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Temps Romanesque. «Méfiez-vous de la vérité, elle est vraie pour tout le monde» Jean Giono

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Academic year: 2022

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« Méfiez-vous de la vérité, elle est vraie pour tout le monde »

Jean Giono

AUTRES TEMPS Temps de connaître Et de comprendre le monde Temps de jouir des mots Temps de prendre Mesure du temps.

Temps Romanesque

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Les marchands de venin

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Du même auteur

chez le même éditeur :

Van Loc, un grand flic de Marseille, 2004.

La peau d'un caïd, 2004.

En couverture :

Georges N'Guyen Van Loc, photo © Patrice Binet.

© Éditions Autres Temps - 2004 Tous droits de traduction, de reproduction

ou d'adaptation interdits pour tous pays.

Première parution : Presses de la Cité - 1995

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Georges N'Guyen Van Loc

avec la collaboration de Jean-Max Tixier

Les marchands de venin

Collection Le Chinois

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PREMIÈRE PARTIE

Buenos Aires

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Chapitre premier

De gros nuages dérivaient à basse altitude dans la rou- geoyante clarté du crépuscule. Leurs ombres glissaient sur la terre dont la désolation paraissait soudain définitive. Une tempête silencieuse roulait les nuées. Mais l'orage n'éclaterait pas. La nuit tirerait bientôt un rideau noir sur ces fantasma- gories. D'autres leur succéderaient, invisibles, plus redou- tables, que n'effaceraient jamais ni le jour ni la nuit.

La Mercedes blanche qui les précédait quitta la route et s'engagea dans la presqu'île par un chemin de terre qui filait droit entre les arbres que le crépuscule rapprochait en une haie continue. Quelques lueurs blafardes en troublaient parfois l'ordonnance.

- Nous arrivons, dit Battisti.

Fournier ne fit aucun commentaire. Il ignorait où ils allaient. Il savait seulement ce qu'ils avaient à y faire.

L'autre voiture cahotait dans le pinceau des phares. Des ornières, des nids-de-poule, creusaient ce chemin où ne passait jamais personne.

Fournier baissa la vitre. Un flux d'air marin rafraîchit son visage. Il se tourna vers Battisti dont le profil se dessi- nait contre le ciel couleur de sang. Immobile. Fermé. Les yeux rivés sur la nuque du chauffeur ou sur quelque secret connu de lui seul.

C'était cet homme-là qu'il avait sauvé de l'épuration. Un caïd déchu avait largué les amarres dans le port de Marseille, un matin de 1944. Il s'était enfoncé dans l'inconnu pour s'y perdre et se retrouver. Des années plus tard, lui aussi, pressé

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par son destin, avait dû quitter cette même ville, tout abandonner, l'argent, le pouvoir, et surtout son amour assas- siné, Claudine, sa femme qui dormait au cimetière Saint- Pierre, mais qui vivait toujours dans son cœur.

Aujourd'hui, il était là, assis à la droite de son ennemi d'hier, de l'homme qu'il avait sauvé du peloton d'exécution promis aux traîtres et aux salauds. Et ils roulaient ensemble, comme des frères d'armes, à travers un paysage sépulcral, pour aller exécuter un autre homme.

Battisti tenait son équipe d'une main de fer. Il s'était refait une santé en Amérique du Sud. Il était de nouveau riche, puis- sant, redouté. Mais il savait qu'il abattait les dernières cartes d'un jeu truqué, fertile en rebondissements. S'il voulait mourir dans son lit, comme un bourgeois, il n'avait plus droit à l'erreur.

Le chemin longeait à présent le rivage, formé d'un amon- cellement de rochers sur lesquels venait battre la mer. Six cents mètres plus loin, il s'ouvrit en une large esplanade per- cée d'un chenal. Sur le pourtour, dans un désordre de mâts et de membrures, se profilaient des coques de navires échoués.

Les voitures stoppèrent. L'endroit était sinistre. Ce bout de chemin ressemblait au bout du monde, là où l'être abandonne toute lueur d'espoir.

- Où sommes-nous ? demanda Fournier.

- Au cimetière des éléphants, plaisanta Battisti.

Un ricanement, qui pouvait passer pour un rire, accom- pagna sa réponse.

Deux hommes sortirent de l'arrière de la Mercedes. Le chauffeur coupa le moteur et resta au volant.

Les hommes étaient grands, bien découplés, avec des visages anguleux aux pommettes saillantes. Ils portaient de légers panamas inclinés sur les yeux. L'un brandissait un manche de pioche.

Fournier les voyait distinctement. Le pinceau des phares dessinait autour d'eux une zone claire à la manière de projec- teurs de théâtre. Les carcasses des bateaux, dont les masses noires se profilaient tout autour, délimitaient le plateau où se jouait un drame dont Fournier connaissait tous les ressorts.

