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View of Éditer et commenter son oeuvre complète. Le défi d’Aragon

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Résumé

Le discours métatextuel d’Aragon dans son Œuvre Poétique (1974-1981) demeure incompris. À la fois commentateur et éditeur de ses œuvres complètes, situées dans leurs circonstances grâce à des paratextes et documents très variés et surprenants, l’auteur s’y expose, jouant avec le modèle de Mémoires attendus, mais surtout essayant d’anticiper et de contrôler la réception de son œuvre. Il pointe ironiquement les risques politiques et littéraires, dessinant un éthos paradoxal, où la figure du supplicié côtoie la caricature. L’autre risque, qu’Aragon ne commente pas directement, est celui de refaire toute l’œuvre, car son écriture palimpsestueuse poursuit un dialogue intime et fantasmé avec André Breton.

Abstract

Aragon’s commentaries on his work in L’Œuvre Poétique (1974-1981) remain mis- understood. Both commentator and publisher of his own complete works, consider- ing their circumstances, using paratexts and very diverse and unexpected documents, the author exposes himself, seems give us his expected memoirs, but mostly tries to anticipate and control the reception of his work. With irony, he insists on literary and political risks, showing himself with paradoxical ethos, as tortured and as a caricature at the same time. Another risk, without any direct commentary, is to redo the whole work, because Aragon writes towards a palimpsest: he prolongs an intimate and imagi- nary dialogue with André Breton.

Josette P

intueles

Éditer et commenter son œuvre complète Le défi d’Aragon

Pour citer cet article :

Josette Pintueles, « Éditer et commenter son œuvre complète. Le défi d’Aragon », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 15, « Au risque du métatexte »,

http://www.interferenceslitteraires.be ISSN : 2031 - 2790

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Geneviève Fabry (UCL) Anke Gilleir (KU Leuven) Agnès Guiderdoni (FNRS – UCL) Ortwin de GraeF (Ku leuven) Jan herman (KU Leuven) Guido latré (UCL) Nadia lie (KU Leuven)

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Olivier ammour-mayeur (Université Sorbonne Nouvelle -–

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B 3000 Leuven (Belgium)

ComitésCientifique – WetensChaPPelijkComité

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Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 15, février 2015

é

diter et Commenter son œuvre ComPlète

Le défi d’Aragon

Dans l’étude qu’il a consacrée aux « seuils » ou paratextes littéraires, Gérard Genette condamne sévèrement le « triste gâchis »1 que représentent à ses yeux les commentaires d’Aragon au sein de son Œuvre Poétique : pour lui, ce sont de simples préfaces tardives aux œuvres poétiques, une confession tronquée, autocensurée pour des raisons politiques. L’infortune de cette étrange édition, annoncée comme des œuvres poétiques complètes et parue en quinze volumes, au Livre Club Diderot entre 1974 et 1981, semble lui donner raison. D’abord, Aragon, épuisé, a dû arrêter ses commentaires au milieu du tome VIII et laisser à Jean Ristat le soin d’en achever la publication ; elle a été remplacée chez le même éditeur par une deuxième version, enrichie par Édouard Ruiz et Jean Ristat de textes retrouvés, mais amputée de la plu- part des illustrations, qui est à son tour introuvable. Enfin, les commentaires d’Ara- gon – trois préfaces majeures exceptées2 – et beaucoup de documents choisis par lui n’ont plus été réédités, même à la faveur de la publication de ses œuvres complètes dans La Bibliothèque de la Pléiade. L’importance de ce métatexte est étrangement négligée par les contemporains, alors même que les interventions d’Aragon dans les médias, audiovisuels et journaux, devenaient rares3 : elle est aujourd’hui oubliée.

Or, l’œuvre, car c’en est une, est originale, hybride et complexe, et les lectures, qui généralement s’attachent à sa seule dimension autobiographique, alors même qu’on relève nombre d’erreurs chronologiques, en sous-estiment la portée. Le ras- semblement des poèmes s’accompagne d’un ensemble hétérogène de documents destinés à les éclairer : articles, préfaces à des expositions, traductions, aussi bien que des textes allo- graphes ; enfin, un dispositif labyrinthique d’introductions, parenthèses et notes. La poésie n’y occupe4 qu’environ la moitié des quinze tomes ; un peu plus du tiers des huit premiers, relus et commentés par Aragon, à condition d’y inclure, comme lui, Les Aventures de Télé- maque, Le Paysan de Paris et quelques fragments sauvés du manuscrit de La Défense de l’Infini.

Pourquoi Aragon a-t-il pris le risque d’accompagner sa poésie d’un appareil si complexe, d’une telle accumulation de documents, qui noie ses poèmes et semble mettre sur le même plan l’œuvre et son ombre, alors que les auteurs, même lorsqu’ils visent l’édition exhaustive de leur œuvre, la distinguent en général de ses « scories », articles ou discours de circonstance? Il y paraît d’abord soucieux d’anticiper et de

1. Gérard Genette, Seuils (1987), Paris, Seuil, « Points Essais », 2002, pp. 252-253.

2. « Écrit au seuil », « L’homme coupé en deux » et le début de « J’appelle poésie cet envers du temps », préfaces des tomes I, II et IV respectivement, ont été repris par Olivier Barbarant, sous le titre « Écrits sur la poésie », à la fin de son édition des Œuvres poétiques complètes d’Aragon (Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, tome II – désormais, OPC).

