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Hannah Arendt, "une passagère sur le bateau du XXème siècle"

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Academic year: 2022

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Hannah ARENDT

« Une passagère sur le bateau du XXème siècle »1

Laissez-moi maintenant ô jours flottants vous tendre les mains Vous ne m’échapperez pas, il n’y a pas de fuite

Dans le vide et l’intemporel

Pourtant, le signe très étrange d’un vent chaud M’enveloppe de son souffle, je ne veux pas fuir

Dans le vide des temps entravés

Ah ! Vous connaissiez le sourire avec lequel je m’offrais Vous saviez combien silencieusement je consentais

Pour m’étendre dans les prés et vous appartenir Voici pourtant que m’appelle le sang, jamais refoulé

Vers des bateaux que je n’ai jamais pilotés.

La mort habite la vie, je sais, je sais.

Aussi laissez-moi, ô jours flottants vous tendre les mains Vous ne me perdrez point. Je vous laisse pour signes

Cette feuille et la flamme.

Adieu, 19242 Les coordonnées biographiques de Johannah Arendt sont bien connues grâce au travail minutieux et complémentaire de ses différentes biographes3. Pourtant, son identité reste flottante. Comment expliquer ce paradoxe ? L’engagement serait-il la réponse singulière élaborée par Arendt aux béances ouvertes par sa destinée et délibérément laissées comme telles pour permettre la création?

Née à Hanovre le 14 octobre 1906, de sexe féminin, dans une famille juive, celle qui sera appellée par contraction de son prénom Hannah vit en Allemagne jusqu’en 1933. Elle perd son père à l’âge de sept ans. Elle s’engage dans des études de philosophie et soutient une thèse sur le concept d’amour chez Saint-Augustin, sous la direction de Karl Jaspers. Rattrapée par la menace politique, elle doit fuir le régime nazi à l’âge de 27 ans.

Déchue de sa nationalité allemande en 1938 parce que juive, apatride, elle parvient à migrer aux Etats-Unis en 1941, où elle obtient la nationalité américaine au bout de 10 ans.

Enseignant la philosophie mais auteure d’écrits politiques, intellectuelle ne portant pas en haute estime les intellectuels, juive ne s’identifiant guère au « peuple juif », allemande davantage attachée à sa langue maternelle qu’à sa terre natale, femme de naissance plus que d’identification…tel est notre modèle qui ne se laissera pas définir par des identités stables 1 La formule est de Hans Jonas, prononcée lors de son Eloge funèbre d’Hannah Arendt le 4 décembre 1975 dans le parc de Bard College. Voir H.Jonas, « Souvenirs », trad. de l’allemand par S.Cornille et P.Ivernel, Rivages, 2005.

2 Poème cité par E.Young Bruehl, Hannah Arendt, Calmann-Lévy, 1982, tr de l’américain par J.Roman et E.Tassin., p49.

3 Outre le travail d’E.Young Bruehl, on peut citer aussi ceux de L.Adler, J.Kristeva ou M.I.Brudny.

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mais développera au contraire une virtuosité dans l’art de conjuguer l’appartenance et le retrait.

Incarnation du « génie féminin » selon l’expression qu’en donne Julia Kristeva qui lui consacre le premier opuscule de sa trilogie4, Arendt se démarque en effet d’abord par une singularité « irréductible au commun dénominateur d’un groupe ou d’une entité sexuelle.»5 Si l’on cherche à approcher son caractère ou sa personnalité, le sens des évènements qui composent sa vie ne se résorbe pas dans leur succession. En vérité, ce parcours ne semble pas se résorber du tout, sa consistance hors du commun traçant son sillage à partir de la béance où se sont creusées et nouées sa vie et son œuvre.

De quel genre de génie Arendt est-elle donc le nom ? Le genre est-t-il un opérateur probant pour rendre compte de ses engagements politiques, publics, de ses choix amoureux, de son style? Etrangère tant à la critique féministe qu’aux études de genre où à la psychanalyse qu’elle considère en 1943 comme « passée de mode »6, Arendt semble étrangère à beaucoup de choses à vrai dire et en même temps, à ce titre même, très à l’œuvre.

