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De la diversité donnée à la diversité produite

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De la diversité donnée à la diversité produite

RAFFESTIN, Claude

RAFFESTIN, Claude. De la diversité donnée à la diversité produite. In: GONSETH Marc-Olivier HAINARD Jacques, KAEHR, Roland. La différence . Neuchâtel : Musée d'ethnographie, 1995.

p. 93-107

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4450

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DE LA DIVERSITÉ DONNÉE À LA DIVERSITÉ PRODUITE

par CLAUDE RAFFESTIN

«Celui qui veut approfondir la médecine doit faire ce qui suit: il considérera d'abord les saisons de l'année et l'influence respective que chacune d'elle exerce»... «Il acquerra des notions très précises sur la nature des eaux dont les habitants font usage»... «il étudiera les divers états du sol, qui est tantôt nu et sec, et tantôt boisé et arrosé»... «la plus grande partie de l'Asie est, en effet, soumise à des rois; or, là où les hommes ne sont pas maîtres de leurs personnes, ils s'inquiètent, non comment ils s'exerceront aux armes, mais comment ils paraîtront impropres au service mili- taire.» (Hippocrate de Cos 1994: 98; 99; 115)

Dans ce texte vieux de presque 2500 ans, il est question de la diversité... donnée, celle-là même du corps de la terre que les hommes doivent apprendre à connaître mais il est question aussi de la diversité produite par les éléments naturels sur le corps de l'homme et encore de celle produite par le corps social sur le corps de la terre et sur le corps de l'homme.

Bien avant les présocratiques, les grands mythes mésopotamiens, égyptiens, hébraïques et grecs ont

La différence. GHK,éd.1995 Neuchâtel (SUISSE):Musée d'ethnographie

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narré la diversité du monde. La narration a précédé la description de la diversité qui est à l'origine de la connaissance scientifique. Celle-ci s'est affranchie peu à peu des personnifications anthropomorphiques ou non pour entrer dans le système des éléments, des principes et des concepts: «Ce que la science répète, le mythe l'avait déjà suggéré» (Blumenberg 1979: 45).

Mais nous ne cessons jamais de sortir du mythe pour entrer dans la science, nous sommes toujours sur cette étrange frontière qui fait communiquer le mythe et la science, nous ne cessons jamais de transgresser cette limite par la métaphore pour passer d'une diffé- rence à une autre, pour utiliser ou composer des systèmes de différences. La diversité ne serait-elle pas, en fin de compte, un système cohérent et pertinent de différences, soit donné lorsqu'il est issu du jeu des forces naturelles, soit produit lorsqu'il est le résultat des jeux intentionnels de l'action humaine sur la géo- diversité et sur la bio-diversité ?

Les cosmogonies sont des systèmes cohérents et pertinents de différences: La Genèse nous place en face de la diversité donnée mais aussi de la diversité produite par la transgression de l'interdit. Livré à lui- même, l'homme déchu, qui a goûté à la connaissance.

va produire de la diversité. Désormais, le corps de la terre, le corps de l'homme et le corps social seront livrés à la production, c'est-à-dire à une vaste entre- prise de modelage, voire de remodelage de ce qui a été donné en partage à «l'origine». Origine ? Mot naïf mais indispensable quand bien même il est impossible d'en dire quelque chose pour le qualifier dans le temps et dans l'espace. Quand je dis «impossible», j'entends qu'on a beaucoup dit, énormément dit, mais sans jamais fixer le moment et le lieu de cette origine qui ne cessent de changer, de bouger et d'être remis en

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question ! C'est tout le travail de la philosophie, de la science, des sciences. Les hommes ont tout produit à partir de la semence des mythes qu'ils ont manipulée, transformée... domestiquée. Entre La Genèse et la théorie du big bang, il y a bien évidemment toute

«l'épaisseur» de la science mais la seconde, à l'instar de la première, est destinée à devenir un autre mythe et ainsi de suite... Les questions sont, formulations mises à part, toujours les mêmes mais les réponses sont innombrables: l'histoire de la pensée n'est qu'un gigantesque cimetière de réponses... dans lequel il reste toujours assez de vie pour relancer la question primitive. Parfois même, des réponses ressuscitent, comme en témoigne l'hypothèse Gaïa (Lovelock - 1979). Si les questions sont des invariants structurels qui traversent le temps, les réponses qui leur sont apportées ressortissent à des morphologies dont la variabilité est grande, sinon infinie.