3. Essentiellement, un entretien avec Jean Ristat, « Vingt-six questions à Aragon », dans Le Magazine littéraire, n° 89, juin 1974 (OPC II, pp. 1389-1392) et un entretien pour la Radio suisse romande, diffusé le 6 octobre 1977.

4. « Ces livres où le domaine poétique s’étend à des écrits qu’on ne tient généralement pas pour de la poésie » (OPC II, p. 1405).

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contrôler la réception future de ses œuvres en explicitant toutes leurs circonstances, quitte à revenir sur les précédents métatextes, notamment les préfaces des Œuvres romanesques croisées, que Genette trouve plus « réconfortantes »5. Il met de ce fait en jeu la légitimité de ce métatexte, en un siècle qui a vu la remise en cause de la notion d’« auteur », puis la reconnaissance des métadiscours autobiographiques et géné- tiques, avant l’engouement pour ses interventions médiatiques les plus variées…

À la charnière des deux premières époques, la légitimité des métatextes se pose en outre à propos du rôle joué par Jean Ristat. Aragon semble ainsi proprement

« exposer » son autorité, la mettre en jeu dans un espace public politique et littéraire, dont participe le choix de l’éditeur. Enfin, la reprise des précédents métatextes ne pouvait pas, chez lui, ne pas s’accompagner d’une tentation de les modifier, de les compléter et parfois de les infléchir, en une démarche palimpsestueuse6 : le métatexte devient un nouveau texte.

1. o

riginalitédumétatexte

Aragon fournit un métatexte hybride et iconoclaste, ce qu’a bien noté Genette, tantôt situé dans les paratextes – préfaces, notes, titres – tantôt dans les documents joints – conférences, discours, articles, dont certains allographes. Au départ, cependant, Jean Ristat devait assurer les notes de cette édition sous le nom de « Hors d’œuvre », à la fin de chaque volume7; mais ces « Hors d’œuvre » débordent vite de leur cadre et Aragon en garde la maîtrise, ce que Ristat reconnaît sans peine (XV, p. 508). Ce dispo- sitif original est resté incompris.

Dans le préambule, « Écrit au seuil », Aragon présente son projet d’œuvres complètes comme une nouvelle œuvre, insistant sur le « singulier viril » du titre et défiant une modernité qui, dans les années soixante-dix, lui préfère la notion de

« texte ». En commentant et en reconfigurant son œuvre, il remet aussi en jeu son image d’auteur consacré : à la fois poète de la Résistance, ce que confirme l’antho- logie de Seghers8, parue au moment où Aragon commence L’Œuvre poétique, et l’intellectuel du PCF le plus populaire et emblématique. Sa poésie est largement reconnue, sinon ses romans, popularisée par les mises en chanson et par l’institution scolaire.

Mais précisément, cette image de l’auteur n’est-elle pas tronquée ? L’Œuvre poétique est d’abord marqué par l’anamnèse de Dada et du Surréalisme, Aragon rap- pelant son rôle majeur dans leur naissance. Il avait pourtant lui-même encouragé son oubli au nom de la défense du réalisme, lors des batailles esthétiques et idéolo- giques de la Guerre froide et dans ses préfaces des Œuvre romanesques complètes. C’est pourquoi il inclut Les Aventures de Télémaque et Le Paysan de Paris dans L’Œuvre poé- tique. Il entend aussi soustraire son œuvre à l’étiquette du stalinisme à laquelle cer- tains voudraient la cantonner et, tout en réaffirmant son communisme, laisser aux jeunes générations, qu’il interpelle familièrement dans ses commentaires, un testa-

5. Gérard Genette, op. cit. p. 254.

6. Terme emprunté par Gérard Genette à Philippe Lejeune : Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Seuil, « Points Essais », 1982, pp. 505-509.

7. L’Œuvre Poétique, t. I, Paris, Livre Club Diderot, 1974, p. 34. Désormais, pour cette édition, nous n’indiquerons que le volume en chiffres romains, entre parenthèses dans le texte.

8. Pierre seGhers, La Résistance et ses poètes. France, 1940-1945, vol. I, Paris, Seghers, 1974.

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Josette Pintueles

ment politique et littéraire plus nuancé. Il met en garde les jeunes gens, à l’époque du Programme commun de la Gauche et s’appuyant sur ses écrits des années trente, contre les outrances du langage et le gauchisme, de même qu’il s’insurge contre la persistance de « l’image d’Épinal » (V, p. 43) du couple formé avec Elsa Triolet.

Se sachant attendu sur la reprise de ses poèmes les plus polémiques, comme

« Front rouge » et d’autres textes des années trente, il insiste sur le caractère exhaus- tif de l’ouvrage : « Y figure ce qu’on a retrouvé, que ce qui fut écrit me plaise ou non, aujourd’hui. Voilà, c’est dit ». Ses commentaires semblent donc prévenir les objections :

Cela dit, on s’attendait sans doute que j’en laisse aux lecteurs le soin de déduire le jugement que je porte de moi, sur cette époque de ma vie, d’une simple anthologie des poèmes écrits en ce temps-là. Mais, outre que cela ne pourrait jamais passer que pour une simple esquive, je ne puis vraiment m’y borner.

D’abord parce que, poèmes ou pas, mes écrits d’alors ne me satisfont ni du point de vue historique ni du point de vue poétique, créatif, n’est-ce pas ? Je les trouve mauvais… (V, p. 15)

Face à ces risques littéraires et politiques, Aragon justifie les métatextes de deux manières liées : l’exposition des circonstances, notion centrale chez lui, et la démarche généalogique.

