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Academic year: 2022

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Texte intégral

(1)

Un pays dont on ne connaˆıtrait que le nom (Grothendieck et les « motifs »)

Pierre Cartier

A la m´` emoire de Monique Cartier (1932-2007)

Introduction

Il est inutile de pr´ esenter aux math´ ematiciens Alexander Grothendieck, reconnu pour l’un des plus grands scientifiques du XX` eme si` ecle. Aux autres publics, il faut ex- pliquer que le personnage ne se confond pas avec une r´ eputation un peu sulfureuse, celle d’un homme en rupture, commettant ce qu’on peut appeler le suicide de son œuvre, et en tout cas d´ etruisant sciemment son ´ Ecole Scientifique. Ce qui m’int´ eresse ici, c’est l’interaction entre une œuvre scientifique et une personnalit´ e hors de la norme. Son cas n’est pas unique dans l’histoire de la science : qu’on songe ` a Ludwig Boltzmann par exemple. Mais il y a des diff´ erences essentielles : l’œuvre de Boltzmann fut rejet´ ee par la communaut´ e scientifique de son temps, et ne s’imposa qu’apr` es sa mort ; au contraire, l’œuvre scientifique de Grothendieck, en d´ epit de sa nouveaut´ e, fut accept´ ee imm´ edia- tement et avec enthousiasme, et d´ evelopp´ ee par des collaborateurs et des continuateurs de premier plan. Le cheminement de Grothendieck me semble diff´ erent : une enfance d´ evast´ ee par le nazisme et ses crimes, un p` ere absent tˆ ot disparu dans la tourmente, une m` ere qui le tenait dans son orbe et qui lui rendit longtemps tr` es difficile sa relation aux autres femmes, tout cela que compense un investissement sans frein dans l’abstraction math´ ematique, avant que la psychose tenue ` a distance par cela mˆ eme ne le rattrape et ne l’engloutisse dans l’angoisse de la mort - la sienne et celle du monde.

Le cas de Georg Cantor est interm´ ediaire, et a ´ et´ e bien analys´ e par Nathalie Char- raud. Apr` es une violente opposition ` a ses id´ ees, le ralliement de math´ ematiciens de grande influence, tels Dedekind et Hilbert, lui permit d’avoir son apoth´ eose au Congr` es International des Math´ ematiciens

1

, de 1900 ` a Paris. L’ ´ Ecole fran¸caise d’Analyse, de Poincar´ e ` a Borel, Baire et Lebesgue, se convertit avec enthousiasme aux id´ ees de Can- tor. Le naufrage final de Cantor est peut-ˆ etre ` a attribuer au

«

syndrome Nobel

»

: je d´ esigne par ce nom un type de d´ epression qui a saisi certains des r´ ecipiendaires du prix Nobel. Incapables de confronter leur personne et ce qui leur reste ` a vivre - surtout si la distinction est venue assez tˆ ot - ` a ce personnage statufi´ e par la reconnaissance

1Cette terminologie officielle d´esigne le congr`es mondial quadriennal des math´ematiques. Noter le glissement entre«math´ematiques»et«math´ematiciens».

(2)

mondiale, ils craignent d’avoir donn´ e le meilleur d’eux-mˆ emes et de ne plus pouvoir se hisser ` a ces hauteurs. Forme d’autod´ erision aussi.

La typologie de Grothendieck est incroyablement complexe. Son obsession majeure, apr` es Gauss et Riemann, et tant d’autres math´ ematiciens, tournait autour de la no- tion d’espace. Mais l’originalit´ e de Grothendieck a ´ et´ e d’approfondir la notion de point g´ eom´ etrique

2

. Toute futile que puisse paraˆıtre une telle recherche, c’est un enjeu m´ e- taphysique consid´ erable, et les probl` emes philosophiques qui s’y rapportent sont loin d’ˆ etre ´ epuis´ es. Mais quelles pr´ eoccupations intimes, et quelles angoisses recouvre cette obsession du point ? La forme ultime de cette recherche, celle dont Grothendieck est le plus fier, tourne autour de la notion de

«

motif

», vue comme un phare ´

eclairant toutes les incarnations d’un mˆ eme objet ` a travers divers habillages ponctuels. Mais c’est l` a aussi le point d’inach` evement de l’œuvre, un rˆ eve, et non pas vraiment une cr´ eation math´ ematique, contrairement ` a tout ce que je d´ ecrirai plus loin de son œuvre math´ ematique.

C’est donc sur une b´ eance que d´ ebouche son œuvre. Mais l’autre originalit´ e de Grothendieck est de l’accepter pleinement. La plupart des scientifiques sont plutˆ ot soucieux d’effacer la trace de leurs pas sur le sable, de taire leurs fantasmes et leurs rˆ eves, de construire leur statue int´ erieure - selon le mot de Fran¸cois Jacob. Un exemple typique est celui d’Andr´ e Weil qui nous a laiss´ e un produit fini, de facture classique, en deux mouvements : des

Œuvres Scientifiques, recentr´

ees par lui-mˆ eme grˆ ace ` a un

Commentaire

d’un int´ erˆ et palpitant, et une autobiographie,

Souvenirs d’apprentissage,

passionnante, mais soigneusement filtr´ ee, o` u la pudeur et l’autocensure se masquent sous l’apparence d’un r´ ecit sans rides, et mˆ eme d´ esinvolte.

Grothendieck a jou´ e un jeu diff´ erent, proche des

Confessions

de Rousseau. Du fond de la retraite qu’il s’est impos´ ee depuis 1990 - et qu’il serait ind´ ecent de chercher ` a forcer - il nous a envoy´ e une volumineuse introspection

3

:

«

R´ ecoltes et Semailles

».

Je m’appuierai sur cette confession pour tenter de d´ egager quelques-unes de ses lignes de force. Il faut cependant ne pas ˆ etre trop dupe : Grothendieck se montre ` a nu, du moins tel qu’il s’apparaˆıt ` a lui-mˆ eme, mais il y a des marques ´ evidentes d’une parano¨ıa assez d´ evelopp´ ee ; seule une analyse subtile pourrait r´ ev´ eler les blocages et les censures, partiellement inconscients. Mais l’existence de

«

R´ ecoltes et Semailles

»

a suscit´ e une curiosit´ e malsaine dans un certain public, s’apparentant ` a l’engouement sectaire pour le gourou, le Prince Blanc imaginaire. Pour ma part, je m’en tiendrai ` a une analyse de l’œuvre, puis de la biographie de l’auteur, aussi rationnelle et honnˆ ete que possible, avant de laisser

«

R´ ecoltes et Semailles

»

´ eclairer de l’int´ erieur cette œuvre exception- nelle.

2A l’occasion du 40e anniversaire de l’IHES, est paru un «Festschrift»sous forme d’un num´ero sp´ecial des Publications Math´ematiques, assez peu diffus´e. Ma contribution, intitul´ee«La folle journ´ee», est une analyse de la notion de point g´eom´etrique, o`u je fais la part belle aux id´ees de Grothendieck.

Une traduction anglaise est parue auBulletin of the American Mathematical Society.

3Grothendieck fut un ami tr`es proche, et nous avons collabor´e scientifiquement, mais je ne l’ai pas revu depuis 1990. Il m’a fait parvenir une partie seulement de «R´ecoltes et Semailles», celle qu’il jugeait que je pouvais comprendre. Pour la partie manquante, je me suis appuy´e sur l’exemplaire de la biblioth`eque de l’IHES.

(3)

Gen` ese de l’œuvre math´ ematique

Pr´ esenter en quelques pages son œuvre scientifique ` a un public non sp´ ecialis´ e rel` eve de la gageure. Je prendrai pour ce faire appui sur l’analyse que Jean Dieudonn´ e, long- temps son associ´ e le plus proche, en a faite en introduction au

«

Festschrift

»

produit ` a l’occasion des 60 ans de Grothendieck

4

.

Analyse fonctionnelle

L’h´ eritage de la Th´ eorie des Ensembles de Cantor a permis au XX` eme si` ecle la cr´ eation de 1’« Analyse Fonctionnelle

». Il s’agit d’une extension du classique Calcul

Diff´ erentiel et Int´ egral (cr´ e´ e par Leibniz et Newton), o` u l’on consid` ere non pas une fonction particuli` ere (par exemple l’exponentielle, ou une fonction trigonom´ etrique), mais les op´ erations et transformations que l’on peut faire subir ` a toutes les fonctions d’un certain type. La cr´ eation de la

«

nouvelle

»

th´ eorie de l’int´ egration, par ´ Emile Borel et surtout Henri Lebesgue, au d´ ebut du XX` eme si` ecle, relay´ ee par l’invention des espaces norm´ es par Maurice Fr´ echet, Norbert Wiener et surtout Stefan Banach, a fourni de nouveaux outils de construction et de d´ emonstration aux math´ ematiciens.

C’est une th´ eorie s´ eduisante par sa g´ en´ eralit´ e, sa simplicit´ e, son harmonie, et capable de r´ esoudre de difficiles probl` emes avec ´ el´ egance. Le prix ` a payer est qu’il s’agit le plus souvent de m´ ethodes non-constructives (th´ eor` eme de Hahn-Banach, th´ eor` eme de Baire et ses cons´ equences) qui permettent d’affirmer l’existence d’un objet math´ ematique, sans en donner de construction effective. Il n’est pas ´ etonnant qu’un d´ ebutant, ´ epris de g´ en´ eralit´ e, ait r´ eagi avec enthousiasme ` a ce qu’il en avait appris ` a Montpellier, lors de ses ´ etudes de licence avec des professeurs assez retardataires. En 1946, la th´ eorie de Le- besgue avait presque 50 ans, mais n’´ etait gu` ere enseign´ ee en France, o` u elle ´ etait encore consid´ er´ ee comme un outil de haute pr´ ecision, ` a r´ eserver aux artisans tr` es habiles

5

.

