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Hugonette : légendes du Valais romand

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Academic year: 2022

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^

par

J. GROSS

Chanoine du Grand-Saint-Bernard

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HUGONETTE

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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR :

THEODULINE

Avec 6 illustrations hors-texte, en couleurs, de R. DALLÈVES et 19 lettrines, culs-de-lampe et bandeaux d'après MARG. BURNAT-PROVINS. — Un beau volume au format 21/27 cm. — Prix Fr. 6.— broché; Fr. 9.— relié. — Editions S P E S , Lausanne.

Le bon vieux Valais, drame en 5 actes, en prose, tiré de Théoduline, représenté sur la scène du Casino de St- Pierre, Genève, 1907. 1 vol. 1 fr. 5o. Gessler, imprimeur, Sion.

Le Héros des Alpes, poèmes, 3 fi. 5o. Hospice du Grand St-Bernard.

La légien thébéenne, drame en 5 actes, en vers (épuisé).

Voilà l'Ennemi, drame en 5 actes, en prose, 1 fr. 5o.

Sans Dieu, drame en 3 actes, en prose (épuisé).

La fée verte, drame en 2 actes, en prose (épuisé).

Le Rutli, 1 acte, en prose (épuisé).

Imprimerie Pache-Varidel et Bron. — Lausanne

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JULES GROSS

CHANOINE DU GRAND S A I N T - B E R N A R D

HUGONETTE

Légendes

du Valais romand

Avec 18 dessins à la plume de F. Bovard

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L A U S A N N E

EDITIONS SPES

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Tous droits réservés.

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Hugonette et son bataillon.

La Vièze en robe bleue comme le ciel du Valais, la Vièze gentiment coiffée d'un bonnet blanc de den- telles, chante, chante et muse dans les prés verts où les belles vaches grises et nonchalantes du Val-d'Il- liez font tinter leurs clarines claires.

Et dig ding dong, gazouillent les clochettes.

Lioba, lioba, répondent les petits pâtres aux che- veux bruns en broussaille, les petits pâtres aux yeux clairs comme les eaux froides de la Vièze, les gen- tils bergers aux joues rondes comme des pommes et roses comme les coquelicots des blés mûrs.

Lioba, lioba por aria : venez, les douces vaches, donnez votre lait qui sent bon la menthe sauvage et les orchis vanillés, et les vaches de courir en se- couant leurs clarines.

La Vièze en robe bleue s'attarde ; elle écoute le chant bucolique, regarde les Dents-du-Midi dont les neiges rougeoient, monter d'un jet éperdu en plein

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ciel. Comme sœur Anne elle sourit à l'herbe qui ver- doie, là-haut, à Champéry, contemple la route qui poudroie en dévalant vers le Val-d'Illiez, le village coquet entre les plus coquets, Val-d'Illiez qui sème ses maisons de mélèze bruni enrubannées de géra- niums rouges de ci, de là, sous les pommiers fleu- ris comme des bouquets de fiancées.

La Vièze, la joliette rivière qui bavarde ^ous les coudriers, voit déjà pointer là-bas le clocher de Trois-Torrents. La Vièze en robe bleue ouvre ses bras tout grands pour embrasser ses deux frérots, le nant du Crêt et le nant de Morgins, comme la grande sœur, de bleu tout habillés et, comme elle, crê- tes d'argent. En route, dévalons, le bleu Léman est tout proche et nous irons rire et chanter dans la grande mer bleue.

Trois-Torrents ! une thébaïde de fraîcheur...

Voulez-vous que je vous conte la légende de la sage et jolie Hugonette ?

Les femmes de Trois-Torrents occupent toujours les premières places dans la vieille église. Aucun homme n'oserait leur contester ce droit. Elles sont là, toutes à la place d'honneur, les < jeunesses » rieuses, les mamans graves et les bonnes grand'mè- res ridées et courbées, les bonnes grand'mères au sourire indulgent ; elles ont conquis ce droit, ces vaillantes < marraines >...

Oh ! c'est une vieille, très vieille histoire. Les Sarrasins avaient envahi le Valais. La < royale » abbaye de Saint-Maurice, là-bas, à quelques lieues,

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H U G O N E T T E E T SON BATAILLON *" .1 n'était plus qu'un monceau de cendres. Les fumées acres qui montaient de la plaine disaient l'arrivée imminente des barbares. L'armée sarrasine cam- pait à une faible distance, au village de Monthey...

et les hommes de Trey-Torrents se lamentaient, les hommes désespéraient.

— Rien à faire, nous sommes perdus ; il faut fuir au plus vite dans la vallée d'Abondance ou nous cacher tout là-haut, à l'ombre des Dents-du- Midi.

Et voici que la jeune et jolie Hugonette s'en fut trouver les chefs du village et leur dit :

— Hommes, si vous fuyez, vous êtes des lâches.

Je prétends, moi, avec quelques compagnes, arrêter les barbares.

— Hugonette, vous êtes jolie, Hugonette, vous êtes sage ; mais comment ferez-vous pour arrêter les barbares ?

— Les barbares nous arrêterons, je vous le pro- mets, je vous le jure, les barbares nous arrêterons- Comment ? comment ? c'est mon secret et c'est le secret de mes amies : une armée de femmes les vaincra.

Hugonette ordonna aux hommes de se dissimuler dans les bois avec leurs armes, et, au moment où des sentinelles postées sur les hauteurs signalèrent l'arrivée des Sarrasins, on vit déboucher de l'église où elles avaient longuement prié, un long bataillon de jeunes femmes. Toutes avaient revêtu leurs belles robes de drap marron des fêtes carillonnées. Cha-

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cune portait, gracieusement noué sur la tête, le co- quet fichu rouge-écarlate. Leurs tresses tombaient sur le dos. A leur corsage étaient piquées des fleurs fraîchement épanouies : muguets, primevères, bou- tons d'or et pervenches. Elles cachaient toutes quel- que chose de volumineux dans leur grand tablier rouge ou bleu relevé et solidement attaché. Le ba- taillon avançait joyeusement, en tête Hugonette...

et elles chantaient, et elles riaient, et elles chantaient si gentiment toutes en chœur, a pleine voix, que tous les échos chantaient, que tous les échos riaient, que toutes les gorges profondes des cîmes blanches chantaient et riaient, et que, là-haut, dans l'azur pâle, les cinq Dents-du-Midi vibraient à l'unisson.

Et les fauvettes et les merles étaient jaloux, et les rouge-gorges et les mésanges et les pinsons étaient jaloux, étaient jaloux.

Hugonette chantait le plus fort et sa voix était aussi la plus argentine. En entendant ces gentes voix claires, fraîches comme un matin d'avril, en entendant ces voix de jouvencelles qui égayaient tout le Val-d'Illiez, les Sarrasins grimpaient la côte rapidement.

L'écho multipliait les voix, tous les échos chan- taient à perdre 'haleine : on aurait dit une armée immense de chanteuses. Pourtant elles étaient deux cents à peine en comptant de fortes luronnes de Champéry et du Val-d'Illiez qui étaient venues gros- sir le bataillon. Elles étaient deux cents à peine, mais toutes fraîches et jolies, des joues un peu hâ-

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lées, des dents blanches et des yeux rieurs et de lourdes tresses brunes, blondes ou noires qui vol- tigeaient sur le dos. Hugonette avait fait choix des plus avenantes... les autres étaient restées à l'église avec les bonnes vieilles et elles disaient les patenô- tres, cependant que leurs sœurs descendaient en chantant et en riant comme de petites folles.

Et les Sarrasins se hâtaient. Ils avaient un peu perdu la tête, ils riaient d'ouïr les virelais et les noëls des jouvencelles. Elles étaient sans doute jo- lies comme leurs voix. On les accueillait donc com- me des libérateurs, puisque on envoyait en ambas- sade toutes ces « jeunesses ».

Dès que les filles de Trey-Torrents aperçurent l'armée des Barbares, Hugonette donna un signal et toutes s'arrêtèrent. Elles prirent des fleurs à leur corsage et les montrèrent aux Sarrasins. Ils virent le geste gracieux, et, pour applaudir, ils poussèrent tous à la fois de tels hourras que tout le Val-d'Illiez entendit ces clameurs. On aurait dit des gronde- ments de tonnerre, et les hommes de Trey-Torrents, . (aidés par les braves des autres villages), quoique

bien cachés dans les bois, étaient loin d'être rassu- rés. Les barbares grimpaient comme des chamois ; ils approchaient du bataillon d'Hifgonette, et tout en courant, ils continuaient à lancer leurs hourras.

Ils arrivaient. Hugonette fit signe aux hommes de s'arrêter. Tous firent halte, tous se turent, et dans le grand silence de la vallée recueillie, Hugonette chanta : c'était une complainte grave et lente en

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vieux roman du Valais. Elle éleva ses fleurs vers le ciel, et toutes ses compagnes imitèrent son geste.