Aragon a toujours réclamé, on le sait, qu’on date ses écrits : « Je ne crois pas qu’on puisse rien comprendre de moi, si l’on omet de dater mes écrits »9. Cette revendication ne répond pas seulement à ceux qui l’accusaient d’écrire une « poésie de circonstance », la plus décriée ; elle est plus ancienne : son extrême conscience de l’historicité des œuvres, depuis le Projet d’histoire littéraire contemporaine présenté à Jacques Doucet en 192310 et l’aventure dada, lui impose de « situer » celles-ci. Il écrit à Gaston Gallimard, en 1940 :

Je crois que progressivement, à l’épuisement des éditions anciennes, il y aurait intérêt pour la NRF à publier des éditions critiques de ces ouvrages, auxquelles je propose de faire une préface et des notes destinées à [...] “sensibiliser” ce public, pour l’intéresser à des ouvrages dont il saurait alors pourquoi, com- ment, quand ils ont été écrits, qui seraient enfin “situés” pour lui, littérairement et historiquement.11

Après les poèmes de la Résistance12, sur fond de Guerre froide, il continue à défendre la notion de « circonstance » dès ses Chroniques du bel canto, pour Europe, et il proclame jusqu’aux articles de 1954 dans Les Lettres françaises13 : « Il n’y a pas de poésie, si lointaine qu’on la prétende des circonstances, qui ne tienne des circons- tances, sa force, sa naissance et son prolongement »14. Ainsi, il salue en novembre

9. Louis araGon, « La Fin du Monde Réel », Postface des Communistes, dans Œuvres romanesques complètes, t. IV, éd. Daniel bouGnoux, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2008, p. 624.

10. Id., Projet d’histoire littéraire contemporaine, présenté par Marc dachy, Paris, Gallimard, « Di- graphe », 1994.

11. Lettre à Gaston Gallimard du premier février 1940, Correspondance générale, Aragon-Paulhan- Triolet, « Le temps traversé », s. dir. Bernard leuilliot, Paris, Gallimard, « Cahiers de la NRF », 1994, p. 76.

12. Voir la préface au Musée Grévin, « Les poissons noirs ou de la réalité en poésie » (OPC I, pp. 918-919).

13. Louis araGon, « Du sonnet », dans Les Lettres françaises du 4 mars 1954 (XII, pp. 26-28).

14. id., Chroniques du bel canto, Genève, Albert Skira, 1947, p. 24.

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1946 l’édition des œuvres complètes de Rimbaud dans la Bibliothèque de la Pléiade, qui inclut les devoirs du lycéen, ses vers latins et sa correspondance. Elle sonne, selon Aragon, la fin du ‘‘rimbaldisme’’ et les récupérations ‘‘partisanes’’ de l’œuvre du poète : « Voilà Arthur Rimbaud rendu à ses circonstances. Le temps des inter- prétations délirantes, des abus de textes, des annexions hasardeuses est passé »15.

Dans la dernière chronique, « Noël ou l’école buissonnière »16, Aragon défend les notes précisant les circonstances de la poésie : « C’est pourquoi je réclame à la poésie, claire ou non, des notes, des précisions historiques, qui loin de m’empêcher de rêver donnent à mon rêve l’immense champ de la réalité »17.

Aragon reste fidèle à cette méthode lorsqu’il écrit ironiquement en 1959, dans

« Comment parler de soi » :

Un poème, c’est daté comme un article. Pas seulement les miens. La différence est que le caractère circonstanciel de ce qu’il écrit est l’orgueil du journaliste, et, sinon la honte, du moins la pudeur du poète, qui cherche à l’effacer, pour une espèce de goût amer de l’éternité qu’il a dans la bouche, comme une gor- gée d’eau de mer. J’ai passé ma vie, relisant les autres, à tenter de restituer aux choses cette dernière ligne pâlie qui dit par exemple que ces phrases éternelles écrites par Théophile Gautier le furent durant les journées de juin 1848 ou cette fable à l’air innocent au lendemain du Deux-Décembre, par Marceline Desbordes-Valmore : aussi comprendra-t-on que, me relisant, je voie dans le miroir, par-dessus mon épaule, un monde que les vers autant que moi-même me montrent, le journal du temps traversé, l’histoire des autres, qui est aussi mon histoire.18

Aragon donne donc à lire, avec ses commentaires, des documents allographes choisis pour situer ses œuvres : l’article de Jacques Rivière sur Les Aventures de Télé- maque19, des poèmes de Robert Desnos, comme « Le banquet » et de Paul Éluard,

« Hymne à l’Autriche » et « Les vainqueurs d’hier périront ». Cependant, cet en- semble métatextuel, direct ou indirect, déborde rapidement les cadres chronolo- gique et générique établis. Les circonstances incluent même la réception de ses œuvres, y compris ses romans : non seulement Aragon insère l’article de Pierre Unik sur Hourra l’Oural, mais aussi ceux de Georges Sadoul sur Les Cloches de Bâle20 et Les Beaux Quartiers21. Ses « Notes pour un collectionneur » de 1922 sur Les Aventures de Télémaque y figurent, augmentées de celles de l’édition de 1966 et de l’Épilogue qui avait été supprimé pour cette dernière. Aragon se réfère aussi souvent à ses préfaces des Œuvres romanesques croisées et commente, sans la reprendre, la préface d’Étiemble au Roman inachevé, qu’il avait lui-même sollicitée (VI, pp. 14-15). En tenant compte des circonstances des années 1970 et du public auquel il s’adresse, il fournit donc un métatexte « au carré », métatexte des métatextes précédents.