Alors, pour tenter d’accueillir l’événement Arendt dans le champ de notre enquête commune, sans doute le terme allemand Geschlecht dont la traduction - polysémique en français - donne à la fois sexe, race, famille, génération, lignée, espèce, genre est-il plus approprié.

Ce sont probablement en effet ces intersections qui caractérisent le mieux le mode d’être au monde d’Arendt, qui a toujours joué dans l’écart à ses diverses appartenances, tout en restant peu sensible à la dialectique de la loi et de la transgression, de la nature et de la norme répandue dans les études de genre. La question majeure pour elle n’est pas l’identité mais la citoyenneté, à partir de la position de qui en est privé.

Etre privé de citoyenneté, c’est en effet l’une des positions par laquelle Arendt va pouvoir revisiter deux des concepts de son compagnon Heidegger: d’une part, l’être-jeté (Geworfenheit), déjà là avec ce qu’il y a d’irrécupérable dans l’existence, d’autre part, la déchéance (Verfallen).

La voix d’Arendt résonne dans cette tension et va y faire entendre du nouveau.

1. L’embarquement

Le bateau est en philosophie une métaphore de l’embarquement7.

Dans la philosophie de Heidegger, c’est la notion de Geworfenheit, l’être jeté au monde, in der Welt sein sans en avoir décidé et à qui sa provenance et sa destination sont refusées.8

De quel bois est fait ce bateau pour Arendt ?

Quand la controverse éclate autour de la couverture personnelle que fait Arendt du procès Eichmann en 1963, une partie de l’opinion se déchaine : « Pour qui se prend-elle ? » question dont je laisserai ouvert le point d’envisager si elle aurait été adressée dans les mêmes termes à un homme dans des circonstances identiques.

4 Julia Kristeva, Le génie féminin, La vie, la folie, les mots, 1.Hannah Arendt, Paris, Fayard, 1999pour la première parution. Les deux opuscules suivants sont consacrés à à Colette et Mélanie Klein

5 J. Kristeva, « Le génie féminin, 1.Hannah Arendt », Folio Gallimard, 1999, p12.

6 Nous réfugiés, in « La tradition cachée », tr S.Courtine-Denamy, Christian Bourgois Editeur, p60. « Révolue l’époque heureuse où, par ennui, les personnalités de la haute société évoquaient les frasques géniales de leur petite enfance ; elles ne veulent plus entendre parler d’histoires de fantômes : ce sont les expériences réelles qui leur donnent la chair de poule. Il n’y a plus besoin d’ensorceler le passé, il l’est suffisamment en réalité. »

7 Nous sommes embarqués rappelle Pascal, pour souligner le choix forcé du pari, il faut parier, jouer, jeter les dés. Qui m’y force ? la raison qui sait qu’il serait folie de ne pas jouer.

8 Le Dasein se sent toujours prisonnier et enfermé dans un horizon déterminé de possibilités en deçà desquelles il ne peut remonter et qu'il doit assumer. Il ne choisit ni le lieu, ni le comment de sa venue au monde bien qu'il soit toujours déjà au monde, déjà à pied d'œuvre, immergé dans une situation, dont il n'a pas la maîtrise.

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A cette interpellation, Arendt répond simplement:

La vérité est que je n’ai jamais prétendu être autre chose que je ne suis et je n’en n’ai même jamais éprouvé la tentation. C’est comme si l’on disait que j’étais un homme et non une femme c’est-à-dire un propos insensé. 9

Faut-il entendre dans cette mise au point une défense de l’identité de soi à soi, et au sein des problématiques qui nous occupent, une vision essentialiste de la différence des sexes ? Dans sa Condition de l’homme moderne (1961), traduction du titre original The Human Condition, Arendt tient à lever un malentendu : « la condition humaine ne s’identifie pas à la nature humaine »10. Le problème de la nature humaine, problème qu’elle a rencontré chez Augustin, lui semble insoluble : « rien ne nous autorise à supposer que l’homme ait une nature ou une essence (…) En d’autres termes, si nous avons une essence, seul un dieu pourrait la connaître ». La question de la nature humaine n’est pas moins théologique que celle de la nature de Dieu.