Oh ! cette voix de jeune fille fraîche comme l'eau des sources sur la mousse verte. Des barbares pleu- raient, d'autres joignaient les mains.

— Est-ce une déesse, disaient-ils ?

Puis, tout à coup, elles entonnèrent toutes en chœur la même complainte lente et grave, et, sur un nouveau signal d'Hugonette, elles descendirent en chantant, deux à deux vers les Sarrasins. Deux jeunes femmes se placèrent devant le premier rang, deux devant le second et enfin jusqu'au dernier.

Elles continuaient à chanter. Les hommes regar- daient muets, soumis, domptés. Elles continuaient leur complainte grave, et là-haut, dans la vieille église, les autres femmes priaient à haute voix :

— Seigneur, pitié, gardez nos sœurs.

Les voix se turent. De nouveau, Hugonette chanta seule, et, au même instant, toutes plongèrent leur main droite dans leur tablier rouge ou bleu, et quand la voix claire eut lancé la dernière note de la complainte lente, toutes les femmes poussèrent un cri aigu. Dans les forêts voisines les hommes se tenaient prêts à bondir. Et toutes à la fois elles lancèrent dans les yeux tout grands ouverts pour bien les voir, et toutes à la fois elles jetèrent dans les bouches béantes d'admiration des poignées et des poignées de cendre chaude.

Les gars de Trey-Torrents coururent comme une trombe, ils coururent sus aux barbares aveuglés et

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HUGONETTK KT SON BATAILLON M

qui étouffaient. Tous furent occis, à part le chef et une dizaine d'officiers que l'on réserva comme otages...

Depuis ce jour, les femmes de Trey-Torrents ont conquis la place d'honneur à l'église...

La Vièze en robe bleue et en bonnet de dentelles sourit toujours en les voyant passer avec leur fichu rouge écarlate qui rappelle leur victoire. Elle se souvient d'Hugonette, d'Hugonette sage et jolie et de ses compagnes qui chantaient toutes si bien et qui riaient comme de petites folles... Et la Vièze re- dit en sourdine leur complainte lente et grave.

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Martigny et saint Martin.

Martigny, la grande paroisse, la paroisse de saint Martin !...

— Hé, hé ! disent aussitôt en ricanant certains lecteurs. ...Martigny ne dérive-t-il pas évidemment de € martinet », marteau de forge ? le lion sur fond de gueules de ses armes ne brandit-il pas son mar- teau symbolique ?

Ne parlons pas de cet écusson tout moderne, et que les graves historiens continuent à gloser gra- vement pour élucider la question... Je vous dis, moi, que l'Octodure des Véragres dont Jules César fait mention dans son livre fameux, la petite ville qui devint plus tard Forum Claudii n'a pas renoncé au nom glorieux de l'empereur Claude... en l'honneur d'un martinet. Je préfère croire aux légendes — il y en a de si jolies — qui nous parlent du passage de saint Martin dans la vallée pennine...

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14 HUGONETTE

Donc, saint Martin, monté sur son âne, s'en vint de Verrolliez, le vrai lieu du martyre des thébéens, pour se rendre à Rome. Il dut nécessairement tra- verser la ville épiscopale, Forum Claudii, la ville de saint Théodule, et non moins nécessairement rendre visite au premier évêque du Valais, car les deux saints étaient contemporains. Dans toute la Gaule (Forum Claudii ou Octodure en faisait alors par- tie) on parlait du grand thaumaturge, l'évêque de Tours, celui qui, étant encore légionnaire romain, avait fait l'aumône de la moitié de son manteau au Christ lui-même qui lui était apparu sous la figure d'un miséreux en haillons et tout grelottant... et c'est depuis lors, tout le monde le sait, que la pre- mière quinzaine de novembre nous offre, avant les jours gris et venteux de la saison froide, les ra- dieuses journées si tièdes, si ensoleillées de l'été de la saint-Martin. Tout le monde parlait alors des guérisons innombrables opérées par le saint qui se- mait pour ainsi dire le miracle à chacun de ses pas.

Vous comprenez donc que notre saint Théodule n'a pas dû, n'a pas pu laisser le grand thaumaturge traverser sa bonne ville de Forum Claudii sans lui demander un sermon pour ses braves Forumclau- diens ! Sur ces prédications de saint Martin, les bons vieux et les bonnes vieilles qui m'ont conté des légendes n'ont pas su me dire grand chose. Sachez- le, j'ai consulté non point des parchemins mangés des mites, mais d'excellents vieux et de charmantes vieilles bien vivants, mais à peau parcheminée. Mal-

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MART1ÜNY ET SAINT MARTIN- IS

gré des lacunes dans leurs récits, tout est clair, et ils m'ont signalé et même fait toucher du doigt des documents solides, s'il en fut jamais, du passage de saint Martin dans notre Valais et à Martigny; ils m'ont fourni des preuves écrasantes de ce que j'a- vance... toutes les plumes les mieux aiguisées se bri- seront contre ces documents vénérables...

Après ses sermons à Forum Claudii, saint Mar- tin se remit en route pour Rome. Le voilà qui ar- rive au « Pont des Ours » que nous nommons au- jourd'hui Orsières. Le saint était fatigué, car il

avait fait une partie de la route à pied pour ména- ger sa monture, un gentil baudet gris qui portait ses bagages. L'âne était, lui aussi, recru de fatigue, car, de la Touraine aux Alpes valaisannes, la route est longue. Saint Martin avait déchargé l'animal et, se servant du bat en guise d'oreiller, il s'était endormi au bord de la Dranse.

Pendant que le bon saint sommeillait, voici que son âne, heureux d'être débâté, s'en donnait à bou- che que veux-tu de tondre l'herbe fine et savoureu- se, emperlée par les eaux froides et bleues de la ri- vière qui chantait sa mélopée monotone dans son lit profond de granit. Ah ! quelle herbe, quelle her- be ! courte, il est vrai, mais verte, croquante, ayant un goût de miel provenant des fleurs de thym, re- levé encore par le parfum alliacé de l'hysope et la saveur amère des tiges d'absinthe argentées. Quel festin pour le pauvre baudet ! Il avait pourtant vu bien du pays, et il avait tondu de sa langue rèche

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de bien bonnes herbes, mais jamais, oh ! non jamais il n'avait fait un tel repas : un vrai dîner de gala ! Et cependant que l'âne broutait en agitant en ca- dence ses oreilles en signe de contentement, le bon saint dormait, et il souriait, car if faisait un beau rêve. Il entendait le chant mystique des harpes d'or qui vibraient dans le bleu paradis. Et voilà que le gentil ânon s'éloignait toujours plus'de son maître.

Il apercevait à peu de distance une forêt qui lui promettait un peu d'ombre, une forêt de sapins cen- tenaires où sans doute l'herbe serait encore plus abondante, et il se dirigeait, le malheureux ! vers cette ombre et ce festin, sans perdre une bouchée ; il avançait toujours, inconscient du danger, ne sa- chant pas que c'était là la sombre forêt des ours !...

Le pauvre baudet si sage et si doux fut donc bien effrayé, on le devine, quand, à l'orée du bois, il aperçut une grosse bête brune qui se dandinait sous les palmes vertes des sapins.

Il n'eut pas le temps de faire de longues ré- flexions ; sans crier gare l'ours se jeta sur lui et le serra dans ses pattes velues. Le pauvre petit âne de saint Martin se mit aussitôt à braire désespérément pour appeler son maître. Le saint, tiré de son som- meil par ces plaintes, se hâta d'accourir vers la fo- rêt. Avant de l'atteindre, il comprit qu'il arrivait trop tard : son fidèle compagnon s'était tû.

Quand le saint pénétra dans la forêt, il aperçut l'ours en train de mordre à belles dents dans la -chair palpitante du pauvre animal. Dès qu'il vit

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l'évêque, l'ours s'arrêta net de dévorer, et tout pe- naud, il enfouit son museau sanglant dans le ga- zon. Le saint lui fit un beau sermon et il lui repro- cha vertement sa méchanceté. Comment avait-il osé s'attaquer à un animal inoffensif et qui était indis- pensable pour un si long voyage. L'ours continuait à baisser la tête ; il comprenait qu'il avait fait un impair. Son discours fini, saint Martin fit un signe à l'ours et celui-ci, sans se faire prier le moins du monde, emboîta docilement le pas derrière l'évêque de Tours.

Quand le saint et son nouveau compagnon furent arrivés à l'endroit de la sieste, le saint prit le bât et l'attacha solidement sur le dos de l'ours, y plaç$ les bagages, puis il dit d'un ton qui n'admettait pas de réplique :

— Tu vas remplacer le gentil baudet que tu as tué ; tu vois le chemin du Mont-Jou, allons, en rou- te pour Rome.

