962 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 2 mai 2012
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Le visage, cette arme contre la régression
Le réel contredit parfois l’inconcevable pour la raison comme pour le cœur. En proie à une détresse les empêchant de se détermi- ner avant terme, des malheureuses aban- donnent leur nouveau-né, même dans des poubelles. Et cet être d’aborder ou d’échouer sur les rives de l’existence dans un quitte ou double pour la vie, contre la mort. Un début et souvent une fin marqués par l’absurde de la solitude et l’abandon. Dans toutes les so- ciétés, depuis toujours, l’infanticide est le plus souvent lié à l’extrême pauvreté, qu’elle soit économique ou psychologique. Mais, pour certains de ces enfants, il y a la revanche d’une résilience généreuse dans l’abri d’une adoption réussie. D’emblée confrontés aux grands défis du hasard, de la vie, de la mort et de l’injustice, il y a des chances que ces bambins soient reconnus comme person nes.
La poubelle en guise de crèche ? Le poten- tiel de ces êtres est le même que celui des autres, infini, de la crapule au génie.
Qui serions-nous pour juger de tels dra- mes ? L’ignominie ne pousse pas que dans le terreau de l’infortune. Ses racines trouvent carte blanche
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partout leur suc nourricier, dans n’importe quel terrain. La régression de la civilisation trouve à fleurir dans certains cerveaux même labelli- sés «bioéthiques», publiée dans le respectable Journal of Medical Ethics.1 L’article provoca- teur de Giubilini et Minerva «After-birth abor- tion : why should the baby live ?» a bien sûr fait
débat. Si la question de l’avortement post- natal n’est pas nouvelle (il est autorisé aux Pays-Bas en cas de souffrances intolérables du bébé), la violente tempête qui s’est abattue sur les auteurs (y compris des menaces de mort de la part de soi-disant chrétiens à l’en- contre des deux émissaires du «diable»), a été déclenchée par leur position en faveur de l’in- fanticide pour indication sociale d’un être qui n’aurait pas encore le statut de personne,
pas plus que le fœtus qu’il est souvent permis d’éliminer, même pour raisons non médicales.
L’éditeur justifie après coup la publication de l’article sans en partager l’opinion, mais au nom de la liberté de cette dernière. Soit, mais on aurait au moins préféré une prise de posi- tion claire de sa part au moment de la publica- tion. Il est légitime de se demander ce qu’est une personne. Pour Giubilini et Minerva, une personne à part entière peut se projeter dans l’avenir et attribuer à sa propre existence le minimum de valeur à savoir qu’en être privée re- présenterait une perte pour elle. Ainsi, d’après eux, le nouveau-né, pas plus que le fœtus, ne bénéficie du statut moral leur attribuant le droit à la vie. Avec cette définition, où s’arrêter ? Bon jour l’eugénisme ! La plupart des philoso- phies définissent la personne à travers la no- tion d’autonomie et la relation active aux autres, ce qui laisse alors peu de place au respect du nourrisson. Mais en reprenant pour sa cause la pensée de Levinas, le bébé – mais pas l’embryon ni le fœtus – récupère sa chance d’être regardé comme une personne : «Autrui est visage» ou «Le visage parle» et surtout
«Le visage est ce qui nous interdit de tuer. Le visage est signification, et signification sans con texte». Pas de concept froid, une expé- rience. Le bon sens des tripes ne vaut-il pas mieux que la glace d’une raison déshumani- sée ?
Pour finir, une citation de Christiane Singer, peut-être un peu longue mais illustrant magni- fiquement cette rencontre avec le visage du nouveau-né, sa personne : «Quiconque a plongé son regard dans celui d’un enfant à peine né – quelques heures, quelques jours au plus – ne discerne pas sans émotion, dans ce récit, la baroque réplique de ce qu’il a éprouvé… L’enfant à peine né diffuse un temps, autour de lui, la clarté de cet autre royaume, dont la naissance vient de l’arracher.
L’unité originelle dont sa venue au monde le sépare, et où la mort plus tard le laissera repren dre sa navigation interrompue, emplit encore ses prunelles d’une sérénité et d’une gravité telles qu’il arrive, à celui qui s’y penche, d’y sombrer corps et âme.» 2
Bien sûr, ce n’est «que» subjectif, et alors ? Le civilisé s’y retrouvera.
1 Rapporté dans Le Temps du 23 mars 2012.
2 Singer C. Les âges de la vie. Paris : Albin Michel, 1983.
Dr Alain Frei Gastroentérologie FMH 30, avenue Louis Ruchonnet 1003 Lausanne
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