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Injonction à l'intégration et citoyenneté pour les musulmans en Suisse
GIANNI, Matteo
GIANNI, Matteo. Injonction à l'intégration et citoyenneté pour les musulmans en Suisse. In:
L'islam (in)visible en ville . Genève : Labor et Fides, 2019. p. 83-103
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:116482
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Dossicr: laborlidcs3563'19 ]bZ Vll Documcnt: lslam invisiblc 356379 Date I l9ll2l20l8 I lh40 Pagc 83/416
Injonction à I'intégration et citoyenneté pour les musulmans en Suisse.
Une relation paradoxale I Matteo Grerwr
Les questions relatives à la gestion du pluralisme culturel et religieux demeurent importantes dans les débats publics des pays occidentaux. En particulier, depuis quelques années, la problématique de la présence du religieux dans les espaces publics a déclenché une anxiété et une politique de la peur2,
qui
a entraîné des politiques publiques soulevant d'innom- brables dilemmesmoraux. Le
renforcement des mesures d'intégration qui se répandent dans les pays européens est le produit d'un nouveau réferentiel d?action publique, à savoir l'intégrationnisme civique. Ce demier, qui est né de la remise en cause de la politique multiculturaliste, comporte des formes de contrôle et d'évaluation morale des personnes soumises aux contraintes d'intégration3. Participant de ce que Brubakera a appelé le retour de l'assimilation, l'intégrationnisme civique est une modalité de réafFrrmation des contenus des identités nationales et de redéfinition du périmètre de ce qu'est être unl.
Ce chapitre s'inscrit dans le cadre des activités du NCCR-
On themove, fïnancé par le FNS.
2. Martha NussBAUM, The Nau Religious Intolerance : Overcoming the Politics of Fear in an Anxious Age, Cambidge (MA), Harvard University Press,2012.
3. Dora Kostaropoulou, <The Anatomy of Civic Integration>, in:
Floya ANruns et Mojca Perxtr (éd.), Contesting Integration, Engendering Migration,New York, Palgrave-Macmillan, 2014, pp. 37 -63.
4. Rogers BRUBAKER, < "The Rehrm of Assimilation ? Changing Pers- pectives on Immigration and its Sequels in France, Germany, and the United States >, Ethnic and Racial Studies 2414,200l, pp. 53 I-548.
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( bon citoyen >> dans des sociétés caractérisées par la multicul- turalité. La population musulmane, de par
le qualificatif
de< problématique > dans un contexte discursif largement marqué par lanarcation du choc des civilisations, est largement concer- née par de telles mesures d'action publique.
Qu'en est-il en Suisse ? La légitimité et la stabilité du système
politique
suisse sont largement tributairesd'un
modèle de citoyenneté participative et de démocratie semi-directe à diffé- rents niveaux qui ont historiquement entraîné I'exigence de la part des élites politiques de trouver des arrangements et des compromiss. Ceci a permis de promouvoir des formes d'intégra- tion démocratique effectives, qui font de la Suisse un exemple paradigmatique de modèle réussi de gestion du pluralisme cultu- rel originaire (à savoir la pluralité ethnolinguistique et religieuse propre à la Suisse). Politiquement, I'inclusion et I'intégration des désaccords politiques sont donc l'une des caractéristiques du génie institutionnel helvétique. Mais ceci concerne les mino- rités ethnolinguistiques territorialisées. Pour les minorités d'ori- gine immigrée, et en particulier la population musulmane, cette approche inclusive n'est pas institutionnalisée comme étant unemodalité
adéquated'intégration
socialeet politique. Au
contraire, c'est de plus en plus une logique d'injonction à I'inté- gration qui est posée comme étant le réferentiel dominant de la manière de penser la régulation de la présence musulmane.
Une telle logique pose des questions qui
vont
au-delà de I'enjeu particulier du cas des acteurs musulmans et de leurs possibilités d'intégration; elle porte à s'interroger
sur le modèle de citoyenneté en vigueur en Suisse, sur la philosophie publique qui le sous-tend, ainsi que sur la légitimité du mode d'intégration démocratique que le système politique suisse est en mesure de réserver à des individus et à des groupes marqués parla difference culturelle ou religieuse. Par <marqués par la difference culturelle ou religieuse),
nous ne nous référons pas uniquement à des groupes qui composent la diversité sociale ou culturelle propre à une société donnée, mais à des groupes définis comme étant différents car lls dérangent, sonteî
ten-sions, et sont souvent connotés comme culturellement problé- 5. Arend Lurunnl Patterns of Democracy: Government Form and Pedormances in Thirty-Six Countries, New Haven, Yale University Press,
I 999.