A son arriv´ ee dans le monde math´ ematique parisien, ` a 20 ans en 1948, il a d´ ej` a

´ ecrit un long manuscrit o` u il a reconstruit une version tr` es g´ en´ erale de l’int´ egrale selon Lebesgue. Plac´ e dans un milieu favorable, ` a Nancy, o` u Jean Dieudonn´ e, Jean Delsarte, Roger Godement et Laurent Schwartz (tous appartenant au noyau actif de Bourbaki) s’efforcent de d´ epasser Banach, il r´ evolutionne le sujet, et d’une certaine mani` ere le tue. Dans sa th` ese, ´ ecrite en 1953 et publi´ ee en 1955, il cr´ ee de toutes pi` eces une th´ eorie des produits tensoriels pour les espaces de Banach et leurs g´ en´ eralisations, et invente la notion d’« espace nucl´ eaire

». Cette notion, cr´

e´ ee pour rendre compte d’un important th´ eor` eme de Laurent Schwartz sur les op´ erateurs fonctionnels (le

«

th´ eor` eme des noyaux

»), sera exploit´

ee par l’ ´ Ecole russe autour de Gelfand, et sera une des cl´ es de l’application des techniques de probabilit´ es aux probl` emes de Physique Math´ ematique (m´ ecanique statistique, th´ eorie

«

constructive

»

des champs quantiques). Il quittera ce

4The Grothendieck Festschrift, 3 volumes ´edit´es par P. Cartier, L. Illusie, N.M. Katz, G. Laumon, Y. Manin et K.A. Ribet, Birkh¨auser, Boston-Basel-Berlin, 1990.

5A la mˆeme ´epoque, la M´ecanique Quantique, autre pilier de la science du XX`eme si`ecle, et dont les fondements math´ematiques font largement appel `a l’Analyse Fonctionnelle, ´etait bannie de l’ensei- gnement universitaire fran¸cais pour des raisons fort semblables.

(4)

sujet, apr` es un article, dense et profond, sur les in´ egalit´ es m´ etriques, qui alimentera les recherches de toute une ´ Ecole (G. Pisier et ses collaborateurs) pendant 40 ans. Mais, de mani` ere assez caract´ eristique, il ne se pr´ eoccupera gu` ere de la descendance de ses id´ ees, et affichera toujours beaucoup d’indiff´ erence et mˆ eme d’hostilit´ e ` a l’´ egard de la Physique Th´ eorique, coupable d’avoir d´ etruit Hiroshima !

Alg` ebre homologique

D` es 1955, ` a l’ˆ age de 27 ans, il commence une seconde carri` ere math´ ematique. C’est l’ˆ age d’or des math´ ematiques fran¸ caises, o` u, dans l’orbite de Bourbaki, et sous l’impul- sion surtout d’Henri Cartan, Laurent Schwartz et Jean-Pierre Serre, on s’attaque aux probl` emes les plus difficiles de la g´ eom´ etrie, de la th´ eorie des groupes, de la topologie.

On dispose des outils nouveaux que repr´ esentent la th´ eorie des faisceaux et l’alg` ebre homologique (invent´ es par Jean Leray d’une part, Henri Cartan et Samuel Eilenberg de l’autre), admirables de g´ en´ eralit´ e et de souplesse. Les pommes du jardin des Hesp´ erides sont ces fameuses conjectures

6

qu’Andr´ e Weil ´ enonce en 1954 : en apparence, il s’agit

6Voici une pr´esentation simplifi´ee du probl`eme. On consid`ere un nombre premierpet une ´equation de la formey2=x3−ax−b, o`ua,bsont des entiers modulop. On veut compter le nombreNpde solutions de cette ´equation, o`ux,ysont eux aussi des entiers modulop. D’apr`es Hasse (1934), on a l’in´egalit´e

|Np−p| ≤2√

p; cette in´egalit´e a trouv´e r´ecemment des applications dans la th´eorie du codage. Andr´e Weil, dans un r´esultat annonc´e en 1940, et d´emontr´e compl`etement vers 1948, a consid´er´e le cas d’une

´equation plus g´en´erale, de la formef(x, y) = 0, o`uf est un polynˆome `a coefficients entiers modulop.

L’in´egalit´e prend ici la forme|Np−p| ≤2g√

p, o`u la nouveaut´e est l’entierg, le genre (il est ´egal `a 1 dans le cas pr´ec´edent). Le genre est un invariant alg´ebrique de l’´equationf= 0, mais dont Riemann a d´ecouvert la signification g´eom´etrique que voici : l’´equation initiale s’´ecrit aussi comme une congruence F(x, y) ≡0 mod p, o`u le polynˆomeF a des coefficients entiers. On consid`ere maintenant l’ensemble des solutions de l’´egalit´e F(x, y) = 0, o`ux,y sont des nombres complexes ; ces solutions forment une

«surface de Riemann»et celle-ci s’obtient en ajoutant `a une sph`ere des anses au nombre deg.

L’in´egalit´e ultime a ´et´e d´emontr´ee par Weil et Lang en 1954 : si l’on consid`ere un syst`eme de m

´equations polynˆomialesf1=· · ·=fm= 0 `aninconnuesx1, . . . , xn, le nombre de solutionsNpsatisfait

`

a une in´egalit´e|Np−pd|≤Cpd−1/2(l’entierdest la dimension alg´ebrique, ´egale en g´en´eral `ad=n−m, la constanteC >0 est plus difficile `a expliciter). Dans le cas pr´ec´edent, on an = 2,m = 1,d= 1, C= 2g.

Le d´efi propos´e par Weil en 1949 est de donner une formule exacte, et non plus seulement une in´egalit´e.

Pour ce faire, il faut compter dansNpaussi les points `a l’infini (au sens de la g´eom´etrie projective) de la vari´et´eV d´efinie par les ´equations f1 =· · ·=fm = 0, d’o`u un nombreNp, de solutions. Par une g´en´eralisation de la construction donn´ee plus haut, et n´ecessitant de remplacer les congruences modulo ppar des ´egalit´es entre nombres complexes, on associe `aV un espace S de dimension 2d localement param´etr´e par d nombres complexes (rappelons que l’on a d = 1, d’o`u 2d = 2 pour les surfaces de Riemann). L’espaceS poss`ede des invariants g´eom´etriques, appel´es nombres de Betti, et not´esb0,b1, ...b2d. Weil propose alors la conjecture

Np=S0−S1+S2+· · · −S2d−1+S2d,

Si=a1,i+· · ·+abi,i avec|aj,i|=pi/2 pouri= 0,1, . . . ,2detj= 1, . . . , bi.

En particulier, on a b0 = b2d = 1 et S0 = 1, S2d = pd. Dans le cas de la dimension d = 1, on a b0 = 1, b1 = 2g, b2 = 1 et Np = 1−(a1+...+a2g) +p avec|ai| = √

p, d’o`u imm´ediatement

|Np−1−p| ≤2g√

p(mais iciNp= 1 +Npdans le cas standard). Weil a trait´e de mani`ere compl`ete un certain nombre d’exemples classiques, en accord avec cette conjecture, et Chevalley a appliqu´e ces m´ethodes de d´ecompte `a la th´eorie des groupes finis.

(5)

d’un probl` eme de combinatoire (compter les solutions de certaines ´ equations o` u les in- connues sont prises dans un corps de Galois) d’une g´ en´ eralit´ e d´ ecourageante (mˆ eme si l’on connaˆıt de nombreux cas particuliers significatifs). L’aspect fascinant de ces conjec- tures est qu’elles pr´ esupposent une fusion des deux pˆ oles antinomiques du

«

discret

»

et du

«

continu

», du «

fini

»

et de l’« infini

»

: les m´ ethodes invent´ ees pour les besoins de la Topologie, pour contrˆ oler les permanences dans la d´ eformation continue des objets g´ eom´ etriques, doivent ˆ etre mises ` a contribution pour ´ enum´ erer des configurations en nombre fini. Andr´ e Weil a aper¸ cu la Terre Promise, mais il ne peut traverser la Mer Rouge ` a pied sec ` a l’instar de Mo¨ıse, et il ne dispose pas du vaisseau ad´ equat. Il a lui-mˆ eme, pour les besoins de ses travaux, reconstruit la g´ eom´ etrie

«

alg´ ebrique

»

sur des bases purement alg´ ebriques, o` u la notion de

«

corps

»

est pr´ edominante. Pour cr´ eer la g´ eom´ etrie

«

arithm´ etique

»7

dont on a besoin, il faut remplacer la notion alg´ ebrique de corps par celle d’anneau commutatif, et surtout inventer l’adaptation de l’alg` ebre homologique qui apprivoisera la g´ eom´ etrie arithm´ etique. Andr´ e Weil lui-mˆ eme n’est pas ignorant de ces techniques ni de ces probl` emes, et ses contributions sont importantes et multiples (ad` eles, nombre dit de Tamagawa, th´ eorie du corps de classes, d´ eformation des sous-groupes discrets de sym´ etries). Mais Andr´ e Weil est d´ efiant devant les

«

grandes machines

»

et ne se familiarisera jamais avec les faisceaux, l’alg` ebre homologique ou les cat´ egories, au contraire de Grothendieck, qui va les prendre ` a bras le corps.

La premi` ere incursion de Grothendieck dans ce nouveau domaine est un coup d’´ eclat, connu sous le sobriquet de

«

Tˆ ohoku

»

(car publi´ e dans le Tˆ ohoku Mathematical Journal japonais en 1957, avec le titre modeste

«

Sur quelques points d’alg` ebre homologique

»).

L’alg` ebre homologique, con¸ cue comme un outil g´ en´ eral d´ egag´ e de ses cas particuliers, a ´ et´ e invent´ ee par Cartan et Eilenberg (leur trait´ e

«

Homological Algebra

»

paraˆıt en 1956). Ce dernier livre est un expos´ e tr` es pr´ ecis, mais qui se limite ` a la th´ eorie des modules sur les anneaux, et les foncteurs

«

Ext

»

et

«

Tor

»

qui leur sont associ´ es.