15. Ibid., p. 190.

16. Ibid., pp. 231-258.

17. Ibid., p. 246.

18. « Comment parler de soi », reprise de l’article « Aragon vous parle : de lui-même » (France Nouvelle, n° 739, 1959), à l’occasion de la parution d’une anthologie de ses poèmes au Club du Meil- leur Livre, préfacée par Jean Dutourd, deuxième version de L’Œuvre Poétique, tome 5, pp. 915-924.

19. La Nouvelle revue française, 1er avril 1923.

20. Commune, n° 17, 1935, pp. 462-464.

21. Commune, n° 40, décembre 1936 (VII, p. 259-266).

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Josette Pintueles

D’autre part, le préambule de L’OP promet une reconstitution généalogique de l’œuvre, de « ce qui a pu s’engendrer à partir de ces origines » (I, p. 13), soit des premiers poèmes gardés, postérieurs à 1917. Aragon entend « suivre la piste ainsi laissée en la marquant de commentaires, en marge des écrits qui s’étendent à cette heure sur soixante-six années de [sa] vie » (OPC, II, p. 1394).

La piste, cependant, se fait labyrinthe. Les remarques de plus en plus pro- fuses, situées en notes, parenthèses et renvois d’un volume à l’autre : c’est le récit de l’œuvre complète en cours de rassemblement, sur un ton souvent familier, où l’au- teur se pose en commentateur et chercheur davantage qu’en re-lecteur de sa propre œuvre. Il raconte les circonstances aléatoires dans lesquelles il retrouve certains manuscrits : deux poèmes de 1920, « Aline » et « Ciel de lit », dans sa correspon- dance avec Gide, au Fonds Doucet ; sous le titre « Texte perdu et retrouvé (vraisem- blablement, été 1927) », le « beau manuscrit » de « Dans la forêt » (IV, p. 90) donne lieu à une note ironique mentionnant son prix au catalogue d’un libraire. Le poète détaille volontiers les aléas subis par ses manuscrits : il dit retrouver dans les papiers d’Elsa Triolet, au milieu de chroniques théâtrales, un poème rescapé d’un ensemble de poèmes perdus, écrits entre « la fin 28 et l’été 30 » : « De amore Elsae. Poème écrit dans les toilettes avec un couteau sur un mur »22.

Il établit aussi de nombreux rapprochements entre le passé et le moment où il rédige ses commentaires, y compris en datant les interruptions de son travail et les reprises : au tome VII, après le récit de la mort de Gorki, une parenthèse date la rédaction de février 1976, corrigée en note de bas de page : « Je relis ce livre fin février 1977. Ce livre a pris du temps » (VII, p. 152).

À une époque où sseules les interventions d’auteur autobiographiques ou génétiques sont considérées légitimes, comme le rappelle Gérard Genette à propos des « autocommentaires tardifs »23, ce geste peut être rapproché de celui de la « fa- brique » pongienne ; Aragon ne livre cependant pas de brouillon, ni de version anté- rieure, mais une scénographie de la mise en œuvre qui tient lieu de fil conducteur dans un dédale de digressions. Il l’inscrit dans les circonstances présentes et mime une communication spontanée avec les jeunes générations, par des interpellations familières et des allusions à l’actualité, aujourd’hui obscures.

Aragon veut leur livrer la totalité de son œuvre, pour en anticiper les futures lectures. Non seulement il déplore la perte de quelques textes qui lui manquent pour montrer la continuité de son œuvre, comme ces poèmes en prose qui devaient accompagner des bois gravés d’Hélios Gomez, à la manière de Gaspard de la nuit, confiés à un peintre espagnol, mais il regrette, dans « Écrit au seuil », de ne pouvoir reprendre ceux de Breton pour retracer la généalogie du Surréalisme.

C’est, en effet, pour lui, « une histoire qu’il demeure à écrire »24. Il critique la manière dont Maurice Nadeau en a rendu compte en 1964, dans son Histoire du surréalisme25 et raille sans la nommer la thèse de Michel Sanouillet, publiée en 1965, Dada à Paris. Il s’appuie, en revanche, sur ce que Philippe Soupault vient de dire à la radio en une note à « L’Homme coupé en deux » (OPC II, p. 1375). Cette mise en

22. Voir la note d’Olivier Barbarant (OPC II, pp. 1358-1359).

23. Gérard Gérard Genette, op. cit. p. 369.

24. « Note pour les lecteurs », I, p. 34.

25. Par exemple, la note 24 du tome III, p. 400, critique un détail sur Charlie Chaplin.

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perspective de l’histoire littéraire provient de sa volonté de maintenir un dialogue esthétique et politique avec la jeunesse : avec Jean Ristat, d’abord, et à travers lui, à la fois avec l’avant-garde de Tel Quel, dont Ristat a d’abord été très proche26 et avec les jeunes communistes, dans le droit fil de ses prises de position de mai 68, notamment.

Les commentaires de L’OP, dont le préambule, combattent les lectures tron- quées et partisanes de son œuvre. Par exemple, Aragon répond malicieusement à ceux qui imputent ses sonnets à un repli esthétique imposé par le parti, en pointant ceux, cachés dans la poésie de Breton et dans ses propres textes surréalistes, qui

« ne peuvent aucunement s’expliquer par la théorie de mon alignement politique à la circonstance et aux souhaits supposés de mes coreligionnaires, si j’ose dire » (OPC II, p. 1403).

