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Quelques repères pour une écologie du travail humain

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Academic year: 2022

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Quelques repères pour une écologie du travail humain

RAFFESTIN, Claude

RAFFESTIN, Claude. Quelques repères pour une écologie du travail humain. Le Globe , 2003, no. 143, p. 47-58

DOI : 10.3406/globe.2003.1470

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4398

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QUELQUES REPERES POUR UNE ECOLOGIE DU TRAVAIL HUMAIN

Claude RAFFESTIN Université de Genève

Ce n'est évidemment pas sans appréhension que l'on aborde, aujourd'hui, la question du travail dont la fin est de plus en plus souvent annoncée dans toutes sortes d'essais dont les auteurs se réclament d'une quelconque science de l'homme qu'il s'agisse de l'économie, de la sociologie, de l'histoire ou de la science politique pour ne citer que celles-là. Ces essais s'inscrivent d'ailleurs dans une perspective qui n'est pas vraiment nouvelle : celle de la fin des choses. Il y a un siècle, on ne parlait pas de la fin mais de la mort de ceci ou de cela. Dans la société actuelle, on a tout simplement substitué le mot fin à celui de mort qui fait moins peur dans un monde où l'anéantissement du corps est particulièrement redouté. L'histoire ne nous apprend pas nécessairement grand-chose sur ce qui nous attend mais elle a le mérite de nous mettre en face de nos répétitions et de nos bégaiements incessants. Elle nous renseigne sur nous-mêmes et ce n'est déjà pas si mal. Si l'on savait l'utiliser dans cette perspective, on éviterait probablement de donner trop facilement cours légal, dans nos esprits, à cette monnaie qui perd de la valeur à peine est-elle en circulation. Je veux parler du prêt-à-penser. Il est très surprenant de constater que cette monnaie, condamnée à la dépréciation rapide, est mise en circulation à une vitesse folle.

L'ouvrage de Jeremy Rifkin "The End of Work" appartient à cette catégorie. Il est fabriqué avec toutes les apparences du sérieux scientifique à grand renfort de statistiques qui démontrent effectivement que plus du 75 % de la force de travail occupée dans la majeure partie des nations industrielles est destiné à être remplacé par des machines parce que les fonctions exécutées sont simples et peuvent être transférées à des systèmes automatiques. Ce processus est appelé re-ingineering et menace évidemment un grand nombre de postes de travail. A l'aide de données, qui ne sont d'ailleurs pas contestables, il est aisé de montrer que cela se traduit par un chômage considérable puisque, dans beaucoup de pays, le

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10 % de sans travail a été atteint voire dépassé. On sait par ailleurs que dans les années 80 beaucoup d'économistes ont déclaré qu'un taux de chômage de 5 à 5.5 % était un taux "physiologique" admis comme normal. Il faut toujours se préoccuper lorsque dans les sciences de l'homme, se déclenche un processus de naturalisation de certaines notions. En effet, parler d'un taux physiologique c'est naturaliser une notion sociale même si on fait la part de la rhétorique métaphorique propre à chaque discipline. Il est intéressant de noter que toutes ces données, qui ne peuvent guère être mises en doute, ne concernent qu'un petit segment du temps, celui que nous sommes en train de vivre. On peut se demander, en effet, et il faut se le demander, s'il est vraiment satisfaisant d'inférer d'une déchirure actuelle, la continuation du phénomène. On ne peut pas raisonnablement extrapoler du chômage actuel une disparition progressive du travail. On ne le peut pas, dans l'exacte mesure où l'histoire nous montre assez clairement que le phénomène a déjà eu lieu à diverses époques. 11 est tout aussi vain de parler de la fin du travail que de la fin de l'histoire. Dans les deux cas, on a affaire à un raisonnement métonymique qui n'a pas de sens : on infère d'une modification ou si l'on préfère d'une discontinuité, à court terme, un changement durable et définitif, à long terme. C'est pourquoi je voudrais reprendre la question du travail dans son déroulement à grands traits.

Qu'est-ce que le travail ?