C’est d´ ej` a une vaste synth` ese de m´ ethodes et de r´ esultats connus, mais les faisceaux ne rentrent pas dans ce cadre. Les faisceaux, dans l’œuvre de Leray, sont n´ es en mˆ eme temps que leur homologie, mais Leray construit celle-ci de mani` ere

ad hoc, en imitation

des m´ ethodes g´ eom´ etriques d’ ´ Elie Cartan (le p` ere d’Henri Cartan). A l’automne 1950, Eilenberg, pr´ esent pour une ann´ ee ` a Paris, entreprend avec Cartan de donner une ca- ract´ erisation axiomatique de l’homologie des faisceaux, mais la construction conserve son caract` ere

ad hoc. Lorsque Serre, en 1953, introduit les faisceaux en g´

eom´ etrie alg´ e- brique, le caract` ere apparemment pathologique de la

«

topologie de Zariski

»

le contraint

`

a des constructions tr` es indirectes. Le coup de g´ enie de Grothendieck est de d´ epasser le probl` eme par le haut, comme il allait le faire ` a de nombreuses reprises. En analysant les raisons du succ` es de l’alg` ebre homologique pour les modules, il d´ egage la notion

7Le g´eom`etre allemand Erich K¨ahler a publi´e en 1958 un article (en italien) intitul´e «Geometria Arithmetica» (Annali di Matematica, t. XLV, 368 pages), et le mot a fait fortune. Il s’agit aussi du domaine appel´eanalyse diophantienne, apr`es le math´ematicien grec Diophante. Il s’agit d’une th´eorie des ´equations dites ind´etermin´ees, du type x3+y3+z3 =t3, qui poss`edent une infinit´e de solutions en nombres r´eels ou complexes, mais o`u l’on se restreint `a rechercher les solutions en nombres entiers (ou rationnels). L’existence de solutions fait alors question, et les propri´et´es de divisibilit´e, celles des nombres premiers, jouent un grand rˆole, d’o`u l’aspect«arithm´etique».

(6)

de cat´ egorie ab´ elienne (invent´ ee simultan´ ement par D. Buchsbaum), mais surtout la condition technique qu’il d´ esigne par le sigle AB5*. Cette condition garantit l’existence d’objets

«

injectifs

». Les faisceaux satisfont `

a cette condition AB5*, et du coup, la m´ e- thode des r´ esolutions injectives, fondamentale pour les modules, s’´ etend aux faisceaux, sans artifice. Non seulement, elle fonde l’homologie des faisceaux, mais elle permet un d´ eveloppement totalement parall` ele pour les modules et les faisceaux, avec importation des Ext et des Tor chez les faisceaux. Tout est redevenu naturel.

G´ eom´ etrie alg´ ebrique et g´ eom´ etrie arithm´ etique

Apr` es cette p´ eriode de

«

rodage

»

(1955-58), Grothendieck ´ enonce en 1958 son pro- gramme de recherches : cr´ eer la g´ eom´ etrie arithm´ etique par une (nouvelle) refondation de la g´ eom´ etrie alg´ ebrique, recherche de la g´ en´ eralit´ e maximale, appropriation des nou- veaux outils cr´ e´ es pour les besoins de la Topologie, et d´ ej` a ´ eprouv´ es par Cartan, Serre, Eilenberg. Il ose la synth` ese qu’aucun des acteurs de l’´ epoque (Serre, Chevalley, Nagata, Lang, moi-mˆ eme) n’a os´ ee, s’y jetant avec son ´ energie et son enthousiasme caract´ eris- tiques. Les temps sont propices, la science mondiale vit sa plus grande phase de d´ evelop- pement dans les ann´ ees 60, et le d´ esenchantement des ann´ ees soixante-huitardes n’a pas encore frapp´ e. L’entreprise de Grothendieck fonctionne grˆ ace ` a des synergies inesp´ er´ ees : la puissance de travail et de synth` ese de Dieudonn´ e promu scribe, l’esprit rigoureux, inform´ e et rationaliste de Serre, le savoir-faire des ´ el` eves de Zariski en g´ eom´ etrie et en alg` ebre, la fraˆıcheur juv´ enile du grand disciple Pierre Deligne, feront contrepoids ` a l’es- prit aventureux, visionnaire et d´ emesur´ ement ambitieux de Grothendieck. L’institution nouvelle qu’est l’IHES, cr´ e´ ee pour lui et autour de lui, mobilise une pl´ eiade de jeunes talents internationaux. Organis´ ee autour de la notion-cl´ e de

«

sch´ ema

»8

, la th´ eorie de Grothendieck annexe successivement toutes les parties de la g´ eom´ etrie, mˆ eme les plus nouvelles comme celle des

«

groupes alg´ ebriques

». Utilisant une gigantesque machine :

topologies de Grothendieck (´ etale, cristalline,...), descente, cat´ egories d´ eriv´ ees, six op´ e- rations, classes caract´ eristiques, monodromie,... Grothendieck parvient ` a mi-chemin du but final que sont les conjectures de Weil. En 1974, Deligne y mettra la derni` ere main, mais entre temps, Grothendieck a tout laiss´ e tomber en 1970, apr` es 12 ans de r` egne scientifique sans partage sur l’IHES.

Les raisons de cet abandon en rase campagne ? Crˆ ument dit, il est rattrap´ e par sa psychose, mais dans le contingent : d´ esespoir d’ˆ etre d´ epass´ e par son disciple pr´ ef´ er´ e Deligne,

«

syndrome Nobel

», mise `

a jour par la

«

r´ evolution soixante-huitarde

»

de la contradiction entre le libertaire qu’il croit ˆ etre et le mandarin universitaire qu’il est aux yeux des autres, sentiment d’´ echec devant certaines de ses tentatives math´ ematiques avort´ ees (conjecture de Hodge, conjectures dites standard), ´ epuisement et lassitude apr` es 20 ann´ ees d’engagement total, jour et nuit, au service de sa muse math´ ematique ? Un m´ elange de tout cela.

8Glissement ´epist´emologique caract´eristique : pour Chevalley, qui invente le nom vers 1955, il s’agit du«sch´ema»ou«squelette»d’une vari´et´e alg´ebrique, qui reste l’objet central. Pour Grothendieck, le«sch´ema»est le point focal, source de toutes les projections et de toutes les incarnations.

(7)

Il reste ` a dire quelques mots de l’œuvre

«

posthume

». Apr`

es la rupture avec le milieu math´ ematique, essentiellement consomm´ ee lors du Congr` es International des Math´ ematiciens ` a Nice (septembre 1970), et deux ann´ ees de

Wanderung, il va redevenir

«

professeur de base

»

dans cette universit´ e de moyenne importance (Montpellier) o` u il avait fait ses ´ etudes de licence. Il aura encore quelques ´ el` eves, dont aucun n’atteint le niveau de son ´ equipe de l’IHES, et dont il s’occupe avec des fortunes diverses. Jusqu’` a sa retraite officielle, en 1988 ` a l’ˆ age de 60 ans, il travaillera par ` a-coups en math´ ematique, laissant une œuvre

«

posthume

»

non sans importance. Trois ´ ecrits majeurs :

-

«

A la poursuite des champs

»

(´ ecrit en 1983) est une r´ eflexion de 600 pages sur les cat´ egories multi-dimensionnelles. L` a se mˆ elent la combinatoire, la g´ eom´ etrie et l’alg` ebre homologique dans un projet grandiose. Apr` es plus de 15 ann´ ees d’efforts de plusieurs cˆ ot´ es, on vient de proposer trois d´ efinitions sans doute ´ equivalentes (ou presque) des cat´ egories multi-dimensionnelles (au sens large

9

). L’enjeu n’est pas seulement pour les math´ ematiques

«

pures

», car une bonne th´

eorie des assemblages a de nombreuses applications potentielles : informatique th´ eorique, physique statistique...

-

«

Esquisse d’un programme

»

est un texte r´ edig´ e en 1984 ` a l’appui d’une demande de poste au CNRS. Grothendieck y esquisse (le mot est propre) la construction d’une tour (ou d’un jeu de Lego) d´ ecrivant les d´ eformations de courbes alg´ ebriques.

-

«

La longue marche ` a travers la th´ eorie de Galois

», ´

ecrit avant le pr´ ec´ edent (en 1981), donne des indications partielles sur les constructions r´ eclam´ ees dans l’« Esquisse

».

Ces textes n’ont circul´ e que sous le manteau, ` a l’exception de l’« Esquisse

»

publi´ ee grˆ ace ` a l’insistance d’un groupe de fid` eles. Curieusement, les vrais continuateurs de Grothendieck sont constitu´ es par toute une ´ Ecole Math´ ematique russe (Manin, Drinfeld, Goncharov, Kontsevitch, pour ne citer que quelques-uns) qui ont eu tr` es peu, si ce n’est aucun contact direct avec Grothendieck, et ont su capter l’h´ eritage de m´ ethodes issues de la Physique Math´ ematique - un domaine qu’il ignorait et abhorrait.

El´ ´ ements d’une biographie

Une famille de proscrits

Il convient de d´ ecrire d’abord les origines familiales de Grothendieck, pour une mise en perspective correcte. Il y a trois personnages : le p` ere, la m` ere et le fils, remarquables chacun ` a leur mani` ere, et un fantˆ ome - une demi-sœur aˆın´ ee, par sa m` ere, qui serait

9Il n’est pas tr`es difficile de d´efinir une cat´egorie multi-dimensionnelle stricte, au moyen d’une cascade de lois de compositions. Pour les cat´egories au sens large (on dit«lax»en anglais), l’enjeu est le suivant : lorsqu’on veut formuler une identit´e `a un certain niveau, disons A= B, il faut cr´eer un nouvel objet au niveau imm´ediatement sup´erieur, qui r´ealise la transformation de AversB. Il s’agit donc d’une th´eorie dynamique des relations. Dans son esprit, elle est analogue `a la th´eorie des types de Russell et Whitehead et comporte un volet g´eom´etrique ; d’ailleurs, Grothendieck con¸coit ses«champs» comme une g´en´eralisation de la th´eorie de l’homotopie (qui ´etudie les d´eformations en g´eom´etrie). La fusion de la logique et de la g´eom´etrie, qui est en germe dans les champs et les topos, est une des directions les plus prometteuses ouvertes par Grothendieck.