L'ours prit les devants sans grogner. On devine l'émerveillement des gens de Liddes et du Bourg- Saint-Pierre quand ils virent le saint évêque, le grand thaumaturge, que sa renommée avait précé- dé, avec sa nouvelle monture. Il traversa ainsi la valleé d'Aoste, le Piémont, et après des semaines et des semaines de voyage, il fit son entrée dans la ville éternelle, en grand arroi ! plus comme un ba- teleur que comme un évêque. Comme toujours, alors que les uns ne pouvaient assez admirer l'é- trange aventure, les autres se scandalisaient et mur-

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muraient. Hé quoi ! disaient-ils, un évêque doit-il se donner en spectacle à la foule- Saint Martin laissait dire. Il repartit enfin de Rome avec son nouveau compagnon. Quand ils atteignirent le

€ Pont des Ours », le saint fit de nouveau un très beau sermon à son porteur de bagages ; il le re- mercia de ses bons et loyaux services, puis lui ayant défendu sévèrement de s'attaquer désormais aux animaux domestiques et à plus forte raison à des chrétiens, le saint caressa de sa main gauche l'épaisse fourrure brune, puis le museau de l'ours, tandis que la droite esquissait un signe de croix en guise d'exeat...

Saint Martin poursuivit-il seul sa route jusqu'à Forum Claudii ou confia-t-il ses bagages à un char- retier de passage ? Les bons vieux et les bonnes vieilles n'ont pas su me renseigner sur ce point. Us n'ont pas su davantage m'indiquer l'itinéraire com- plet du saint, mais on peut le deviner et même le dire certainement : le saint, en quittant le bourg de saint Brancas (Saint-Brancher) a dû escalader le Mont-Chemin pour descendre de là sur la ville de Forum Claudii. A-t-il évangélisé en passant les braves gens de Vollèges, voire ceux de Bagnes ? Pourquoi pas? Bagnes a des légendes gracieuses qui parlent de saint Martin ; une fleur charmante rap- pelle son souvenir. Vollèges a mieux encore : elle a choisi le grand évêque comme son protecteur au- près de Dieu. Si les Vollegeards sont restés si pieux et si profondément chrétiens, le bon saint Martin

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MARTIGNY E T SAINT MARTIN '9

y serait-il pour rien ? Quoi qu'il en soit, nous allons

1 retrouver un monument, un monument magnifique qui nous atteste que le saint a escaladé la pente raide du Mont-Chemin et qu'il est parvenu enfin aux Ecôteaux. Nous avons là un document de pre- mière valeur, un document solide, d'une solidité qui défie les siècles; je veux dire un formidable bloc de rocher, le roc de saint Martin. Tous les conteurs de légendes déclarent avec un accord parfait que saint Martin y a planté sa canne. Ce sont les pro- pres termes de ces témoins vivants de la tradition.

Vous pouvez, si vous avez des jarrets d'acier et des poumons solides, suivre le chemin capricieux bordé de fougères et de fraises, qui conduit au hameau de la paroisse de Martigny, nommé les Ecôteaux ; vous serez convaincu que le saint a vraiment planté sa canne dans ce beau bloc de rocher et vous y ver- rez même, sur le devant, les empreintes des cornes du diable...

Qu'on vienne après cela me dire que Martigny a tiré son nom de € martinet » !

Donc le saint poursuivait son long voyage, et il arrivait aux Ecôteaux blotti sous les sapins verts quand un spectacle horrible frappa ses regards. A vingt pas, il aperçut le diable. Ce dernier venait de transporter sur la pente rapide le formidable bloc de rocher, et un peu essoufflé, il avait fait halte pour reprendre haleine un instant. Il voulait faire rouler ce bloc de rocher sur la pente et anéantir ainsi la ville de Forum Claudii. 1/évêque vit im-

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médiatement le danger qui menaçait les bons chré- tiens du chef-lieu de la vallée pennine, ces bra- ves gens qu'il avait évangélisés naguère, et, d'un bond, il fut près du rocher. Il y planta sa canne et celle-ci s'y enfonça profondément, comme vous pou- vez encore le constater.

— Arrête, retire-toi, Satan !

Le diable ne tenta pas de résister une minute au grand thaumaturge, mais il s'évanouit à l'instant dans un tourbillon de flammes en laissant une odeur infecte de soufre et de chair brûlée qui empesta l'air pendant plusieurs jours...

Quelques-uns me demanderont sans doute-:

— Mais pourquoi donc Satan voulait-il détruire Martigny ?

— Pourquoi ? La raison en est bien simple : Sa- tan était irrité en voyant tous ces habitants de la ville épiscopale changés en autant de petits saints Martin depuis le passage de l'évêque de Tours.

J'entends des lecteurs qui ricanent ! Oui, de petits saints, en effet, bien petits !

— Oui, des saints Martin en miniature...

— Ho, ho ! les gens de Martigny...

— Ceux de Martigny, je ne dis pas, mais je par- le des Forumclaudiens... Remarquez au reste que le Forum Claudii que Satan voulait anéantir à cause de ses vertus ce n'est pas Martigny-ville qui n'exis- tait pas encore, mais bien la localité que César nom- me le vicus Veragrorum, le Bourg des Véragres, Martigny-Bourg, en un mot.

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MARTIGNY E T SAINT MARTIN 2 1

— Tiens, voilà ce conteur de légendes qui mon- tre le bout de l'oreille... Son apologie en faveur des Forumclaudiens, ces petits saints, c'est un plai- doyer pro domo sua ; ce conteur est un homme de Martigny-Bourg, parions-le !

Soit... disons une bonne fois à Martigny-ville qu'elle a porté ce nom de « ville » ou mieux encore le nom patois de « vella » plusieurs siècles avant d'être une ville et qu'elle partageait cet honneur avec Orsières-ville, Liddes-ville et Vollèges-ville, lesquelles villes ne sont que des villages. Ce nom patois « vella » signifie ici : la localité qui possède l'église paroissiale, sauf erreur. Il y a un siècle, l'église paroissiale de Martigny était nommée : No- tre-Dame des Prés. A cette époque, autour de la vieille église, ne se trouvaient encore que deux ou trois maisons : le prieuré, la maison Supersaxo, la Grand-Maison ou le prieuré des chevaliers de saint Jea», l'hôtel de la Tour (collège), l'auberge de l'Ai- gle et celle du Cygne (Mont-Blanc). Cela dit, avouons que la capitale de la province pennine, le Bourg des Véragres, Octodure, alias Forum Claudii est bien déchu de son ancienne splendeur. Marti- gny-Bourg a perdu son dernier titre de chef-lieu du district de Martigny ; il a perdu son tribunal, et il risque de perdre son marché du lundi... et si on peut faire une comparaison, je parlerai de Pise, qui voit avec mélancolie tout le commerce, toute la vie se diriger vers Milan. Ce qui a diminué l'impor- tance de Martigny-Bourg, c'est l'éloignement du

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chemin de fer. On n'a pas voulu de lui autrefois...

maintenant il reste à Martigny-Bourg à se bercer au souvenir de ses gloires passées, à se rappeler le jour lointain où il était une capitale de province romaine, lorsque les foules accouraient du Valais tout entier et de bien plus loin encore aux combats de gladiateurs dans son amphithéâtre que nous nommons le Vivier, aujourd'hui un nid de micro- bes et de misères ; alors que les foules chrétiennes acclamaient le saint évêque Théodule, celui qui ap- portait de Rome la cloche du pape, et qu'elles fai- saient les mêmes ovations à saint Martin, le thau- maturge des Gaules, et que dans un élan d'enthou- siasme, elles renonçaient au titre glorieux de cité de l'empereur, de Forum Claudii, pour devenir la ville de saint Martin, Martigny.

...

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Le crapaud.

Deux hommes de Nendaz sont assis à l'ombre d'un cerisier, au coin de leur champ de blé. La cha- leur est accablante. On est en juillet et depuis un mois, pas une goutte d'eau n'est tombée du ciel im- placablement bleu. Grives goulues, geais criards et pillards, pinsons et merles blottis sous les branches de la forêt voisine, font entendre de légers pépie- ments comme en rêve. A peine parfois, venant des glaciers, là-haut, un timide souffle frais fait vacil- ler les feuilles qui jaunissent et les gorges des deux hommes, le père et le fils, aspirent avec volupté cette fraîcheur furtive au sein de cette atmosphère de forge brasillante. Les deux hommes boivent à tour de rôle, à même le barillet de bois, le vin blanc de

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24 HUGONETTE

Conthey, puis ils s'essuient la bouche de la main droite. Ils tentent alors d'avaler un morceau de pain noir qui craque sous la dent, mais rien ne peut pas- ser, et ils reposent le chanteau de pain, presque in- tact. Et voici qu'un crapaud s'avance en sautillant vers les deux paysans. Il s'approche sans crainte.