Les hommes sont devant le monde comme devant les pièces d'un gigantesque puzzle qu'ils doivent assembler, à cela près tout de même qu'il y a un grand nombre d'images possibles et pas seulement une qu'il conviendrait de retrouver. L'assemblage n'est pas singulier mais pluriel. Chaque culture humaine contient au moins un projet d'assemblage et, par là même, elle est créatrice de diversité par rapport à toutes les autres. Toute culture est un système cohérent et pertinent de différences dans l'exacte mesure où elle met en évidence, donc exalte, certains éléments ou pièces au détriment d'autres qu'elle laisse de côté, donc écarte.

Une culture crée simultanément de la mémoire et de l'oubli: elle actualise et potentialise. Par le travail qu'elles projettent sur le corps de la terre, sur le corps de l'homme et sur le corps social, les sociétés créent de la diversité.

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Produire de la diversité, c'est donc produire des différences conditionnées, sinon déterminées, par l'énergie et l'information à disposition d'un groupe humain, à un moment donné et dans un lieu donné.

Géo-diversité -les formes de la terre -, bio diversité, - les formes de la vie - et socio-diversité -les formes sociales - constituent la .«matière> sur laquelle les precessus de la culture ne laissent pas s'exercer.

J'évoquerai deux processus toujours à l'œuvre mais dans des conditions sensiblement différentes: la domestication et la simulation. Toute action humaine recourt simultanément à la domestication et à la simulation mais dans des proportions différentes. En reprenant les catégories de Moscovici (1968), à savoir les états de nature organique, mécanique et synthé- tique ou cybernétique qui décrivent d'une manière générale, mais néanmoins utilisables, les rapports de l'homme à la nature, on découvre que la part relative de la domestication tend à diminuer au profit de la simulation lorsqu'on passe d'un état de nature à l'autre. Pour prolonger la métaphore du puzzle, il est loisible de dire que tout état de nature est une réor- dination des «pièces» qui fournit, dans chaque cas, une autre image du monde et de sa diversité dans l'élaboration de laquelle la domestication et la simu- lation sont mobilisées différentiellement.

Le processus de domestication

L'idée courante qui vient de suite à l'esprit quand on parle de domestication est celle d'apprivoisement, d'assujettissement et d'asservissement. Appliquer le terme à des organismes vivants et à des écosystèmes, c'est mettre en évidence leur soumission à l'homme et

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leur utilisation par celui-ci. Mais parler ainsi d'une adaptation aux besoins de l'homme n'explique pas vraiment le processus.

La domestication conduit à produire des systèmes vivants qui ne peuvent plus se passer de l'homme, autrement dit qui disparaissent lorsque l'homme cesse de s'en occuper: «on peut considérer qu'il y a complète domestication lorsque la plante ou la bête, profondé- ment transformée par le travail humain de sélection, ne peut, sans l'assistance humaine, ni se protéger, ni se nourrir, ni se reproduire» (Barrau 1990: 36). Cela revient à dire que les organismes ou les écosystèmes domestiqués sont différents de ce qu'ils étaient avant l'intervention humaine. Dès lors qu'ils ne peuvent plus subsister sans l'assistance humaine, cela signifie que l'homme a privilégié chez eux certains caractères et qu'il en a éliminé d'autres ne présentant pas d'utilité par rapport à son projet. Dans la domestication, l'homme produit de la diversité, par hypertrophie ou par atrophie, celle-ci pouvant confiner à la disparition de tel ou tel caractère.