(8)

r´ ecemment d´ ec´ ed´ ee aux ´ Etats-Unis et qu’il n’a pratiquement jamais connue

10

.

D’apr` es mes informations, le p` ere s’appelait Shapira - ce qui signe une origine has- sidim. Il serait n´ e ` a Belyje-Berega, aujourd’hui russe, ` a la limite de la Russie, de la Bi´ elorussie et de l’Ukraine maintenant s´ epar´ ees. A l’´ epoque, c’´ etait une ville juive si- tu´ ee en Ukraine, peupl´ ee de juifs hassidim tr` es pieux. En rupture avec ce milieu, Shapira fr´ equenta les milieux juifs r´ evolutionnaires de Russie, et tr` es jeune, ` a 17 ans, il participa

`

a la r´ evolution avort´ ee de 1905 contre les tsars. Il paya cette participation de plus de 10 ann´ ees de prison, et ne fut lib´ er´ e qu’` a l’occasion de la r´ evolution de 1917. Ce fut le d´ ebut d’une longue errance r´ evolutionnaire, et la premi` ere d’une longue s´ erie d’incarc´ e- rations. J’ai entendu son fils me dire un jour avec une exaltation et une fiert´ e certaines que son p` ere avait fait de la prison politique sous 17 r´ egimes diff´ erents. A quoi j’ai r´ epondu, sans qu’il me d´ emente, qu’il devrait figurer dans le Who’s Who de la R´ evolu- tion. Mais c’est un signe des tabous bolcheviks qui subsistent encore de constater que la plupart des histoires du socialisme - mˆ eme celles qui sont ´ ecrites par des trotskistes comme Pierre Brou´ e - ne donnent pratiquement aucun renseignement sur Shapira et ses proches compagnons. Il y a encore l` a mati` ere ` a des recherches historiques.

D’apr` es ce que je sais, en 1917, il se retrouve dans les S.R. (socialistes r´ evolution- naires) de gauche, une des factions qui, ` a Saint-Petersbourg, se disputent le pouvoir.

On sait que L´ enine ´ ecrasera ` a la fin toutes les factions autres que les bolcheviks, sans compter les purges internes de ces derniers. Un des meilleurs r´ ecits, bien que romanc´ e

`

a l’´ evidence, est le livre fameux de John Reed :

Dix jours qui ´ebranl`erent le monde.

Grothendieck m’a toujours affirm´ e que l’un des acteurs d´ ecrits dans ce livre ´ etait son p` ere. Apr` es les purges de L´ enine, on retrouvera Shapira partout o` u une r´ evolution d’extrˆ eme-gauche ´ eclate en Europe dans les ann´ ees 20 - et Dieu sait qu’il y en eut. Bien sˆ ur, il est avec Bela Kun ` a Budapest, avec Rosa Luxemburg ` a Berlin, avec les Soviets de Munich. Lors de la mont´ ee du nazisme en Allemagne, il lutte aux cˆ ot´ es du S.A.P.

(parti socialiste de gauche) contre les nazis, et doit quitter l’Allemagne ` a la prise du pouvoir par Hitler. On le retrouve naturellement dans la guerre d’Espagne, dans les Brigades Internationales, version P.O.U.M. (comme Simone Weil, quel ´ etonnant paral- l` ele !). Apr` es la victoire franquiste en Espagne, il rejoint sa femme Hanka et leur fils Alexander, r´ efugi´ es en France.

La fin de son histoire est ` a la mesure de la honte de notre pays. Quand il arrive en France, c’est un homme bris´ e, selon le t´ emoignage de son fils. Il se laisse aller sans beaucoup de ressort, et puis, comme tant d’autres r´ efugi´ es antifascistes, ´ emigr´ es d’Alle- magne ou d’Espagne, il est intern´ e, d´ ebut 1939, au camp du Vernet. Il ne s’agit pas l` a, bien sˆ ur, de camps d’extermination, encore que beaucoup de

«

retenus

»

soient morts de malnutrition, ou de manque de soins (` a Gurs par exemple) ; mais o` u est la fronti` ere entre un camp de r´ efugi´ es, un camp d’internement et un camp de concentration

11

? En tout cas, sans avoir retrouv´ e sa libert´ e, il sera livr´ e par les autorit´ es de Vichy aux

10Est-ce une co¨ıncidence fortuite qu’il y ait aussi un fantˆome dans la vie d’Einstein, une fille n´ee avant son premier mariage, et dont la trace s’est perdue, aucun des deux ´epoux n’ayant voulu retrouver leur enfant commun ?

11Mon coll`egue Szpiro m’a confirm´e ce point, son p`ere ayant ´et´e intern´e au Vernet pour des raisons analogues. Les t´emoignages commencent `a se manifester, soixante ans plus tard !

(9)

nazis, et disparaˆıtra ` a Auschwitz. Le dernier t´ emoignage qu’on ait de lui est un por- trait ` a l’huile, hallucinant, dˆ u au pinceau d’un cod´ etenu du Vernet, et que son fils a conserv´ e comme un talisman - on pourrait le prendre pour le portrait du fils tant leur ressemblance est frappante.

Hanka Grothendieck - c’est le nom de sa m` ere - est une Allemande du Nord. Dans les ann´ ees 20, elle milite dans divers groupes d’extrˆ eme-gauche et s’essaye ` a l’´ ecriture.

Elle a une fille d´ ej` a mentionn´ ee, puis rencontre Shapira, et Alexander naˆıt ` a Berlin

12

en mars 1928. Elle ´ emigre en France au moment de l’arriv´ ee d’Hitler au pouvoir, et survit difficilement dans les cercles d’´ emigr´ es allemands - que Simone Weil fr´ equente beaucoup ` a l’´ epoque. En septembre 1939, lors de la d´ eclaration de guerre, la situation de ces r´ efugi´ es, d´ ej` a peu brillante, s’aggrave puisqu’ils sont d´ esormais des

«

ressortissants ennemis

». En tout cas, Hanka et son fils seront intern´

es ` a Mende d` es 1939, et n’auront un peu de r´ epit qu’apr` es la d´ ebˆ acle de juin 1940.

Alexander - il tient beaucoup ` a cette orthographe - a ´ et´ e laiss´ e derri` ere eux par ses parents lorsqu’ils quittent l’Allemagne. Il restera cach´ e dans une ferme du Nord de l’Allemagne, jusqu’` a 1938 environ (il a alors 10 ans), ´ elev´ e par un instituteur du genre Freinet, qui pratique le

«

retour ` a la terre

». Cette id´

eologie

«

naturelle

»

(h´ eritage du romantisme) est partag´ ee par les groupes politiques les plus divers en Allemagne, des nazis aux socialistes, et anticipe ce que seront les Verts 50 ans plus tard. Mais la p´ eriode dont il parlait le plus volontiers, c’est celle de son s´ ejour au Chambon-sur-Lignon, de 1942 ` a 1944. On sait mieux maintenant ce qu’a ´ et´ e la r´ esistance c´ evenole. Le Chambon- sur-Lignon, agr´ eable station de vacances fr´ equent´ ee surtout par des protestants, abrite un Lyc´ ee priv´ e, le

«

Coll` ege C´ evenol

», qui n’´

etait gu` ere, avant 1939, qu’une

«

boˆıte

`

a bachot

»

pour jeunes gens protestants riches. Pendant la guerre, le Coll` ege C´ evenol, dirig´ e par la poigne ´ energique du pasteur Trocm´ e, est le centre d’une r´ esistance spi- rituelle au nazisme - en liaison avec une r´ esistance militaire ancr´ ee dans la tradition huguenote - et fait un magnifique travail de sauvetage d’enfants juifs. Grothendieck fut pensionnaire au Foyer Suisse, et ´ el` eve au Coll` ege, et laissa un souvenir suffisamment vif pour que je puisse en recueillir des t´ emoignages directs ` a la fin des ann´ ees 1950.

Les ann´ ees de formation

L’enfance est close - grˆ ace au Coll` ege C´ evenol, il obtient son baccalaur´ eat et devient

´ etudiant ` a Montpellier en 1945. Commence la p´ eriode de formation scientifique. Je vais donc reprendre de l’int´ erieur, avec l’aide de

«

R´ ecoltes et Semailles

», la gestation de

l’œuvre math´ ematique que j’ai d´ ecrite plus haut de l’ext´ erieur.

C’est ` a Montpellier, lors de ses ´ etudes de licence, que se situe son premier ´ epi- sode franchement math´ ematique. Il se dit tr` es peu satisfait de l’enseignement qu’on y donnait ` a l’´ epoque. On lui avait bien expliqu´ e comment on calcule le volume d’une sph` ere ou d’une pyramide, mais sans jamais lui d´ efinir la notion de volume. C’est le

12LaG¨otterd¨ammerungde Berlin en 1945 verra la destruction des archives d’´etat-civil. Grothendieck, de ce fait, aura des difficult´es administratives r´ep´et´ees. Jusqu’au d´ebut des ann´ees 1980, il voyagera avec un passeport«Nansen»des Nations Unies, donn´e avec parcimonie aux apatrides. Apr`es 1980, persuad´e qu’il ne peut plus ˆetre appel´e dans l’arm´ee fran¸caise, il consentira `a se faire naturaliser fran¸cais.