Au sens anthropologique, il s'agit d'une catégorie bio-sociale, une entité à deux faces - énergie et information - qui est le pouvoir originel et essentiel de l'homme : le travail est "indépendamment de toute forme de société la condition indispensable de l'existence de l'homme, une nécessité éternelle, le médiateur des échanges organiques entre la nature et l'homme" (Marx). Je sais qu'on ne lit plus Marx et qu'on ne le cite pas davantage, mais pourtant, il est probablement celui qui a écrit les choses les plus pertinentes sur le travail ! Tous les écosystèmes humains qui ont été construits jusqu'à aujourd'hui sont des produits du travail quelle que soit la nature de celui-ci. En effet, tout écosystème humain est le résultat d'une projection de travail dans un écosystème naturel qui s'en trouve partiellement ou complètement transformé. Que cesse la projection de travail dans un système humain et celui-ci s'effondre peu à peu. Cette

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projection du travail s'est d'abord faite par domestication et ensuite par simulation. Je considérerai d'abord le premier processus.

L'idée courante qui vient immédiatement à l'esprit quand on parle de domestication est celle d'apprivoisement, d'assujettissement et d'asservissement. Appliquer le terme à des organismes vivants et à des écosystèmes, c'est mettre en évidence leur soumission à l'homme et leur utilisation par celui-là. Mais parler ainsi d'une adaptation aux besoins de l'homme n'explique pas vraiment le processus.

La domestication conduit à produire des systèmes vivants qui ne peuvent plus se passer de l'homme et qui, par conséquent, disparaissent lorsque l'homme cesse de s'en occuper : "... on peut considérer qu'il y a complète domestication lorsque la plante ou la bête, profondément transformée par le travail humain de sélection, ne peut, sans l'assistance humaine, ni se protéger, ni se nourrir, ni se reproduire"1. Cela revient à dire que les organismes ou les écosystèmes domestiqués sont différents de ce qu'ils étaient avant l'intervention humaine. Dès lors qu'ils ne peuvent plus subsister sans l'assistance humaine cela signifie que l'homme a privilégié chez eux certains caractères et qu'il en a éliminé d'autres ne présentant pas d'utilité par rapport à son projet. Par la domestication, l'homme produit de la diversité, par hypertrophie ou par atrophie, celle-ci pouvant confiner à la disparition de tel ou tel caractère.

A partir d'une bio-diversité donnée, il est loisible, par le travail, de dessiner un autre tableau du vivant, une autre bio-diversité dont les interrelations et les morphologies sont modifiées. Ce processus d'intégration du vivant à l'histoire humaine, dont la flèche du temps est irréversible, implique une dépendance à l'endroit du temps humain et par conséquent un changement d'échelle de temps pour les espèces et les écosystèmes domestiqués. À l'échelle de temps originelle se substitue une échelle de temps définie par les usages sociaux que l'homme fait des

"objets" domestiqués. A partir d'un objet vivant donné, sorti de son temps naturel propre, un autre objet est produit et intégré au temps social du groupe qui l'a domestiqué. L'objet domestiqué est, en fait, un nouvel objet qui reflète la marque du système d'intentions encadré par la culture du groupe. La nouvelle bio-diversité produite est adaptée aux usages sociaux. Mais que cesse la domestication, parce que les usages sociaux se modifient, et c'est toute la bio-diversité produite qui est mise en cause. Si les usages s'estompent ou disparaissent, alors les hommes ne consentent

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plus l'énergie et l'information nécessaires à l'existence des objets domestiqués qui, laissés à eux-mêmes, vont tout simplement péricliter et mourir. La bio-diversité produite est temporellement instable puisque ce sont les usages qui en définissent les durées d'existence. Ce sont les usages sociaux qui conditionnent la projection du travail.

