniquement à des groupes qui composent la diversité sociale ou culturelle propre à une société donnée, mais à des groupes définis comme étant différents car lls dérangent, sont

ten-

sions, et sont souvent connotés comme culturellement problé- 5. Arend Lurunnl Patterns of Democracy: Government Form and Pedormances in Thirty-Six Countries, New Haven, Yale University Press,

I 999.

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Dossicr : laborfidcs3563'19_3b2_Vll Doçumotrt : Islan_invisiblc-356379 Datç. l9ll2/2018 I th40 Pagc 85/416

INJONCTION À T.'NTÉCNATION ET

CITOYENNETÉ

85

matiques

par

les groupes majoritaires

ou

par rapport aux valeurs et pratiques culturelles dominantes.

Dans ce chapitre, nous allons nous pencher sur les raisons et les implications que le fait qu'un groupe soit marqué par la différence, frappé par

une survisibilité

souvent imposée, entraîne en matière d'intégration démocratique. En particulier, dans un premier temps, nous montrerons que

la

différence culturelle est aussi, sinon surtout, une production politique, découlant de

la politisation

constante des comportements, croyances,

ou intentions d'une population

donnée

(voir

Salzbrunn et Dellwo puis Dellwo dans cet ouvrage). Dans un deuxième temps, nous aborderons la problématique de I'inté- gration politique et culturelle, en reconstituant les caractéris- tiques les plus marquantes de la philosophie d'intégration qui prédomine en Suisse. Finalement, nous conclurons en mon- trant en

quoi

le modèle adaptatif et assimilationniste d'inté-

gration

hégémonique

peut finalement nuire au

potentiel démocratique de l'ensemble du modèle de citoyenneté helvé- tique et proposerons une conception alternative, dénommée intégration processuelle, dont l'objectif est de promouvoir des formes de reconnaissance d'égale considération et d'agenti- vité politique (voir Gonzalez dans cet ouvrage).

La

politisation comme mécanisme de mise en visibilité de

la

différence

La politisation de la < question musulmane >> est récurrente en Suisse depuis une quinzaine d'années. Outre les faits mar- quants de I'actualité intemationale, anxiogène et prompte aux raccourcis cognitifs concernant

le

caractère violent supposé des sociétés musulmanes ou de I'attitude non intégrable des musulmans, ces représentations résultent aussi de I'activité de

politisation menée par différents partis politiques qui ont un intérêt dans

la

construction et

la

réitération du < problème musulman>6. Au-delà des événements terroristes aux États- 6. Abdellali Herrnr et Mohammed MAnwAN, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le < problème musulman >, Paris, La Décou- verte, 2013 ; Wouter VRN len Bnuc, Gianni D'Aruato, Joost BERKHoUT et Didier RueoN (êd.), The Politicisation of Migration,MiltonPark, Routledge, 2015.

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Dossicr : laborlidcs356379 3b2'Vll Document : Islm invisible 356379 Datc : l9l1212018 I lh40 Pagc 86/416

86 MATTEO GIANNI

Unis en septembre 2001, qui ont sanctionné I'entrée de la ques-

tion

de

l'islam

politique et du terrorisme islamique dans la réalité vécue et imaginée des personnes résidant dans les pays démocratiques, la problématique de la présence des musul- mans a eu en Suisse un premier retentissement national en

2004,lors

de

la

campagne de votation sur la naturalisation facilitée des étrangers des deuxième et troisième générations.

La mobilisation des partis de la droite populiste, et en particu- lier de

l'Union

démocratique du centre (UDC), a contribué à transformer ce scrutin en une sorte de référendum sur l'admis- sion des musulmans dans la communauté nationale, qui s'est soldé par le rejet populaire de I'initiative. Depuis, la stratégie de politisation de l'islam et des musulmans, ainsi que des ques- tions d'immigration et d'intégration, est devenue un

pilier

de I'action politique de

I'UDC

et des partis de la droite nationa- liste (par exemple I'Union démocratique fédérale, la Lega dei Ticinesi ou encore, en partie, le Mouvement citoyen genevois).

La

thématisation constante de

I'islam

et des musulmans a conduit à d'innombrables victoires électorales et populaires de

I'UDC,

comme avec

l'initiative

populaire contre la consffuc- tion des minarets en 2009 ou

I'initiative

fédérale anti-burqa, qui a abouti et sera prochainement soumise à votation. Mais

il

serait réducteur de considérer que la question de

I'islam

en Suisse découle uniquement de la politisation de

I'UDC. Il

est en effet important de remarquer que I'UDC ne fait plus cavalier seul dans ce domaine. On le voit, d'une part, lors des votations sur ces questions, où

I'UDC

mobilise un électorat qui va bien au-delà de sa base et, d'autre part, dans les débats au Conseil national, où les initiatives en

la

matière sont généralement adoptées avec l'appui des partis de la droite bourgeoise. Plu- sieurs autres partis se sont en effet profilés sur ce thème, en adoptant une position restrictive en matière de régulation des pratiques musulmanes.

À titre

d'exemple,

lors

du

vote

au Conseil national concernant I'initiative fedérale anti-burqa qui s'est tenu en septembre 2016,les députés UDC ont été soute- nus par une écrasante majorité de députés du Parti libéral- radical (PLR), du Parti démocrate-chrétien (PDC) et du Parti bourgeois-démocratique (PBD). Dans

le

camp de.la gauche aussi, des voix se sont élevées pour limiter les pratiques musul- manes considérées comme incompatibles avec

l'égalité

des sexes.