A partir d'une bio-diversité donnée, il est loisible, par le travail, de dessiner un autre tableau du vivant, une autre bio-diversité dont les interrelations et les morphologies sont modifiées. Ce processus d'inté- gration du vivant à l'histoire humaine, dont le dérou- lement est irréversible, implique une dépendance à l'endroit du temps humain et par conséquent un chan- gement d'échelle de temps pour les espèces et les écosystèmes domestiqués. A l'échelle de temps origi- nelle se substitue une échelle de temps définie par les usages sociaux que l'homme fait des «objets» domes- tiqués. A partir d'un objet vivant donné, sorti de son temps naturel propre, un autre objet est produit et intégré au temps social du groupe qui l'a domestiqué.

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L'objet domestiqué est, en fait, un nouvel objet qui reflète la marque du système d'intentions encadré par la culture du groupe. La nouvelle bio-diversité produite est adaptée aux usages sociaux. Mais que cesse la domestication, parce que les usages se modi- fient, et c'est toute la bio-diversité produite qui est en cause. Si les usages s'estompent ou disparaissent, alors les hommes ne consentent plus l'énergie et l'informa- tion nécessaires à l'existence des objets domestiqués qui, laissés à eux-mêmes, vont tout simplement péri- cliter et mourir. La bio-diversité produite est tempo- rellement instable puisque ce sont les usages qui en définissent les durées de vie.

Mais les échelles de temps ne sont pas les seules en cause. L'échelle spatiale est également modifiée. Les ressources étant limitées, le processus de domestica- tion conduit aussi à sélectionner les lieux dans lesquels l'homme investit ses efforts et, par là, substitue à l'échelle de la diffusion naturelle l'échelle des usages dans l'espace. La géo-diversité en est donc affectée et là encore on assiste à une production d'«espaces» par exaltation de certains lieux et mise à l'écart d'autres.

Les choix relatifs aux localisations révélés par l'obser- vation dans le terrain ne laissent pas d'étonner parfois.

Pourquoi de deux lieux, pourtant voisins et apparem- ment semblables quant à leurs caractéristiques, l'un est nettement préféré à l'autre ? Des raisons histo- riques peuvent être évoquées mais alors elles renvoient à la culture qui ne fournit pas toujours une réponse univoque, sinon à travers une modification des usages induite par un nouveau système d'inten- tions dont la nature peut être politique ou écono- mique, par exemple. Là encore, comme pour le temps, la géo-diversité n'est pas stable. Une lecture diachro- nique de la géo-diversité produite montrerait, si elle

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était entreprise, qu'il n'y a de nécessité géographique que parce qu'il y a de l'histoire. Une plaine, une mon- tagne ou un fleuve sont déclinés différemment au cours du temps par les sociétés qui les «utilisent». A partir d'une même géo-diversité donnée, l'homme produit des géo-diversités nouvelles et différentes.

Celles-ci ne sont alors rien d'autre que des images de la géo-diversité originelle remodelée et réordonnée.

Pour prendre une métaphore graphique, on peut dire que l'image de la géo-diversité originelle est en quelque sorte une anamorphose dont il faut retrouver le modèle de déformation explicite ou implicite. Ces images sont des caricatures de la nature, donc des systèmes de différences pertinents et cohérents mais déformés. Cela dit, tout modèle est une caricature et la diversité produite est une caricature de la diversité . donnée à beaucoup d'égards: «L'art du caricaturiste est de saisir ce mouvement parfois imperceptible, et de le rendre visible à tous les yeux en l'agrandissant.

[..,] Il réalise des disproportions et des déformations qui ont dû exister dans la nature à l'état de velléité, mais qui n'ont pu aboutir, refoulées par une force meilleure» (Bergson 1941: 20). La domestication, sans le savoir, s'apparente à l'art du caricaturiste. N'est-elle pas au fond une théorie implicite et pragmatique de la caricature appliquée à la nature, à la diversité donnée, pour produire une diversité par hypertrophie ou par atrophie, c'est-à-dire selon une loi de crois- sance allométrique ?