Il ignorait pourtant l'identité des acteurs. Il ne les avait jamais vus. Mais il ne fallait pas être grand clerc pour

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reconnaître des porte-flingues à la solde de Battisti, chargés d'exécuter une sale besogne.

- Baco et Chito sont des hommes sûrs, observa celui-ci à l'intention de Fournier.

L'un d'eux extirpa sans ménagements une loque humaine de la voiture. C'était un grand type mince vêtu d'un costume blanc souillé à plusieurs endroits. Le col de sa chemise était déchiré. La cravate pendait. Des menottes immobilisaient ses poignets dans le dos. Des ecchymoses marbraient son visage. Il cligna des yeux dans la lumière et promena autour de lui un regard égaré.

Un violent coup de manche de pioche sur les tibias l'obli- gea à s'agenouiller. Il hurla. Un flot de paroles incompréhen- sibles sortit de sa bouche. De l'espagnol. Fournier pratiquait cette langue depuis trop peu de temps. Mais il suffisait de regarder. Ce type crevait de trouille et implorait pitié. Ses bourreaux, indifférents, continuaient leur boulot.

Un second coup de pioche assené sur le flanc lui coupa le souffle. Il bascula sur le sol et se mit à râler.

Fournier jeta un coup d'œil vers Battisti.

Celui-ci, le masque impassible, regardait. Un pli d'ironie lui rétractait les commissures des lèvres. Il avait tout réglé dans les moindres détails. Comme à son habitude. Producteur, metteur en scène, responsable du casting, spectateur, il était tout à la fois.

La loque humaine essayait en vain de se relever. Un des porte-flingues, Baco ou Chito, lui écrasa les doigts du talon avec un plaisir évident. Le second sortit un pistolet de sa veste, visa avec calme la cuisse et tira dans le gras.

Un hurlement déchira la nuit.

- Belle voix, observa Battisti.

Les carcasses échouées dressaient leurs membrures vers la nuit sans étoiles. Le voyage s'achevait ici, à l'extrémité de cette langue de boue où ne cabotait plus que la mort. Elle pouvait prendre le visage d'un rafiot abandonné, la gueule grimaçante de Chito, la forme d'un nuage lourd de ténèbres ou d'un manche de pioche. Elle taillait, trouait, étouffait, absorbait, arrachait, mais elle avait toujours le dernier mot.

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Battisti consulta sa montre. Il baissa la vitre et fit un signe en direction de ses hommes de main.

Le canon du revolver se posa sur la tempe. Le doigt appuya sur la queue de détente. La tête éclata.

« Pourquoi m'a-t-il amené là ? se demanda Fournier. Que signifie cette exécution ? Qui est le type qu'on vient de tuer ? Quelle faute a-t-il payé ? »

- Baco et Chito sont des hommes efficaces, n'est-ce pas ? dit Battisti.

- Ils sont précieux.

- Oui, soupira Battisti, des hommes dévoués corps et âme.

Ils se feraient tuer pour moi. Je les ai sortis de la misère.

Surgirent alors de derrière les bateaux deux formes, deux spectres qui s'avancèrent en chaloupant dans la lumière des phares. Ils s'arrêtèrent devant le cadavre. Il s'agissait de vieux gnomes barbus vêtus comme des pêcheurs. Ils échangèrent quelques mots avec Baco et Chito. Un des tueurs sortit de sa poche une liasse de billets. L'un des nains s'en empara et les fourra dans son pantalon sans vérifier la somme.

- Qui sont ces monstres ? demanda Fournier.

- Les charognards ? Ils rappliquent toujours à l'heure. Ils aiment l'odeur de la mort.

- Ils vivent dans cet endroit horrible ?

- Oui. Ils sont chez eux. Inséparables. Ce sont des jumeaux. Ils connaissent la côte mieux que personne.

Les porte-flingues remontèrent dans la Mercedes. Les vieux gnomes saisirent le cadavre par les pieds et le tirèrent vers le cimetière des bateaux.

Battisti appréciait la discrétion de Fournier. Celui-ci n'avait pas posé de questions indiscrètes. Alors, il décida de l'affranchir.

- Ce type a voulu me doubler. Il s'est cru plus fort et plus malin que moi. Il a voulu faire disparaître cinq kilos de came à son profit. Il connaissait la sentence. Il a eu ce qu'il méritait.

Il se tut un instant puis, comme s'il pensait tout haut : - Le fric les aveugle. Ils ne se rendent même pas compte qu'ils ne font pas le poids.

Fournier s'abstint de tout commentaire. Il savait à présent pourquoi Battisti avait tellement insisté pour qu'il l'accompagne.

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Le chauffeur se tourna vers eux :

- Patron, c'est l'heure d'aller à l'aéroport. On a juste le temps.