Qu'est-ce que cela veut dire ? il a l'air de les regar- der d'un œil qui implore la pitié.

— On dirait que ce crapaud a faim, déclare le fils.

— Tiens, c'est vrai.

Et le père lui jette un morceau de pain.

Le crapaud s'en empare avec avidité et, bientôt, il disparaît sous une pierre. Les deux hommes se remettent à leur pénible tâche.

• • •

Près de trois mois se sont écoulés. Les deux hom- mes conduisent leur vache Chatagne à la foire de Martigny-Bourg. Ils ont quitté Basse-Nendaz au petit jour. Les voici devant la chapelle de Saint Sé- bastien, là où les Nendards voulurent construire tout d'abord leur église paroissiale, mais les outils des ouvriers qui disparurent mystérieusement, pen- dant plusieurs nuits, et furent retrouvés à Basse- Nendaz indiquèrent la volonté du ciel. L'église pa- roissiale fut bâtie à la place actuelle et on se con- tenta d'une modeste chapelle sur cet éperon rocheux

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L E C R A P A U D 2D

qui domine toute la plaine. Les deux hommes tirent leur bonnet de laine et récitent dévotement un € pa- ter » et un « ave ». Le merveilleux paysage qui s'étale à leurs regards les laisse indifférents. La bonne ville de Sion, presque à leurs pieds, s'éveille et leur envoie le rayonnement vif de ses fenêtres qui s'ouvrent à l'air aromal du matin frileux. Clai- res sonneries de cloches qui s'envolent de la tour massive de la cathédrale ; essieux des chars, lour- dement chargés de la c bossette » des vendanges, qui crient ; chanson aiguë de la toube d'un pâtre, tout là-haut, à l'alpage de Flore ; basse profonde et puissante du Rhône qui vagabonde dans un lit en- core mal digue.(Les deux Nendards marchent rapi- dement et Chatagne fait tinter, à chaque pas, sa cla- rine claire. Le sentier rocailleux de Feyrey vient mourir dans les grasses prairies de Riddes. Arrêt d'un instant, à l'orée du village, et, tandis que la va- che broute avec avidité l'herbe courte du talus de la route, les hommes tirent du pain et du fromage d'une gibecière et reprennent des forces. Voici la ferme d'Ecône, où paissent les lourds percherons qui transportent, à l'hospice du Grand-Saint-Ber- nard, le bois d'affouage du val Ferret ; voici Saxon avec sa vieille tour ronde ; Charrat, la dernière éta- pe, et, enfin ils voient pointer le clocher élégant de Notre-Dame des Prés, à Martigny < vella ».

Une foule bariolée passe devant l'église, qui n'a encore, à cette époque, que bien peu de maisons sous sa garde./Paysans conduisant des vaches ou des

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26 HUGONETTE

veaux, marchands avec leur sacoche de cuir, paysan- nes engoncées dans leur robe de laine brune, plissée aux épaules, et l'étroit chapeau valaisan à c falba- las » de soie noire brochée d'or, tous se hâtent vers le chef-lieu du dixain, Martigny-Bourg.

Quelle cohue au pré-de-foire ! Le sauthier du vi- domne a peine à maintenir l'ordre. Plus de cent cla- rines carillonnent à la fois. Des colporteurs circu- lent dans la foule, offrant, pour quelques baches, de petites chapelles où étincelle la Vierge noire des Er- mites entre deux cierges. D'autres font voir aux paysannes des rubans de soie et des aiguilles. Un tavernier a installé sa boutique en plein vent, et le vin blanc de la Marque et celui de Coquimpey cou- le dans des coupes de bois.

Les deux Nendards étaient à peine installés à l'endroit que leur avait assigné le sauthier, qu'ils voient venir à eux un homme d'une trentaine d'an- nées. L'inconnu les dévisagea un instant, puis il s'écria joyeusement :

— Non, je ne crois pas me tromper, vous êtes bien de Nendaz ?

— Oui, monsieur, pour vous servir.

— Ah ! quel bonheur ! oui, c'est vous, je vous reconnais tous les deux. J'achète votre vache. Fixez vous-même le prix, je ne veux pas marchander.

— Elle est grasse, et ma fille Catherine l'a bien soignée. Six écus bons me semblent un prix hon- nête.

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LE CRAPAUD 27

L'inconnu répondit :

— Avec d'autres, je marchanderais, mais non avec vous ; je vous donne huit écus bons et je vous em- mène dîner chez moi. Ah ! ma marraine va être contente !

Les Nendards ne savaient que se dire de cette rencontre. Qu'était-ce donc que cet homme ?

L'inconnu les conduisit vers une maison de bonne apparence, au milieu du Bourg de Martigny, à quel- ques pas d'un couvent de nonnes, décoré par une sombre colonnade de marbre noir de Saillon. Arri- vé devant la maison, il cria :

— Hé, Marguerite !

Une jeune femme ouvrit la fenêtre aux carreaux ronds enchâssés dans le plomb et demanda :

— Que veux-tu, Etienne-Marie ?

— Marraine, prépare le meilleur dîner possible pour les amis de Nendaz que tu sais ; en attendant, j'amène la vache à l'étable ; je l'ai achetée.

— Oh ! ces hommes de Nendaz, fit la jeune fem- me, quel bonheur !

La vache installée, les trois hommes revinrent à la maison. Une belle nappe blanche avait déjà été placée sur la table de noyer ciré et des channes d'é- tain s'alignaient avec des coupes de bois sur un dressoir décoré de fins entrelacs.

— Prenez place, braves gens, et buvons ce Co- quimpey en attendant le dîner... mais, d'abord, il faut que je vous paie.

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28 HUGONETTÉ

En disant ces mots, il souleva le couvercle d'une

« arche », il en tira une longue bourse aux mailles d'acier, et il compta :

— Voici huit écus bons. Sommes-nous d'accord ?

— Oui, c'est bien de prix convenu.

— Laissez-moi encore y ajouter un écu bon pour la marraine qui a si bien soigné Chatagne. Est-ce la marraine ou bien votre fille ?

— C'est ma fille Catherine, une brave jouven- celle de vingt-deux ans.

—jfVous la remercierez pour moi et si bientôt elle se marie, vous me le ferez savoir pour que je vienne à la noce et que j'apporte mon cadeau.

V'.. La jeune femme avait préparé un repas comme les deux hommes n'en avaient guère mangé de meilleur. JElle avait appelé à son aide sa mère, en- core alerte commère, le cordon-bleu le plus renommé à vingt lieues à la ronde, celle qui préparait tous les festins de noces et les dîners de baptêmes, la cuisi- nière que messire prieur faisait venir pour la fête patronale de la Visitation, celle enfin que la vidondé ne manquait pas de demander une année à l'avance pour le repas de gala au jour de l'entrée en grand arroi de son Excellence, le lieutenant du seigneur évêque.

Oui, dame Ermengarde avait bien fait les cho- ses. En toute hâte elle était allée quérir sur le champ de foire un lièvre dodu qu'elle servit en rôti, une belle truite de la Dranse (cela amusa fort les deux montagnards qui oncques n'avaient mangé

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LE CRAPAUD 29

de poisson), un excellent filet de bœuf, du petit salé, et enfin du fromage gras de Charmotane. Puis ce furent les desserts : gaufres, merveilles,/oublies et autres friandises qui vous feraient venir l'eau à la bcfache /si je les énumérais toutes. Le repas ter- miné, Etienne était descendu à la cave et en avait apporté deux bouteilles poussiéreuses, et les décan- tant avec un soin religieux, il dit :

— C'est du Coquimpey de la vigne de mon père.

Il a exactement mon âge : trente-deux ans. Mon père (Dieu ait son âme !) a mis ce vin en bouteilles la semaine de ma naissance, et c'est la première fois que j'en débouche une. Les autres sont réservées pour le baptême des enfants que le bon Dieu nous donnera, dit-il en souriant et en regardant sa fem- me qui répliqua par son plus gracieux sourire. Et j'en garderai pour le jour de ma sépulture. Je n'ai pas pu laisser passer un jour comme celui-ci sans vous faire goûter de ce nectar.

Le vin coula dans les coupes et Etienne ajouta :

— A votre santé, braves gens.

— A la vôtre, sieur Etienne.