Ces précautions pour conjurer l’oubli et les confiscations partisanes peuvent surprendre chez un auteur de la stature d’Aragon et dans ces années soixante-dix, où il semble dominer le champ littéraire ; Aragon gardait toutefois en tête, outre sa disparition de certaines anthologies littéraires contemporaines, l’exemple de Maïakovski, très présent dans L’OP, dont Elsa Triolet et sa sœur Lili Brik avaient eu tant de mal à faire éditer les œuvres complètes et à entretenir la mémoire en URSS27. En réclamant d’emblée l’« injustice » des lecteurs, Aragon semble avoir vu juste.

2. u

neautoritéexPosée

Bien qu’Aragon proclame, dès le préambule : « ce n’est pas à moi de donner leçon de moi-même » (OPC II, p. 1405, les nombreux portraits de l’auteur, photo- graphies ou dessins, et les autoportraits discursifs souvent ironiques interrogent le lecteur : plus que de simples illustrations ou témoignages accompagnant une édition d’œuvres complètes, ils semblent orienter la lecture des commentaires vers l’auto- biographie ou des Mémoires.

La récurrence de son autoportrait, à la fois en vieillard et en supplicié, em- preint d’autodérision, paraît « se jouer » d’une attendue captatio benevolentiae:

Avez-vous jamais vu un automate qu’on peut remettre encore en marche et qui fait les premiers gestes de son rôle, mais n’achèvera jamais le geste amor- cé ? […] Au fond, ce qu’il lui restait à dire, à ce pantin, importe peu, l’essentiel est qu’il se soit remis en marche, quitte à se casser tout de suite, l’épaule qui se démanche, le nez qui retombe et le genou qui plie devant l’avenir… (OPC II, pp. 1399-1400)

Le poète est un survivant s’exposant au jugement d’autrui : « Et c’est l’injus- tice, la merveilleuse injustice d’autrui que je demande aujourd’hui » (OPC II, p.

1405). Aragon désigne, en effet, l’ouvrage comme « grand pilori de [lui]-même », une « décollation », proposant de montrer sa tête au peuple en un geste de bravoure à la Danton (OPC II, p. 1399). Et Ristat commente dans le dernier volume le choix de la maquette, la reliure de soie assimilée à une « peau » marquée du monogramme

26. Sur les rapports entre Aragon et Tel Quel, voir Philippe Forest, « Aragon et l’avant-garde romanesque des années 60 », Digraphe, n° 82-83, 1997, pp. 82-83.

27. C’est aussi le sens du legs de ses manuscrits « à la nation française », à l’origine de la créa- tion de l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes, au CNRS.

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Josette Pintueles

« A » : « Un monogramme devait-il ou non signer la peau (ou la soie) comme au fer rouge on marquait autrefois les réprouvés et les bagnards ? » (XV, p. 506). Le thème du martyre politique apparaît ici en sourdine. Il rappelle la récurrence chez Aragon des figures de Saint-Sébastien28 – Elsa Triolet dit dans la première préface des Œuvres romanesques croisées, qu’Aragon lui a tout de suite fait penser à un « Saint- Sébastien percé de flèches » – ou de Saint-Maurice, le tableau du Greco évoqué dans Blanche ou l’Oubli. Il est proche de ce qui apparaît comme une « scénographie auctoriale », au sens de José-Luis Diaz29, du poète communiste, d’autant que de nombreux articles des Lettres françaises retenus dans L’Œuvre poétique sont consacrés à des poètes persécutés dans leur pays, comme Yannis Ritsos, Nazim Hikmet ou Mohammed Dib, sans qu’on puisse toutefois savoir si ce choix en incombe à Ara- gon ou à Jean Ristat.

La posture30 adoptée par Aragon se fait plus paradoxale quand il assume sa caricature dessinée par Hoffmeister, en la plaçant pour ainsi dire en « exergue » du commentaire de ses écrits des années trente, dont « Front rouge », sous ce titre explicite : « Ce poème que je déteste ». Il montre un beau sens de l’autodérision car on y voit un Aragon très frêle portant un énorme drapeau rouge (V, p. 144) : aveu d’un rôle politique écrasant ? Le choix de ce portrait est fort. Daniel Bougnoux, le mettant en perspective avec les nombreux portraits qui illustrent L’Œuvre poé- tique, y voit une manière crâne de « faire face », de la part d’un auteur ayant une

« conscience médiologique » aiguë, qu’il attribue surtout au militant31. Outre la portée médiologique et politique du geste d’Aragon, on peut être sensible à l’éthos paradoxal, dans cette façon d’assumer le portrait-charge. En tout cas, Aragon rap- pelle ce que lui a coûté ce qu’on a appelé « l’affaire Aragon », après la publication de « Front rouge » et le Congrès de Kharkov, la rupture avec les amis surréalistes et surtout avec Breton : « C’est une blessure que je me suis faite, et qui ne s’est jamais cicatrisée. »32

La posture n’exclut donc pas la confidence, comme lorsque Aragon choisit pour préface du tome II un article qu’il avait publié dans Les Lettres françaises à l’oc- casion de la réédition des Champs magnétiques, sous le titre de « L’homme coupé en deux ». Celui-ci désigne d’abord le surgissement de l’écriture automatique chez les deux auteurs, André Breton et Philippe Soupault, ce que corrobore le double por- trait par Picabia illustrant l’article. Mais Aragon laisse entendre une secrète jalou- sie face à la réussite de cette création duelle, alors que Breton avait négligé plusieurs projets d’écriture avec lui, dont il est resté Le Troisième Faust et « Madame à sa tour monte », comme Nathalie Limat-Letellier l’a rappelé dans son analyse des « Écri- tures automatiques » d’Aragon33. « L’homme coupé en deux », au fil des commen-

28. Louis araGon, Œuvres romanesques croisées, t. I, Paris, Robert Laffont, 1964, p. 58. Désor- mais ORC, suivi de la pagination, enttre parenthèses dans le texte.