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CITOYENNETÉ
85matiques
par
les groupes majoritairesou
par rapport aux valeurs et pratiques culturelles dominantes.Dans ce chapitre, nous allons nous pencher sur les raisons et les implications que le fait qu'un groupe soit marqué par la différence, frappé par
une survisibilité
souvent imposée, entraîne en matière d'intégration démocratique. En particulier, dans un premier temps, nous montrerons quela
différence culturelle est aussi, sinon surtout, une production politique, découlant dela politisation
constante des comportements, croyances,ou intentions d'une population
donnée(voir
Salzbrunn et Dellwo puis Dellwo dans cet ouvrage). Dans un deuxième temps, nous aborderons la problématique de I'inté- gration politique et culturelle, en reconstituant les caractéris- tiques les plus marquantes de la philosophie d'intégration qui prédomine en Suisse. Finalement, nous conclurons en mon- trant en
quoi
le modèle adaptatif et assimilationniste d'inté-gration
hégémoniquepeut finalement nuire au
potentiel démocratique de l'ensemble du modèle de citoyenneté helvé- tique et proposerons une conception alternative, dénommée intégration processuelle, dont l'objectif est de promouvoir des formes de reconnaissance d'égale considération et d'agenti- vité politique (voir Gonzalez dans cet ouvrage).La
politisation comme mécanisme de mise en visibilité dela
différenceLa politisation de la < question musulmane >> est récurrente en Suisse depuis une quinzaine d'années. Outre les faits mar- quants de I'actualité intemationale, anxiogène et prompte aux raccourcis cognitifs concernant
le
caractère violent supposé des sociétés musulmanes ou de I'attitude non intégrable des musulmans, ces représentations résultent aussi de I'activité depolitisation menée par différents partis politiques qui ont un intérêt dans
la
construction etla
réitération du < problème musulman>6. Au-delà des événements terroristes aux États- 6. Abdellali Herrnr et Mohammed MAnwAN, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le < problème musulman >, Paris, La Décou- verte, 2013 ; Wouter VRN len Bnuc, Gianni D'Aruato, Joost BERKHoUT et Didier RueoN (êd.), The Politicisation of Migration,MiltonPark, Routledge, 2015.Dossicr : laborlidcs356379 3b2'Vll Document : Islm invisible 356379 Datc : l9l1212018 I lh40 Pagc 86/416
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Unis en septembre 2001, qui ont sanctionné I'entrée de la ques-
tion
del'islam
politique et du terrorisme islamique dans la réalité vécue et imaginée des personnes résidant dans les pays démocratiques, la problématique de la présence des musul- mans a eu en Suisse un premier retentissement national en2004,lors
dela
campagne de votation sur la naturalisation facilitée des étrangers des deuxième et troisième générations.La mobilisation des partis de la droite populiste, et en particu- lier de
l'Union
démocratique du centre (UDC), a contribué à transformer ce scrutin en une sorte de référendum sur l'admis- sion des musulmans dans la communauté nationale, qui s'est soldé par le rejet populaire de I'initiative. Depuis, la stratégie de politisation de l'islam et des musulmans, ainsi que des ques- tions d'immigration et d'intégration, est devenue unpilier
de I'action politique deI'UDC
et des partis de la droite nationa- liste (par exemple I'Union démocratique fédérale, la Lega dei Ticinesi ou encore, en partie, le Mouvement citoyen genevois).La
thématisation constante deI'islam
et des musulmans a conduit à d'innombrables victoires électorales et populaires deI'UDC,
comme avecl'initiative
populaire contre la consffuc- tion des minarets en 2009 ouI'initiative
fédérale anti-burqa, qui a abouti et sera prochainement soumise à votation. Maisil
serait réducteur de considérer que la question de
I'islam
en Suisse découle uniquement de la politisation deI'UDC. Il
est en effet important de remarquer que I'UDC ne fait plus cavalier seul dans ce domaine. On le voit, d'une part, lors des votations sur ces questions, oùI'UDC
mobilise un électorat qui va bien au-delà de sa base et, d'autre part, dans les débats au Conseil national, où les initiatives enla
matière sont généralement adoptées avec l'appui des partis de la droite bourgeoise. Plu- sieurs autres partis se sont en effet profilés sur ce thème, en adoptant une position restrictive en matière de régulation des pratiques musulmanes.À titre
d'exemple,lors
duvote
au Conseil national concernant I'initiative fedérale anti-burqa qui s'est tenu en septembre 2016,les députés UDC ont été soute- nus par une écrasante majorité de députés du Parti libéral- radical (PLR), du Parti démocrate-chrétien (PDC) et du Parti bourgeois-démocratique (PBD). Dansle
camp de.la gauche aussi, des voix se sont élevées pour limiter les pratiques musul- manes considérées comme incompatibles avecl'égalité
des sexes.Le
casle plus
éclatant estcelui
des tensions quiDossicr i laborfidcs356379 _3b2_V ll Documcnt : Islam_invisiblc 356379 Datc I l9/12n018 I lh40 Page 87/416
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CITOYENNETÉ
S7traversent I'extrême gauche genevoise, où le
conflit
entre la tendance républicaine laique et celle multiculturaliste lors des débats sur la nouvelle loi sur la laicité a impliqué la fracture dela
coalition Ensemble à Gauche. Pour les tenants du camp laique, prônant une laicité stricte, les << tensions néo-racistes, communautaristes, fondamentalistes-
voire terroristes-
visenttoutes à rouvrir des conflits douloureux par une division de nos sociétés en groupes hiérarchisés et imperméables les uns aux autres >. Bien
qu'il
ne soit jamais mentionné, I'islam est l'une des figures qui ont inspiré ce projet de loi7.Les cas des minarets et de laburqa sont très intéressants pour comprendre un aspect paradoxal entraîné par la politisation. En effet, les représentations articulées dans l'espace public par les tenants d'une approche restrictive de la présence de I'islam en Fuisse portent essentiellement sur
le fait
quele choix
des musulmans de rendre visible leur présence, que ce soit par la constructiond'un
minaret ou par le port de signes religieux ostensibles, est considéré comme étant une stratégie politique visant à islamiser l'espace public suisse. Ce qui justifie le lan- cement des votations populaires est donc la volonté de rendre invisibles les signes de cette présence, de les limiter. Mais ceci entraîne un paradoxe, car en politisant la présence elle-même par des campagnes prises dans leur intégralité, à savoir le pro- cessusqui
commence par le lancement del'initiative
ou du réferendum jusqu'au vote, celles-ci aboutissent inéluctable- ment à une mise en visibilité sociale accrue de la population en question ainsi que des enjeuxs'y
rattachant (voir Voirol dans ce volume). Cette visibilité donne lieu à des phénomènes qui peuvent produire des formes de xénophobie ou de relation ten- due avec I'altérité. Par exemple, un sondage conduiten20l7
montre que les personnes interrogées ont évalué en moyenne la part des musulmans en Suisse à 17,zYo, quand elle est d'envi- ron 5 %o, selon l'Office fédéral de la statistiques.