Le

cas

le plus

éclatant est

celui

des tensions qui

(6)

Dossicr i laborfidcs356379 _3b2_V ll Documcnt : Islam_invisiblc 356379 Datc I l9/12n018 I lh40 Page 87/416

INJONCTION À T-'NTÉCNATION ET

CITOYENNETÉ

S7

traversent I'extrême gauche genevoise, où le

conflit

entre la tendance républicaine laique et celle multiculturaliste lors des débats sur la nouvelle loi sur la laicité a impliqué la fracture de

la

coalition Ensemble à Gauche. Pour les tenants du camp laique, prônant une laicité stricte, les << tensions néo-racistes, communautaristes, fondamentalistes

-

voire terroristes

-

visent

toutes à rouvrir des conflits douloureux par une division de nos sociétés en groupes hiérarchisés et imperméables les uns aux autres >. Bien

qu'il

ne soit jamais mentionné, I'islam est l'une des figures qui ont inspiré ce projet de loi7.

Les cas des minarets et de laburqa sont très intéressants pour comprendre un aspect paradoxal entraîné par la politisation. En effet, les représentations articulées dans l'espace public par les tenants d'une approche restrictive de la présence de I'islam en Fuisse portent essentiellement sur

le fait

que

le choix

des musulmans de rendre visible leur présence, que ce soit par la construction

d'un

minaret ou par le port de signes religieux ostensibles, est considéré comme étant une stratégie politique visant à islamiser l'espace public suisse. Ce qui justifie le lan- cement des votations populaires est donc la volonté de rendre invisibles les signes de cette présence, de les limiter. Mais ceci entraîne un paradoxe, car en politisant la présence elle-même par des campagnes prises dans leur intégralité, à savoir le pro- cessus

qui

commence par le lancement de

l'initiative

ou du réferendum jusqu'au vote, celles-ci aboutissent inéluctable- ment à une mise en visibilité sociale accrue de la population en question ainsi que des enjeux

s'y

rattachant (voir Voirol dans ce volume). Cette visibilité donne lieu à des phénomènes qui peuvent produire des formes de xénophobie ou de relation ten- due avec I'altérité. Par exemple, un sondage conduit

en20l7

montre que les personnes interrogées ont évalué en moyenne la part des musulmans en Suisse à 17,zYo, quand elle est d'envi- ron 5 %o, selon l'Office fédéral de la statistiques.

Le fait est que cette mise en visibilité n'est pas de la qualité requise à constituer un préalable à une intégration sociétale 7. Projet de loi sur la laicité de la République et canton de Genève (PLI1766) soumis le 6 novembre 2015, en ligne: ge.cVgrandconseil/data/

texte/Pl I I 766.pdf [consulté le 12. I 1.201 8].

8. https://www.cath.ch/newsf/suisses-surevaluent-nombre-de- musulmans/ [consulté ie 12. I 1.201 8].

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Dossicr: laborlidcs356379 3b2 Vll Documcnl: lslâm_iûvisiblc 356379 D^rc : 19/12/2018 I lh40 Pagc 88/4 I 6

88 MATTEO GIANNI

positive pour les musulmanse. Selon les théories de la recon- naissance,

la visibilité

est une

condition

de

la

possibilité d'interaction et d'échange intersubjectif légitime entre parte- naires sociaux. Ainsi, la visibilité sociale apparaît comme étant un préalable à la reconnaissabilité r0 qui est un préalable néces- saire au développement de relations de reconnaissance satisfai- santes.

En effet,

selon

Olivier Voirol, la

reconnaissance présuppose

la

<

visibilité

mutuelle des acteurs >

ll.

Or,

si

la

visibilité

semble être une condition à la reconnaissance, on peut à l'inverse se questionner sur la situation de ceux qui sont inclus en principe (qui bénéficient a

priori

d'une reconnais- sance légale et institutionnelle), mais qui restent pour beaucoup survisibles aux yeux d'une partie importante de la population de la société dans laquelle ils évoluent. Concernant les musul- mans, cette visibilité découle principalement d'une stigmatisa-

tion

des pratiques religieuses et de la

vision

du monde des musulmans << radicaux >>, ainsi que des craintes soulevées par l'implantation de I'islam en Suisse. C'est donc essentiellement d'une visibilité sans pouvoir de paroles

qu'il

s'agit. La politisa- tion entraîne davantage la logique de < parler des musulmans >>

plutôt que celle du < parler avec les musulmans >. Une telle logique n'aboutit pas à la constitution

d'un

sujet politique à

part entière, sauf dans les cas où le manque de reconnaissance enclenche une lutte. C'est par exemple le cas du Conseil central islamique suisse (CCN), qui s'est constitué en 2009 en réac-

tion

à

la

campagne sur les minarets 12.

Il

s'agit donc d'une 9. Comme le dit Carens, à propos de I'initiative populaire contre la construction des minarets en Suisse, votée en novembre 2009 << Son seul but est de limiter la visibilité des musulmans au sein de la communauté suisse, de restreindre leur accès à I'espace public. Il serait diffrcile d'imaginer une manière plus directe de communiquer le message que les citoyens musulmans d'origine immigrée ou que l'Islam ne font pas partie de I'identité nationale suisse >> (Joseph CAnnus, The Ethics of Immigration, Oxford, Oxford University Press,2013, p. 83, notre traduction).

10. Alexandre PIErrne et Christophe MoNNol < Entre reconnaissance et visibilité. Les luttes des acteurs islamiques en France et en Suisse >, in :

Christophe MouNor (dir.), La Suisse des mosquées,pp. 199-231.