29. José-Luis diaz, L’Écrivain imaginaire, scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris, Champion, « Romantisme et modernité », 2007.

30. Jérôme meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, « Éru- dition », 2007.

31. Daniel bouGnoux, « Aragon, faire ou ne pas faire face », dans Portraits de l’écrivain contempo- rain, s. dir. Jean-François louette & Yves roche, Champ Vallon, « Essais », 2003, p. 61.

32. VI, p. 306.

33. Nathalie limat-letellier, dans Manuscrits surréalistes. Aragon, Breton, Eluard, Leiris, Soupault, s. dir. Béatrice didier & Jacques neeFs, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, « Manuscrits modernes », 1995, p. 132.

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taires des premiers volumes de L’Œuvre poétique, semble bien être Aragon lui-même, amputé, en quelque sorte, de son amitié pour Breton.

Les portraits de l’auteur, photographies et dessins, abondent dans L’Œuvre poétique, mais aussi des illustrations que le discours métatextuel s’approprie comme autant d’autoportraits indirects. Ainsi, un collage de Max Ernst34 où un cygne35, assimilé à Lohengrin, qui « fait force rames pour arriver à Léda », fait écho au récit autobiographique de la décision d’abandonner ses études de médecine pour la poé- sie : Aragon raconte être parti canoter au Bois de Boulogne (IV, pp. 13-14).

Dans L’Œuvre poétique, l’éthos qui émane des figures de l’auteur, à travers illustra- tions et autoportraits discursifs, est ambivalent et grinçant ; Aragon renoue avec les provocations dadaïstes plutôt qu’il ne se montre « en majesté » ; si le « geste monu- mentaliste » des Œuvres romanesques croisées s’oppose au geste iconoclaste des débuts, selon Jean-Pierre Martin36, L’Œuvre poétique retrouve ce dernier. On est aux antipodes d’un Saint-John Perse choisissant comme écrin à ses Œuvres complètes les éloges presti- gieux de Valery Larbaud ou de Paul Claudel. En guise de préface au tome V, Aragon cite un extrait d’une conférence de 1972 : « Je suppose que vous êtes venus ici ou parce que vous ne me connaissez pas, ou parce que vous connaissez de moi ce qu’on en connaît ou croit connaître, et que vous voulez en savoir davantage » (V, p. 11).

Cette manière de se « dérober » – Aragon joue à décomposer le mot pour en inverser le sens : se « dé-rober » – rejoint l’éthos des dernières apparitions médiatiques d’Aragon, du jeu de masques de différentes couleurs arborés à la télévision, pour Apostrophes ou face à la caméra de Raoul Sangla, dans la série de Dits et non-dits réalisée en 1978. Elle est aussi à mettre en relation avec son dernier roman, Théâtre/Roman37.

Les portraits, qu’ils soient discursifs ou se trouvent dans les illustrations, s’ins- crivent dans des jeux intertextuels et iconotextuels et représentent une forme oblique de métatexte qui, comme les préfaces, peut donner lieu à des lectures « feuilletées » selon les destinataires ; on sait qu’Aragon a souvent pratiqué ces formes de « contrebande » propices à la critique. Les lecteurs les moins convaincus ont pointé l’autocensure : nous avons cité Gérard Genette, qui préfère les préfaces des Œuvres romanesques croisées, mais Dominique Jullien y lit déjà des confidences biaisées : « larvatus prodeo »38. Car Aragon s’emploie à décevoir l’attente de ceux qui lisent ses commentaires sous le seul angle autobiographique, qui en attendaient des aveux, voire une autocritique.

Les catégories rhétoriques et poétiques sont trop hybrides dans L’Œuvre poétique pour que le métatexte soit réduit, tantôt à des « seuils » des recueils poétiques, tantôt à des Mémoires autonomes, même si Aragon joue aussi avec le modèle générique des

34. I, p. 168. Cette illustration est reprise dans Les Collages (p. 31) et dans L’Essai Max Ernst (Écrits sur l’art moderne, Paris, Flammarion, 1981, p. 318).

35. José-Luis Diaz a analysé la scénographie auctoriale de cette image mallarméenne du poète, pour le xixe siècle.

36. Jean-Pierre martin, « Aragon mythographe de la littérature », dans Lire Aragon, s. dir.

Mireille hilsum, Carine tréVisan & Maryse VasseVière, Paris, Champion, « Colloques, congrès et conférences sur l’époque moderne et contemporaine », 2000, p. 288.

37. Josette Pintueles, « (Dé)jouer la fin de l’oeuvre : Théâtre/Roman et L’Œuvre Poétique », dans

« Théâtre/Roman, d’Aragon. Un singulier pluriel, s. dir. Marie-Christine mourier & Roselyne waller, Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 2015, pp. 61-74 (voir en particulier p. 67).