(10)

signe assur´ e d’un esprit math´ ematicien que de vouloir remplacer ce

«

comment

»

par un

«

pourquoi

». Le professeur de Grothendieck lui avait assur´

e qu’un certain Lebesgue avait r´ esolu tous ( !) les probl` emes math´ ematiques, mais que cela serait trop difficile

`

a enseigner. Seul, avec tr` es peu d’indications, Grothendieck reconstitue une version extrˆ emement g´ en´ erale de l’int´ egrale de Lebesgue. Il d´ ecrit bien dans

«

R´ ecoltes et Se- mailles

»

la gen` ese de cette premi` ere œuvre math´ ematique, faite dans l’isolement ; il d´ ecouvre qu’il est math´ ematicien sans savoir qu’il existe des math´ ematiciens. Bien sˆ ur, il ´ etait entour´ e de condisciples et de professeurs qui pratiquaient honnˆ etement et cor- rectement les math´ ematiques, mais qui ne pouvaient passer pour des math´ ematiciens : en toute bonne foi, il se croit le seul math´ ematicien au monde

13

.

C’est ` a son arriv´ ee ` a Paris en 1948, licence de math´ ematiques en poche, que com- mence la p´ eriode publique de Grothendieck - comme on parle de la p´ eriode publique de cet autre petit rabbi qu’´ etait J´ esus. Son professeur de Montpellier - qui a fait autrefois avec ´ Elie Cartan l’´ equivalent de l’´ epoque du DEA - le recommande ` a son ancien maˆıtre.

Il ignore qu’ ´ Elie Cartan est, ` a trois ans de sa mort, tr` es diminu´ e, et qu’il a un fils, Henri Cartan, devenu un math´ ematicien aussi c´ el` ebre que son p` ere. C’est lui qui domine la sc` ene math´ ematique parisienne - et donc fran¸ caise.

Le courant ne passe gu` ere entre le grand universitaire protestant qu’est H. Car- tan, et le jeune rebelle autodidacte. Andr´ e Weil conseille d’envoyer Grothendieck ` a Nancy ; l` a, Jean Delsarte, un des p` eres fondateurs de Bourbaki, habile organisateur, a noyaut´ e la Facult´ e dont il est le Doyen pour en faire la premi` ere marche de la conquˆ ete de l’Universit´ e par Bourbaki. Jean Dieudonn´ e et Laurent Schwartz sauront discipliner Grothendieck juste ce qu’il faut pour qu’il ne s’´ eparpille pas dans toutes les directions, et surtout r´ efr` ene son goˆ ut immod´ er´ e pour la g´ en´ eralit´ e extrˆ eme. Ils sauront lui sug- g´ erer des probl` emes dans la lign´ ee de son premier travail sur l’int´ egrale de Lebesgue.

C’est trop peu dire que le disciple d´ epasse ses maˆıtres ; il pulv´ erise ce domaine de l’Ana- lyse Fonctionnelle, mais par un travail solitaire o` u il n’a gu` ere de compagnons ou de continuateurs.

C’est ` a Nancy qu’il devient adulte - au sens courant. D’une liaison avec sa logeuse lui naˆıt un fils, Serge. Celui-ci a de nombreux fr` eres et sœurs, et quand, quelques ann´ ees plus tard, Grothendieck voudra s’occuper de lui personnellement, il est prˆ et ` a adopter toute la smalah. Il se lance dans une proc´ edure en garde paternelle qui avait peu de chances d’aboutir - et qu’il compromet d´ efinitivement en utilisant la possibilit´ e l´ egale d’ˆ etre son propre d´ efenseur. Ce n’est que le d´ ebut d’une vie familiale chaotique : il aura en tout cinq enfants de trois m` eres, et il leur sera aussi peu pr´ esent que son p` ere ne l’avait ´ et´ e avec lui.

L’aventure de l’IHES

Ses travaux math´ ematiques de Nancy avaient ´ etabli sa renomm´ ee, et il aurait pu

13J’ai ´eprouv´e les mˆemes sentiments dans ma jeunesse provinciale (`a Sedan) : j’avais le goˆut des math´ematiques, mais ne pensait pas qu’on puisse en faire un m´etier. Apr`es un grand-p`ere sorti des Arts-et-M´etiers, et un oncle sorti de Centrale, l’ambition de ma famille ´etait de me voir entrer `a Poly- technique ! J’aurais continu´e la lign´ee des ing´enieurs de la famille, et `a cela servaient les math´ematiques !

(11)

continuer sur sa lanc´ ee. Mais il s’est tr` es bien d´ ecrit lui-mˆ eme comme un bˆ atisseur de maisons qu’il n’a pas vocation ` a habiter. Il commen¸ cait la carri` ere classique du chercheur, rapidement recrut´ e et promu au CNRS, passant quelques ann´ ees ` a l’´ etranger apr` es sa th` ese. Mais lorsqu’il revint de Sao Paulo, il avait clos le chapitre math´ ematique de l’Analyse Fonctionnelle. Commence alors ce qui sera sa grande p´ eriode, de 1958 ` a 1970, qui co¨ıncide avec l’apog´ ee de Bourbaki. L’´ ev´ enement, c’est que L´ eon Motchane s’est lanc´ e dans cette aventure folle de la cr´ eation de l’IHES (Institut des Hautes ´ Etudes Scientifiques de Bures-sur-Yvette). L´ eon Motchane, qui rˆ evait d’ˆ etre math´ ematicien, avait fait une carri` ere fructueuse dans les

«

affaires

»

; mais il souhaitait faire une œuvre qui lui surv´ ecut. Dieudonn´ e, que nous avons rencontr´ e ` a Nancy, apr` es quelques ann´ ees d’exil aux deux Am´ eriques, souhaitait revenir en France. Motchane lui offrit la premi` ere chaire de math´ ematiques du futur institut, et Dieudonn´ e mit ` a son acceptation la condition de s’associer Grothendieck. Il ´ etait ` a un tournant de sa carri` ere ; il avait atteint la limite d’ˆ age de 50 ans impos´ ee par Bourbaki ` a ses collaborateurs, et il avait produit son œuvre la plus originale : les

«

groupes formels

». Lui, qui ´

etait fonci` erement un homme d’ordre et de tradition

14

, se mit une deuxi` eme fois au service d’une entreprise r´ evolutionnaire : apr` es Bourbaki, les deux aventuriers Motchane et Grothendieck

15

.

Dans un extraordinaire partage des tˆ aches, Grothendieck le jeune anime un des plus prestigieux s´ eminaires math´ ematiques qui aient jamais exist´ e. Il attire autour de lui tous les jeunes talents

16

et se livre passionn´ ement ` a la d´ ecouverte math´ ematique, dans des s´ eances de 10 ` a 12 heures cons´ ecutives ( !). Il formule un programme gran- diose, qui doit op´ erer une fusion de l’arithm´ etique, de la g´ eom´ etrie alg´ ebrique et de la topologie. Bˆ atisseur de cath´ edrale, selon sa propre all´ egorie, il distribue le travail ` a ses

´ equipiers. Chaque jour, il envoie d’interminables et illisibles feuilletons math´ ematiques

`

a Dieudonn´ e l’ancien ; celui-ci, assis ` a sa table de travail de 5 ` a 8 heures chaque matin, transforme ce gribouillis en une imposante collection de volumes, cosign´ es par Dieu- donn´ e et Grothendieck, et publi´ es dans les

«

Publications Math´ ematiques de l’IHES

».

Dieudonn´ e abdique toute pr´ etention personnelle, et se met au service de cette œuvre, avec la mˆ eme abn´ egation que pour Bourbaki. Dieudonn´ e ne reste que peu d’ann´ ees

`

a l’IHES, et, ` a la cr´ eation de l’Universit´ e de Nice, en devient le premier Doyen des Sciences. Il ne cesse pas pour autant sa collaboration avec Grothendieck, et trouvera encore l’´ energie d’organiser en 1970 le congr` es mondial des math´ ematiciens ` a Nice

17

.

Mais ce duo est en fait un trio. Jean-Pierre Serre, avec son sens aigu de l’unit´ e des math´ ematiques, sa culture scientifique large et profonde, sa vivacit´ e de r´ eflexion et

14Nous eˆumes d’´epiques discussions politiques, o`u il fustigeait ce qu’il appelait mon«communisme», qui n’´etait qu’un engagement dans le courant des«chr´etiens progressistes»: la nuance lui ´echappait, mais peut-ˆetre avait-il raison apr`es tout.

15Avec des destins tr`es diff´erents, tous deux ´etaient des h´eritiers des juifs r´evolutionnaires de Saint- P´etersbourg sous le tsar. D’ailleurs, les deux fils de L´eon Motchane sont fortement engag´es `a gauche.

16Dans«R´ecoltes et Semailles», Grothendieck d´enombre ses douze disciples. Le personnage central en est Pierre Deligne, qui combine dans ce r´ecit les traits de Jean,«le disciple que J´esus aimait», et de Judas. Poids des symboles !

17C’est l`a que sera consomm´ee la rupture entre Dieudonn´e et Grothendieck ; l’incompr´ehension ´etait devenue totale entre un tenant de la science pour la science, responsable du Congr`es Mondial, et le militant libertaire qui rˆevait d’utiliser ce Congr`es comme une tribune pour ses id´ees.

(12)

sa puissance technique, servira constamment de garde-fou. Il est l’interm´ ediaire oblig´ e entre Weil et Grothendieck, qui ne se parlent plus directement, et contribue beaucoup ` a la clarification des conjectures de Weil d´ ej` a mentionn´ ees. A une ´ epoque o` u la banlieue est tarif´ ee t´ el´ ephoniquement comme

«

conversations locales

», c’est pendant plusieurs

heures par jour que Serre et Grothendieck communiquent par ce truchement entre Paris et Bures. Serre est un parfait rabatteur - j’allais dire : entremetteur - math´ ematique, et il rabat le gibier pour qu’il tombe dans les filets de Grothendieck : dans des filets aussi solides, on ne se d´ ebat pas longtemps.