Le fait est que cette mise en visibilité n'est pas de la qualité requise à constituer un préalable à une intégration sociétale 7. Projet de loi sur la laicité de la République et canton de Genève (PLI1766) soumis le 6 novembre 2015, en ligne: ge.cVgrandconseil/data/
texte/Pl I I 766.pdf [consulté le 12. I 1.201 8].
8. https://www.cath.ch/newsf/suisses-surevaluent-nombre-de- musulmans/ [consulté ie 12. I 1.201 8].
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positive pour les musulmanse. Selon les théories de la recon- naissance,
la visibilité
est unecondition
dela
possibilité d'interaction et d'échange intersubjectif légitime entre parte- naires sociaux. Ainsi, la visibilité sociale apparaît comme étant un préalable à la reconnaissabilité r0 qui est un préalable néces- saire au développement de relations de reconnaissance satisfai- santes.En effet,
selonOlivier Voirol, la
reconnaissance présupposela
<visibilité
mutuelle des acteurs >ll.
Or,si
lavisibilité
semble être une condition à la reconnaissance, on peut à l'inverse se questionner sur la situation de ceux qui sont inclus en principe (qui bénéficient apriori
d'une reconnais- sance légale et institutionnelle), mais qui restent pour beaucoup survisibles aux yeux d'une partie importante de la population de la société dans laquelle ils évoluent. Concernant les musul- mans, cette visibilité découle principalement d'une stigmatisa-tion
des pratiques religieuses et de lavision
du monde des musulmans << radicaux >>, ainsi que des craintes soulevées par l'implantation de I'islam en Suisse. C'est donc essentiellement d'une visibilité sans pouvoir de parolesqu'il
s'agit. La politisa- tion entraîne davantage la logique de < parler des musulmans >>plutôt que celle du < parler avec les musulmans >. Une telle logique n'aboutit pas à la constitution
d'un
sujet politique àpart entière, sauf dans les cas où le manque de reconnaissance enclenche une lutte. C'est par exemple le cas du Conseil central islamique suisse (CCN), qui s'est constitué en 2009 en réac-
tion
àla
campagne sur les minarets 12.Il
s'agit donc d'une 9. Comme le dit Carens, à propos de I'initiative populaire contre la construction des minarets en Suisse, votée en novembre 2009 << Son seul but est de limiter la visibilité des musulmans au sein de la communauté suisse, de restreindre leur accès à I'espace public. Il serait diffrcile d'imaginer une manière plus directe de communiquer le message que les citoyens musulmans d'origine immigrée ou que l'Islam ne font pas partie de I'identité nationale suisse >> (Joseph CAnnus, The Ethics of Immigration, Oxford, Oxford University Press,2013, p. 83, notre traduction).10. Alexandre PIErrne et Christophe MoNNol < Entre reconnaissance et visibilité. Les luttes des acteurs islamiques en France et en Suisse >, in :
Christophe MouNor (dir.), La Suisse des mosquées,pp. 199-231.
11. Olivier Vorno6 < Visibilité et invisibilité : une introduction >, p. 23.
12. Voir Mallory ScHNeuwv PuRore, <Performer I'islam, dessiner les contours de la "communauté musulmane" de Suisse. Le Conseil central isla- mique suisse comme performance d'un islam authentique>, in: Christophe Mot wor (dir.), La Suiss e des mosquées, pp. I 5 I - I 7 l .
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CITOYENNETÉ
89visibilité imposée par laquelle les acteurs ne peuvent pas être entièrement reconnus comme des pairs dans la construction de l'environnement social, politique, et culturel commun 13.
En effet, cette survisibilité est largement le produit de la cris- tallisation de représentations négatives de I'islam et des musul- mans, représentations largement influencées par
le
discours politique définissant les oaractéristiques sociales, politiques et religieuses de cette population.Il
est bien connu que I'UDC est un acteur clef de la politisation de I'islam et des musulmans en Suisse. Pour le dire dansun
langage politologique, ce parti s'est approprié les questions d'islam et d'intégration des musul- mans en tantqu'enjeur4.ll
a ainsi largement contribué à en délimiter les frontières symboliques et politiques, provoquant une cristallisation progressive des représentations négatives à l'égard de I'islam et des musulmans. Ces derniers sont systé- matiquement représentés comme étant incapables de se confor- mer aux principes démocratiques, tels que la primauté de la loicivile
sur les préceptes religieux ou l'égalité des sexes. Ces discours politiques fréquents décrivent<l'islam))
comme une religion qui, d'une part, serait hostile à diverses libertés (liberté d'expression, liberté de choix de la religion, liberté de I'orien- tation sexuelle) et, d'autre part, contesterait activement des normes et des pratiques démocratiques. Cette contestation prô- nerait l'utilisation de la violence (ou.du terrorisme) et favorise-rait
une conception collectiviste dela
société fondée sur la religion etla foi
comme piliers structurels de I'ordre social, culturel et politique. De plus, certains.musulmans sont pré- sentés comme les tenantsd'un
islampolitique
sournois et conquérant, auquel les musulmans << modérés > ne peuvent résister. Comme mentionné auparavant, les questions de terro- risme et de sécurité publique contribuent aussi à ces repré- sentations,qui
sont par ailleurs nourries-
directement ou indirectement-
par le discours de certains acteurs politiques.Ces représentations ne sont pas supportées par une I'analyse empirique sérieuse. Les données disponibles 15 montrent que la 13. Nancy Fn-nsen, Qu'est-ce que la justice sociale ?, Paris, La Décou- verte, 2005.
1 4. https://www.tdg.chL/suisse/immigration-lislam-ludc-fi xe-cap-2}17 I
story 127227 166 fconsulté le 12. 1 1.20 I 8].