— Maintenant, je vais vous conter mon histoi- re : J'étais un homme sans cœur, dur pour le pau- vre monde, et mon père ne cessait de me blâmer de ma dureté et de mon avarice. Quand les misé- reux venaient frapper à notre porte et demandaient l'aumône pour l'amour de Dieu, je me moquais de leur misère, et s'ils me trouvaient seuls au logis, ils repartaient toujours les mains vides. Mon père

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3o HUGONETTE

y

(Dieu ait ton âme !) avait beau nie raconter l'his- toire de saint Martin, lequel a donné son nom à notre paroisse, qui fut si aumônier et me dire les châtiments dont Dieu menace les cœurs durs pour les indigents, rien n'y faisait. Il me répétait souvent l'histoire d'un sien ami et compatriote qui fut un jour changé en crapaud, quoiqu'il fût moins impitoyable que moi envers les pauvres et plaisan- tât seulement avec eux. Cet homme métamorphosé en crapaud ne fut délivré qu'à Hérémence par un valet qui lui bailla un morceau de pain. Un tel mes- chief pourrait bien t'arriver, disait-il, mais j'étais sourd à ses menaces, insensible à ses prières.

Un jour, un loqueteux de Saxon, qui était bien connu sous le nom du < bon pauvre » et que tous accueillaient volontiers à cause de sa résignation, de son joli sourire et de son < grand merci, le bon Dieu vous rendra ce que vous m'avez baillé >, le bon pauvre vint me demander un morceau de pain, pour l'amour de Dieu. Je lui répondis durement :

— Vous n'aurez rien, et déguerpissez bien vite, sinon je cogne...

Mon père (Dieu ait son âme !) m'entendit, et il me cria :

— Etienne, tu demanderas pardon à genoux au bon pauvre pour l'avoir rudoyé et tu lui donneras ta part de dîner.

— Non, père, je ne le ferai pas.

— A genoux, je te l'ordonne, vaurien, cria mon père.

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LE CRAPAUD 3i

Et j'osai crier :

— Va-t'en, pauvre maudit, ou je cogne !

Mon père se redressa de toute sa. haute taille, lui qui était habituellement courbé sous le poids des années ; il leva les mains au ciel, et les étendant sur mon front, il dit :

— Fils dénaturé, je te renie ; je souhaite que tu sois changé en crapaud comme le fut autrefois un de mes amis, et que tu sois contraint de mendier un morceau de pain, sans être délivré avant d'avoir pu obtenir ce morceau de pain que tu refuses main- tenant à un pauvre de Jésus-Christ.

A peine mon père avait-il dit ces mots, que je sautillais dans la cuisine sous la forme hideuse d'un crapaud. Le bon pauvre s'était enfui épouvanté. Je me glissai hors de la maison et j'essayai d'aborder des enfants qui jetaient des miettes de pain à des pigeons. Ils me lancèrent des pierres. Je me traî- nai péniblement jusqu'à Saxon, espérant attendrir le bon pauvre qui m'aurait peut-être reconnu. Il était parti en pèlerinage pour les Ermites. J'atten- dis son retour pendant de longs mois et pendant ce temps je me rendis dans les villages de la plaine : à Fully, Saillon, Leytron. Souvent on me lançait des pierres qui me blessaient et je devais rester des semaines dans la vase pour attendre qu'il me fût possible de continuer ma route. Parfois je m'ap- prochai des moissonneurs qui reprenaient des for- ces au bord de leur champ, et j'implorai du regard un morceau de pain. Pas un seul ne me fit cette

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32 HUGONETTE

aumône. Je revins enfin à Saxon, et j'entendis ra- conter que le bon pauvre était mort pendant son pèlerinage. J'étais presque désespéré. Je me sou- vins alors de ce compatriote qui avait été délivré là-haut dans ce village perdu d'Hérémence au val d'Hérens. Après des mois de voyage, j'y parvins enfin, et, .pendant plus de cinq ans, /je parcourus les champs,| à l'affût des paysans qui travaillaient leurs terres. Tous les jours je m'approchai des mois- sonneurs qui mangeaient leur pain et leur fromage au bord des champs, mais aucun ne fit attention à moi, sinon pour me bombarder de pierres. Que de- venir ? La Providence me fit souvenir de mon pè- re. Je me dis que s'il me revoyait dans ce triste état, il révoquerait peut-être la malédiction lancée contre moi. Je me mis donc en route pour Marti- gny et le bon Dieu me permit de vous rencontrer au bord de votre champ de blé, par cette chaude journée de juillet. Vous avez eu pitié de moi et m'avez jeté un morceau de pain. C'était ma déli- vrance. Mais le morceau était gros et le pain bien dur. Je commençai à le manger et sentis des for- ces inconnues me venir. Je me traînai péniblement, emportant le précieux morceau de pain. Après des mois, j'arrivai à Martigny. Je me cachai dans un fossé pour achever de manger mon pain, et, à la dernière bouchée, j'avais repris ma forme d'homme.

Je me hâtai de courir à la maison paternelle.

Mon père venait de recevoir les derniers sacre-

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LE CRAPAUD 33

ments, mais il se désespérait de ne pas me revoir avant de mourir. Dès que j'entrai dans la chambre il me reconnut, quoique j'eusse vieilli pendant ces années de souffrances indicibles. Il m'ouvrit les bras et mourut un sourire sur les lèvres.

Je viens de me marier et je voulais partir ces jours-ci pour Nendaz afin de remercier mes sau- veteurs. Ah ! mes amis, merci ! merci ! Je sais maintenant que celui qui donne au pauvre prête au Seigneur.

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Le médecin

de la princesse de Milan.

A mes amis de Fully.

I

Connaissez-vous Fully, la belle paroisse enso- leillée, blottie au pied du Grand-Chavalard, avec sa verte croupe des Folaterres, ce paradis des bota- nistes, embaumé par le thym de Hongrie, l'élian- thème et l'adonide couleur de feu ; Fully avec ses mazots où descendent les Entremontants en ri- bambelles joyeuses au moment des vendanges ; Fully avec ses châtaigniers séculaires, ses vignes magnifiques aux beaux raisins pourprés qui vous font venir l'eau à la bouche... c'est là, vers ce char- mant coin de terre, un des plus exquis du beau Va- lais que je veux vous emmener... mais nous remon- terons bien loin dans le passé, bien loin, à l'époque où il se trouvait encore des sorciers.

Allons au village de Mazembroz. Le joli nom, n'est-ce pas ? et qui, à lui seul, caractérise si bien notre gracieux patois chantant et fait songer à la

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36 HUGONETTE

langue sonore de Mireille et des troubadours. Ils chantaient, ces bons poètes du pays du soleil leurs lais d'amour... et c'est d'amour qu'était plein le cœur du beau Nicolas, le jeune paysan de Mazem- broz. Il avait donné son cœur tout entier et sans retour à une gente jouvencelle nommée Jeanne.

Jeanne habitait à une lieue plus haut dans un mayen avec sa marâtre, une femme qui passait pour sorcière. Nicolas venait souvent à la cure, car il labourait pour le curé de Fully quelques lopins de terre. Il dit un jour au curé :

— Messire curé, vous savez que je compte épou- ser Jeanne aux vendanges prochaines... mais, une chose m'inquiète... Sa marâtre me dit :

« Tu peux venir ici quand tu voudras, mais ja- mais le mercredi ni le vendredi, non, jamais, à au- cun prix. Pourquoi cette défense ? comprenez-vous cela ? »

Le curé réfléchit... il passe la main dans ses che- veux blancs et fronce les sourcils :

— Hum ! Qu'est-ce que cela veut dire ? Tu as bien compris ?

— Oui, messire curé... je puis rendre visite à ma fiancée, la belle Jeanne, tous les jours que le bon Dieu fait, mais je ne dois pas monter au mayen ni le mercredi ni le vendredi...

— C'est étrange !... tu sais qu'on prétend... que la belle-mère...

— Oui, j'ai entendu dire.

— Sorcière ! j'aimerais bien le savoir... eh bien !

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LE MÉDECIN DE LA P R I N C E S S E DE MILAN S^J

j'aimerais fort, moi, que tu montas au mayen mercredi ou vendredi prochain... il serait bon de savoir au juste...

— Hé bien, soit, je veux y aller demain, ven- dredi, et je vous renseignerai...

II

Nicolas ne reparut pas à la cure le samedi, et le dimanche le curé ne le vit pas à l'église, lui qui, chaque dimanche, à la tribune, chantait d'une belle voix de basse les neumes graves du plain-chant.