11. Olivier Vorno6 < Visibilité et invisibilité : une introduction >, p. 23.

12. Voir Mallory ScHNeuwv PuRore, <Performer I'islam, dessiner les contours de la "communauté musulmane" de Suisse. Le Conseil central isla- mique suisse comme performance d'un islam authentique>, in: Christophe Mot wor (dir.), La Suiss e des mosquées, pp. I 5 I - I 7 l .

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Dossicr: laborfidcs356379_3b2 Vll Documcnt: Islam invisiblc 356379 Ddtc : l9ll2l20\8 I I h40 Pagc 89/4 l6

INJONCTION À I'TNTÉCNETION ET

CITOYENNETÉ

89

visibilité imposée par laquelle les acteurs ne peuvent pas être entièrement reconnus comme des pairs dans la construction de l'environnement social, politique, et culturel commun 13.

En effet, cette survisibilité est largement le produit de la cris- tallisation de représentations négatives de I'islam et des musul- mans, représentations largement influencées par

le

discours politique définissant les oaractéristiques sociales, politiques et religieuses de cette population.

Il

est bien connu que I'UDC est un acteur clef de la politisation de I'islam et des musulmans en Suisse. Pour le dire dans

un

langage politologique, ce parti s'est approprié les questions d'islam et d'intégration des musul- mans en tant

qu'enjeur4.ll

a ainsi largement contribué à en délimiter les frontières symboliques et politiques, provoquant une cristallisation progressive des représentations négatives à l'égard de I'islam et des musulmans. Ces derniers sont systé- matiquement représentés comme étant incapables de se confor- mer aux principes démocratiques, tels que la primauté de la loi

civile

sur les préceptes religieux ou l'égalité des sexes. Ces discours politiques fréquents décrivent

<l'islam))

comme une religion qui, d'une part, serait hostile à diverses libertés (liberté d'expression, liberté de choix de la religion, liberté de I'orien- tation sexuelle) et, d'autre part, contesterait activement des normes et des pratiques démocratiques. Cette contestation prô- nerait l'utilisation de la violence (ou.du terrorisme) et favorise-

rait

une conception collectiviste de

la

société fondée sur la religion et

la foi

comme piliers structurels de I'ordre social, culturel et politique. De plus, certains.musulmans sont pré- sentés comme les tenants

d'un

islam

politique

sournois et conquérant, auquel les musulmans << modérés > ne peuvent résister. Comme mentionné auparavant, les questions de terro- risme et de sécurité publique contribuent aussi à ces repré- sentations,

qui

sont par ailleurs nourries

-

directement ou indirectement

-

par le discours de certains acteurs politiques.

Ces représentations ne sont pas supportées par une I'analyse empirique sérieuse. Les données disponibles 15 montrent que la 13. Nancy Fn-nsen, Qu'est-ce que la justice sociale ?, Paris, La Décou- verte, 2005.

1 4. https://www.tdg.chL/suisse/immigration-lislam-ludc-fi xe-cap-2}17 I

story 127227 166 fconsulté le 12. 1 1.20 I 8].

15. Voir Matteo GrRNNr, Marco GlucNr et Noémi Mrcuer-, Musulmans en Suisse. Profils et intégration,Lausanne, PPUR,2015.

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Dossicr i laborlidcs356379 _3b2_V ll Documcnt : Islam_invisiblc 356379 D^E 1 l9ll2/2018 1 lh40 Pagc 90/416

90 M,/\TTEO GIANNI

grande majorité des musulmans vivant en Suisse ne sont pas pratiquants et qu'ils s'identifient à I'islam surtout en vertu de l'héritage familial, des liens d'attachement au pays d'origine, de leur parcours ou du lieu de leur socialisation. Bien entendu, ceci n'implique pas qu'ils ne soient pas croyants, mais qu'ils se

définissent davantage à partir d'une appartenance culturelle que religieuse;

il

s'agit de ceux que Ruthven16 appelle des musulmans nominaux. Or, les représentations dominantes ont tendance à occulter la complexité et I'hétérogénéité des carac- téristiques sociologiques des musulmans en aboutissant à une conception essentialiste de ces derniers. Cette essentialisation entraîne une surculturalisation de

l'agentivité

religieuse et culturelle de tous les musulmans, ainsi qu'une vision détermi- niste de leur positionnement, ne pouvant être que probléma-

tique,

à

l'égard

des

institutions

séculières. Comme

le dit

Mamdani (2004)17, la position par défaut de

la

subjectivité musulmane et d'être mauvaise ou problématique; elle peut devenir normale, ou non problématique, mais à condition que ceci soit reconnu ainsi par les non-musulmans. La survisibili- sation produite par la politisation rend cette opération pratique- ment impossible. Surtout si elle est le produit

d'un

discours hégémonique qui occulte la possibilité de parole audible de la part des concemés. Le propre d'un discours essentialiste est en

effet de nier l'autonomie morale des individus, représentés comme des vecteurs inconscients de pratiques, valeurs ou comportements dictés par leur appartenance culturelle ou reli- gieuse. Les représentations caractérisant les femmes musul- manes voilées, souvent vues comme ayant une subjectivité façonnée par l'intériorisation de normes patriarcales ou comme en proie à une fausse conscience produite par un aveuglement face aux préceptes religieux, sont en ce sens très significatives.

Malgré la prise de parole des femmes voilées,

il

existe une défiance diffuse et systématique concernant la véritable liberté de leur choix et donc de leur autonomie morale.

16. Malise RurHveN, Islam. A Very Short Introduction, Oxford, Oxford University Press, 1987.

17. Mahmood MRvuaNt, Good Muslim, Bad Muslim, New York, Doubleday,2004.

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Dossicr : laborfidcs356379 _3b2 V ll Document : Islam invisiblc 356379 Date i 19/12/2018 I lh40 Pagc 91i4 16

INJONCTION À T-'NTÉCNATION ET

CITOYENNETÉ

91

Politisation, survisibilisation et politique

d'intégration

La politisation de la présence musulmane ainsi que ses effets

ont

des retombées majeures sur

la politique

d'intégration.