Le succ` es est imm´ ediat et fracassant. D` es 1962, Serre d´ eclare que la g´ eom´ etrie alg´ e- brique se confond avec la th´ eorie des sch´ emas

18

. Les publications, directes ou indirectes, s’amoncellent en des milliers de pages ; tout nouveau venu dans ce domaine math´ ema- tique se doit d’avoir tout lu, et quarante ans plus tard, nous n’avons pas encore ` a notre disposition l’expos´ e, assez succinct mais complet, qui s’imposerait. Comme Grothen- dieck l’a d´ ecrit dans ses all´ egories, un certain savoir-faire risque de se perdre, faute de souffle de vie. Apr` es la retraite math´ ematique de Grothendieck, Deligne et Illusie feront une œuvre de chartistes en terminant de publier la s´ erie des

«

S´ eminaires de G´ eom´ etrie Alg´ ebrique

», mais Grothendieck ne leur en saura pas gr´

e. Il est exact que ce qui sub- siste de l’ ´ Ecole de Grothendieck s’est referm´ e, qu’une certaine g´ en´ erosit´ e s’est envol´ ee, qu’un certain souffle s’est tari - mais on peut en dire autant de Bourbaki

19

.

La rupture avec le « grand monde »

Mais la Roche Tarp´ eienne est proche du Capitole ! La reconnaissance scientifique de Grothendieck atteint son apog´ ee en 1966. Au Congr` es mondial des math´ ematiciens de Moscou, il doit recevoir sa cons´ ecration : la m´ edaille Fields

20

. Les autorit´ es sovi´ etiques n’´ etaient pas tr` es chaudes pour lui attribuer un visa (son p` ere ´ etait devenu un

«

ennemi du peuple

»

apr` es la r´ evolution de 1917). C’´ etait l’´ epoque de la guerre du Vietnam, et de nombreux math´ ematiciens - dont Grothendieck et Smale, tous deux m´ edaill´ es Fields 1966 - s’´ etaient engag´ es contre cette guerre. Dans le contexte de guerre froide entre l’URSS et les USA, alors tr` es virulente, certains sovi´ etiques ont peut-ˆ etre cru pouvoir utiliser les math´ ematiciens. Mais la petite manifestation organis´ ee par Smale ` a Moscou leur a bien d´ emontr´ e que les math´ ematiciens ´ etaient difficiles ` a manipuler.

Si l’on veut bien permettre au novice en psychanalyse que je suis d’avancer une hypoth` ese, c’est ` a Moscou que la faille s’est ouverte pour Grothendieck, ou plutˆ ot que la blessure fondamentale s’est rouverte. Cette blessure, c’est celle du p` ere absent, victime des staliniens et des nazis, le p` ere juif russe ressouvenu dans un pays o` u l’antis´ emitisme se r´ eveille dans les ann´ ees 1960 - s’il a jamais ´ et´ e ´ eteint. Bien sˆ ur, il y a ce que j’ai appel´ e plus haut le

«

syndrome Nobel

», et sans doute Grothendieck s’est-il dit que sa

m´ edaille couronnait un programme inachev´ e, et soup¸ connait-il d´ ej` a qu’il n’arriverait pas au bout de ses ambitions scientifiques ?

18La cr´eation de Grothendieck !

19Sort commun des institutions et des civilisations !

20Que l’on se plaˆıt `a comparer au prix Nobel (inexistant en math´ematiques), mais limit´e `a 3 ou 4 r´ecipiendaires tous les 4 ans.

(13)

En mˆ eme temps s’ouvrait la grande fˆ elure sociale qui conduira au mai 1968 fran-

¸cais

21

, apr` es le Berkeley fi´ evreux de 1965. Grothendieck ne s’´ etait gu` ere impliqu´ e po- litiquement au moment de la guerre d’Alg´ erie

22

; il voulait peut-ˆ etre se racheter, et le pass´ e r´ evolutionnaire de ce p` ere si admir´ e le rattrapait. En tout cas, cette fˆ elure sociale lui r´ ev´ ela ses contradictions. Certes, lui qui fut un proscrit, intern´ e en France d` es 1939, a toujours v´ ecu de fa¸ con tr` es modeste, mˆ eme lorsqu’il fut devenu un des dieux des math´ ematiques mondiales. Il a toujours eu une attention extrˆ eme pour les SDF, ceux que la soci´ et´ e largue sur le bord de la route ; sa maison fut toujours une sorte de cour des miracles, ce qui ne facilitait pas sa vie familiale, et il n’avait pas oubli´ e les ann´ ees difficiles de l’enfance.

Cependant, en 1968, lui qui s’est install´ e dans l’autorepr´ esentation du proscrit, de l’anarchiste, d´ ecouvre qu’il est un pontife de la science mondiale, qu’il a autorit´ e sur les id´ ees et sur les gens. Dans cette p´ eriode de contestation de toute autorit´ e, mˆ eme intellectuelle, il vit mal la coexistence de ses deux personnages ; ce sera le d´ ebut d’une p´ eriode de flottement, qui durera 4 ou 5 ans. Sa r´ eponse provisoire sera la fondation d’un petit groupuscule, qui s’exprime dans un bulletin intitul´ e

«

Survivre

», puis«

Survivre et vivre

». Ce mouvement a l’allure d’une de ces sectes ´

ecolo-catastrophistes qui fleurirent dans les ann´ ees 1970 : le danger (r´ eel ` a l’´ epoque) d’une guerre nucl´ eaire se conjugue ` a l’obsession de la pollution, ou de la surpopulation. Le pacifisme int´ egral h´ erit´ e de son p` ere y trouve son compte, et il verse sa renomm´ ee de scientifique dans la balance de ses id´ ees militantes. Il croyait sans doute qu’un argumentaire social se fait avec les m´ ethodes de la d´ emonstration math´ ematique, et ne fit que braquer des auditoires pourtant avertis de sa pr´ e´ eminence de math´ ematicien, et r´ eceptifs aux id´ ees qu’il colportait. J’ai souvenir de deux incidents assez p´ enibles, ` a Nice en septembre 1970, et ` a Anvers en juillet 1973, o` u il ruina par sa provocation d´ elib´ er´ ee les efforts patients de ceux qui luttaient dans son sens, mais avec une vision plus politique.

Suivirent quelques ann´ ees d’errance : d´ emission de l’IHES en septembre 1970, sous un pr´ etexte assez mineur

23

; voyages ` a l’´ etranger ; nomination temporaire au Coll` ege de France

24

; enfin, nomination comme professeur ` a l’Universit´ e de Montpellier, celle

21Maintenant que les«´ev´enements d’Alg´erie»sont devenus officiellement la«guerre d’Alg´erie»qu’ils

´etaient, pourra-t-on trouver un terme ad´equat pour les«´ev´enements de 68»?

22Son insistance `a ne pas devenir citoyen fran¸cais lui avait ´evit´e, au prix fort, une mobilisation ou une remobilisation pendant la guerre d’Alg´erie. Je me souviens seulement qu’il m’a demand´e, au d´ebut des ann´ees 60, pourquoi je n’avais pas d´esert´e : je participai `a cette maudite guerre, mˆeme si ce fut assez court.

23La d´ecouverte d’une subvention modeste `a l’IHES accord´ee, sur la recommandation de Michel Debr´e, par la D.R.E.T. (organisme de financement de la recherche militaire). Le financement de l’IHES fut longtemps assez opaque, mais les cr´edits militaires n’y jou`erent qu’un rˆole tr`es accessoire. Il n’est cependant pas absurde d’imaginer qu’il y ait eu un plan mondial pour la remobilisation ´eventuelle des scientifiques dans une nouvelle guerre totale (contre l’URSS cette fois) et que l’IHES ait fait partie de ce r´eseau. Seul L´eon Motchane aurait pu r´epondre.

24Il y fut professeur associ´e ´etranger de 1970 `a 1972. Au moment o`u il aurait pu ˆetre titularis´e, il expliqua clairement qu’il utiliserait sa chaire comme v´ehicule de ses id´ees ´ecololibertaires. Suivit une curieuse comp´etition `a trois (Grothendieck, Tits et moi-mˆeme), peu conforme aux habitudes du Coll`ege de France, qui se termina par la nomination de Tits sur une chaire de Th´eorie des Groupes.

(14)

de sa jeunesse pour laquelle il n’avait eu qu’une estime mod´ er´ ee.

L’exil int´ erieur

De ses nouvelles ann´ ees de Montpellier ´ emerge un ´ ev´ enement marquant, son proc` es.

Comme je l’ai d´ ej` a dit, Grothendieck a toujours ´ et´ e accueillant ` a tous les marginaux.

Dans les ann´ ees 1970, la Loz` ere et le Larzac furent la Terre Promise de nombreux groupes hippies, et vue de l’ext´ erieur, la maison de Grothendieck ´ etait l’un de ces pha- lanst` eres, et lui le gourou. A la suite de quelques incidents, r´ eels ou grossis, la police locale ´ etait sur les dents, et fit un jour une descente chez Grothendieck. Le seul

«

d´ elit

»

qu’on put relever contre lui ´ etait la pr´ esence d’un moine bouddhiste japonais, ancien

´ etudiant en math´ ematiques au Tata Institute de Bombay, personnage fort inoffensif, mais dont le titre de s´ ejour en France ´ etait expir´ e depuis trois semaines. C’est le genre de probl` eme qu’un universitaire doit savoir comment r´ egler, par une intervention au bon endroit, mais la philosophie de Grothendieck lui interdisait une telle d´ emarche. Le r´ esultat, inattendu, fut une convocation devant le Tribunal Correctionnel de Montpel- lier, six mois plus tard, le moine japonais d´ ej` a reparti aux antipodes. S’agissait-il d’un test pr´ eliminaire aux lois Pasqua, ou les autorit´ es locales ont-elles confondu Grothen- dieck avec un petit hippie quelconque ? Ce qui devait n’ˆ etre qu’un proc` es bˆ acl´ e en dix minutes devint un ´ ev´ enement majeur. Grothendieck, par une apparition au S´ eminaire Bourbaki, r´ eussit ` a alerter quelques math´ ematiciens : Laurent Schwartz, Alain Lascoux et moi-mˆ eme. Agitation dans le Landerneau intellectuel, mobilisation des r´ eseaux, mise en jeu de la Ligue des Droits de l’Homme. Le jour du proc` es, le juge avait re¸cu 200 lettres de soutien ` a son justiciable, et d’un avion sp´ ecialement affr´ et´ e d´ ebarqu` erent toges de Doyen (Dieudonn´ e en tˆ ete), soutanes mondaines de gauche, t´ enors du barreau.