La biologie, pour participer du donné, n’a rien d’un destin, pas plus que le déploiement de la vie ne constitue en tant que tel une histoire. L’histoire d’une vie est comme le souligne Paul Ricoeur dans sa Préface à Condition de l’homme moderne le résultat d’une rencontre entre des événements initiés par l’agent et « le jeu des circonstances induit par le réseau des relations humaines »11. Bien que célébrée, la physis restera contingente, elle comptera peu dans la destinée, gagnée par l’arrachement constant à la vie biologique.12

Le donné semble à certains égards chez Arendt plus proche du performatif que de l’anatomie. Elle soutient ainsi, avec « la même pudeur de l’ellipse et du sous-entendu »13 précise Julia Kristeva que la distinction entre les deux sexes est déjà annoncée dans la Genèse, qui constitue ainsi la pluralité humaine. La pluralité dont Arendt fait une condition de la parole et de l’action « a le double caractère de l’égalité et de la distinction »14. Mais la lecture dualiste, et en un sens différentialiste du monde n’est pas la sienne, plutôt celle de l’excentricité15 en tant que singularité reliée à la multitude des autres (Mitsein). On peut ainsi penser que dans le pluriel d’Arendt, il y a un plus que deux.

Car le donné, qui pousse d’un côté à l’assimilation, est aussi l’autre nom de l’inassimilable.

Il n’est guère définissable à partir d’un sol, d’un sexe, d’une race ou d’une religion. Il relève de ces choses dont on peut difficilement parler même si on parle à partir d’elles.

La force d’Arendt a été de ne jamais s’enliser dans la question des essences– qu’est ce que être une femme, qu’est-ce qu’être juif…- mais de se focaliser sur le comment, le « qui » tel qu’il advient au sein des conditions de vie qui sont conditions d’activités avec les autres.

Par ses engagements, elle est ainsi parvenue à éviter à la fois l’enfouissement dans l’inassimilable et le flottement entre deux polarités.

Comment être une femme, Arendt l’incarnera à sa manière, à partir de son identification masculine repère encore J.Kristeva, en remettant en cause comme trop étroites les idées maternelles de développement normal, de féminité normale.16 « Une sorte de confiance, 9 Réponse à G.Scholem, « Fidélité et utopie ; Essais sur le judaïsme contemporain », Calmann Levy, 1994, p222.

10 « Condition de l’homme moderne », 1961, titre original The human condition, tr G.Fradier, Préface de P.Ricoeur, Calmann-Lévy, 1983, p44.

11 Ibid, Préface, p25.

12 Quand Arendt s’engage dans le récit des Vies politiques pendant les sombres temps, elle y repère « la lumière incertaine, vacillante et souvent faible que des hommes et des femmes dans leur vie et leur œuvre font briller dans n’importe quelle circonstance.» Vies politiques, Gallimard, 1979, p10.

13 J.Kristeva, op cité, p291.

14 Condition de l’homme moderne, op.cité, p231.

15 Cf F.Collin, Avant-propos de H.Arendt, « Auschwitz et Jérusalem », deux-temps Tierce, tr S.Courtine- Denamy, 1991, p9.

16 Cf E.Young Bruehl, “Hannah Arendt”, Calmann-Levy, 1982, p32.

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sinon de foi, sous-tend chez Arendt cette acception de son corps », commente encore Julia Kristeva17. Arendt nomme « réconciliation » ce qui a son origine dans le fait de s’accommoder de ce qui nous est échu en partage. Elle n’a été possible pour elle que sur la base de la gratitude pour ce qui nous est donné et non le ressentiment. Elle ne fut pas un simulacre car elle ne prétend pas accomplir l’impossible. Le contraire de la réconciliation, c’est se taire et passer outre, soutient elle dans son journal de pensées.18

Son rapport à la judéité relève du même ressort.

Ce n’est pas à la maison qu’Arendt apprit qu’elle était juive - sa mère était « complètement irréligieuse »19, c’est par le biais de réflexions antisémites proférées par des enfants dans la rue. Dans sa jeunesse, Arendt trouvait « ennuyeux ce qu’on appelait la question juive »20 mais dans les années 1930 « l’appartenance au judaïsme était devenue mon propre problème et mon problème était politique »21.