15. Voir Matteo GrRNNr, Marco GlucNr et Noémi Mrcuer-, Musulmans en Suisse. Profils et intégration,Lausanne, PPUR,2015.
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90 M,/\TTEO GIANNI
grande majorité des musulmans vivant en Suisse ne sont pas pratiquants et qu'ils s'identifient à I'islam surtout en vertu de l'héritage familial, des liens d'attachement au pays d'origine, de leur parcours ou du lieu de leur socialisation. Bien entendu, ceci n'implique pas qu'ils ne soient pas croyants, mais qu'ils se
définissent davantage à partir d'une appartenance culturelle que religieuse;
il
s'agit de ceux que Ruthven16 appelle des musulmans nominaux. Or, les représentations dominantes ont tendance à occulter la complexité et I'hétérogénéité des carac- téristiques sociologiques des musulmans en aboutissant à une conception essentialiste de ces derniers. Cette essentialisation entraîne une surculturalisation del'agentivité
religieuse et culturelle de tous les musulmans, ainsi qu'une vision détermi- niste de leur positionnement, ne pouvant être que probléma-tique,
àl'égard
desinstitutions
séculières. Commele dit
Mamdani (2004)17, la position par défaut dela
subjectivité musulmane et d'être mauvaise ou problématique; elle peut devenir normale, ou non problématique, mais à condition que ceci soit reconnu ainsi par les non-musulmans. La survisibili- sation produite par la politisation rend cette opération pratique- ment impossible. Surtout si elle est le produitd'un
discours hégémonique qui occulte la possibilité de parole audible de la part des concemés. Le propre d'un discours essentialiste est eneffet de nier l'autonomie morale des individus, représentés comme des vecteurs inconscients de pratiques, valeurs ou comportements dictés par leur appartenance culturelle ou reli- gieuse. Les représentations caractérisant les femmes musul- manes voilées, souvent vues comme ayant une subjectivité façonnée par l'intériorisation de normes patriarcales ou comme en proie à une fausse conscience produite par un aveuglement face aux préceptes religieux, sont en ce sens très significatives.
Malgré la prise de parole des femmes voilées,
il
existe une défiance diffuse et systématique concernant la véritable liberté de leur choix et donc de leur autonomie morale.16. Malise RurHveN, Islam. A Very Short Introduction, Oxford, Oxford University Press, 1987.
17. Mahmood MRvuaNt, Good Muslim, Bad Muslim, New York, Doubleday,2004.
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INJONCTION À T-'NTÉCNATION ET
CITOYENNETÉ
91Politisation, survisibilisation et politique
d'intégration
La politisation de la présence musulmane ainsi que ses effets
ont
des retombées majeures surla politique
d'intégration.D'une part, la présence musulmane, constalnment thématisée comme une menace pour la démocratie helvétique18, institue la politique d'intégration comme une sorte de dernier rempart face à l'islamisation de
la
société. D'autre part, en tant que vecteur de régulation du ieligieuxle, la politique d'intégration devient de plus en plus restrictive, ce qui a comme effet de réduire les capabilités d'agentivité démocratique des musul- mans. Dans ce qui suit, nous allons élaborer ces deux aspects.Intégration
etpolitique d'intégration
L'intégration n'est pas seulement un concept complexe et mul- tidimensionnel;
il
est aussi porteur d'un double sens, à savoir une base empirique permettant d'appréhender ce que I'intégra-tion
est, ainsiqu'un
projet normatif concernant ce qu'une intégration aboutie devrait être. D'un point de vue analytique,I'intégration se décline en
différentes dimensions. David Miller20 en distingue trois : l'intégration sociale, civique et cultu- relle. L'intégration sociale résulte des interactions entre les différents acteurs d'une société : plus ces interactions sont coopé- ratives, bienveillantes, expriment une confiance et réciprocité, meilleure est l'intégration sociale. L'intégration civique implique 18. ( Il n'y a donc aucune possibilité d'intégrer ou d'assimiler des musul- mans quin'ontpas renoncé àlaChariacomme loi fondamentale ouqui s'ensont, au moins, totalement distancés. Penser le contraire est une illusion dangereuse >(Michaël BuFFAr, < Islam et État, I'inéconciliable >, l7 octobre 2017, en ligne sur le site de I'UDC: https://www.udc.ch/part7publikationen/joumal-du-parti/
2017 -2lfranc-parler-octôbre-2O I 7/islam-et-etat-lirreconciliable/ [consulté le r2.il.20r81).
19. Matteo GIANtu, < Régulation et sécurisation de I'islam en Suisse >>,
in: Amélie BAnnAS, François DpnNaaNcs et Sarah Nrcoler (éd.), Réguler le religieux dans les sociétés libérales, pp. 45 -62.
20. David Mtllen, Strangers in our Midst, Cambridge (MA), Harvard University Press, 20 I 6.
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92 MATTEO GIANNI
la
compréhension partagée des principes et des norrnes qui régulent les rapports sociaux et politiques, ainsi qu'une volonté de contribuer d'une manière ou d'une autre à la société. Enfin, I'intégration culturelle implique que les individus aient une culture comlnune, partagent les mêmes valeurs et expériences, ou qu'ils s'identifient àune identité culturelle conrmune.À
notre sens, I'intégration culturelle, qui n'est autre qu'une conception assimilationniste,bien
que souhaitablesi
elle conceme l'acculturation aux règles du jeu démocratique, ne peut pas être requise en tant que contrainte pour établirle
degré d'intégration dans une société pluraliste. Caractérisées par le fait du pluralisme2l, les sociétés démocratiques impliquent une plu- ralité de conceptions éthiques; le respect de ces demières est au fond I'un des principes de légitimation les plus importants des institutions démocratiques. L' acculturation forcée peut remettre en cause la possibilité offerte aux individus de vivre conformé- ment à leurs conceptions du bien. Concemant les dimensions sociale et civique, et contrairement à une opinion répandue selon laquelle l'intégration est I'acquisitiond'un
stock de compé- tences et ressources données dont la responsabilité incombe principalement à la personne voulant s'intégrer, nous estimons qu'elles ne peuvent pas être considérées uniquement comme un aboutissement individuel, mais sont davantage le produit d'interactions interpersonnelles réitérées aufil
du temps et qui peuvent se transformer en fonction des structures de pouvoir,des contraintes économiques et des contraintes symboliques (par exemple les fluctuations de l'acceptation des immigrés auprès de l'opinion publique) qui caractérisent une société donnée.