Grothendieck - dont c’´ etait la deuxi` eme apparition devant un pr´ etoire - avait tenu ` a ˆ etre de nouveau son propre avocat. Il fit une magnifique plaidoirie - dont j’ai quelque part gard´ e copie. Citant Socrate - naturellement - il conclut par l’exorde suivant :

«

Je suis poursuivi au nom d’une ordonnance de 1942 contre les ´ etrangers. J’ai ´ et´ e intern´ e pendant la guerre au nom de cette ordonnance, et mon p` ere en est mort ` a Auschwitz.

Je n’ai donc pas peur de la prison. Si vous appliquez la loi, je suis passible de deux ans de prison ferme ; je suis juridiquement coupable et je r´ eclame donc ma peine. Bien entendu, sur un plan fondamental, je plaide non-coupable. C’est au juge de choisir : ou la lettre de la loi et donc la prison, ou les valeurs universelles et donc la relaxe

». Vint

ensuite une

«

mise en forme juridique de l’argumentaire

»

par Maˆıtre Henri Leclerc, qui fut plus tard pr´ esident de la Ligue des Droits de l’Homme. C’´ etait l` a le r´ esultat d’un compromis laborieusement n´ egoci´ e avec Grothendieck, qui pr´ ef´ erait perdre un proc` es plutˆ ot que de transiger avec les formes. H´ elas, comme Grothendieck l’avait pr´ edit, le juge fut lˆ ache et ordonna six mois de prison avec sursis. La peine fut confirm´ ee en appel, mais l’´ emotion m´ ediatique ne fut plus au rendez-vous.

Comme je l’ai d´ ej` a dit, il a pris sa retraite en 1988, et vit depuis un exil int´ erieur

dans un petit village de l’Ari` ege. Auparavant, il vivait pr` es de la Fontaine de Vaucluse,

dans une petite vigne cultiv´ ee par ses soins, au voisinage de sa fille aˆın´ ee Johanna et de

ses petits-enfants. Mais il semble maintenant avoir rompu tout lien familial. Il n’est pas

(15)

indiff´ erent que l’endroit o` u il vit soit si proche du camp du Vernet, tristement c´ el` ebre et associ´ e ` a son enfance. Il n’a ni t´ el´ ephone, ni adresse postale, et seuls quelques privil´ egi´ es connaissent l’endroit exact de sa retraite - sous promesse de ne pas le divulguer. Il vit seul, per¸ cu par son voisinage comme un

«

professeur de math´ ematiques en retraite un peu fada

». Il a traduit sa spiritualit´

e dans la tradition bouddhiste, et de ses ancˆ etres juifs orthodoxes a gard´ e le goˆ ut des interdits alimentaires. Il pratique la forme la plus extrˆ eme du v´ eg´ etarisme, et semble y avoir compromis sa sant´ e. Le parall` ele avec Simone Weil s’impose doublement, par son souci d’ˆ etre l’´ egal des plus pauvres, et par une sorte d’anorexie mentale ; il est ` a craindre qu’il ait la mˆ eme fin qu’elle, une forme de suicide par refus de s’alimenter.

Autopsie d’une œuvre

La r´ edaction du corpus g´ eom´ etrique

L’œuvre math´ ematique de Grothendieck en g´ eom´ etrie alg´ ebrique fait plus de 10.000 pages, publi´ ees en deux s´ eries. La premi` ere est intitul´ ee

«

El´ ´ ements de G´ eom´ etrie Alg´ e- brique

»

(avec le sigle EGA) en r´ ef´ erence aux

«

El´ ´ ements

»

d’Euclide (et de Bourbaki) ; elle est enti` erement de la plume de Dieudonn´ e, et reste inachev´ ee puisque 4 parties seulement ont ´ et´ e r´ edig´ ees sur les 13 annonc´ ees initialement. La deuxi` eme s´ erie est intitul´ ee

«

S´ eminaire de G´ eom´ etrie Alg´ ebrique

»

(sigle SGA) en 7 parties. La compo- sition en est plus mouvement´ ee. Au d´ epart, il y a ces S´ eminaires du Bois-Marie (du nom du domaine o` u est install´ e l’IHES) qu’il dirigea effectivement de 1960 ` a 1969.

Les deux premiers furent r´ edig´ es par Grothendieck, ou sous son contrˆ ole, et il veilla ` a leur publication ; le troisi` eme s´ eminaire fut r´ edig´ e essentiellement par Pierre Gabriel, et Michel Demazure (qui en a extrait sa th` ese). Apr` es, les choses sont plus complexes.

Quand Grothendieck d´ elaisse la sc` ene math´ ematique en 1970, il laisse derri` ere lui un chantier inachev´ e, et un chantier en piteux ´ etat. Il y avait l` a des manuscrits (au sens propre) de Grothendieck, difficiles ` a d´ echiffrer, des expos´ es de s´ eminaire d´ ej` a mim´ eo- graphi´ es, et des notes prˆ etes pour la publication. Il fallait en faire la synth` ese, boucher les lacunes (importantes), ajouter un ´ enorme travail de r´ edaction ; toutes tˆ aches peu gratifiantes, dont il ne fallait attendre aucune r´ ecompense. Tout ceci fut accompli avec une grande fid´ elit´ e, et une grande pi´ et´ e filiale, par Luc Illusie et Pierre Deligne. La pi` ece maˆıtresse, en vue de la d´ emonstration des conjectures de Weil, est intitul´ ee SGA 4, consacr´ ee aux id´ ees les plus nouvelles (en particulier les topos ; j’y reviens plus loin).

En fait, lorsque Deligne annonce en 1974 sa d´ emonstration compl` ete des conjectures

de Weil, les experts consid` erent que les fondements sont insuffisants, et Deligne publie

(en mˆ eme temps que le chaˆınon manquant, SGA 5, des s´ eminaires de Grothendieck)

un volume suppl´ ementaire, dˆ u essentiellement ` a lui-mˆ eme, sous le sigle curieux SGA 4

1/2. Grothendieck prend tr` es mal cette nouvelle publication, et en profite pour d´ eni-

grer toute l’entreprise : naturellement, ce n’est pas ce que lui, Grothendieck, avait en

tˆ ete, ses plans ont ´ et´ e tronqu´ es, on l’a trahi... Il d´ ecrit ceci avec une image tr` es forte :

(16)

l’´ equipe de bˆ atisseurs, qui, le Maˆıtre mort, se disperse, chacun emportant ses croquis et ses outils ; belle image, ` a ceci pr` es que le Maˆıtre a abandonn´ e ses ´ equipiers, en se suicidant d´ elib´ er´ ement. C’est cette œuvre

«

assassin´ ee

»

dont j’entreprends maintenant l’autopsie. Ayant le goˆ ut des symboles, Grothendieck se reconnaˆıt douze disciples ; pour arriver ` a ce chiffre, il triche un peu car il n’existe pas de d´ efinition math´ ematique d’un disciple, et il oublie le disciple

«

posthume

»

(Z. Mebkhout) qu’il accueillera, puis rejet- tera, lors d’une pol´ emique peu glorieuse. Dans

«

R´ ecoltes et Semailles

», il groupe son

œuvre en douze th` emes ; je ne donnerai pas leur ´ enum´ eration compl` ete, mais je vais en commenter quelques-uns.

Le premier th` eme mentionn´ e est celui de sa th` ese : l’Analyse Fonctionnelle. Il dit lui-mˆ eme que, r´ etrospectivement, il s’agit plutˆ ot d’un exercice d’´ ecole, d’un ´ echauf- fement intellectuel. Sans doute, la perspective que Grothendieck donnait ` a l’Analyse Fonctionnelle n’est-elle plus d’actualit´ e ; les grands probl` emes internes ` a la th´ eorie ont

´ et´ e r´ esolus, le plus souvent par Grothendieck, et ce sujet est devenu une discipline de service, ses m´ ethodes irriguant l’analyse de Fourier (ou la forme plus r´ ecente des ondelettes), ou les ´ equations aux d´ eriv´ ees partielles. Grothendieck ´ etait entraˆın´ e dans le courant de la topologie

«

qualitative

»

de l’´ epoque (qui convenait fort bien ` a son temp´ erament), et l’on appr´ ecie plus aujourd’hui les m´ ethodes

«

quantitatives

»25

.