De la même façon que pour son genre féminin, Arendt soutient ainsi :

Etre juif compte pour moi au nombre des données indubitables de mon existence et je n’ai jamais voulu changer quoi que ce soit à ce genre de factualité. 22

Sur ces sujets, elle est aussi réservée face à l’assimilation qui ne signifie pas pour elle

« l’adaptation nécessaire au pays où le hasard nous avait fait naître et au peuple dont il se trouvait que nous parlions la langue. »23 On pense alors à la sagesse de Montaigne qui avance dans son Apologie de Raymond Sebond, au Livre II des Essais : « Nous sommes chrétiens au même titre que nous sommes ou périgourdins ou allemands ».

Arendt se rend compte que sa position ne la prépare pas à s’engager dans les luttes politiques pour la revendication des droits.

Un tel état d’esprit de gratitude fondamentale pour ce qui est tel qu’il est, donné et non fait est pré- politique mais a pourtant dans des circonstances extraordinaires par exemple celles de la politique juive des conséquences pratiquement négatives24.

Gratitude n’est en effet pas amour, « vous avez raison, répond –elle encore en 1963 à Gershom Scholem qui lui reproche son manque d’amour pour les juifs- je n’aime pas les juifs et je ne crois pas en eux, j’appartiens seulement à leur peuple, cela va de soi au-delà de toute controverse ou discussion.»25 Intéressée par la figure du paria chez les Juifs, elle ne s’alignera pas sur les positions dominantes de sa communauté : critique à l’égard de la politique d’Israël, favorable à l’entente avec les arabes, elle demeure réservée à l’idée d’un peuple élu.

17 J. Kristeva, le génie féminin, op cité, p291.

18H. Arendt, « Journal de pensées, juin 1950-1954 », trad. S.Courtine Denamy, Seuil, 2005 pour la traduction française, p16. Le journal, qu’elle ouvre quand elle revient pour la première fois en Allemagne en 1949, reprenant contact avec Jaspers et Heidegger l’accompagnera toute sa vie (1950-1973). Il recueille la forme écrite de son désordre intime.

19 « Seule demeure la langue maternelle », in La tradition cachée (1976), tr S.Courtine-Denamy, Christian Bourgois Editeur, 1987, p230.

20 Lettre à Karl Jaspers, 7 septembre 1952, Correspondance Hannah Arendt-Karl Jaspers, Payot, 1996, p284.

21 Seule demeure la langue maternelle, p 239.

22 Réponse à la lettre de G.Scholem du 23 juin 1963.

23 Nous, réfugiés, in La tradition cachée, C.Bourgois, 1987, p71.

24 Réponse à la lettre de G.Scholem du 23 juin 1963.

25 Citée par F.Collin, op cité, p17. Et F.Collin ajoute : « Car l’amour est électif et ne peut tenir lieu de politique et l’appartenance à un groupe ne peut dispenser du jugement ».

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De même, s’agissant de son rapport à ses origines allemandes, Arendt ne croit pas s’être

« jamais considérée comme allemande - au sens d’appartenance à un peuple et non à un Etat (…) Ca n’a joué aucun rôle pour moi. Je ne l’ai pas ressenti comme une infériorité.26 »

Elle perd sa nationalité en vertu d’un décret d’avril 1938 et l’apprend le 22 novembre 1939. Émigrée aux Etats-Unis, elle n’aime pas qu’on la traite de « réfugié »27, elle baptise les persécutés du régime hitlérien « nouveaux arrivants » ou « immigrés ».

Elle regrette que nous ne soyons pas « capables ni désireux de risquer notre vie pour une cause. Au lieu de se battre et de se demander comment résister »28.

Mais Arendt n’est pas sans appartenance, elle se reconnaît deux patries :

« S’il fallait que je « sois venue de quelque part », c’est de la tradition philosophique allemande » écrit-elle à Gershom Scholem.29 Elle n’a pas choisi la philosophie, c’est la philosophie qui s’est imposée à elle dès l’âge de quatorze ans.

Si je ne peux pas étudier la philosophie, je suis pour ainsi dire perdue (…) Il me fallait comprendre. 30

Mais pour Arendt, la véritable patrie de l’être humain, la seule possibilité de se sentir chez soi dans le monde, c’est le réseau des relations avec les autres.31 Elle cultive ainsi un éros de l’amitié tant à l’égard des hommes - Blumenfield, Jaspers, Jonas, l’officier de police judiciaire chargé de son interrogatoire lors de son arrestation en 1933- que des femmes : Mary Mac Carthy, Anne Mendelsohn avec qui elle noue une amitié fervente dès 1920 et Hilde Fränkel, secrétaire à l’auto-assistance aux réfugiés dont elle apprécie le génie érotique :

Ce n’est pas seulement pour la sorte de détente que procure une intimité comme je n’en ai jamais connue avec une femme mais pour l’inoubliable fortune de notre proximité, une bonne fortune d’autant plus grande que tu n’es pas une intellectuelle (quel mot haïssable !) et que tu me confirmes dans mon propre moi et dans mes vrais sentiments32.