38. Dominique jullien, « Larvatus prodeo. L’auteur et ses masques : stratégies de dissimula- tion dans le paratexte des Œuvres romanesques croisées », dans Paratextes : études aux bords du texte, s. dir.

Mireille calle-Grüber & Elzbieta zawisza, Paris, L’Harmattan, « Traits d’union », 2000, pp. 41-60.

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Josette Pintueles

Mémoires, comme Jean-Louis Jeannelle l’a montré39. Les outils de l’analyse du dis- cours sont plus efficaces pour analyser ce qui, dans ce rassemblement d’œuvres com- plètes relève d’un acte de communication. La fonction de « réglage » de l’œuvre telle que Dominique Maingueneau l’a définie40 – le retour sur Dada et le surréalisme ou la place accordée à l’immense activité journalistique, de L’Humanité aux Lettres françaises, en passant par Europe et Ce soir – est plus pertinente pour saisir comment Aragon prend en compte les circonstances de publication de L’Œuvre poétique.

Il manifeste sa volonté de contrôler son image et d’anticiper la réception future de son œuvre. En effet, le métatexte, dans les paratextes et commentaires de l’œuvre comme dans les interviews ou entretiens littéraires, résulte toujours d’une négociation entre l’image publique de l’auteur, sa place dans les champs littéraire et politique, sa posture et les scénographies auctoriales contemporaines. L’Œuvre poé- tique, en tant qu’édition d’œuvres complètes, se trouve marqué par l’apparition d’une nouvelle forme d’autorité, résultat de l’évolution sociologique et médiologique de la

« double image »41 de l’auteur en général – telle que l’analyse Ruth Amossy – et de l’histoire de l’édition, étroitement liées.

Tout métadiscours est, en effet, modelé par l’histoire de l’édition : Mireille Hilsum a rappelé que les préfaces auctoriales ont d’abord été réclamées par les éditeurs, au xixe siècle. Elle a aussi souligné que le rassemblement de l’œuvre com- plète par l’auteur fait de l’auteur un éditeur ou co-éditeur de son ouvrage, posture contemporaine42. L’ajout de brouillons ou d’épitextes fait ensuite le succès de la Bibliothèque de la Pléiade, dont Joëlle Gleize et Philippe Roussin ont montré l’évo- lution et le rôle dans l’établissement de la valeur littéraire43. Joëlle Gardes cite le cas de Jean Paulhan réclamant à Saint-John Perse d’autres documents, journal et correspondance, pour étoffer le volume trop mince de sa poésie, ce qui va conduire le poète à créer de véritables palimpsestes de sa correspondance, par exemple44. Le

xxe siècle voit, enfin, selon Mireille Hilsum, des collections telles que « Écrivains de toujours », au Seuil, ou « Les sentiers de la création » chez Skira, concurrencer en prestige la Pléiade. Dans le cas d’Aragon, il n’est certes pas indifférent que l’œuvre complète ait d’abord paru au Livre Club Diderot, une collection patrimoniale dans la sphère des éditions communistes.

3. u

neéCriturePalimPsestueuse

:

lemétatexteCommenouveautexte

Si la tentation de refaire l’œuvre est toujours là quand les écrivains se re- lisent, comme le rappelle Mireille Hilsum, certains expurgent, d’autres réécrivent…

39. Jean-Louis jeannelle, « Ne croyez pas que j’écris ici mes Mémoires. L’Œuvre poétique ou la

“mise en œuvre” », dans Recherches croisées Elsta Triolet/Louis Aragaon, n° 8, 2002, pp. 139-156.

40. Dominique mainGueneau, Le Discours littéraire, paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, « U – Lettres », 2004, p. 113.

41. Ruth amossy, « La double nature de l’image d’auteur », dans Argumentation et analyse du discours, n° 3, « Ethos discursif et image d’auteur », s. dir. Ruth amossy & Michèle boKobza Kahan, 2009. [En ligne], URL : http://aad.revues.org/662

42. Mireille hilsum dir., La Relecture de l’œuvre par ses écrivains mêmes. Tome II, Paris, Kimé, « Les Cahiers de marge », 2007, pp. 5-6.

43. La Bibliothèque de la Pléiade. Travail éditorial et valeur littéraire, s. dir. Joëlle Gleize & Philippe roussin, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009.

44. Joëlle Gardes, « Le “Pléiade” de Saint-John-Perse, un cas unique d’autocélébration », dans La Bibliothèque de la Pléiade. Travail éditorial et valeur littéraire, op. cit., p. 127.

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Aragon, qui se veut exhaustif, est conduit sur des sentiers déjà explorés, comme lorsqu’il cite longuement la préface du tome IV des ORC : « pas la peine de faire autre chose que me citer » (V, p. 359).

La complexité croissante des questions poétiques et politiques traitées et le déclin de ses forces l’obligent à s’arrêter à l’année 1937. Mais il a déjà commenté la part de son œuvre qui n’avait pu se trouver dans les Œuvres romanesques croisées et il remet alors ses pas dans les métatextes déjà nombreux : paratextes des Œuvres roma- nesques croisées, essai (Les Incipit), entretiens avec Francis Crémieux ou Dominique Arban45, voire dans de nombreux articles des Lettres françaises où il mêlait souvent à une critique subjective des œuvres d’autrui des considérations sur lui-même, « Les Clefs », « Un perpétuel printemps »… Sans oublier le discours métatextuel abon- dant au sein même des derniers romans, à partir de La Mise à Mort. Le labyrinthe devenait sans doute trop compliqué, métatexte au carré ou au cube !