D'une part, la présence musulmane, constalnment thématisée comme une menace pour la démocratie helvétique18, institue la politique d'intégration comme une sorte de dernier rempart face à l'islamisation de

la

société. D'autre part, en tant que vecteur de régulation du ieligieuxle, la politique d'intégration devient de plus en plus restrictive, ce qui a comme effet de réduire les capabilités d'agentivité démocratique des musul- mans. Dans ce qui suit, nous allons élaborer ces deux aspects.

Intégration

et

politique d'intégration

L'intégration n'est pas seulement un concept complexe et mul- tidimensionnel;

il

est aussi porteur d'un double sens, à savoir une base empirique permettant d'appréhender ce que I'intégra-

tion

est, ainsi

qu'un

projet normatif concernant ce qu'une intégration aboutie devrait être. D'un point de vue analytique,

I'intégration se décline en

différentes dimensions. David Miller20 en distingue trois : l'intégration sociale, civique et cultu- relle. L'intégration sociale résulte des interactions entre les différents acteurs d'une société : plus ces interactions sont coopé- ratives, bienveillantes, expriment une confiance et réciprocité, meilleure est l'intégration sociale. L'intégration civique implique 18. ( Il n'y a donc aucune possibilité d'intégrer ou d'assimiler des musul- mans quin'ontpas renoncé àlaChariacomme loi fondamentale ouqui s'ensont, au moins, totalement distancés. Penser le contraire est une illusion dangereuse >

(Michaël BuFFAr, < Islam et État, I'inéconciliable >, l7 octobre 2017, en ligne sur le site de I'UDC: https://www.udc.ch/part7publikationen/joumal-du-parti/

2017 -2lfranc-parler-octôbre-2O I 7/islam-et-etat-lirreconciliable/ [consulté le r2.il.20r81).

19. Matteo GIANtu, < Régulation et sécurisation de I'islam en Suisse >>,

in: Amélie BAnnAS, François DpnNaaNcs et Sarah Nrcoler (éd.), Réguler le religieux dans les sociétés libérales, pp. 45 -62.

20. David Mtllen, Strangers in our Midst, Cambridge (MA), Harvard University Press, 20 I 6.

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Dossicr : laborfidcs3563'19 3b2,Vll Documcnt : Islam invisiblc_356379 Datc : l9/l2l2Ûl8 I lh40 Pagc 9214 I 6

92 MATTEO GIANNI

la

compréhension partagée des principes et des norrnes qui régulent les rapports sociaux et politiques, ainsi qu'une volonté de contribuer d'une manière ou d'une autre à la société. Enfin, I'intégration culturelle implique que les individus aient une culture comlnune, partagent les mêmes valeurs et expériences, ou qu'ils s'identifient àune identité culturelle conrmune.

À

notre sens, I'intégration culturelle, qui n'est autre qu'une conception assimilationniste,

bien

que souhaitable

si

elle conceme l'acculturation aux règles du jeu démocratique, ne peut pas être requise en tant que contrainte pour établir

le

degré d'intégration dans une société pluraliste. Caractérisées par le fait du pluralisme2l, les sociétés démocratiques impliquent une plu- ralité de conceptions éthiques; le respect de ces demières est au fond I'un des principes de légitimation les plus importants des institutions démocratiques. L' acculturation forcée peut remettre en cause la possibilité offerte aux individus de vivre conformé- ment à leurs conceptions du bien. Concemant les dimensions sociale et civique, et contrairement à une opinion répandue selon laquelle l'intégration est I'acquisition

d'un

stock de compé- tences et ressources données dont la responsabilité incombe principalement à la personne voulant s'intégrer, nous estimons qu'elles ne peuvent pas être considérées uniquement comme un aboutissement individuel, mais sont davantage le produit d'interactions interpersonnelles réitérées au

fil

du temps et qui peuvent se transformer en fonction des structures de pouvoir,

des contraintes économiques et des contraintes symboliques (par exemple les fluctuations de l'acceptation des immigrés auprès de l'opinion publique) qui caractérisent une société donnée.

En

Suisse,

la

philosophie de

l'intégration

prédominante exige principalement des musulmans de s'adapter aux nonnes et aux valeurs helvétiques. J'appelle cette conception de

l'inté-

gration, intégration

par

adaptation22. De nature assimilation- niste, cette conception de I'intégration est unidirectionnelle, au

21. À savoir <le fait des différences profondes et inéconciliables entre les conceptions raisonnables et englobantes du monde, qu'elles soient philosophiques ou religieuses, auxquelles les citoyens sont attachés, et dans leur vision des valeurs morales ou esthétiques qui doivent être réalisées dans une vie humaine > (John Rawr-s, La justice comme équitë lJustice as F airnes s, 1 985], Paris, La Découverte, 2003, p. 20).

22. Matteo GtaNNt, <Régulation et sécurisation de I'islam en Suisse>>, pp. 53-54.

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Dossicr: laborhdcs356379 3b2 VII Documcnt: Islam invisiblc 356379 Datc : 1,9112/2018 I lh40 Pagc 9314 16

INJONCTION À I-'INTÉCNANION ET

CITOYENNETÉ

93

sens où les musulmans sont censés accepter les conditions qui leur sont imposées pour manifester leur loyauté aux norrnes et aux valeurs suisses. Cette conception de l'intégration a un cer- tain nombre de caractéristiques. Premièrement, concernant les musulmans, elle porte principalement sur la dimension cultu- relle. En effet,

il

n'existe pas de thématisation publique de la condition des musulmans en Suisse qui soit indépendante des questions culturelles ou religieuses. Peu est dit concernant leur intégration socio-économique, ou professionnelle. Et par rap- port aux discriminations sur le marché du travail, le débat porte principalement sur la difficulté à trouver des emplois pour les femmes mnsulmanes voilées.