On n’en saura pas plus, mis à part le commentaire d’E.Young Bruehl dans sa biographie:

« Sodome et Gomorrhe bat son plein mais elle était réticente en public ».

La réserve d’Arendt à l’égard des intellectuels remonte à la période d’accès au pouvoir d’Hitler. Elle leur reproche d’avoir suivi le mouvement et de s’être laissés « prendre au piège de leur propre construction »33. Ayant elle-même occupé divers métiers, elle leur préfère la compagnie des personnes cultivées qu’elle définit comme « quelqu’un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses et les pensées, dans le présent comme dans le passé.»34

Ainsi de son être jeté de sa déchéance, Arendt a-t-elle réussi à faire quelque chose car elle a su habiter l’écart entretenu entre elle et le monde, faire usage de son excès, faire lien avec son étrangeté, penser, agir, vivre et aimer.

26 Seule demeure la langue maternelle, p232.

27 « Nous autres réfugiés » (1943) in La tradition cachée, op cité, p57.

28 Ibid, p 62.

29 Correspondance publiée en 1964, Fidélité et utopie dans sa traduction française, Paris, Calmann Lévy, 1970, p213-228.

30 « Seule demeure la langue maternelle », p233.

31 « Correspondance entre Hannah Arendt et Kurt Blumenfield, 1933-1963 », Desclée de Brouwer, 1998.

32 Cité par E.Lévy-Bruehl ; Hannah Arendt, Calmann Lévy, 1982, p314.

33 « Seule demeure la langue maternelle », p238.

34 «Lettre à Kurt Blumenfield », op cité, 2 août 1956.

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2. La traversée

Refusant de se laisser assignée à une identité unique, dans sa façon d’être femme, philosophe, juive ou allemande, Arendt a vécu libre. Or, la liberté est souvent scandaleuse.

Animée d’une énergie qui la pousse dans des zones dangereuses, elle fait du rapport à ses appartenances plurielles, y compris sa féminité, quelque chose de l’ordre d’un acte.

Progressivement, c’est l’ironie de la vie qui lui apparaît. « La vie suit son cours normalement détraqué »35 confie-t-elle à son ami Blumenfield en 1947.

Et elle revendiquera ce ton, y compris pour traiter de la gravité des problèmes comme celui du mal. Qui es-tu ? il est presque impossible de le révéler volontairement. Qui ne se révèle que dans l’action et dans l’après-coup.

Il y a des passages du Journal ou de la correspondance d’Arendt où l’on croirait lire Virginia Woolf : « le plus souvent, j’ai le cœur bien lourd et je me sens piteuse devant tout le monde »36, et six ans plus tard encore :

Oui la solitude va croissant et entre ce que l’on fait et pense soi-même et ce que les autres bricolent et s’imaginent, l’écart se transforme en une sorte d’abîme par dessus lequel on n’a même pas particulièrement envie de sauter - à supposer qu’on le puisse. 37

La confiance et la foi d’Arendt en son corps ne veulent pas dire qu’il y aurait chez elle plus que chez une autre « une rencontre évidente et naturelle entre son corps sexué et la subjectivation de son être »38. Le genre est aussi l’un des noms possibles de la rencontre pour un sujet, avec l’inassimilable, autrement dit le donné. Le sujet n’a guère le choix « de ne pas se mesurer avec l’assignation et le signifiant qui le représente sexué » précise Colette Soler39. Mais le corps féminin ne requiert pas l’attention d’Arendt. Son rejet de la primauté de l’intellect sur la volonté qu’elle retient de Duns Scot, et son cheminement ouvert par Augustin l’amenant à changer le vouloir en aimer exigent que son objet ne soit pas absent des sens et reste imparfaitement connu de l’intellect. « C’est par le jugement que la pensée quitte son solipsisme. L’acte d’approuver plaît, celui de désapprouver déplaît.40»