La production de la diversité joue donc sur les échelles. Elle part d'un objet donné à l'échelle 1/1 dans lequel elle sélectionne des caractéristiques dont elle change les échelles par rapport au tout. Certains éléments sont traités à l'échelle 1/n, n pouvant être supérieur à 1 dans le cas de l'atrophie ou inférieur

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à 1 dans le cas de l'hypertrophie: l'objet domestiqué produit est alors au plein sens du terme une caricature de l'objet donné. En somme, la diversité produite devient une fonction du jeu des échelles commandé par des choix culturels qui mettent l'accent sur tel ou tel élément de l'objet donné comme moyen de remplir un usage spécifique. Les choix culturels, qui modifient la nature originelle des objets donnés, sont, dans ce cas, assimilables à des projections cartographiques qui modifient la représentation de l'objet géographique.

Par la domestication, l'homme ne modifie pas seulement la bio-diversité et la géo-diversité, mais encore lui-même puisque ses relations ont Heu dans un environnement transformé. Par son action, l'homme pratique une sorte d'auto-domestication, sans le savoir ni Je vouloir, au cours de laquelle il modifie son corps et aussi sa pensée. L'évocation de cette question, que je ne traiterai pas, a simplement pour objectif de montrer que le processus de domestica- tion a des effets multiples.

Le processus de simulation

Quand bien même la domestication a prédominé longtemps dans les processus d'ajustement des diffé- rents environnements physique et social, pour les transformer en «territoires de vie», l'autre processus, celui de la simulation, n'a jamais été absent puisque, dans toute opération de création de la diversité, on peut retrouver un projet ou un modèle de base impli- cite ou explicite.

La simulation ne part pas, comme la domestication, de l'échelle 1/1 pour ensuite jouer sur l'objet en le déformant mais procède d'une image réduite d'un objet

DE LA DIVERSITÉ DONNÉE À LA DIVERSITÉ PRODUITE à produire. L'échelle de l'image réduite est à l'échelle 1/n (n étant plus grand que 2). La méthode de la simu- lation est donc progressive et non pas régressive comme celle de la domestication. Pour reprendre les catégories des états de nature de Moscovici, on peut prétendre que la part de la simulation n'a fait que croître de l'état de nature organique à l'état de nature synthétique ou cybernétique, en passant par l'état de nature mécanique. Le rôle croissant de la simulation est en corrélation positive avec celui du travail d'invention.

La limite du processus de simulation serait la création d'un monde entièrement produit par l'homme, à l'échelle 1/1, à côté du monde réel ! Entreprise démente qui n'est pas sans rappeler l'apologue de Borges (1951:

129-130) dans lequel l'empereur fait lever la carte à l'échelle de l'empire ! Comme le logicien ne manque- rait pas de le dire: où mettrait-on ce «monde nouveau»

doublant le monde donné ? Dans ce cas, et dans ce cas seulement, la contrainte logique mise à part, on aurait un maximum de diversité, produite à partir d'un minimum de diversité donnée.

Parviendrait-on alors à maîtriser cette diversité produite mieux qu'on ne maîtrise la diversité donnée ? On peut en douter. Qui ne connaît l'expérience de Biosphère 2 aux Etats-Unis qui a consisté à faire vivre des hommes et des femmes dans une série d'éco- systèmes créés de toutes pièces, devant assurer une autonomie suffisante à la vie humaine. Assez rapide- ment, on s'est rendu compte qu'il y avait un problème d'oxygène malgré la présence de nombreux végétaux.

Même si l'on a identifié, après coup, la raison de cette défaillance, il a fallu injecter rapidement de l'oxygène pour éviter l'asphyxie des «habitants» de Biosphère 2.

Vico avait peut-être raison de dire qu'on ne connaît bien que ce qu'on fabrique mais cette connaissance

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n'en demeure pas moins fragmentaire car les nouvelles relations qui s'établissent entre les éléments produits nous échappent dans une large mesure, en ce sens que leur interaction acquiert une vie propre à la connais- sance de laquelle il faut s'attacher. On constate donc que cette volonté de maîtrise de tout le processus par l'homme correspond au désir d'éliminer le risque, ce qui est évidemment impossible. Ce désir toujours incomplètement satisfait relance la volonté de connaître. Même avec la simulation, l'histoire n'a pas de fin.