En
Suisse,la
philosophie del'intégration
prédominante exige principalement des musulmans de s'adapter aux nonnes et aux valeurs helvétiques. J'appelle cette conception del'inté-
gration, intégrationpar
adaptation22. De nature assimilation- niste, cette conception de I'intégration est unidirectionnelle, au21. À savoir <le fait des différences profondes et inéconciliables entre les conceptions raisonnables et englobantes du monde, qu'elles soient philosophiques ou religieuses, auxquelles les citoyens sont attachés, et dans leur vision des valeurs morales ou esthétiques qui doivent être réalisées dans une vie humaine > (John Rawr-s, La justice comme équitë lJustice as F airnes s, 1 985], Paris, La Découverte, 2003, p. 20).
22. Matteo GtaNNt, <Régulation et sécurisation de I'islam en Suisse>>, pp. 53-54.
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INJONCTION À I-'INTÉCNANION ET
CITOYENNETÉ
93sens où les musulmans sont censés accepter les conditions qui leur sont imposées pour manifester leur loyauté aux norrnes et aux valeurs suisses. Cette conception de l'intégration a un cer- tain nombre de caractéristiques. Premièrement, concernant les musulmans, elle porte principalement sur la dimension cultu- relle. En effet,
il
n'existe pas de thématisation publique de la condition des musulmans en Suisse qui soit indépendante des questions culturelles ou religieuses. Peu est dit concernant leur intégration socio-économique, ou professionnelle. Et par rap- port aux discriminations sur le marché du travail, le débat porte principalement sur la difficulté à trouver des emplois pour les femmes mnsulmanes voilées.Ainsi,
l'essentiel du discours concemant l'intégration des musulmans porte sur leur dimen- sion culturelle ou religieuse. La controverse en2016 relative à la poignée de main refusée par des élèves musulmans à leur enseignante dans une commune bâloise exemplifie le caractère culturel des controverses. Un autre exemple, comme l'a montré Guichard (2014)23, consiste dans les changements dans les anêtés du Tribrmal fédéral concernant les dispenses de piscine dans les écoles saint-galloises.Alors qu'en
1993 le Tribunal avait accepté la dispense d'une élève au nom de la liberté de religion, un cas analogue a été refusé en2009, car contraire au principe d'intégration (désormais stipulé dans laloi
introduite en 2005). Ces controversesillustrent
l'importance que les questions del'assimilation culturelle ou
d'acceptation des règles en vigueur en Suisse ont dans l'économie des représen- tations publiques des musulmans (et donc de leur intégràtion).L'intégration comme adaptation unilatérale va de pair avec le renforcement des exigences d'intégration, ce que nous dénom- mons la tendance à I'injonction à I'intégration.Par injonction, nous entendons le fait de devoir performer une pratique, ou de ne pas en performer une autre. Pour Lochak, en analysant le cas français,
ce qui caractérise
la
situation actuelle, c'est queI'effort
d'intégration, dont la responsabilité doit normalement incom- ber aux pouvoirs publics, est rejeté sur les immigrés et 23. Sylvie Gutcu.+no, <De la liberté de croyance à I'obligation de s'intégrer : les arrêts du Tribunal fédéral sur les dispenses de cours de natation pour des élèves musulmans>>, AJP/PJA 7,2014,pp.983-992.Dossier: laborfidcs3563'19 3b2 yll Documcnt: Islam_invisiblc 356379 Datc i 19/12/2018 llh4} Pagc94l4l$
94 MATTEO GIANNI
converti en injonction de s'intégrer, sous peine de conserver
à jamais leur statut précaireza.
Statut précaire qui conceme aussi l'appartenance des musul- mans à
la
communauté. Dansle
cas suisse, cette injonction passe surtoutpar la place que les exigences liées à la << bonne >intégration ont
dansl'économie
généraledu statut
des immigrés. Depuis 2008, laloi
sur les étrangers (LEtr) permet aux cantons de conclure des conventions d'intégration. Les conventions portent surtout sur des aspects d'intégration cultu- relle, à savoir l'acquisition de connaissances sur: I'environne- ment social etle
mode devie
suisse;le
système juridique suisse; les normes et les règles de base dont le respect est la condition sine qua non d'une cohabitation sans heurts.Il
est eneffet < indispensable que les étrangers se familiarisent avec la société et le mode de vie en Suisse et, en particulier. qu'ils apprennent une langue nationale >>. Ces conventions ont un pouvoir performatif important, car, selon l'ordonnance sur I'intégration, << dans l'exercice de leur pouvoir d'appréciation, les autorités tiennent compte du degré d'intégration de l'étran- ger, en particulier
lorsqu'il
s'agit d'octroyer une autorisation d'établissement >>2s.Un paradoxe: la politisation de
I'islam
opère une dépolitisation des musulmansNous assistons ainsi à une dynamiqie paradoxale
qu'Itest
important de relever:la
politisation constante deI'islam
et des musulmans en termes de menaceà
neutraliser(ou
àrendre
invisible)
aboutit à une dépolitisation des individus concernés, dansle
sens où ceux-ci ne sont plus considérés comme des sujets politiques autonomes. Plus généralement, I'intégration par adaptation viole un certain nombre de prin-24. Danièle LocHer, < L intégration comme injonction. Enjeux idéolo- giques et politiques liés à I'immigration>, Cultures
&
Cônflits 64,2006, pp.13l-147, en ligne: https://joumals.openedition.odconflits/2136 [consulté le 12.11.20181.25. Ordonnance sur I'intégration des étrangers (OIE) du 24 ocrobre2007 (état au 1"' juillet 2018): htps://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/
20070995 lindex.html [consulté le 12.l 1 .20 I 8].