La place d’Arendt qui ne se laisse pas résorber par l’ordonnancement habituel- ni rôle, ni norme ni standard- participe bien ainsi d’une position qui laisse quelque chose en dehors, et lui fait éprouver l’expérience de rester aux marges, aux franges, à la limite du monde. Il reste que si cette position est réputée spécifier l’être féminin, ce n’est peut être pas sans lien avec la place que l’ordre symbolique réservait aux femmes du XXème siècle: quand Arendt souligne « je ne me sens nullement philosophe »41 pour ajouter aussitôt après « et je ne crois pas non plus que j’ai été reçue dans le cercle des philosophes », on peut se demander si ce n’est pas l’absence de réception qui a déclenché cette impression à rebours.

35 Ibid, Lettre du 19 juillet 1947.

36 Ibid.

37 Ibid, Lettre du 16 novembre 1953.

38 F.Fajnwaks, C.Leguil, dir, Subversion lacanienne des théories du genre, Ed Michèle, 2015, p60.

39 C.Soler, « Ce que Lacan disait des femmes », Editions du champ lacanien, Paris, 2003, p278.

40 J.Kristeva, op cité, p289.

41 « Seule demeure la langue maternelle » op cité, p222.

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Le chemin d’Arendt porte la marque de sa rencontre précoce avec le tragique : elle perd son père à l’âge de sept ans et il lui faudra des années pour qu’elle retrouve le tempérament robuste des Arendt, avant qu’elle ne soit « comme son père. » Son ami Jonas la décrit ainsi à 18 ans :

Timide et réservée, avec des traits d’une étonnante beauté et des yeux esseulés…Il y avait en elle une intensité, une direction intérieure, une recherche instinctive de la qualité. On ressentait une détermination absolue à être elle-même, une volonté tenace qui n’avait d’égale que sa grande vulnérabilité.42

Elle est internée au camp de Gurs en 1940, d’où elle s’évade puis parvient à fuir l’Europe la mort aux trousses.

Sur le plan amoureux, sa relation interrompue avec Heidegger, là où il y avait plus qu’une liaison estudiantine, « un amour avec des racines et des traces » comme le souligne Barbara Cassin43, la laisse dans l’angoisse et le doute.

Elle se marie une première fois puis, après un divorce, épouse Blücher, avec lequel elle noue une relation fondée sur l’indépendance sexuelle et intellectuelle.

« Je ne m’aime pas moi-même pas plus que je n’aime ce qui compose ma substance d’une manière ou d’une autre » confie-t-elle. A G.Sholem.

Mais, familière du séjour dans la profondeur, Arendt ne sombre pas dans la mélancolie.

Je me dois d’être optimiste. Mais parfois j’imagine qu’au moins la nuit nous pensons à nos morts, que nous nous souvenons des poèmes que nous avons aimés autrefois. 44

Son attachement à sa langue maternelle l’aidera. « J’ai toujours refusé, consciemment, de perdre ma langue maternelle. »45

Le passage du temps est rendu sensible chez Arendt par son attention aux coupures et discontinuités. Si l’étrangère que demeure Arendt revendique sa singularité sans répit, sinon avec colère, c’est pour penser, agir et vivre son étrangeté au cœur de la diversité des humains.

Sa stratégie d’auteur, délibérément ironique, s’offre à séduire tous les lecteurs possibles ; la source poétique en partie cachée de son écriture est un des chiffres de sa séduction.

Shakespeare, Goethe, Kafka mais aussi Blixen et Sarraute nourrissent ceux de ses textes qui touchent à l’intimité des êtres.

« Jusqu’à quel point demeure-t-on l’obligé du monde, même quand on en a été chassé ou quand on s’en est retiré ? »46

Passagère sur le bateau du XXème siècle, Arendt l’est donc d’abord par son rapport au temps. Dans la Vie de l’esprit, son dernier ouvrage resté inachevé, Arendt cite René Char :

« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. » 47

Arendt est persuadée que le fil de la tradition est rompu et qu’on ne pourra le renouer.