Les grands probl` emes

Mais, bien sˆ ur, tous les autres th` emes concernent ce qui fut sa grande entreprise : la g´ eom´ etrie alg´ ebrique. Une des sources du d´ eveloppement math´ ematique est constitu´ ee par les grands probl` emes, grandes ´ enigmes dont la formulation relativement simple ne donne aucune prise ` a l’attaque. Ce qu’on appelait improprement le dernier th´ eor` eme de Fermat ´ etait une conjecture d’une simplicit´ e biblique, exprim´ ee en symboles par :

«

la relation

an

+

bn

=

cn

est impossible ` a r´ ealiser avec des entiers

a, b, c, n, sauf

´ eventuellement avec

n

= 2

». Elle a ´

et´ e r´ esolue r´ ecemment (A. Wiles et R. Taylor), au prix de la construction d’un ´ edifice consid´ erable et complexe, s’appuyant largement sur les m´ ethodes de Weil et de Grothendieck. Le probl` eme math´ ematique actuelle- ment le plus prestigieux, et le plus d´ eroutant, est l’hypoth` ese de Riemann. Ces deux probl` emes, Fermat et Riemann, sont d’une certaine mani` ere futiles ; le probl` eme de Fermat concerne une ´ equation tr` es particuli` ere, et celui de Riemann peut s’interpr´ e- ter en terme de r´ egularit´ es tr` es subtiles dans la r´ epartition apparemment al´ eatoire des nombres premiers. En soi-mˆ eme, un contre-exemple ` a l’hypoth` ese de Riemann, dans l’´ etat actuel des connaissances, aurait des cons´ equences

«

pratiques

»

tr` es r´ eduites, et ne serait pas une catastrophe.

25Son dernier m´emoire, paru au Bulletin de la Soci´et´e Math´ematique de Sˆao Paulo en 1956, apparaˆıt d’abord comme une ´etude des foncteurs entre espaces de Banach (pr´emonition de son investissement ult´erieur dans les cat´egories), bien que le terme de«foncteur»n’apparaisse pas. Le r´esultat central est formul´e comme l’´equivalence de deux de ces foncteurs. Dans un expos´e au S´eminaire Bourbaki, je refor- mulai son r´esultat comme une in´egalit´e portant sur les matrices (avec la«constante de Grothendieck» ), r´esultat«quantitatif»qui fut le point de d´epart de travaux ult´erieurs (G. Pisier). Mais Grothendieck n’accepta pas ma reformulation et se pr´etendit trahi.

(17)

Ce qui nous importe ici, c’est une certaine perception des probl` emes. Devant l’im- possibilit´ e de prouver l’hypoth` ese de Riemann, on a fait de la fuite en avant. Hasse (` a la suite d’Artin et de Schmidt) a formul´ e et r´ esolu, vers 1930, un probl` eme analogue ` a l’hypoth` ese de Riemann, en le traduisant sous la forme d’une in´ egalit´ e (voir la note 6).

L’´ etape suivante occupera Weil de 1940 ` a 1948. Dans tous ces cas, par analogie avec la fonction zˆ eta de Riemann, li´ ee aux nombres premiers

26

, on associe des fonctions zˆ eta aux objets g´ eom´ etriques et arithm´ etiques les plus vari´ es ; puis, en route pour prouver la propri´ et´ e analogue ` a celle de Riemann, ce qu’on a fait avec beaucoup de succ` es ! Toutes ces fonctions zˆ eta ont beaucoup contribu´ e ` a structurer le champ de l’arithm´ e- tique, et c’est bien guid´ e par cette pr´ eoccupation que Weil formule ses conjectures en 1949. Weil est un esprit classique, attach´ e ` a la clart´ e et la pr´ ecision, et ses conjectures ont ces caract´ eristiques. Mais pour Grothendieck, les conjectures de Weil ne sont pas tant int´ eressantes en elles-mˆ emes que comme test de la solidit´ e de ses conceptions g´ e- n´ erales. Grothendieck distingue les math´ ematiciens bˆ atisseurs, et les explorateurs, mais se voit les deux ` a la fois (Andr´ e Weil ´ etait certainement moins un bˆ atisseur que lui, et abhorrait les

«

grosses machines

», mˆ

eme s’il en a construit quelques-unes).

La m´ ethode favorite de Grothendieck s’apparente ` a celle de Josu´ e ` a la conquˆ ete de Jericho. Il faut emporter la place, mais en construisant un syst` eme de sapes au- tour du probl` eme ; ` a un moment donn´ e, sans qu’on ait vraiment ` a livrer bataille, tout tombe. C’est aussi la m´ ethode des Romains, lors de la derni` ere r´ evolte juive, o` u Mas- sada fut conquise au prix de formidables travaux de terrassement. Grothendieck, lui, est persuad´ e que si l’on arrive ` a une vision unificatrice suffisante des math´ ematiques, ` a p´ e- n´ etrer suffisamment en profondeur l’essence math´ ematique et la strat´ egie des concepts, les probl` emes particuliers ne sont plus qu’un test et l’on n’a plus besoin de les r´ esoudre en eux-mˆ emes.

Cette strat´ egie a assez bien r´ eussi ` a Grothendieck, mˆ eme si ses rˆ eves l’entraˆınaient trop loin et qu’il ait fallu l’influence correctrice de Dieudonn´ e et de Serre. Mais, j’ai d´ ej` a dit que Grothendieck n’accomplit que les trois quarts du chemin, et laissa la conclusion

`

a Deligne. La m´ ethode de Deligne est totalement orthogonale ` a celle de Grothendieck : il connaˆıt ` a fond tous les ressorts de la m´ ethode de son maˆıtre, tous les concepts, toutes les variantes. Sa d´ emonstration de 1974 est une attaque de front et une merveille de pr´ ecision, o` u les ´ etapes s’enchaˆınent les unes aux autres dans un ordre naturel, sans surprises. Les auditeurs de ses expos´ es eurent l’impression, jour apr` es jour, qu’il n’y avait aucune nouveaut´ e - alors que chaque expos´ e de Grothendieck vous introduisait dans un monde nouveau de concepts, toujours plus g´ en´ eraux - mais le dernier jour, tout

´ etait en place, et la victoire acquise. Deligne abattait les obstacles l’un apr` es l’autre, mais chacun ´ etait d’un style familier. Je pense que cette opposition de m´ ethode - ou plutˆ ot de temp´ erament - est la vraie raison du conflit personnel qui s’est d´ evelopp´ e entre eux. Je pense aussi que le fait que

«

Jean, le disciple pr´ ef´ er´ e, ait ´ ecrit seul le dernier

26Qu’on se rappelle une de ses d´efinitions, ζ(s) =Y

(1−p−s)−1

o`u le produit est ´etendu `a tous les nombres premiersp= 2,3,5,7,11, . . ..

(18)

Evangile ´

»

explique en partie la retraite farouche o` u s’est enferm´ e Grothendieck.

La m´ ethode

Nous arrivons au cœur de la m´ ethode math´ ematique de Grothendieck, de sa vision unificatrice. Des douze grandes id´ ees, dont il se fait ` a juste titre gloire, il en retient trois qu’il met au-dessus du reste, et qu’il ´ enonce sous forme de la progression :

SCH ´ EMA

−→

TOPOS

−→

MOTIF

dans un sens de plus en plus englobant. Toute sa strat´ egie scientifique est organis´ ee sur une progression de concepts de plus en plus g´ en´ eraux. L’image qui me vient ` a l’esprit est celle de ce temple bouddhiste que je visitai vers 1980 au Vietnam. Selon la tradition, l’autel ´ etait une s´ erie de gradins, surmont´ e d’une figure couch´ ee du Bouddha - l` a aussi la tradition - un Bouddha avec une face ´ enorme, mais dont les traits ´ etaient ceux d’un sage que la tradition locale d´ ecrivait comme le Montaigne vietnamien du XI` eme si` ecle, si vous voulez. Quand on suit l’œuvre de Grothendieck dans son d´ eveloppement, on a ainsi l’impression d’aller de degr´ e en degr´ e vers la perfection. La face du Bouddha est en haut, face humaine et non symbolique, vrai portrait et non repr´ esentation traditionnelle.

Avant de d´ etailler le sens de la trilogie ´ enonc´ ee ci-dessus, il faut parler des qualit´ es de styliste de Grothendieck. C’est un maˆıtre de la d´ enomination, et il en use comme d’une de ses strat´ egies intellectuelles majeures. Il a un talent particulier pour nommer les choses avant de se les approprier et de les conqu´ erir, et beaucoup de ses choix terminologiques sont tr` es remarquables. Mais l` a aussi, son exp´ erience est singuli` ere. Sa

«

Muttersprache

»

est l’allemand, et il n’a jamais communiqu´ e qu’en allemand avec sa m` ere, dans les nombreuses ann´ ees de symbiose ´ etroite avec elle, jusqu’` a sa mort. Quand je l’ai connu vers 1953, je sentais en parlant avec lui qu’il pensait en allemand - et mon sens de lorrain ne me trompait pas l` a-dessus.

II a un sens esth´ etique remarquable. Pourtant, je n’ai jamais compris son attirance

´ evidente pour les femmes laides. Je n’arrive pas non plus ` a comprendre pourquoi il a toujours v´ ecu dans des logements horribles ; il travaille la nuit, en g´ en´ eral dans une pi` ece immonde, avec le cr´ epi qui tombe, et en tournant le dos ` a la fenˆ etre (` a la recherche de quelle humiliation ?). Et pourtant, quand il cherche des images mentales pour expliquer ses id´ ees scientifiques, il y a la

«

belle demeure parfaite

», le«

beau chˆ ateau dont on a h´ erit´ e

», toutes all´

egories de la belle maison. Lui-mˆ eme se d´ ecrit en bˆ atisseur. Toutes ces images, il les utilise avec un bonheur remarquable. S’il a longtemps pens´ e en allemand, il a depuis longtemps acquis le sens du fran¸ cais, et son bilinguisme lui permet de jouer des germanismes ` a bon escient. En fran¸ cais, il utilise un registre de langue fantastique, allant du plus familier au plus ´ elabor´ e, avec un sens des mots absolument extraordinaire.

Sa strat´ egie est donc de nommer. De l` a vient mon titre :

«

Un pays dont on ne connaˆıtrait que le nom

», car c’est bien l`

a sa mani` ere de proc´ eder. Les

«

motifs

»

re- pr´ esentaient pour lui l’´ etape ultime, celle qu’il n’a pas atteinte ; par contre, les deux

´ etapes interm´ ediaires (sch´ emas et topos) ont ´ et´ e franchies.

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