Dossicr: Iaborfidcs3563'19.3b2 Vll Documcnt: Islam invisiblc 356379 Datc : 19/12/2018 I I h40 Pagc 95/4 16
INJONCTION À T-'INTÉCRAUON ET
CITOYENNETÉ
95cipes démocratiques, coûrme la reconnaissance d'une égalité morale,
la
possibilité de faire preuve d'agentivité démocra-tique, ou de participer aux
délibérations concernant les valeurs collectives26. Ceci, car la délibération implique, d'une part, I'accès au politique et, d'autre part, que les objectifs dela
délibération soient atteignables par un processus politique d'argumentation et d'exercice dela
raison publique.Or,
les injonctionsà
l'intégration d'adaptation visantla
population musulmane entraînent une double dépolitisation: d'une part, des normes et valeurs collectives auxquelles les musulmans doivent s'adapter et par rapport auxquelles leur possibilité de contestation est faible, car considérées comme étant en dehors du politique (principes fondamentaux) ou politiquement indis- cutables (la volonté du peuple); d'autre part, des musulmans en tant qu'acteurs politiques autonomes capables de participerà la
détermination,la
réinterprétationou la
resignification intersubjectives des normes collectives.En
effet, les musulmans sont defacto
exclus dela
dyna- mique politique de définition des valeurs collectives, valeurs inéluctablement destinées à évoluer en fonction des transfor- mations dela
société. Plus encore, à cause du processus de sécurisation des pratiques musulmanes, et donc des musul- mans27, ces demiers se retrouvent amputés dans I'espace poli- tique dansla
mesureoù ils
sont forcés de s'adapterà
des valeurs prépolitiques, présumées comme des conditions mini- males universelles que tous devraient accepter pour vivre dans notre démocratie, à savoir << le respect de l'ordre juridique et des valeurs de la Constitution fédérale)
(OIE, 2007). Le fait estqu'il
existe différentes interprétations concernant les valeurs dela
constitution fédérale ou de ce que signifie res- pecter I'ordre juridique (par exemple: peut-on contester uneloi
tout en respectant I'ordre juridique?Il
paraît évident queoui).
Dans cette optique,I'un
des effets problématiques les plus flagrants dela
politisation constante deI'islam et
des26. David MILLen, < Immigrants, Nations, and Citizenship>>, The Jour- nal of Political Philosophy 1614,2008, pp. 371-390.
27
.
Matteo GIANNI, < Muslim's Integration in Switzerland : Securitizing Citizenship, Weakening Democracy ? >, in:
Guillaume Xavtsn et Jeff Huvsua,Ns (éd.), Security and Citizenship. The Constitution of PoliticalB eing, London, Routledge, 20 1 3, pp. 212-226.
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96 MATTEO GIANNI
musulmans réside dans le fait que I'injonction à I'intégration dévalue, symboliquement, le potentiel démocratique de l'inté- gration elle-même, à savoir la reconnaissance des musulmans en tant que sujets politiques capables d'autonomie et libres de
vivre conformément à leur conception du bien.
Il
est dès lors important d'adopter une conception politique et démocratique de I'intégration des musulmans et, plus généralement, de la manière de penser un vivre-ensemble respectueux des libertés et des différences de chacun.Contrairement à l'idée communément admise, l'intégration des musulmans dans les espaces institutionnels et dans les pro- cessus délibératifs et politiques,
tout
commele fait qu'ils
puissent exprimer leur subjectivité et volonté politiques, ne relève ni de I'altruisme, ni de la solidarité, ni d'un quelconque effort consenti à leur égard.Il
s'agit en fait purement de justice démocratique, entérinée par la Constitution et par les principes démocratiques. Se montrer hostile à l'égard des musulmans et les percevoir comme des individus inadaptés ou incapables de s'adapter aux principes démocratiques revient indirectement à ne pas les considérer comme des individus égaux du point de vue moral, c'est-à-dire comme des citoyens capables d'autono-mie
et d'autodétermination et en mesure deformuler
leur propre volonté politique. Une telle conception ne remet pas seulement en cause le respect auquel peuvent prétendre ces personnes en tant que sujets moraux, mais elle les prive aussi de la reconnaissance de base en tant que citoyens égaux endroit, que ce soit en les soumettant à des traitements inégali- taires (par exemple l'interdiction de construire des minarets, qui frappe un groupe religieux) ou à des restrictions symbo- liques concernant
la
liberté devivre
conformément à leur conception du bien. Ceci concerne tout particulièrement les citoyens suisses de confession musulmane, dont le nombre augmente régulièrement depuis quelques années28et
qui devraient bénéficier d'une égale citoyenneté au même titre des citoyens d'autres confessions religieuses ou des citoyens non religieux.28. Selon le relevé structurel de 2010, le nombre de musulmans ayant la citoyenneté suisse est passé de 72Yo en 2000 à 31,40Â en 2010 (CoNsetl r'ÉoÉnnr, Rapport sur
la
situation des musulmans en Suisse, Berrre, Chancellerie nationale, 2013, p. 20).Dossier : laborlides3563'19'3b2_VlI Documcnt : lslam invisiblc 356379 Datc | 1,9/12/2018 llh40 Pagc 9"1 /416
INJONCTION À I-'NTÉCNANION ET
CITOYENNETÉ
97Il
ressort de cequi
précède qu'une intégration réussie ne peut pas être évaluée uniquement par rapport à la çnanifesta- tion d'une simple adaptation à des normes prédéterminées. En ce sens, l'idée même d'une injonction à I'intégration perd son sens à l'aune d'une théorie de la justice et de la démocratie.En mobilisant la notion d'intégration, les institutions
se posent comme étant en mesure d'évaluer.le degré de solidarité ou du sentiment d'allégeance qui est censé lier les étrangers àla communauté nationale. Pour ce faire, certains critères sont relativement univoques (connaissance de la langue); d'autres
sont
beaucoupplus difficiles à
évalueret
soulèvent des dilemmes moraux detaille.