Mais les échelles de temps ne sont pas les seules en cause. L'échelle spatiale est également modifiée. Les ressources étant limitées, le processus de domestication conduit aussi à sélectionner les lieux dans lesquels l'homme investit ses efforts et, par là, substitue à l'échelle de la diffusion naturelle, l'échelle des usages dans l'espace. La géo-diversité en est donc affectée et là encore on assiste à une production "d'espaces" par exaltation de certains lieux et mise à l'écart d'autres lieux. Les choix relatifs aux localisations, révélés par l'observation dans le terrain ne laissent pas d'étonner parfois. Pourquoi de deux lieux, pourtant voisins et apparemment semblables quant à leurs caractéristiques, l'un est nettement préféré à l'autre ? Des raisons historiques, parfois, peuvent être avancées, mais alors elles renvoient à la culture qui ne fournit pas toujours une réponse univoque sinon à travers une modification des usages, induite par un nouveau système d'intentions, dont la nature peut être politique ou économique, par exemple. Là encore, comme pour le temps, la géo- diversité n'est pas stable. Une lecture diachronique de la géo-diversité produite montrerait, si elle était entreprise, qu'il n'y a de nécessité géographique que parce qu'il y a de l'histoire. Une plaine, une montagne ou un fleuve sont déclinés différemment au cours du temps par les sociétés qui les "utilisent". A partir d'une même géo-diversité donnée, l'homme produit des géo-diversités nouvelles et différentes. Celles-ci ne sont alors rien d'autre que des images de la géo-diversité originelle remodelée et réordonnée. Pour prendre une métaphore graphique, on peut dire que l'image de la géo-diversité originelle est en quelque sorte une anamorphose dont il faut retrouver le modèle de déformation explicite ou implicite. Ces images sont des caricatures de la nature, donc des systèmes de différences pertinents et cohérents mais déformés. Cela dit, tout modèle est une caricature et la diversité produite est une caricature de la diversité donnée à beaucoup d'égards : "L'art du caricaturiste est de saisir ce mouvement parfois imperceptible, et de le rendre visible à tous les yeux en l'agrandissant. [...] Il réalise des disproportions et des déformations qui ont dû exister dans la nature à l'état de velléité, mais qui

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n'ont pu aboutir, refoulées par une force meilleure".2 La domestication, sans le savoir, s'apparente à l'art du caricaturiste. N'est-elle pas au fond une théorie implicite et pragmatique de la caricature appliquée à la nature, à la diversité donnée, pour produire une diversité par hypertrophie ou par atrophie, c'est-à-dire selon une loi de croissance allométrique ?

La production de la diversité joue donc sur les échelles. Elle part d'un objet donné à l'échelle 1/1 dans lequel elle sélectionne des caractéristiques dont elle change les échelles par rapport au tout. Certains éléments sont traités à l'échelle 1/n, n pouvant être supérieur à 1 dans le cas de l'atrophie ou inférieur à 1 dans le cas de l'hypertrophie : l'objet domestiqué produit est alors au plein sens du terme une caricature de l'objet donné. En somme, la diversité produite devient une fonction du jeu des échelles commandé par des choix culturels qui mettent l'accent sur tel ou tel élément de l'objet donné comme moyen de remplir un usage spécifique. Les choix culturels, qui modifient la nature originelle des objets donnés, sont, dans ce cas, assimilables à des projections cartographiques qui modifient la représentation de l'objet géographique.

Par la domestication, l'homme ne modifie pas seulement la bio- diversité et la géo-diversité, mais encore lui-même puisque ses relations ont lieu dans un environnement transformé. Par son action, l'homme pratique une sorte d'auto-domestication, sans le savoir ni le vouloir, au cours de laquelle il modifie son corps et aussi sa pensée. L'évocation de cette question, que je ne traiterai pas, a simplement pour objectif de montrer que le processus de domestication a des effets multiples. En tant que processus de transformation, la domestication est donc destruction partielle de l'objet naturel et construction d'un nouvel objet fait de nature et de culture qui sont souvent mêlées d'une manière indissociable. Dans ce processus de domestication, le rôle du travail est celui que lui assigne Moscovici dans l'état de nature organique et dans l'état de nature mécanique. Dans le premier cas, l'habileté est essentielle et on ne cesse pas de la perfectionner : l'énergie humaine transformée et alliée à des informations qu'on peut qualifier surtout de savoir-faire tient une place considérable. Dans cet état de nature organique, toute l'écogenèse repose sur le travail humain et rien ne fonctionnerait sans lui. Les écosystèmes humains agraires et urbains nécessitent une débauche de travail sans laquelle tout s'effondrerait rapidement. Il en va de même dans l'état de nature mécanique encore que dans ce cas précis le travail d'invention

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joue un rôle de plus en plus grand puisque l'on transfert l'information à des machines, même rudimentaires, à des instruments abstraits tels que des algorithmes par exemple lorsqu'il s'agit de modèles mathématiques.

