1572 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 15 août 2012
actualité, info
Le sida : trente ans et puis s’en va ?
Le sida a ses messes. Et les messes du sida ont, comme toutes les autres, leurs rituels.
De part et d’autre de l’autel et des micros, la foi est là, elle qui réanime et réunit. En matière de sida la cérémonie principale de
meure, sans conteste, la «Conférence inter
nationale». On y voit, tous les deux ans, se presser sur l’estrade les représentants de la science virologique et de la médecine, ceux de la politique et ceux des malades. Sans ou
blier les people spécialisés dans ce genre. Et les médias sans qui rien ne serait.
La dixneuvième édition s’est tenue du 22 au 27 juillet à Washington. Avec ses 25 000 participants, elle est restée fidèle à la tradi
tion instaurée en avril 1985, à Atlanta. Cette dernière édition mar
que toutefois une rup
ture. Pour la première fois, on y a évoqué haut et fort la possibi
lité d’éradiquer l’objet même de la rencontre : ce virus qui, en trente ans, a infecté avant de tuer prématurément environ trente millions de personnes à travers le monde.
La fin de la pandé
mie ? Un monde sans sida ? On peut bien évi
demment en rêver. On peut aussi prier pour le voir un jour. Mais, en toute rigueur, person ne ne peut y croire ; à com
mencer par ceux qui, au quotidien, luttent contre. Deux chiffres suffiraient pour com
prendre. Le premier : on compte aujour d’hui plus de trente millions de personnes infec
tées (pour l’essentiel en Afrique subsaha
rienne), dont beaucoup ne savent toujours pas qu’elles sont contagieuses. Le second : on estime généralement à trois millions de nouvelles contaminations annuel les. L’équa
tion de l’éradication peut être aisément ré
sumée comme l’a fait il y a quelques jours, à la Radiotélévision suisse romande, le Pr Bernard Hirschel, ancien chef de l’Unité VIH des Hôpitaux universitaires de Genève.
Eradiquer le VIH ? En pratique, cela sup
poserait qu’à travers le monde toutes les per
sonnes séropositives soient identifiées sans que l’on ait eu à user de la contrainte (à titre
d’exemple, elles sont entre trente et cinquante mille, en France, à ne pas l’être). Il faudrait en outre que toutes reçoivent (au plus vite et à vie) un traitement efficace. Associé à la cir
concision (voire à la prise de médicaments curatifs devenus préventifs comme le Tru
vada), le préservatif masculin devrait être utilisé de manière systématique dans les si
tuations à risque (ce qui n’est plus le cas dans de nombreux milieux, notamment chez les homosexuels). Il faudrait enfin obtenir (et ce serait peutêtre le moins aisé) que le VIH ne parvienne pas à devenir rapidement défini
tivement résistant aux molécules antirétro
virales massivement utilisées pour le détruire.
C’est notamment le cas aujourd’hui dans le
sud et l’est du continent africain comme vient, dans l’indifférence quasi générale, de le rap
porter The Lancet.
Comment, dès lors, envisager l’éradication à moyen ou même à long terme ? Et surtout comment l’envisager quand on sait, qu’à l’ex
ception de la variole, aucune éradication de maladie infectieuse transmissible virale n’a jamais été obtenue, même quand on dispose de vaccins très efficaces et peu coûteux comme dans le cas de la rougeole, de la poliomyélite ou de l’hépatite B ?
Toutes ces questions n’ont guère semblé émouvoir les orateurs principaux de la con
férence de Washington. Mieux : devant les représentants de 190 pays et dans l’enthou
siasme général, la secrétaire d’Etat Hillary Clinton s’est engagée à ce que les EtatsUnis
fassent émerger une «génération sans sida».
La chef de la diplomatie américaine au
raitelle fait un rêve ? En tout cas, elle nous réclame d’en faire un : elle a demandé aux par ticipants d’«imaginer le jour où nous ne serons plus frappés par cette terrible épidé
mie et par les coûts et les souffrances qu’elle nous impose depuis bien trop longtemps».1
«On peut toujours envisager la fin de la pan
démie d’ici quelques années, observe le Pr Francis Barin (CHU Bretonneau, Tours), res
ponsable du Centre national français de ré
férence du VIH. On pouvait aussi l’envisa
ger il y a trente ans quand on disait que si tout le monde utilisait des préservatifs, il n’y aurait plus de transmission du virus. Or l’épidémie a continué sa progression. Dans un monde parfait, on peut éradiquer ce virus.