S'agissant des musulmans, en Suisse comme globalement en Europe,il
est attendu de leurpart qu'ils
fassentpreuve de
retenue dansla visibilité
publique de leurs pratiques (comme l'attestela
controverse autour du burkini, révélatrice de cette injonction àl'invisibi- lité).
Cette retenue estle
gage deleur
intégrabilité.Il
endécoule que, selon
le
discours social dominant, les limites posées à certaines manifestations des pratiques religieuses desmusulmans visent à promouvoir une plus grande intégration de ces derniers dans le tissu social, culturel et politique suisse.
Ce < prix > (en termes de limitation à la liberté de religion et de déni de reconnaissance) à l'intégration est-il
justifié
d'un point de vue démocratique ?Une
alternative:
vers une intégration démocratique et citoyenne des musulmans de Suisse ?À notre sens, pour élargir son potentiel d'inclusion démocra- tique, I'intégration doit être pensée de manièreprocessuelle, à savoir comme un processus intersubjectif et
inclusif
de (re) définition des normes collectives (Gianni, 2016)2e. L'une des caractéristiques de l'intégration processuelle est que son abou- tissement n'est pas totalement déterminé à I'avance, mais seveut le produit d'un processus ouvert, continu et parfois politi- quement contentieux, entre les differents acteurs engagés sur ce plan. La conception processuelle de I'intégration est fondée sur une démarche pragmatique davantage en adéquation avec 29. GteNNt, < Régulation et sécurisation de I'islam en Suisse >>, pp. 53-54
Dossicr: laborfidcs3563'19 3b2 Vll Document I Islam invisiblc 356379 Datc: l9l12l2018 llh40 Paec 98/416
98 MATTEO GIANNI
la réalité sociale de l'intégration des groupes minoritaires en perpétuel mouvement.
Ainsi,
elle prend acte des transforma- tions continues des groupes et des nofines d'une société, en ne figeantni I'identité
à laquelle les étrangers doivent coffes- pondreni
I'interprétation des valeurs qui la légitime. Contrai- rement à la conception stipulant quef
intégration s'accomplit par adaptation30, l'intégration processuelle ne présuppose pasqu'à un certain moment les individus seront intégrés une
fois
pour toutes, que ce soit du reste pour les résidents étrangers ou pour les citoyens. L'intégration n'est jamais réalisée, ce n'est pas le résultat d'un processus, mais un processus en soi. Dans sa dimensionpolitique, l'intégration
civique et sociale des membres des minorités (et pas seulement des musulmans) implique leur participation et leur contribution à la définition d'un univers symbolique et social partagé. C'est cette possibi-lité
de contribution sociale et discursivequi
permettra leur intégration comme membres à part entière de la communauté des citoyens. En somme, envisager I'intégration en tant que processus permet d'imaginer des formes d'intégration fondée sur une plus grande considération de la diversité et de la visibi- lité choisie par les acteurs eux-mêmes (voir Salzbrunn dans cet ouvrage), option fondamentalement bridée dansle
modèle d' intégration par adaptation.L'horizon normatif de l'intégration en tant que processus
îe
vise pas que les résidents étrangers, mais également les natio- naux. L'intégration processuelle implique l'idée que
I'intégration renvoie à des processus d'interactions sociales
qui sont considérés comme allant dans les deux sens, elle requiert l'action à la fois des membres de la communauté majoritaire et des immigrants ou des minorités ethniques;
ainsi, ces demiers ne peuvent pas à eux seuls être blâmés de ne pas réussir ou de ne pas essayer de s'intégrer31.
30. Sans dénier I'importance de I'acquisition de ces ressources, notam- ment celle de la langue, I'intégration processuelle n'en fait pas un prérequis à
la participation politique, mais considère plutôt que cette demière peut faciliter I'apprentissage de la langue.
31. Tariq Mooooo, Multiculturalism, Cambridge, Polity Press, 2007, p. 48, notre traduction.
Dossicr : laborfidcs356379_3b2_Vll Documcût : Islam_invisiblc_3s6379 DaIe : l9l12/2018 I th40 Pagc 99/4 I 6
INJONCTION À T-'INTÉCNRUON ET
CITOYENNETÉ
99Autrement
dit, l'horizon
normatif de I'intégration proces- suelleimplique
que tous sont concernéspar le
processus, nationaux et étrangers. Conçue dela
sorte, I'intégration per- met d'envisager la possibilité d'une dynamique de reconnais- sance intersubjective, par laquelle étrangers et nationaux sont habilités à participer ensemble à la définition/resignification des critères collectifs du < vivre-ensemble >>. Pour Honneth,la justice ou le bien-être d'une société est mesuré en fonction du degré de sa capacité à assurer des conditions de recon- naissance mutuelle dans lesquelles la formation de l'identité personnelle, et donc la réalisation de soi individuelle, peut se dérouler suffi samment bien 32.