Le problème est encore plus aigu avec le processus de simulation.

Quand bien même la domestication a prédominé longtemps dans les processus d'ajustement des différents environnements physique et social, pour les transformer en "territoires de vie", l'autre processus, celui de simulation, n'a jamais été absent puisque dans toute opération de création de la diversité, on peut retrouver un projet ou un modèle de base implicite ou explicite.

La simulation ne part pas, comme la domestication, de l'échelle 1/1 pour ensuite jouer sur l'objet en le déformant, mais procède d'une image réduite d'un objet à produire. L'échelle de l'image réduite étant à l'échelle 1/n (n étant plus grand que 1). La méthode de la simulation étant progressive et non pas régressive comme celle de la domestication. Pour reprendre les catégories de Moscovici des états de nature, on peut prétendre que la part de la simulation n'a fait que croître de l'état de nature organique à l'état de nature synthétique ou cybernétique en passant par l'état de nature mécanique. Le rôle croissant de la simulation est en corrélation positive avec celui du travail d'invention. La limite du processus de simulation serait la création d'un monde entièrement produit par l'homme, à l'échelle 1/1, à côté du monde réel ! Entreprise démente qui n'est pas sans rappeler l'apologue de Borgès dans lequel l'empereur fait lever la carte à l'échelle de l'empire3 ! Comme le logicien ne manquerait pas de le dire : où mettrait-on ce "monde nouveau" doublant le monde donné ? Dans ce cas, et dans ce cas seulement, la contrainte logique mise à part, on aurait un maximum de diversité, produite à partir d'un minimum de diversité donnée.

Parviendrait-on alors à maîtriser cette diversité produite mieux qu'on ne maîtrise celle donnée ? On peut en douter. Qui ne connaît l'expérience de Biosphère 2 aux Etats-Unis qui a consisté à faire vivre des hommes et des femmes dans une série d'écosystèmes, créés de toutes pièces, devant assurer une autonomie suffisante à la vie humaine. Assez rapidement on s'est rendu compte, malgré la présence de nombreux végétaux, qu'il y avait un problème d'oxygène. Même si on a identifié, après coup, la raison de cette défaillance, il a fallu injecter rapidement de l'oxygène pour éviter l'asphyxie des "habitants" de Biosphère 2.

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Vico avait peut-être raison de dire qu'on ne connaît bien que ce qu'on fabrique, mais cette connaissance n'en demeure pas moins fragmentaire car les nouvelles relations qui s'établissent entre les éléments produits nous échappent dans une large mesure, en ce sens que leur interaction acquiert une vie propre à la connaissance de laquelle il faut s'attacher. On constate donc que cette volonté de maîtrise de tout le processus par l'homme correspond au désir d'éliminer le risque, ce qui est, évidemment, impossible. Ce désir toujours incomplètement satisfait relance la volonté de connaître. Même avec la simulation, l'histoire n'a pas de fin, au contraire celle-là relance celle-ci.

Cette tentative d'éliminer le risque nous propulse vers une situation utopique. La relation entre simulation et utopie n'est pas accidentelle.

L'utopie, qui renvoie à une situation "parfaite", du moins considérée comme telle par ceux qui l'imaginent, est une bonne illustration de la simulation puisqu'elle est construite à partir de caractères élémentaires empruntés à des objets réels, détachés de leur contexte, mais arrangés et réordonnés de manière à constituer une unité entièrement nouvelle.

Simulations purement intellectuelles, les utopies de l'Antiquité jusqu'à nos jours n'ont, sauf rares exceptions avortées, pas eu d'effet de transformation sur le monde réel : elles ont produit de la diversité virtuelle dont l'incorporation à l'imaginaire social a cependant marqué la mémoire collective. L'histoire de la cité idéale d'Hippodamos de Milet à Le Corbusier est une magnifique introduction à la simulation.