Le curé interrogea les voisins (Nicolas était or- phelin), mais personne ne pouvait donner de nou- velles de Nicolas. On l'avait vu monter au mayen le vendredi, vers quatre heures, mais depuis lors plus rien. Impossible de savoir ce qu'il était deve- nu. On commença à être inquiet, et des amis et pa- rents s'en furent au mayen pour interroger sa fian- cée, la belle Jeanne et sa marâtre. Jeanne avoua en pleurant à chaudes larmes qu'elle l'avait vu ven- dredi... et, depuis lors, plus de nouvelles. La jeune fille avait perdu ses belles couleurs. La pauvre en- fant ! on la plaignait... mais les visiteurs se deman- dèrent si la marâtre n'était pas mieux informée ? Elle déclara qu'elle ignorait tout, elle jura qu'elle ne savait pas ce que le fiancé était devenu. Une se- maine passa. On fit des recherches dans la mon- tagne sans rien découvrir.

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38 H U G O N E T T E

Quinze jours s'écoulèrent, et toujours pas de Ni- colas.

Et voici que, le seizième jour, on vit arriver à Mazembroz un carosse magnifique tout pimpant neuf, portant un bel écusson, une voiture si belle que one n'en vit-on de pareille à Fully, pas même quand le seigneur évêque venait en grand arroi de son castel de Tourbillon pour confirmer les enfants ou visiter ses terres de Martigny en qualité de comte du Valais. Cette voiture couleur crème re- haussée de filets d'or et de rinceaux d'argent était plus belle encore que le carosse du seigneur comte de Savoie quand il se rendait en grand équipage chez son fidèle chevalier de Saillon...

Deux chevaux blancs comme la neige et harna- chés d'argent tiraient la voiture. Ils étaient con- duits par un cocher à l'habit bleu de ciel et souta- che d'argent. Auprès de lui se tenait un gros per- sonnage engoncé dans un pourpoint de soie cerise avec une grande plume blanche de héron à sa toque de velours noir. Il annonçait solennellement :

— Faites place au seigneur médecin de la prin- cesse de Milan, l'illustrissime Nicolas de Mazem- broz.

On devine l'étonnement, pour ne pas dire la stu- peur, des gens de Mazembroz en voyant ce caros- se couleur blanc crème avec des filets d'or et ce cocher majestueux, et ce héraut solennel qui clamait l'arrivée de l'illustre personnage, médecin de la princesse de Milan, lorsque on reconnut dans le

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LE MÉDECIN DE LA PRINCESSE DE MILAN 39

grand seigneur habillé d'un pourpoint de velours noir au manteau très ample de couleur lilas et portant au cou une longue chaîne d'or...

quand on reconnut dans ce personnage assis sur les coussins de la voiture, le jeune paysan de Mazem- broz, Nicolas, disparu depuis une quinzaine.

Les gens de Mazembroz n'en étaient pas encore revenus de leur stupeur, quand le nouveau seigneur descendit de voiture, et, prenant une large escar- celle de velours orangé, il en tira des poignées de pièces d'or et en distribua deux à tous ces braves gens de Mazembroz.

Le héraut continuait à clamer du haut de son siège :

— Faites place au seigneur médecin de la prin- cesse de Milan, l'illustrissime Nicolas de Mazem- broz.

C'était en mai. Merles et chardonnerets sifflaient et trillaient à tue-tête sur les châtaigniers ; les par- fums capiteux de la vigne et des églantiers qui bordaient la route montaient sur les ailes des bri- ses, là-haut vers le ciel d'un bleu doux et changeant.

— C'est moi, mes amis, disait Nicolas, je vous reviens... Pourquoi avez-vous peur de m'adresser la parole ?

— Place, répétait le héraut au pourpoint cou- leur cerise, place au seigneur médecin de la prin- cesse de Milan, l'illustrissime Nicolas de Mazem- broz.

Mais Nicolas avait beau se faire aimable, cares-

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4o H U G O N E T T E

ser la joue merveille des mioches qui regardaient ahuris, un doigt dans la bouche ou dans le nez, les braves gens de Mazembroz ne pouvaient en croire leurs yeux. C'était bien Nicolas, leur compatriote, à n'en pas douter, mais c'était aussi l'illustrissime médecin de la princesse de Milan, un grand sei- gneur... Or, jamais Nicolas n'avait été médecin, et il ne possédait que sa pauvre maison et des lopins de terre... et cet homme puisait les pièces d'or par poignées dans sa large escarcelle de velours oran- gé... Qui expliquerait ce mystère ?

Nicolas cria au cocher :

— En route pour le village de l'église.

Quand on arriva au village, ce fut une nouvelle bousculade, un attroupement considérable. Le co- cher à l'habit bleu de ciel faisait claquer son fouet et le héraut clamait de sa forte voix de basse-taille :

— Place au seigneur médecin de la princesse de Milan, l'illustrissime Nicolas de Mazembroz.

Mioches mal peignés, jeunes filles rieuses à la robe de laine brune, beaux lurons à la moustache fine, vieillards béquillants : tous poussaient des ex- clamations en voyant le merveilleux carosse et les nobles bêtes qui piaffaient, blanches comme les au- bépines de la route et la neige des sommets, le co- cher bleu comme le ciel et le héraut solennel, rose comme les bruyères en fleur... et ce beau seigneur à la chaine d'or, l'illustrissime médecin de la prin- cesse de Milan, Nicolas de Mazembroz.

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LE MEDECIN DE LA PRINCESSE DE MILAN 4 1

Et ce fut du délire quand il puisa de nouveau à poignées les pièces d'or fauve dans sa large escar- celle de velours.

L'illustrissime médecin de la princesse de Milan, le beau seigneur Nicolas de Mazembroz fit arrêter le carosse devant la cure. Le cocher couleur bleu de ciel et le héraut cerise descendirent de leur siège.

Ils prirent une longue valise de maroquin rouge et la portèrent à la cure et, à son tour, Nicolas l'illus- trissime médecin de la princesse de Milan, quitta le carosse et s'en fut au presbytère.

Le héraut annonça :

— Messire curé, voici les présents que vous ap- porte pour votre église, le seigneur Nicolas de Ma- zembroz, illustrissime médecin de la princesse de Milan.

Il entrouvrit la valise de maroquin rouge et il en tira un calice d'or, une croix de procession d'ar- gent finement ciselée, une chape rouge en velours de Venise, une chasuble et deux dalmatiques assor- ties à la chape, une aube blanche comme les fleurs de lys aux fines dentelles mousseuses, des Valen- ciennes de haut prix et un merveilleux missel écrit sur parchemin avec de fines enluminures à l'introït des grandes fêtes.

Le vieux curé poussait des exclamations, il croyait rêver...

:— Est-ce Dieu possible ? Ces ornements pour la Saint-Symphorien ! Le seigneur évêque n'a pas

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42 H U G O N E T T E

une chape si belle dans son trésor de Valère. Et ce missel ! plus beau que celui de Granges ! Oh ! Ni- colas ! Et se reprenant :

— Illustre seigneur Nicolas de Mazembroz...

Le héraut acheva :

— Illustrissime médecin de la princesse de Milan.

— Tu me raconteras... pardon, vous me raconte- rez comment cela est possible... Est-ce bien vrai ? N'ai-je pas la berlue ? Il y a quinze jours Nicolas était ici dans cette chambre ; il n'était qu'un beau et bon gars de la paroisse... Et maintenant ! que d'événements en si peu de temps... Perdu, on le croit perdu et il nous revient en grand arroi, riche noble, illustre... C'est un miracle, je vous le dis, un vrai miracle :

— Non, messire curé, je vous expliquerai tout cela à loisir, mais maintenant nous n'avons pas le temps. Je meurs de faim et mon cocher et mon héraut vont apporter des provisions et vous me ferez bien le plaisir de partager mon dîner.

Et voici que le héraut couleur cerise et le co- cher couleur bleu de ciel apportèrent des poulets froids, un gros pâté de chevreuil, de la brioche à la croûte dorée et des flacons de chianti et de l'asti mousseux.

Le repas achevé l'illustrissime médecin de la princesse de Milan dit :

— Messire curé, que diriez-vous de mon idée ?...

si je vous construisais une jolie église, plus grande

»

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LE MÉDECIN DE LA PRINCESSE DE MILAN 43

que celle-ci qui est vraiment trop étroite, surtout les jours de fêtes carillonnées. Tenez, par exem- ple, le jour de la Saint-Symphorien, quand on voit pèleriner ici tant de braves gens de Saillon, de Nendaz, d'Isérables, de Saxon, de Martigny, d'Ar- don et de vingt autres lieux, ne seriez-vous pas content d'avoir une église plus vaste avec des fresques qui représenteraient le martyre de notre glorieux patron ?

Oui, n'est-ce pas ! je suis assez riche pour faire cela, si nos braves gens veulent bien contribuer un peu à la bâtisse en faisant quelques corvées. Vous en parlerez au Conseil de paroisse... Voici encore une bourse pleine de belles pièces d'or pour vos pauvres.

— C'est trop, mon cher Nicolas ; pardon, sei- gneur Nicolas de Mazembroz, c'est beaucoup trop.