Cette tentative d'éliminer le risque nous propulse vers une situation utopique. La relation entre simula- tion et utopie n'est pas accidentelle. L'utopie, qui renvoie à une situation «parfaite», du moins considérée comme telle par ceux qui l'imaginent, est une bonne illustration de la simulation puisqu'elle est construite à partir de caractères élémentaires empruntes à des objets réels, détachés de leur contexte, mais recom- binés et réordonnes de manière à constituer une unité entièrement nouvelle. Simulations purement intellec- tuelles, les utopies, de l'Antiquité jusqu'à nos jours, n'ont pas eu d'effet de transformation sur le monde réel, sauf rares exceptions avortées; elles ont produit de la diversité virtuelle dont l'incorporation à l'imagi- naire social a cependant marque la mémoire collec- tive. L'histoire de la cité idéale d'Hippodamos de Milet à Le Corbusier est une magnifique introduction à la simulation (Vercelloni 1994).

Avec l'avènement du machinisme, de la chimie de synthèse et de l'ordinateur, entre autres choses, la simulation est devenue un processus d'une importance considérable dans les sociétés techniciennes. En effet, elle est une exploration algorithmique génératrice d'images et de modèles qui inventent des «natures»

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DE LA DIVERSITÉ DONNÉE À LA DIVERSITÉ PRODUITE dont les échelles sont choisies au gré de l'utilité recherchée. Par la simulation, on a produit des dizaines de milliers de matières, qui n'existaient pas à l'état naturel et qui sont le fruit de synthèses complexes, et on a corrigé, modifié et même inventé du vivant en partant de la génétique. Toute cette diversité fait aujourd'hui partie de notre environne- ment et, dans bien des cas, elle est même responsable de sa destruction partielle. Une chose est certaine:

elle n'est pas maîtrisable puisque dans la plupart des cas, on ignore ses effets qu'on ne découvre souvent que longtemps après. Qui ne connaît l'exemple du DDT qui, tout en ayant permis de sauver des millions de gens, s'est ensuite retourné contre la vie humaine à travers la chaîne alimentaire rendue toxique à long terme. Beaucoup d'autres exemples, moins connus, pourraient être évoqués. Les conséquences pour le corps de la terre, pour le corps de l'homme et pour le corps social sont évidemment pleines de risques.

De proche en proche, par la simulation, l'homme a conçu et fabrique des écosystèmes dont la diversité est entièrement produite. La ville est l'exemple le plus caractéristique de ces écosystèmes entièrement produits. Elle occupe d'ailleurs une place considé- rable sur l'horizon de notre quotidien, si considérable que pour un nombre croissant de ses habitants, les rapports avec la diversité donnée sont de plus en plus rares. L'homme de la ville est plongé dans un univers qui le façonne presque entièrement: ses relations sont conditionnées bien davantage par la diversité produite que par la diversité créée, dont les rémanences sont de plus en plus discrètes.

A considérer les problèmes actuels, force est de reconnaître que la ville échappe aux autorités chargées d'en assurer la gestion et aux individus qui l'habitent.

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Ce n'est pas que la ville serait brusquement pourvue d'une vie propre incontrôlable, mais elle est devenue le lieu de relations multiples déclenchées par des sphères dont l'autonomisation atteint un degré extrême. La ville est livrée, par le jeu des marchés légaux ou illégaux, à l'argent dont les flux font et défont les morphologies urbaines, modifient ou détrui- sent le tissu socio-culturel, transforment la vie en quelque sorte.

La simulation contemporaine commence toujours par des jeux d'argent: il s'agit, chaque fois, d'évaluer le coût de telle production de diversité et surtout d'en escompter les bénéfices... monétaires. Il est devenu banal pour les économistes de faire une évaluation des richesses «naturelles», c'est-à-dire de toute cette diversité créée, en termes monétaires. Tout a un prix et tout peut en avoir un, de l'inorganique à l'orga- nique, de l'objet à l'homme. La valeur d'échange l'emporte sur la valeur d'usage dans la ville, d'où une instabilité des rapports puisque ceux-ci s'inscrivent dans le temps court.