Avec l'avènement du machinisme, de la chimie de synthèse et de l'ordinateur, entre autres choses, la simulation est devenue un processus d'une importance considérable dans les sociétés techniciennes. En effet, elle est une exploration algorithmique génératrice d'images et de modèles qui inventent des "natures" dont les échelles sont choisies au gré de l'utilité recherchée. Par la simulation, on a produit des dizaines de milliers de matières qui n'existaient pas à l'état naturel et qui sont le fruit de synthèses complexes et l'on a corrigé, modifié et même inventé du vivant en partant de la génétique. Toute cette diversité fait aujourd'hui partie de notre environnement et dans bien des cas, elle est même responsable de la destruction partielle de celui-là. Elle n'est pas maîtrisable puisque dans la plupart des cas, on ignore ses effets qu'on ne découvre souvent que longtemps après. Qui ne connaît l'exemple du DDT, qui tout en ayant permis de sauver des millions de gens s'est ensuite retourné contre la vie

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humaine elle-même à travers la chaîne alimentaire rendue toxique à long terme ? Beaucoup d'autres exemples, moins connus, pourraient être invoqués à l'appui de cette thèse. Les risques pour le corps de la terre, pour le corps de l'homme et pour le corps social sont énormes et, dans une large mesure, imprévisibles à court terme.

De proche en proche, par la simulation, l'homme a conçu et fabriqué des écosystèmes dont la diversité est entièrement produite. La ville est l'exemple le plus caractéristique de ces écosystèmes entièrement produits.

La ville se profile avec éclat sur l'horizon de notre quotidien, éclat si fort que pour un nombre croissant de ses habitants les rapports avec la diversité donnée sont de plus en plus rares. L'homme de la ville est plongé dans un univers qui le façonne presque entièrement : ses relations sont conditionnées bien davantage par la diversité produite que par la diversité donnée dont les rémanences sont de plus en plus discrètes.

A considérer les problèmes actuels, force est de reconnaître que la ville échappe aux individus qui l'habitent d'une part et aux autorités chargées d'en assurer la gestion d'autre part. Ce n'est pas que la ville serait brusquement pourvue d'une vie propre incontrôlable, c'est que la ville est devenue le lieu de relations multiples déclenchées par des sphères dont l'autonomisation atteint un degré extrême. La ville est livrée, par le jeu des marchés légaux ou illégaux, à la monnaie dont les flux, font et défont les morphologies urbaines, modifient ou détruisent le tissu social, bref transforment la société.

La simulation contemporaine commence toujours par des jeux d'argent : il s'agit, chaque fois, d'évaluer le coût de telle production de diversité et surtout d'en escompter les bénéfices, évidemment monétaires.

Il est devenu banal pour les économistes de faire une évaluation des richesses "naturelles", c'est-à-dire de toute cette diversité donnée, en termes monétaires. Tout a un prix et tout peut en avoir un, de l'inorganique à l'organique, de l'objet à l'homme. La valeur d'échange l'emporte sur la valeur d'usage dans la ville, d'où une instabilité des rapports puisque les prix peuvent varier dans le temps court.

Alors que la domestication accordait encore une grande importance aux choses réelles, la simulation travaille davantage sur le signe des choses d'où le rôle accru de la monnaie. La régulation de l'usage des choses ne se situe plus dans les choses elles-mêmes mais dans les signes monétaires qui les représentent.

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Désormais le champ est libre à la production de diversité entièrement conditionnée par les flux de capitaux qui se déplacent d'un point à un autre de la planète. La vitesse de circulation et l'accumulation de la monnaie décident de la diversité produite. Plus rien n'est à l'abri de ces bouleversements : ceux qui possèdent les capitaux et l'information scientifique sont en train de faire main basse sur la bio-diversité des pays du Sud, c'est-à-dire de la confisquer au niveau génétique pour se livrer à de vastes opérations de manipulation pour exploiter la diversité qui sera l'objet de marchés lucratifs.