Ainsi,

l'essentiel du discours concemant l'intégration des musulmans porte sur leur dimen- sion culturelle ou religieuse. La controverse en2016 relative à la poignée de main refusée par des élèves musulmans à leur enseignante dans une commune bâloise exemplifie le caractère culturel des controverses. Un autre exemple, comme l'a montré Guichard (2014)23, consiste dans les changements dans les anêtés du Tribrmal fédéral concernant les dispenses de piscine dans les écoles saint-galloises.

Alors qu'en

1993 le Tribunal avait accepté la dispense d'une élève au nom de la liberté de religion, un cas analogue a été refusé en2009, car contraire au principe d'intégration (désormais stipulé dans la

loi

introduite en 2005). Ces controverses

illustrent

l'importance que les questions de

l'assimilation culturelle ou

d'acceptation des règles en vigueur en Suisse ont dans l'économie des représen- tations publiques des musulmans (et donc de leur intégràtion).

L'intégration comme adaptation unilatérale va de pair avec le renforcement des exigences d'intégration, ce que nous dénom- mons la tendance à I'injonction à I'intégration.Par injonction, nous entendons le fait de devoir performer une pratique, ou de ne pas en performer une autre. Pour Lochak, en analysant le cas français,

ce qui caractérise

la

situation actuelle, c'est que

I'effort

d'intégration, dont la responsabilité doit normalement incom- ber aux pouvoirs publics, est rejeté sur les immigrés et 23. Sylvie Gutcu.+no, <De la liberté de croyance à I'obligation de s'intégrer : les arrêts du Tribunal fédéral sur les dispenses de cours de natation pour des élèves musulmans>>, AJP/PJA 7,2014,pp.983-992.

(13)

Dossier: laborfidcs3563'19 3b2 yll Documcnt: Islam_invisiblc 356379 Datc i 19/12/2018 llh4} Pagc94l4l$

94 MATTEO GIANNI

converti en injonction de s'intégrer, sous peine de conserver

à jamais leur statut précaireza.

Statut précaire qui conceme aussi l'appartenance des musul- mans à

la

communauté. Dans

le

cas suisse, cette injonction passe surtoutpar la place que les exigences liées à la << bonne >

intégration ont

dans

l'économie

générale

du statut

des immigrés. Depuis 2008, la

loi

sur les étrangers (LEtr) permet aux cantons de conclure des conventions d'intégration. Les conventions portent surtout sur des aspects d'intégration cultu- relle, à savoir l'acquisition de connaissances sur: I'environne- ment social et

le

mode de

vie

suisse;

le

système juridique suisse; les normes et les règles de base dont le respect est la condition sine qua non d'une cohabitation sans heurts.

Il

est en

effet < indispensable que les étrangers se familiarisent avec la société et le mode de vie en Suisse et, en particulier. qu'ils apprennent une langue nationale >>. Ces conventions ont un pouvoir performatif important, car, selon l'ordonnance sur I'intégration, << dans l'exercice de leur pouvoir d'appréciation, les autorités tiennent compte du degré d'intégration de l'étran- ger, en particulier

lorsqu'il

s'agit d'octroyer une autorisation d'établissement >>2s.

Un paradoxe: la politisation de

I'islam

opère une dépolitisation des musulmans

Nous assistons ainsi à une dynamiqie paradoxale

qu'Itest

important de relever:

la

politisation constante de

I'islam

et des musulmans en termes de menace

à

neutraliser

(ou

à

rendre

invisible)

aboutit à une dépolitisation des individus concernés, dans

le

sens où ceux-ci ne sont plus considérés comme des sujets politiques autonomes. Plus généralement, I'intégration par adaptation viole un certain nombre de prin-

24. Danièle LocHer, < L intégration comme injonction. Enjeux idéolo- giques et politiques liés à I'immigration>, Cultures

&

Cônflits 64,2006, pp.13l-147, en ligne: https://joumals.openedition.odconflits/2136 [consulté le 12.11.20181.

25. Ordonnance sur I'intégration des étrangers (OIE) du 24 ocrobre2007 (état au 1"' juillet 2018): htps://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/

20070995 lindex.html [consulté le 12.l 1 .20 I 8].

(14)

Dossicr: Iaborfidcs3563'19.3b2 Vll Documcnt: Islam invisiblc 356379 Datc : 19/12/2018 I I h40 Pagc 95/4 16

INJONCTION À T-'INTÉCRAUON ET

CITOYENNETÉ

95

cipes démocratiques, coûrme la reconnaissance d'une égalité morale,

la

possibilité de faire preuve d'agentivité démocra-

tique, ou de participer aux

délibérations concernant les valeurs collectives26. Ceci, car la délibération implique, d'une part, I'accès au politique et, d'autre part, que les objectifs de

la

délibération soient atteignables par un processus politique d'argumentation et d'exercice de

la

raison publique.

Or,

les injonctions

à

l'intégration d'adaptation visant

la

population musulmane entraînent une double dépolitisation: d'une part, des normes et valeurs collectives auxquelles les musulmans doivent s'adapter et par rapport auxquelles leur possibilité de contestation est faible, car considérées comme étant en dehors du politique (principes fondamentaux) ou politiquement indis- cutables (la volonté du peuple); d'autre part, des musulmans en tant qu'acteurs politiques autonomes capables de participer

à la

détermination,

la

réinterprétation

ou la

resignification intersubjectives des normes collectives.