Alors que la domestication accordait encore une grande importance aux choses réelles, la simulation travaille davantage sur le signe des choses, d'où le rôle accru de l'argent. La régulation de l'usage des choses ne se situe plus dans les choses elles-mêmes mais dans les signes monétaires qui les représentent.

Désormais le champ est libre pour la production de diversité entièrement conditionnée par les flux de capi- taux qui se déplacent d'un point à un autre de la planète. Vitesse de circulation et accumulation de l'argent décident de la diversité produite. Plus rien n'est à l'abri de ces bouleversements: ceux qui possè- dent les capitaux et l'information scientifique sont en train de faire main basse sur la bio-diversité des pays

DE LA DIVERSITÉ DONNÉE A LA DIVERSITÉ PRODUITE du Sud, c'est-à-dire de la confisquer au niveau géné- tique pour se livrer à de vastes opérations de manipu- lation et en faire l'objet de marchés lucratifs.

Le Nord, après avoir détruit beaucoup de diversité créée, dans le passé, est en train d'en découvrir l'importance économique et cherche à s'en assurer la disponibilité. Dans le même temps, il modifie la socio- diversité qui pourrait faire obstacle à ses projets. Cela revient à dire qu'il tend à homogénéiser les popula- tions dont les différences ne lui semblent pas perti- nentes. Autrement dit, on est en train de faire avec la socio-diversité ce qu'on a fait autrefois avec la bio- diversité qui n'était pas jugée compatible avec les usages que l'on voulait promouvoir, d'où la dispari- tion de pratiques et de connaissances qui s'enraci- naient dans des cultures traditionnelles. Qui pourrait prétendre se passer des apports de ces cultures tradi- tionnelles et qu'elles ne seront pas à un moment donné, pour demeurer dans la logique cynique de celle décrite plus haut, utiles au Nord et à leur tour «objet»

de marché ?

N'assiste-on pas, en effet, depuis déjà un bon nombre d'années, dans nos régions, à des tentatives de réinvention de la socio-diversité traditionnelle pour en faire, à travers le tourisme et les activités de loisir, des objets de marché ? Bien sûr, ce ne sont là que des images dont la reproduction n'a plus rien à voir avec la réalité vécue. La simulation nous propose de plus en plus d'images et nous contraint, faute de mieux, à les habiter et à les traverser. Potemkine avec ses villages factices destinés à tromper Catherine II sur le véritable état de la Russie, quand bien même l'anec- dote serait apocryphe, pourrait être l'ancêtre de la simulation opératoire en matière de socio-diversité produite à l'échelle 1/1.

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Vers une nouvelle écologie ?

Le recours croissant à la simulation, dans les processus de production de la diversité, relativement à la domestication, est en train de mettre en place des écosystèmes de tous ordres dont les conditions ne ressortissent plus à l'écologie générale et à l'écologie humaine classiques. Elles postulent une nouvelle écologie dont nous ignorons souvent l'essentiel. Après avoir pratiqué le «strip-tease» de la diversité créée par la domestication, les sociétés contemporaines essaient d'inventer une nouvelle manière de «vêtir» le corps de la terre, le corps des hommes et le corps social. A cette occasion, elles réordonnent le monde à grand renfort d'énergie non renouvelable et d'information fonc- tionnelle toujours plus complexe.

On ne s'est simplement pas rendu compte que la production de diversité nécessitait un énorme inves- tissement dans l'information régulatrice de manière à ne pas détruire la diversité donnée, souvent fragile, face à la diversité produite. S'il est facile, en effet, de créer de nouveaux «objets» par simulation, il est très difficile d'imaginer de nouveaux mécanismes de régu- lation par simulation car ils nécessitent une énorme quantité d'énergie qui n'est souvent pas disponible ou trop coûteuse.

S'il est vrai, qu'on s'achemine vers une substitu- tion d'une écologie du «donné» à une écologie du

«fabriqué», il faut faire l'hypothèse de remaniements considérables à venir dans la conscience et la repré- sentation qu'on se fera des choses. Mais c'est une autre histoire...

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BIBLIOGRAPHIE

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