Dans le monde où nous vivons, cela semble difficile.»
A la différence notable d’Hillary Clinton, Bill Gates se méfie des rêves comme de la peste. «La fin de l’épidémie estelle en vue ? Non. Disposonsnous des outils qui y met
tront fin ? Non», atil déclaré à l’agence Reu
ters dans un entretien accordé en marge de la conférence de Washington. Le cofondateur de Microsoft et son épouse, Melinda, sont depuis plusieurs années déjà fortement im
pliqués dans la lutte contre le sida, le palu
disme et la tuberculose. Bill Gates s’inquiète tout particulièrement des conséquences des difficultés économiques auxquelles sont con
frontés les pays les plus riches, principaux donateurs pour la recherche contre le sida et le financement des antirétroviraux destinés aux personnes infectées les plus pauvres.
Selon le rapport préparé par les Nations Unies pour la conférence de Washington, le financement de la prévention et des traite
ments s’est situé à hauteur de 16,8 milliards de dollars en 2011. Près de la moitié de cette somme a été fournie par le monde dévelop
pé, la contribution des EtatsUnis étant de l’ordre de 4 milliards de dollars. Les pays pauvres et émergents assument quant à eux une part de plus en plus importante de ce fi
nancement : il a été de 8,6 milliards de dol
lars en 2011 et a, pour la première fois, dé
passé celui des pays riches.
L’ONU a ici fixé l’objectif des investisse
ments dans le monde à 24 milliards de dol
lars par an d’ici à 2015, soit 9 milliards de plus que les 15 milliards mobilisés en 2010.
Serontils disponibles ? Et quel sera l’impact de l’actuelle crise économique et financière sur le financement de la recherche et des traitements ? Sur ce thème, la conférence de Washington n’est pas non plus sortie du re
gistre incantatoire. «Nous vivons actuelle
ment dans une période d’une incroyable in
point de vue
Virus VIH fixé sur un lymphocyte CDC/C. Goldsmith
42_45.indd 3 13.08.12 09:10
Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 15 août 2012 1573
: A randomised trial. J Phy- siotherapy 2012;58:17-22.
certitude quant au fait de savoir comment maintenir de solides financements», résume Bill Gates.
Et quels que soient les progrès importants accomplis pour accroître le nombre de per
sonnes traitées dans les pays les plus tou
chés, M. Gates estime que la pandémie ne pourra pas être vaincue par les seuls médi
caments antiviraux. Selon lui, seul un vaccin efficace permettra de progresser vers l’éra
dication. Dans l’attente, il estime que per
sonne ne doit penser que les outils actuels, thérapeutiques et préventifs, permettront de réaliser le rêve de la disparition du VIH. On pourrait même redouter que, médiatisée à très haute dose, l’expression de la croyance en un monde très prochainement débarrassé de ce fléau ait rapidement des effets pervers en termes de prévention individuelle et d’en
gagements financiers collectifs.
Porteparole depuis trois décennies de la communauté médicale occidentale, l’immu
nologiste Anthony S. Fauci dirige, à 72 ans, l’Institut américain des allergies et des ma
ladies infectieuses. Il estime pour sa part qu’il est possible, avec plus de science et plus d’ar
gent, de relever l’«énorme défi» de l’éradi
cation. Il a aussi eu cette adresse en direc
tion des politiques et de Big Pharma : «Il n’y a aucune excuse scientifique permettant de dire que nous ne pouvons pas le faire.» El
ton John a une solution, miraculeuse. Il l’a proposée à tous et à chacun lors de la messe de Washington : «Plus que de l’argent et des médicaments, nous avons besoin d’amour».
Auraitil oublié, ce chanteur, que l’amour (qui, comme tout, peut se monnayer) peut égale
ment être un médicament ?
Jean-Yves Nau jeanyves.nau@gmail.com
Le texte de cette chronique a initialement été publié sur le site Slate.fr
1 Pour sa part, Marisol Touraine, ministre française de la Santé, a déclaré le 25 juillet à Washington : «Nous de- vons prévenir plus efficacement la contamination par le VIH. Nous devons trouver les solutions qui nous permet- tront de détecter et de traiter plus rapidement la maladie : je pense notamment à la prophylaxie préexposition, au dépistage précoce, ou à l’autodiagnostic. Je veux dire clai- rement les choses : éradiquer l’infection par le VIH n’est plus une utopie.»
42_45.indd 4 13.08.12 09:10