En

effet, les musulmans sont de

facto

exclus de

la

dyna- mique politique de définition des valeurs collectives, valeurs inéluctablement destinées à évoluer en fonction des transfor- mations de

la

société. Plus encore, à cause du processus de sécurisation des pratiques musulmanes, et donc des musul- mans27, ces demiers se retrouvent amputés dans I'espace poli- tique dans

la

mesure

où ils

sont forcés de s'adapter

à

des valeurs prépolitiques, présumées comme des conditions mini- males universelles que tous devraient accepter pour vivre dans notre démocratie, à savoir << le respect de l'ordre juridique et des valeurs de la Constitution fédérale

)

(OIE, 2007). Le fait est

qu'il

existe différentes interprétations concernant les valeurs de

la

constitution fédérale ou de ce que signifie res- pecter I'ordre juridique (par exemple: peut-on contester une

loi

tout en respectant I'ordre juridique?

Il

paraît évident que

oui).

Dans cette optique,

I'un

des effets problématiques les plus flagrants de

la

politisation constante de

I'islam et

des

26. David MILLen, < Immigrants, Nations, and Citizenship>>, The Jour- nal of Political Philosophy 1614,2008, pp. 371-390.

27

.

Matteo GIANNI, < Muslim's Integration in Switzerland : Securitizing Citizenship, Weakening Democracy ? >, in

:

Guillaume Xavtsn et Jeff Huvsua,Ns (éd.), Security and Citizenship. The Constitution of Political

B eing, London, Routledge, 20 1 3, pp. 212-226.

(15)

Dossicr: laborfidcs3563'19:lbZ Vll Documcnt: Islam invisiblc 356379 Datc: l9ll2/2018 I lh40 Pagc 96/416

96 MATTEO GIANNI

musulmans réside dans le fait que I'injonction à I'intégration dévalue, symboliquement, le potentiel démocratique de l'inté- gration elle-même, à savoir la reconnaissance des musulmans en tant que sujets politiques capables d'autonomie et libres de

vivre conformément à leur conception du bien.

Il

est dès lors important d'adopter une conception politique et démocratique de I'intégration des musulmans et, plus généralement, de la manière de penser un vivre-ensemble respectueux des libertés et des différences de chacun.

Contrairement à l'idée communément admise, l'intégration des musulmans dans les espaces institutionnels et dans les pro- cessus délibératifs et politiques,

tout

comme

le fait qu'ils

puissent exprimer leur subjectivité et volonté politiques, ne relève ni de I'altruisme, ni de la solidarité, ni d'un quelconque effort consenti à leur égard.

Il

s'agit en fait purement de justice démocratique, entérinée par la Constitution et par les principes démocratiques. Se montrer hostile à l'égard des musulmans et les percevoir comme des individus inadaptés ou incapables de s'adapter aux principes démocratiques revient indirectement à ne pas les considérer comme des individus égaux du point de vue moral, c'est-à-dire comme des citoyens capables d'autono-

mie

et d'autodétermination et en mesure de

formuler

leur propre volonté politique. Une telle conception ne remet pas seulement en cause le respect auquel peuvent prétendre ces personnes en tant que sujets moraux, mais elle les prive aussi de la reconnaissance de base en tant que citoyens égaux en

droit, que ce soit en les soumettant à des traitements inégali- taires (par exemple l'interdiction de construire des minarets, qui frappe un groupe religieux) ou à des restrictions symbo- liques concernant

la

liberté de

vivre

conformément à leur conception du bien. Ceci concerne tout particulièrement les citoyens suisses de confession musulmane, dont le nombre augmente régulièrement depuis quelques années28

et

qui devraient bénéficier d'une égale citoyenneté au même titre des citoyens d'autres confessions religieuses ou des citoyens non religieux.

28. Selon le relevé structurel de 2010, le nombre de musulmans ayant la citoyenneté suisse est passé de 72Yo en 2000 à 31,40Â en 2010 (CoNsetl r'ÉoÉnnr, Rapport sur

la

situation des musulmans en Suisse, Berrre, Chancellerie nationale, 2013, p. 20).

(16)

Dossier : laborlides3563'19'3b2_VlI Documcnt : lslam invisiblc 356379 Datc | 1,9/12/2018 llh40 Pagc 9"1 /416

INJONCTION À I-'NTÉCNANION ET

CITOYENNETÉ

97

Il

ressort de ce

qui

précède qu'une intégration réussie ne peut pas être évaluée uniquement par rapport à la çnanifesta- tion d'une simple adaptation à des normes prédéterminées. En ce sens, l'idée même d'une injonction à I'intégration perd son sens à l'aune d'une théorie de la justice et de la démocratie.

En mobilisant la notion d'intégration, les institutions

se posent comme étant en mesure d'évaluer.le degré de solidarité ou du sentiment d'allégeance qui est censé lier les étrangers à

la communauté nationale. Pour ce faire, certains critères sont relativement univoques (connaissance de la langue); d'autres

sont

beaucoup

plus difficiles à

évaluer

et

soulèvent des dilemmes moraux de

taille.

S'agissant des musulmans, en Suisse comme globalement en Europe,

il

est attendu de leur

part qu'ils

fassent

preuve de

retenue dans

la visibilité

publique de leurs pratiques (comme l'atteste

la

controverse autour du burkini, révélatrice de cette injonction à

l'invisibi- lité).

Cette retenue est

le

gage de

leur

intégrabilité.