— Non, il y a la vieille Martine, la pauvre veu- ve qui a six enfants à nourrir, et Symphorien, le pauvre infirme, et Madelon qui a tant de peine à nouer les deux bouts avec ses sept mioches et son mari qui chante et danse et fait bombance, tandis que la pauvre femme file, lave et raccommode...

et Toinot, le vieil aveugle, et d'autres encore que vous connaissez mieux que moi.

— Oh ! Nicolas ; pardon, seigneur Nicolas...

Le héraut ajouta :

— Illustrissime médecin de la princesse de Mi- lan...

— Je sais... ou mieux je ne sais pas du tout...

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44 H U G O N E T T E

et j'aimerais bien savoir comment cela est arrivé...

— Ce soir, messire curé, quand nous serons seuls, car je vous demande l'hospitalité à la cure, je vous conterai par le menu... car il est temps que je cherche des chevaux pour mon héraut et mon cocher afin de les ramener à leur seigneur, le roi de Milan. J'ai été forcé d'accepter cette escorte dont je me serais volontiers passé, mais le roi l'a voulu.

Il tenait à ce que ma rentrée à Fully fût solennel- le... et, certes, cela n'a pas manqué... Je vais pou- voir reprendre mes habits de laine et déposer ce pourpoint de velours qui me gêne horriblement, et on ne me donnera plus du seigneur à bouche que veux-tu...

III

t

Le seigneur Nicolas trouva les chevaux et ren- voya dans leur pays les deux hommes, puis il s'en fut trouver les membres du Conseil de paroisse et les amena à la cure pour leur exposer ses plans.

Ses propositions furent acceptées avec enthousias- me. On voulait se mettre tout de suite à l'ouvrage afin que l'église fût achevée pour le jour de la fête patronale et que l'évêque pût en faire à cette date la dédicace en présence d'un grand nombre de pè- lerins.

On apporta un nouveau pâté de chevreuil, des poulets froids et des flacons de chianti (on ne par-

.

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LE MÉDECIN DE LA PRINCESSE DE MILAN 43

lait pas encore de tempérance en ce bon vieux temps où l'eau-de-vie était inconnue, où les taver- nes étaient si rares) et on louangea fort la chair fine et les crus exotiques. Nicolas dit alors :

— J'ai promis à messire curé de lui conter mes aventures, je puis fort bien le faire ici, devant vous qui représentez toute la paroisse. Voici donc ma merveilleuse histoire : J'avais voulu monter (il y a de cela juste seize jours) le vendredi au mayen où demeure ma fiancée, la belle Jeanne, mal- gré la défense formelle de sa marâtre. Arrivé au chalet, je ne fus pas médiocrement surpris de voir Jeanne vêtue comme aux grands jours de fête.

J'étais devant la fenêtre et je l'aperçus qui enle- vait sa jarretière, plongeait son doigt rose dans un pot et se frottait le genou avec de l'onguent. A l'instant elle disparut, je ne sais comment ni où.

J'entrai alors.

La marâtre m'accueillit avec une bordée d'in- jures.

— Je t'avais interdit, dit-elle, de venir au mayen le mercredi ou le vendredi. Ne sais-tu pas que c'est vendredi ?

— Oui, je le sais.

— Et pourquoi es-tu venu ?

— Pour voir...

— Pour voir... Jeanne n'est pas ici.

Je répondis :

— Elle y était il y a deux minutes, je l'ai fort bien vue.

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4G H U G O N E T T E

— Elle n'y est pas. Rentre vite chez toi ou il t'arrivera malheur. En disant cela elle avait fait disparaître le pot d'onguent derrière une pile de bois. J'avais tout remarqué.

— Allons, va-t'en, et vite...

Je sortis. Elle ferma la porte à clé. J'attendis une bonne heure, puis je réussis à rentrer dans la maison par une fenêtre qui fermait mal. J'allais droit au pot à onguent. J'étais décidé à tout oser pour avoir la solution de l'énigme. J'oignis mon genou, et à l'instant, sans pouvoir me rendre compte comment cela arrivait, je me sentis trans- porté dans les airs. En une minute j'arrivai au sommet d'une montagne inconnue.

C'était un vaste plateau où j'aperçus une foule d'hommes et de femmes assis devant une immense table sur laquelle étaient disposés des assiettes d'ar- gent fin, des cuillers et des couteaux d'or. Sur des plats d'or fumaient des viandes cuites à point qui embaumaient. Des channes innombrables se trou- vaient sur la table et des gobelets d'argent et d'or.

Il faisait nuit noire, mais de grands flambeaux mêlaient leur lueur à la clarté lointaine des étoiles.

Les invités riaient, chantaient et parlaient bruyamment. J'aperçus Jeanne et sa marâtre et je me glissais - auprès des deux femmes.

— Malheureux, me dit la marâtre à mi-voix, pourquoi es-tu venu ici ? Prends bien garde de ne pas dire à haute voix le nom de... Enfin, tu com-

:• '

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LE MÉDECIN DE LA PRINCESSE DE MILAN 4 7

prends, de celui qui a fait le ciel et la terre. Ce serait affreux.

Jeanne me murmura à voix basse :

— Je suis ici contre mon gré... Délivre-moi.

— Je le ferai, courage et confiance.

Je prêtai l'oreille et j'entendis une jeune femme qui était proche raconter ceci en riant aux éclats :

— Figurez-vous que j'ai rendue très malade la fille du roi de Milan. La jeune fille est sur le point de mourir, et ses parents désolés ont fait annoncer partout que le médecin qui la guérira pourra épou- ser la princesse et devenir roi un jour. Mais aucun médecin ne connaît le remède... Les plus illustres d'Italie sont venus, mais ils n'ont rien pu faire.

Un homme demanda :

— Quel est donc le remède ? La jeune femme répondit :

— Il suffirait de prendre la sueur de trois che- vaux tout blancs, et dans trois jours la princesse serait guérie... Mais nul ne devinera, fit-elle en ricanant.

Tout à coup une voix sévère déclara à l'extré- mité de la table :

— Je sens qu'il y a ici dans cette auguste as- semblée quelqu'un qui nous épie et n'a pas été initié.

Mes deux voisines me regardèrent et Jeanne de- vint pâle comme une morte.

L'homme qui parlait ainsi était vêtu de noir. II portait un pourpoint de velours, des chaussures de

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4S HUGONETTE

même couleur, et une toque verte à plume rouge.

Je vis qu'il donnait des ordres et que l'on venait vers moi. Je me levai alors, et, tout en faisant un grand signe de croix, je criai de toute la force de mes poumons :

— Au nom du Père et du Fils et du Saint-Es- prit. Amen.

Au même instant un formidable coup de tonner- re retentit ; les éclairs nous aveuglèrent, la table fut renversée et tous les invités furent emportés au loin comme lorsqu'on voit un tourbillon de vent enlever les fétus de paille autour d'un raccard.

Moi-même je fus emporté par le tourbillon avec une rapidité vertigineuse. Je vis comme en rêve

•des cimes blanches que nous dépassions, des plai- nes, des lacs, puis plus rien.

IV

Avais-je rêvé ? cette course folle dans les airs, ce festin nocturne était-ce un délire de mon ima- gination. Je regardai autour de moi. J'étais dans une belle campagne à la porte d'une grande ville.

C'était le matin. On voyait des paysans et des paysannes qui habitaient les faubourgs de la ville

•en sortir avec des faux et des râteaux. J'interro- geai un passant qui ne comprit pas mon langage.

Il me conduisit dans la ville et me fit entrer chez un aubergiste qui savait le français. Je l'interro- geai de nouveau, et il me dit :

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LE MEDECIN DE LA PRINCESSE DE MILAN 4 9

— Jeune homme, vous êtes à Milan.

Je n'avais point d'argent et lui expliquai ma tris- te situation, et il me donna à manger. L'aubergiste connaissait le Valais et il me demanda des nouvel- les du pays. Je lui racontai les guerres intermina- bles des seigneurs les uns contre les autres et com- ment, nous autres, pauvres manants, nous en pâ- tissions ; je disais nos récoltes foulées au pied par les chevaux, et la taille, et les corvées, et je finis par citer le proverbe : Pauvre Peuple, Paie, Prends Patience, Pour Pénitence, Potence, le diet des sept P.

L'aubergiste à son tour me raconta que le roi de Milan était très alarmé par l'état de santé de sa fille unique, la belle princesse Yolande. Depuis un mois elle languissait, refusait de manger, et mal- gré ses richesses elle allait mourir tout comme une vulgaire paysanne. Aucun médecin n'avait pu de- viner sa maladie, et pourtant tous les plus illustres étaient venus à Milan.

Je me rappelai soudain la confidence de la veil- le et je m'écriai :

— Moi, je sais un remède et je puis la guérir.