Le Nord, après avoir détruit beaucoup de diversité donnée, dans le passé, est en train d'en découvrir l'importance économique et cherche à s'en assurer la disponibilité. Dans le même temps, il modifie la socio- diversité qui pourrait faire obstacle à ses projets. Cela revient à dire qu'il tend à homogénéiser les populations dont les différences ne lui semblent pas pertinentes. Autrement dit, on est en train de faire avec la socio- diversité ce qu'on a fait autrefois avec la bio-diversité qui n'était pas jugée compatible avec les usages que l'on voulait promouvoir d'où la disparition de pratiques et de connaissances qui s'enracinaient dans des cultures traditionnelles. Qui pourrait prétendre que nous n'aurons pas besoin des apports de ces cultures traditionnelles et qu'elles ne seront pas à un moment donné, pour demeurer dans la logique cynique de celle décrite plus haut, utiles au Nord et à leur tour "objet" de marché ?

N'assiste-on pas, en effet, depuis déjà un bon nombre d'années, dans nos régions, à des tentatives de réinvention de la socio-diversité traditionnelle pour en faire, à travers le tourisme et les activités de loisir, des objets de marché ? Bien sûr, ce ne sont là que des images dont la reproduction n'a plus rien à voir avec la réalité vécue. La simulation nous propose de plus en plus d'images et nous contraint, faute de mieux, à les habiter et à les traverser. Potemkine avec ses villages factices destinés à tromper Catherine II sur le véritable état de la Russie, quand bien même l'anecdote serait apocryphe, pourrait être l'ancêtre de la simulation opératoire, en matière de socio-diversité produite à l'échelle 1/1. Dans le processus de simulation, le travail d'invention devient la part la plus importante du travail, travail qui est composé de fort peu d'énergie mais en revanche de beaucoup d'information. Nous vivons dans un monde où l'information est devenue absolument prépondérante alors que l'énergie humaine a presque totalement perdu sa valeur. C'est pourquoi

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l'expression force de travail est obsolète dans la mesure où ce qui importe dans le travail ce n'est pas l'énergie, mais bien l'information avec laquelle elle se combine. Mais, il ne s'agit pas de n'importe quelle information puisque celle-ci doit être adaptée au lieu et au moment.

Si nous revenons à la composition du travail - énergie/information - on constate qu'au fil du temps, l'énergie biologique de l'homme a joué un rôle toujours plus faible alors que l'information a pris une importance de plus en plus considérable. Autrement dit, le travail n'a pas disparu, mais il s'est transformé d'une manière absolument extraordinaire. L'énergie humaine qui était au début primordiale s'est effacée devant des formes d'énergie très diversifiées dont la puissance a permis de faire fonctionner des machines auxquelles on a transféré, sous forme de programmes, beaucoup d'informations répétitives. Bien que le temps manque pour s'y attarder, il convient de revenir à la conception de Serge Moscovici qui a distingué divers états de nature dans lesquels le travail constitue la clé de voûte : les états de nature organique, mécanique et synthétique ou cybernétique.

Au fil du temps, dans ces divers états, le travail de reproduction devient toujours moins important alors que le travail d'invention voit sa signification croître. Dans le processus de domestication, la part de l'énergie est encore très grande relativement à l'information tandis que dans la simulation, c'est le contraire, l'information et l'invention l'emportent.

Le drame que nous sommes en train de vivre est celui de la crise du travail de reproduction, toujours moins nécessaire face au travail d'invention dont le rôle est primordial. Produire un bien demande toujours moins de travail de reproduction et toujours plus de travail d'invention. Nous sommes à un moment particulier de l'histoire du travail. En effet, la part du travail de reproduction est faible par rapport à la part du travail d'invention et par conséquent tous ceux qui assument la charge du premier sont menacés, à court terme, par rapport à ceux qui assument le second. Le cas de la FIAT, en ce moment, est exemplaire. On diminue drastiquement des centaines de postes de travail de reproduction, mais simultanément, on embauche des ingénieurs et des spécialistes de la gestion et du marketing.

Il est évident que lorsque le taux de profit d'une entreprise tombe au- dessous du taux de rendement financier de l'argent, on restructure en

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mettant au chômage une partie de la main-d'œuvre de reproduction et on lui substitue du travail d'invention, de manière à augmenter, par injection d'information, la productivité.