Il

en

découle que, selon

le

discours social dominant, les limites posées à certaines manifestations des pratiques religieuses des

musulmans visent à promouvoir une plus grande intégration de ces derniers dans le tissu social, culturel et politique suisse.

Ce < prix > (en termes de limitation à la liberté de religion et de déni de reconnaissance) à l'intégration est-il

justifié

d'un point de vue démocratique ?

Une

alternative:

vers une intégration démocratique et citoyenne des musulmans de Suisse ?

À notre sens, pour élargir son potentiel d'inclusion démocra- tique, I'intégration doit être pensée de manièreprocessuelle, à savoir comme un processus intersubjectif et

inclusif

de (re) définition des normes collectives (Gianni, 2016)2e. L'une des caractéristiques de l'intégration processuelle est que son abou- tissement n'est pas totalement déterminé à I'avance, mais se

veut le produit d'un processus ouvert, continu et parfois politi- quement contentieux, entre les differents acteurs engagés sur ce plan. La conception processuelle de I'intégration est fondée sur une démarche pragmatique davantage en adéquation avec 29. GteNNt, < Régulation et sécurisation de I'islam en Suisse >>, pp. 53-54

(17)

Dossicr: laborfidcs3563'19 3b2 Vll Document I Islam invisiblc 356379 Datc: l9l12l2018 llh40 Paec 98/416

98 MATTEO GIANNI

la réalité sociale de l'intégration des groupes minoritaires en perpétuel mouvement.

Ainsi,

elle prend acte des transforma- tions continues des groupes et des nofines d'une société, en ne figeant

ni I'identité

à laquelle les étrangers doivent coffes- pondre

ni

I'interprétation des valeurs qui la légitime. Contrai- rement à la conception stipulant que

f

intégration s'accomplit par adaptation30, l'intégration processuelle ne présuppose pas

qu'à un certain moment les individus seront intégrés une

fois

pour toutes, que ce soit du reste pour les résidents étrangers ou pour les citoyens. L'intégration n'est jamais réalisée, ce n'est pas le résultat d'un processus, mais un processus en soi. Dans sa dimension

politique, l'intégration

civique et sociale des membres des minorités (et pas seulement des musulmans) implique leur participation et leur contribution à la définition d'un univers symbolique et social partagé. C'est cette possibi-

lité

de contribution sociale et discursive

qui

permettra leur intégration comme membres à part entière de la communauté des citoyens. En somme, envisager I'intégration en tant que processus permet d'imaginer des formes d'intégration fondée sur une plus grande considération de la diversité et de la visibi- lité choisie par les acteurs eux-mêmes (voir Salzbrunn dans cet ouvrage), option fondamentalement bridée dans

le

modèle d' intégration par adaptation.

L'horizon normatif de l'intégration en tant que processus

îe

vise pas que les résidents étrangers, mais également les natio- naux. L'intégration processuelle implique l'idée que

I'intégration renvoie à des processus d'interactions sociales

qui sont considérés comme allant dans les deux sens, elle requiert l'action à la fois des membres de la communauté majoritaire et des immigrants ou des minorités ethniques;

ainsi, ces demiers ne peuvent pas à eux seuls être blâmés de ne pas réussir ou de ne pas essayer de s'intégrer31.

30. Sans dénier I'importance de I'acquisition de ces ressources, notam- ment celle de la langue, I'intégration processuelle n'en fait pas un prérequis à

la participation politique, mais considère plutôt que cette demière peut faciliter I'apprentissage de la langue.

31. Tariq Mooooo, Multiculturalism, Cambridge, Polity Press, 2007, p. 48, notre traduction.

(18)

Dossicr : laborfidcs356379_3b2_Vll Documcût : Islam_invisiblc_3s6379 DaIe : l9l12/2018 I th40 Pagc 99/4 I 6

INJONCTION À T-'INTÉCNRUON ET

CITOYENNETÉ

99

Autrement

dit, l'horizon

normatif de I'intégration proces- suelle

implique

que tous sont concernés

par le

processus, nationaux et étrangers. Conçue de

la

sorte, I'intégration per- met d'envisager la possibilité d'une dynamique de reconnais- sance intersubjective, par laquelle étrangers et nationaux sont habilités à participer ensemble à la définition/resignification des critères collectifs du < vivre-ensemble >>. Pour Honneth,

la justice ou le bien-être d'une société est mesuré en fonction du degré de sa capacité à assurer des conditions de recon- naissance mutuelle dans lesquelles la formation de l'identité personnelle, et donc la réalisation de soi individuelle, peut se dérouler suffi samment bien 32.

Ceci est précisément ce qui est rendu caduc à travers

l'inté-

gration

par

adaptation unilatérale,

car elle aboutit à

leur manque de reconnaissance comme sujets politiques et moraux.

C'est

au contraire en les considérant comme des acteurs moraux autonomes qu'ils sont traités en tant qu'égaux et avec égal respect, et donc en tant que partenaires à part entière de la coopération sociale. C'est ainsi que les musulmans pourront obtenir une intégration politique, ou une citoyenneté en fonc- tion des statuts, juste et efficace. Par conséquent, des formes de participations politiques qui font appel à ces dynamiques, suscitant la coopération des différents acteurs, promouvant la confiance et la réciprocité, aussi bien entre institutions et indi- vidus qu'entre individus, stimulant

l'envie

de participer, en adhérant aux règles du

jeu

tout en ayantla possibilité de les contester démocratiquement, constituent le socle du processus d'intégration.