— Vous, vous pourriez la guérir ?

— Oui, je le puis, dans trois jours elle sera guérie !

— Est-ce possible ! Je vous amène tout droit au palais de notre roi et vous guérirez la princesse.

Elle est si bonne pour les pauvres gens.

L'aubergiste me conduisit dare-dare au palais et

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malgré mes gros habits de paysan on me laissa entrer, car le roi avait donné ordre d'introduire tous les médecins qui demanderaient à voir la princesse Yolande.

Mon tour arriva. Il y avait là force médecins de tout âge et de tous pays qui entraient et sor- taient. Je les vis secouer la tête et dire :

— Il n'y a rien à faire.

Je m'approchai du lit de la princesse. Elle pou- vait avoir quinze ans. La jeune fille était pâle com- me ses oreillers de toile fine. Ses yeux noirs étaient à demi-clos. Certes, elle était bien malade.

Le roi demanda :

— Vous êtes médecin, jeune homme ? Je répondis :

— Je guérirai la princesse dans l'espace de trois jours.

La princesse entendit ma réponse et un léger sourire effleura ses lèvres pâles.

— De quel pays êtes-vous ? demanda le roi.

— Monsieur le roi, je suis du Valais.

— Ah ! le Valais... je connais... une grande plai- ne, des montagnes, encore des montagnes, toujours des montagnes.

— Oui, c'est bien cela. Hé bien ! veut-on es- sayer mon remède ? Je garantis la guérison, et si je ne dis pas vrai, vous pourrez me garder en pri- son ou m'envoyer au billot.

— Que faut-il faire, jeune homme ?

— Vous ne rirez pas de mon remède, si étran-

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ge qu'il vous paraisse : c'est le bon et il n'y en a pas d'autre.

Votre remède ?

— Il faut aller chercher dans vos écuries trois chevaux tout blancs, et qu'on les fasse courir afin qu'ils soient tout baignés de sueur. Qu'on les es- suie avec des linges fins et qu'on enveloppe la prin- cesse dans ces linges. Je sortis avec le majordome pour faire le choix des chevaux. Vous avez vu au reste deux de ces chevaux de grand prix qui m'ont amené ici et dont le roi m'a fait présent.

— C'est vrai, ils sont superbes, déclara l'un des conseillers.

Nicolas continua :

— Une heure plus tard la princesse avait été enveloppée entièrement dans ces linges humides de sueur et je vins voir si l'effet promis commençait à se manifester. Elle dormait paisiblement, ce qu'on n'avait plus vu depuis un mois, me déclara le sou- verain. Un peu de couleur apparut sur ses joues.

Au bout de deux heures la princesse se réveilla en disant :

— Comme je me sens mieux ! j'ai grand appé- tit ; je mangerai bien un peu de poulet.

Le roi exultait.

— Vous pouvez, lui dis-je, lui donner ce qu'elle désire.

La princesse mangea de fort bon appétit et me sourit. La nuit fut très calme. Le lendemain je fis de nouveau appliquer le même remède. Le mieux

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allait en s'accentuant. Le troisième jour encore on enveloppa la princesse dans des linges baignés de

sueur. Vers midi, elle s'écria, joyeuse :

— Je veux me lever, je suis complètement guérie.

Le médecin de la cour examina avec le soin le plus minutieux la princesse, et il déclara doctora-

lement :

— C'est exact, elle est guérie, elle peut se lever.

Vous devinez si l'on me fit fête, si l'on me com- plimenta. La faculté de médecine de l'Université

de Pavie m'a décerné un diplôme que je vous mon- trerai. Oui, je suis docteur, illustre docteur de l'il- lustre faculté, médecin de la princesse, et si je l'a- vais voulu tous les honneurs pleuvaient sur moi.

J'ai oublié de vous dire que le roi avait promis de donner sa fille en mariage au médecin qui la gué- rirait. Il n'aurait tenu qu'à moi de devenir le gen- dre du roi... Mais je n'ai pas voulu.

— Pas voulu, fit un des conseillers !

— Allons ! moi épouser une princesse, que di- tes-vous ?

Il n'y eut pas de convalescence, mais du coup la santé fut parfaite. Le roi voulut me retenir malgré cela quelques jours à la cour, et il finit par me dire :

— Vous savez, messire docteur, que j'ai promis la main de ma fille au médecin qui la guérirait.

Vous avez donc le droit de me faire cette demande.

J'ai donné ma parole royale et j'y serai fidèle.

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Je dis au roi :

— Je vous remercie, je suis un fils de paysans, un paysan moi-même et je ne songe pas le moins du monde à devenir votre gendre. J'ai au reste dans mon village une charmante fiancée, et je veux, moi aussi, tenir ma parole envers elle. Le roi, on le devine, fut heureux de ma réponse. Un prince puissant lui avait en effet demandé sa fille, et il me remercia avec effusion de mon désintéresse- ment. Les courtisans ne pouvaient en croire leurs oreilles, quand ils surent que je renonçai à la prin- cesse. Le roi donc me combla de cadeaux ; vous avec vu ce carosse, ces chevaux de son écurie, ces ornements pour votre église, messire curé, des sacs d'or... bref, il fut très aimable, et même il le fut à l'excès, quand il me fit revenir au pays avec tout cet apparat, avec ces deux hommes en livrée ma- gnifique, surtout avec ce héraut qui proclamait partout dans les villes et les villages l'arrivée du seigneur Nicolas de Mazembroz, illustrissime mé- decin de la princesse de Milan. Quel embarras ce fut pour moi, quand nous arrivâmes à Sion ! Là où on ignorait ce qu'était Mazembroz on me prit pour un fort grand personnage, et je fus compli- menté par le sénéchal de l'évêque, et je dus dîner au château de Tourbillon... Ce fut partout un triomphe. Maintenant, je vais pouvoir reprendre mes habits de laine brune, et je réserverai ce pourpoint pour mes noces à la Saint-Symphorien.

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54 HUGONETTE

V

Nicolas avait dit au curé qu'il voulait remonter au plus vite au mayen pour revoir sa fiancée.

— Oui, c'est bien, et tu essayeras d'arracher cette enfant innocente à sa marâtre, la sorcière, mais ce ne sera pas sans souffrance et sans bien des peines.

— Oh ! je,suis prêt à tout, et je veux l'engager à fuir la sorcière. Vous me chercherez une brave femme à Martigny qui puisse la garder jusqu'au jour de notre mariage.

Nicolas remonta donc au mayen. Il avait con- servé son beau pourpoint de velours et sa chaîne d'or pour se montrer à sa fiancée. La jeune fille qui ne savait rien de son arrivée triomphale de la veille, parce qu'elle habitait dans un endroit assez écarté, ne pouvait en croire ses yeux en voyant Nicolas vêtu comme un prince. Elle avait bien mai- gri, la pauvre fille, pendant ces deux semaines d'absence, et la marâtre l'avait rouée de coups en lui disant qu'elle ne voulait plus qu'elle épousât Nicolas.

Il lui conta ses aventures et lui proposait de s'en- fuir, quand malheureusement la sorcière qui gar- dait ses chèvres à peu de distance revint au chalet.

Nicolas reçut une bordée d'injures, et la vieille

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femme lui ordonna de déguerpir à l'instant. C'était fini, disait-elle, elle ne voulait plus de lui pour Jeanne malgré ses richesses, malgré les pleurs de la pauvre fille. Nicolas redescendit très triste à Fully et s'en alla voir son conseiller, le vieux curé.

— Il ne faut pas désespérer, dit-il, et si c'est né- cessaire on ira dénoncer la sorcière aux juges. Je vais te donner un solide gourdin dans lequel j'ai mis du bénit des bons pères capucins. Il te sera utile.

Nicolas repartit le jour même pour le mayen.

Arrivé devant le chalet, il aperçut un bouc gigan- tesque qui lui barrait l'entrée de la maison. Il fit un moulinet avec le gourdin et en asséna un coup formidable sur la tête de l'animal. Oh ! miracle ! Le bouc disparut à l'instant et il eut devant lui une ravissante jeune fille, Jeanne, Jeanne sa fiancée.

Elle se jeta dans ses bras en pleurant de joie.

— Délivrée, tu m'as délivrée. La sorcière m'a- vait changée en ce vilain animal... Maintenant fuyons, vite, vite.

Ils partirent en courant et Nicolas confia Jeanne à une parente en attendant que le curé eût fait les démarches pour lui trouver un refuge pour quel- ques mois.

Un architecte de Martigny avait dressé le plan de l'église. Toute la population se mit joyeusement au travail : deux jours par semaine tous y travail- lèrent gratuitement. Pendant ce temps Nicolas sur- veillait la construction de sa maison à Mazembroz.

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