Dans ces conditions, il est apparemment raisonnable de penser que le processus va se poursuivre et que partout où la technologie pourra remplacer le travail de reproduction, la substitution aura lieu avec les conséquences que l'on sait. Malgré cela, il ne me semble pas que l'on puisse adopter une vision fataliste qui consiste à dire que c'est la fin du travail et je voudrais m'en expliquer pour conclure.

Tout d'abord, il convient de rappeler que les écosystèmes humains ne peuvent pas subsister sans travail car alors ils se dégradent et se détruisent peu à peu, induisant des coûts multiples tant dans le domaine de l'environnement physique que dans celui de l'environnement social.

Et ces coûts qu'on le veuille ou non, il faut les assumer au risque dans le cas contraire de provoquer des cassures ou des déchirures qui seront, à un moment ou à un autre, à réparer pour pouvoir continuer à agir. En d'autres termes, si le travail de reproduction, de plus en plus dévolu à des machines, n'est guère apprécié, on peut penser que d'autres formes de travail sont nécessaires, comme celui de régulation en particulier qui est de plus en plus nécessaire pour maintenir en état de fonctionnement les écosystèmes humains.

Jusqu'à aujourd'hui, on n'a pas beaucoup tenu compte de ce travail car il n'est pas producteur au sens strict de richesse sous forme de biens et de services. En revanche, il permet de préserver les éléments nécessaires à toute production de biens et de services. Ce travail de régulation n'est que rarement assumé dans nos sociétés sinon sous sa forme la plus rudimentaire à savoir le nettoyage et l'entretien pour l'environnement physique et la police dans l'environnement social.

Il existe évidemment bien d'autres formes de travail de régulation.

Ces formes supposent des formations complexes qui n'ont jusqu'à maintenant guère été dispensées et pour lesquelles il y a une forte demande qui ne peut pas être satisfaite L'exploration du domaine de la régulation, en matière de travail, n'a pas été entreprise d'une manière approfondie et par conséquent on ignore les besoins à ce sujet. Comment répondre à des besoins qu'on ne soupçonne pas ? Le travail de régulation est l'une des clés du développement soutenable, mais il faut encore en prendre conscience.

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C'est assez dire, je pense, que le travail se transforme mais ne disparaît pas. Pour l'instant nous vivons le choc de la disparition des emplois sans formuler les questions indispensables pour créer des emplois devant répondre à des besoins bien réels mais non satisfaits.

Contrairement à Rifkin, je ne crois pas à la fin du travail mais à sa transformation profonde qui va induire des demandes de formation pour lesquelles il faudra presque tout inventer de manière à disposer de connaissances et d'informations pour répondre à des problèmes qui sont formulés chaque jour, ici et là, dans la société. Nous sommes en panne d'imagination et cela parce que nous ne réfléchissons pas assez d'une manière interdisciplinaire sur les problèmes des autres.

La connaissance ne doit pas discriminer, mais intégrer et c'est certainement une des clés de l'invention et de l'imagination. Je veux dire par là que ce n'est pas la réalité qui doit se plier aux connaissances acquises mais bien la connaissance qui doit se plier aux problèmes posés, ce qui revient à dire qu'il faut la combiner de toutes parts pour satisfaire des besoins. Le plus grand danger qui nous guette dans le travail qui nous est proposé aujourd'hui, c'est de vouloir mettre la réalité dans les cases de la connaissance au lieu d'intercaler des informations dans le feuilletage de la réalité pour créer des situations nouvelles.

La révolution dite technologique est aussi une révolution dans la manière d'utiliser la connaissance et de la combiner. La plus grande révolution n'est pas celle du "Hard" mais bien au contraire celle du

"Soft". D'ailleurs, les machines qui nous privent d'un travail ancien nous donnent en même temps des moyens pour créer du travail nouveau. Cette révolution qui vient, est encore largement à faire, et pour la faire il faut beaucoup de travail...

1 Paris, Gallimard, p. 9-58.

2 Henri Bergson, Le rire : essai sur la signification du comique, Paris, P.U.F, 1900, p. 20.

3 Cf. Jorge Luis Borgès, Histoire universelle de l'infamie. Histoire de l'éternité, Paris, Christian Bourgois, 1985, pp. 129-130.

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