Il

s'agit donc d'envisager des dispositifs permettant le déve- loppement de formes de solidarité sociale et de reconnaissance intersubjective des individus marqués par la différence afin

qu'ils

puissent se sentir des égaux moraux dans I'espace public. Cela nécessite la création de lieux et de procédures qui permettent aux musulmans de participer à un projet collectif non conçupour, mais avec eux. Sans de telles formes de parti- cipation, des notions cornme < démocratie >> et << citoyenneté >>

32. Axel HoNNetu, < Recognition and Justice: Outline of a Plural Theory of Justice>, Acta Sociologica 4714,2004,pp.351-364, ici p. 354, notre traduction.

(19)

Dossicr: laborlides3563'79 3b2 Vll Documcnt: lslam invisiblc 356379 Datc: l9l1212018 llh40 Pagc 100/416

100 MAITEO GIANNI

perdraient l'essentiel de leur sens.

Ainsi,

des possibilités de consultations, de délibérations, ou de procédures participatives inclusives, visent à donner aux musulmans une agentivité et

vîe

voix politique, en passant ainsi d'une intégration civique passive à une intégration politique active. Bien sûr, tous ne vont pas participer à ce processus de la même manière et dans

la même mesure. Ce qui est fondamental, c'est de rendre ce processus accessible, de ne pas le brimer par des enjeux liés à la visibilité de la différence ou par des préconditions politiques qui en remettent en cause la légitimité.

Il

s'agit donc de penser

I'intégration

comme

la meilleure

approximation possible du critère moral de < parité de participation >> qui, selon Nancy Fraser, devrait être à la base d'une politique véritablement démocratique. Tant qu'on ne reconnaîtra pas socialement et politiquement

qu'il

existe des personnes à la fois citoyennes et membres d'une minorité religieuse et culturelle, celles-ci se heurteront à des formes de mésestime ou de manque de respect.

Dans la mesure où le nombre de Suisses de confession musul- mane est destiné à augmenter dans les prochaines années,

il

est

fondamental que des phénomènes de discrimination

ou

de mésestime n'instituent pas les musulmans dans une condition de citoyens de deuxième ordre.

Penser l'intégration en tant que processus ne signifie pas remettre en cause

I'idée qu'un

modèle

juste

et

effectif

de

<< vivre-ensemble > doit comporter un certain nombre de prin-

cipes fondamentaux partagés auxquels tous doivent se confor- mer. Ceci doit être affirmé avec force. L'intégration fait sens dans la mesure où elle soutient

la

possibilité démocratique d'organiser la vie sociale et politique.

Il y

a donc des condi- tions qui sont non négociables en ce sens, telles que le respect des procédures démocratiques, ainsi que la reconnaissance de

l'égalité morale et citoyenne de toutes et de tous. Cependant, une intégration démocratique juste est une responsabilité que toute société qui se veut démocratique doit assurer à l'égard des individus culturellement et religieusement différents.

Y

compris si la conception du bien ou les croyances religieuses de ces derniers ne plaisent pas à la majorité de la population.

Les musulmans ont certainement des devoirs à l'égard des non-musulmans, mais

ils n'ont

pas que des devoirs. Tout comme chaque individu ou citoyen,

ils

ont aussi des droits.

Ces droits créent des devoirs pour les non-musulmans, car

(20)

Dossicr : laborfides356379 _3b2_V ll Documcnt : Islam_invisiblc 356379 Datc: l9ll2/2018 I lh40 Pagc l0l/416

INJONCTION À L'NqTÉCNATION ET CITOYENNETÉ 101

I'affirmation de droits sans l'existence de devoirs susceptibles d'en permettre la réalisation vide les droits de leur contenu pratique et moral. La garantie des droits par I'accomplissement de devoirs correspondants est un préalable pour approcher la justice démocratique. Elle implique non seulement le respect de I'altérité, la lutte contre toute forme de discrimination fon- dée sur les différences religieuses

ou

culturelles et

la

lutte contre le racisme, mais aussi, et surtout, l'acceptation du fait qu'être citoyen veut aussi dire être un sujet politique qui a le droit de faire entendre sa voix. Ainsi, en vertu des libertés liées à la citoyenneté, les désaccords et les conflits politiques autour de

la

définition ou de la contestation des valeurs collectives sont une manifestation normale et saine des dynamiques démo- cratiques.

Ils

sont le propre d'une véritable intégration démo- cratique, par opposition à une intégration par adaptation.

Un

exemple actuel et intéressant en ce sens nous est foumi par

la

controverse genevoise portant sur

la loi

sur

la

laïcité.

Après l'adoption de

la loi

par

le

Grand Conseil

le 26 avrll

201833, un réferendum

a

êté lancé par une coordination réfé-

rendaire

composée

de quatre comités

issus

des milieux

d'extrême gauche, syndicaux, féministes et de la communauté

musulmane.Le2}juin,

plus de 8319 signatures ont été dépo- sées, avec une

limite

d'acceptabilité de 5227

(le

20Â des ayants droit politiques sur le canton). Le processus de collecte des signatures s'est appuyé sur une participation importante de jeunes musulmans, bien que le référendum ait aussi été sou- tenu par des syndicats et les partis de gauche. La mobilisation conceme principalement I'article sur la neutralité religieuse de I'Etat (art. 3), stipulant, par exemple, que:

Lorsqu'ils siègent en séance plénière, ou lors de représenta-

tions

officielles,

les membres

du

Grand Conseil et des Conseils municipaux s'abstiennent de signaler leur apparte- nance religieuse par des signes extérieurs (art. 3, al. 4).

Cet article, concernant la neutralité religieuse des députés siégeant au Grand Conseil, des conseillers d'État, des membres d'exécutifs communaux, des magistrats du pouvoir judiciaire

33. https://www.ge.ch/legislation/modrec/fl | 17 64.html fconsulté le 12.11.20181.

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