Conclusion

42 Hans Jonas, « Hannah Arendt : 1906-1975 » Eloge prononcé à l’occasion du service funèbre d’Hannah Arendt au Memorial Chapel de Riverside de New York le 8 décembre 1975, « Entre le néant et l’éternité » op cité, p79-80.

43 Barbara Cassin, « Arendt ou le non conformisme », interview donnée au Nouvel Observateur, Propos recueillis par Eric Aeschimann, 20 août 2015.

44 Nous, réfugiés, op cité, p61.

45 Seule demeure ma langue maternelle, p240

46 H.Arendt, « De l’humanité dans de sombres temps» discours prononcé le 28 septembre 1959 à l’occasion de la remise du prix Lessing par la Ville de Hambourg, in Vies politiques, Gallimard, 1974, p30

47 R.Char, Fureur et mystère, Gallimard, 1962.

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Ainsi, à distance de l’orgueil de l’auto-suffisance, Hannah Arendt parle de son engagement comme d’un travail « extravaguant », « expérimental », « sauvagement radical. »48 S’interrogeant sur ce qui va mal, elle a toujours dans ses engagements publics comme dans sa vie personnelle navigué dans l’entre deux bords. « Oui, la liberté se paie cher »49. Ses tentatives de « penser sans béquille » la portent souvent à une démarche vacillante et l’exposent à la chute. « La claudication du philosophe est sa vertu » rappelle Merleau- Ponty.50

Le dernier mot de son ami Hans Jonas signe leur réconciliation, après la rupture liée au procès Eichmann:

Avec ta mort, tu as laissé le monde un peu plus glacé qu’il n’était51.

Mais Arendt « qui savait ce qu’était la souffrance, l’écartèlement entre soi et le monde, la déchirure intime (…) contrainte tout au long de sa vie à chercher sa place tant intellectuelle que physique»52 nous aide encore à vivre ces moments de perte inexorable :

Tous les chagrins peuvent être supportés si on les transforme en histoire ou si on raconte une histoire à leur sujet.53

Florence EVEN

Centre Jean Bodin, Univ ANGERS, Université Bretagne Loire

48 Hannah Arendt sur Hannah Arendt, Conférence de 1972, citée par A.Amiel, « La non philosophie de Hannah Arendt, révolution et jugement », PUF, 2001.

49 Seule demeure la langue maternelle, p248.

50 Discours inaugural au Collège de France 15 janvier 1953.

51 Eloge funèbre prononcé le 4 décembre 1975 dans le parc de Bard College.

52 Laure Adler, Dans les pas de Hannah Arendt, Gallimard, 2005.

53 Condition de l’homme moderne, op cité, p83.

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Bibliographie sélective

I. Oeuvres citées d’H.Arendt

Condition de l’homme moderne, 1961, tr G.Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1983.

Journal de pensées, juin 1950-1954, tr S.Courtine Denamy, Seuil, 2005.

Vies politiques, Paris, Gallimard, 1986, tr É. Adda, J.Bontemps, B. Cassin, D.Don, A. Kohn, P.Lévy et A. Oppenheimer-Faure

Eichmann à Jérusalem, 1963, tr A.Guérin, revue par M.I.Brudny, Paris, Galimard, 1997.

Auschwitz et Jérusalem, deux-temps Tierce, tr S.Courtine-Denamy, 1991.

La tradition cachée, tr S.Courtine-Denamy, Christian Bourgois Editeur, 1987.

La vie de l’esprit, 1978, tr L.Lautringer, Paris, PUF, 1981.

Responsabilité et jugement, tr J.L.Fidel, Paris, Payot, 2005

Correspondance entre Hannah Arendt et Kurt Blumenfield, 1933-1963, Desclée de Brouwer, 1998.

II. Ouvrages critiques

E.Young Bruehl, Hannah Arendt, Calmann-Lévy, 1982, tr J.Roman et E.Tassin., p49.

J. Kristeva, Le génie féminin, La vie, la folie, les mots, 1.Hannah Arendt, Paris, Fayard, 1999.

L.Adler, Dans les pas de Hannah Arendt, Paris, Gallimard, 2005.

M.I.Brudny, Hannah Arendt, Essai de biographie intellectuelle, Grasset, 2006.

Mots clés pour l’index

Auteur.e.s Arendt Augustin Notions Genre Singularité Citoyenneté Engagement Politique

Philosophie allemande Amitiés

Amour

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