Ceci est précisément ce qui est rendu caduc à travers
l'inté-
grationpar
adaptation unilatérale,car elle aboutit à
leur manque de reconnaissance comme sujets politiques et moraux.C'est
au contraire en les considérant comme des acteurs moraux autonomes qu'ils sont traités en tant qu'égaux et avec égal respect, et donc en tant que partenaires à part entière de la coopération sociale. C'est ainsi que les musulmans pourront obtenir une intégration politique, ou une citoyenneté en fonc- tion des statuts, juste et efficace. Par conséquent, des formes de participations politiques qui font appel à ces dynamiques, suscitant la coopération des différents acteurs, promouvant la confiance et la réciprocité, aussi bien entre institutions et indi- vidus qu'entre individus, stimulantl'envie
de participer, en adhérant aux règles dujeu
tout en ayantla possibilité de les contester démocratiquement, constituent le socle du processus d'intégration.Il
s'agit donc d'envisager des dispositifs permettant le déve- loppement de formes de solidarité sociale et de reconnaissance intersubjective des individus marqués par la différence afinqu'ils
puissent se sentir des égaux moraux dans I'espace public. Cela nécessite la création de lieux et de procédures qui permettent aux musulmans de participer à un projet collectif non conçupour, mais avec eux. Sans de telles formes de parti- cipation, des notions cornme < démocratie >> et << citoyenneté >>32. Axel HoNNetu, < Recognition and Justice: Outline of a Plural Theory of Justice>, Acta Sociologica 4714,2004,pp.351-364, ici p. 354, notre traduction.
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100 MAITEO GIANNI
perdraient l'essentiel de leur sens.
Ainsi,
des possibilités de consultations, de délibérations, ou de procédures participatives inclusives, visent à donner aux musulmans une agentivité etvîe
voix politique, en passant ainsi d'une intégration civique passive à une intégration politique active. Bien sûr, tous ne vont pas participer à ce processus de la même manière et dansla même mesure. Ce qui est fondamental, c'est de rendre ce processus accessible, de ne pas le brimer par des enjeux liés à la visibilité de la différence ou par des préconditions politiques qui en remettent en cause la légitimité.
Il
s'agit donc de penserI'intégration
commela meilleure
approximation possible du critère moral de < parité de participation >> qui, selon Nancy Fraser, devrait être à la base d'une politique véritablement démocratique. Tant qu'on ne reconnaîtra pas socialement et politiquementqu'il
existe des personnes à la fois citoyennes et membres d'une minorité religieuse et culturelle, celles-ci se heurteront à des formes de mésestime ou de manque de respect.Dans la mesure où le nombre de Suisses de confession musul- mane est destiné à augmenter dans les prochaines années,
il
estfondamental que des phénomènes de discrimination
ou
de mésestime n'instituent pas les musulmans dans une condition de citoyens de deuxième ordre.Penser l'intégration en tant que processus ne signifie pas remettre en cause
I'idée qu'un
modèlejuste
eteffectif
de<< vivre-ensemble > doit comporter un certain nombre de prin-
cipes fondamentaux partagés auxquels tous doivent se confor- mer. Ceci doit être affirmé avec force. L'intégration fait sens dans la mesure où elle soutient
la
possibilité démocratique d'organiser la vie sociale et politique.Il y
a donc des condi- tions qui sont non négociables en ce sens, telles que le respect des procédures démocratiques, ainsi que la reconnaissance del'égalité morale et citoyenne de toutes et de tous. Cependant, une intégration démocratique juste est une responsabilité que toute société qui se veut démocratique doit assurer à l'égard des individus culturellement et religieusement différents.
Y
compris si la conception du bien ou les croyances religieuses de ces derniers ne plaisent pas à la majorité de la population.
Les musulmans ont certainement des devoirs à l'égard des non-musulmans, mais
ils n'ont
pas que des devoirs. Tout comme chaque individu ou citoyen,ils
ont aussi des droits.Ces droits créent des devoirs pour les non-musulmans, car
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INJONCTION À L'NqTÉCNATION ET CITOYENNETÉ 101
I'affirmation de droits sans l'existence de devoirs susceptibles d'en permettre la réalisation vide les droits de leur contenu pratique et moral. La garantie des droits par I'accomplissement de devoirs correspondants est un préalable pour approcher la justice démocratique. Elle implique non seulement le respect de I'altérité, la lutte contre toute forme de discrimination fon- dée sur les différences religieuses
ou
culturelles etla
lutte contre le racisme, mais aussi, et surtout, l'acceptation du fait qu'être citoyen veut aussi dire être un sujet politique qui a le droit de faire entendre sa voix. Ainsi, en vertu des libertés liées à la citoyenneté, les désaccords et les conflits politiques autour dela
définition ou de la contestation des valeurs collectives sont une manifestation normale et saine des dynamiques démo- cratiques.Ils
sont le propre d'une véritable intégration démo- cratique, par opposition à une intégration par adaptation.Un
exemple actuel et intéressant en ce sens nous est foumi parla
controverse genevoise portant surla loi
surla
laïcité.Après l'adoption de
la loi
parle
Grand Conseille 26 avrll
201833, un réferendum
a
êté lancé par une coordination réfé-rendaire
composéede quatre comités
issusdes milieux
d'extrême gauche, syndicaux, féministes et de la communautémusulmane.Le2}juin,
plus de 8319 signatures ont été dépo- sées, avec unelimite
d'acceptabilité de 5227(le
20Â des ayants droit politiques sur le canton). Le processus de collecte des signatures s'est appuyé sur une participation importante de jeunes musulmans, bien que le référendum ait aussi été sou- tenu par des syndicats et les partis de gauche. La mobilisation conceme principalement I'article sur la neutralité religieuse de I'Etat (art. 3), stipulant, par exemple, que:Lorsqu'ils siègent en séance plénière, ou lors de représenta-
tions
officielles,
les membresdu
Grand Conseil et des Conseils municipaux s'abstiennent de signaler leur apparte- nance religieuse par des signes extérieurs (art. 3, al. 4).Cet article, concernant la neutralité religieuse des députés siégeant au Grand Conseil, des conseillers d'État, des membres d'exécutifs communaux, des magistrats du pouvoir judiciaire
33. https://www.ge.ch/legislation/modrec/fl | 17 64.html fconsulté le 12.11.20181.