Aragon propose, par exemple, au tome VII de « déromancer » (VII, p. 116) le célèbre récit de l’enterrement de Gorki dans La Mise à Mort, en citant de longs passages et en y ajoutant des précisions, notamment sur Michel Koltsov et en subs- tituant au nom de Fougère celui d’Elsa Triolet. Le palimpseste ainsi déroulé s’ajoute à celui que tissent les œuvres poétiques et leur commentaire.

En effet, le dispositif qui entoure l’œuvre interagit avec elle car Aragon dé- construit de manière discrète certains recueils, comme Le Mouvement perpétuel, dont les deux parties sont séparées en deux tomes distincts, au motif de respecter les dates où les poèmes auraient été écrits ; il s’agit plutôt de marquer l’année 1926, qui occupe un tome entier, comme « plaque tournante » de la destinée du poète (« L’an 26 », III, p. 9). Aragon modifie aussi les dédicaces de certains poèmes, sans explici- ter systématiquement ses raisons.

L’OP inclut en outre quelques apocryphes se présentant comme des com- mentaires : dans le même recueil, la « Strophe par hasard retrouvée » qu’Aragon ajoute à « La route de la révolte » (OPC I, pp. 116-117), dédié à André Breton :

Cessez ah cessez ces paroles [...]

Ce que tu chantes fait école Mieux eût valu de s’être tu

En revanche, le « Chant de la Puerta del sol » est prétendument daté de 1928 :

« La Chapelle-Réanville /Janvier 1928 ? » Au point d’interrogation, indice ténu de son caractère apocryphe, il faut ajouter le fait que le poème se situe anachronique- ment, avant le récit de la destruction du manuscrit de La Défense de l’infini, alors qu’Olivier Barbarant le classe parmi les derniers poèmes écrits (OPC II, pp. 1301- 1307). Une des « Écritures automatiques », « Bribes » (OPC I, p. 305), est suivie d’un plus ambigu « Écrit au verso de “Bribes” » ; le titre en commente littéralement l’origine ; or, Aragon ajoute cette « réponse » par-delà le temps, en italique et signée, au dernier vers, « Grincez bien des dents » : « Peut-être un autre jour… »

Enfin, dans l’anamnèse du surréalisme, Aragon semble fantasmer la pour- suite d’un dialogue avec Breton, rappelant sans cesse qu’ils avaient conclu un pacte,

45. Louis araGon, Entretiens avec Francis Crémieux, Paris, Gallimard, 1964 et Id., Aragon parle avec Dominique Arban, Paris, Seghers, « Poésie d’abord », 1968.

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ce qui donne lieu à l’image récurrente d’une conversation entre eux « le long des Tuileries »46. Il ne cesse de défendre ses choix littéraires et politiques face au fan- tôme de Breton.

Il est donc impossible de séparer, dans L’Œuvre poétique, les œuvres des com- mentaires, de même que la dichotomie entre texte et hors-texte se trouve rompue dans les exemples autobiographiques auxquels se réfère Genette ou dans les fictions où Ruth Amossy analyse la double image de l’auteur. L’écriture palimpsestueuse de L’Œuvre poétique se rapproche de la conception du roman telle qu’Aragon le prati- quait à la fin. Non que les commentaires soient de l’affabulation, ou de l’autofic- tion ; mais parce que, pour Aragon, contrairement à Michel Leiris – auquel, d’après Jean Ristat, il avait voulu envoyer son Œuvre poétique – qui considérait la démarche autobiographique comme le risque absolu, une dangereuse tauromachie, la solution ou la clef du labyrinthe se trouve dans le roman, comme il l’avait déjà écrit dans l’article majeur des Lettres françaises, « Les Clefs »47.

*

* *

Le dispositif insolite de L’Œuvre poétique a été mal compris et se trouve désor- mais oublié, du fait de l’absence de rééditions, par négligence et censure, stupéfiantes à l’égard d’un auteur de cette envergure. Dans L’Œuvre poétique, Aragon, en défiant la notion même d’« œuvre », brouille, non seulement les frontières génériques et chronologiques, mais aussi celle qui sépare, en principe, le métatexte du texte lui- même. Il contribue ainsi à instaurer une nouvelle conception de l’autorité, légiti- mant des métatextes incorporés à l’œuvre même. Une lecture suivant les catégories rhétoriques ou poétiques classiques, en saisit certes moins les enjeux que l’analyse du discours, car elle réduit l’œuvre au schéma de Mémoires ou d’autobiographie, en l’amputant des poèmes eux-mêmes. Or, l’intérêt de ce métatexte tardif, comme de toutes les œuvres complètes éditées par leur auteur même, réside dans les fonctions de « figuration » et de « réglage » de l’œuvre, selon les définitions de Dominique Maingueneau. Les discours métatextuels, mêlés aux textes ou non, publics ou pri- vés, ne peuvent désormais plus être saisis en dehors d’analyses médiologiques.

Josette Pintueles

lefaurepintueles@free.fr

46. Josette Pintueles, Aragon et son Œuvre poétique : l’« Oeuvre » au défi, Paris, Classiques Garnier,

« Études de littérature des xxe et xxie siècles », 2014, p. 272.

47. Numéro 1015, 6 février 1964. L’article n’a pas été repris en volume.

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