- C'est bon. Démarre.

Le cimetière des bateaux s'enfonça de nouveau dans la nuit qui se referma comme un immense rideau de velours noir.

Derrière, dans les coulisses, les gnomes avaient traîné le cadavre jusqu'au rivage où une barque au mouillage les attendait. Ils avaient hissé à l'intérieur le corps enroulé dans une bâche et l'avaient lesté de pierres.

Maintenant, ils ramaient sans se presser sur les eaux calmes, en direction du large.

André Fournier s'installa sur la terrasse d'où il jouissait d'une vue magnifique sur la rade de Buenos Aires et le Rio de la Plata. Ces noms exotiques chantaient autrefois dans sa tête d'enfant. Ils ouvraient à l'imagination de vastes espaces promis à l'aventure. À présent, le rêve s'effaçait devant la réalité. Mais celle-ci n'était pas au-dessous des espérances.

Fournier ne se lassait pas d'admirer l'une des plus belles baies du monde. Il arrivait pourtant que lui reviennent en mémoire les collines blanches de Marseille, l'archipel du Frioul, le flambeau d'or de la Bonne-Mère dressé dans l'azur.

Alors, le panorama qui se déployait sous ses yeux se brouillait et devenait gris. Des milliers de kilomètres le sépa- raient de sa ville natale, tout un océan à franchir, des abîmes sans fond où se perdait une part de son être. Quand il y pensait, une sorte de vertige s'emparait de lui.

Il ne se résignait pas à l'exil. À peine six mois s'étaient écoulés depuis son arrivée en Argentine. Il ne s'habituait encore ni au mode de vie ni aux gens. La beauté, le pitto- resque, le dépaysement ne suffisaient pas. S'intégrer deman- derait des mois, des années. D'ici là...

Il se prenait parfois à espérer. Le cours du destin changeait tant de fois dans une existence comme la sienne qu'il pour- rait se retrouver chez lui plus tôt qu'il ne le pensait. Il suffi- sait de ne pas s'installer, d'attendre, de se préparer à ce qu'un retour prématuré pourrait signifier pour lui, à ce qu'il lui imposerait d'accomplir pour survivre et laver son honneur. Il

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avait souffert. Il avait perdu la femme qu'il aimait, ses amis les plus chers. Son empire s'était effondré comme un château de cartes à l'instant où il s'en croyait le maître. Il ne possédait presque plus rien. Il obéissait aux ordres d'un homme qu'il méprisait mais qui lui tenait la tête hors de l'eau. Ange Battisti était un salaud mais il payait ses dettes. À sa place, eût-il agi de la même façon ? Mieux valait ne pas répondre à cette question.

André Fournier savait tirer les leçons de l'expérience. Son départ précipité de Marseille ressemblait, par plusieurs aspects, à la fuite d'Ange Battisti en 1945. Il avait favorisé celle-ci en échange des précieux carnets que le truand tenait minutieusement pendant la guerre, et qui lui avaient ultérieurement servi à asseoir sa puissance. Lui, de son côté, avait bénéficié de l'aide occulte de Jean-Louis Pradal, le très influent président régional du MRN, et de l'agent de la DEA, Linden Cooper. Il était leur débiteur. Un jour ou l'autre, ils viendraient lui présenter l'ardoise. Jusque-là, il mènerait sa vie à sa guise pour se refaire une santé. Car, au-delà du parallélisme apparent entre sa situation et celle de Battisti, une distinction de poids marquait la différence : tout le monde croyait qu'André Fournier était mort au côté de sa femme dans l'explosion de sa villa. On avait reconnu son cadavre. On avait assisté à son enterrement.

Seuls Pradal, Cooper et Battisti savaient. Mais ils ne trahiraient pas le secret. Ils avaient trop intérêt à ce qu'on le crût mort.

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Chapitre 2

Ange Battisti atterrit à l'aéroport de La Havane en pleine crise. Du haut du ciel, il n'y paraissait guère. Cuba ressem- blait à une émeraude posée dans l'écrin bleu de la mer. Une poussière d'îles nacrées l'entourait. Paisible beauté océane, mais combien trompeuse. Battisti le savait. Il ne tombait pas dans le piège des splendeurs caraïbes.

Quelques jours auparavant, le 19 octobre 1960, les États- Unis avaient décrété l'embargo sur les exportations vers Cuba.

Par cette mesure de rétorsion, ils entendaient faire pression sur Fidel Castro qui venait de nationaliser les banques et les industries au nom de la Révolution. L'île, privée de ravitaille- ment et obligée de vivre sur ses propres ressources, serait bientôt exsangue. Il s'ensuivrait un mouvement de révolte parmi la population qui connaîtrait des jours pires que du temps de la dictature de Batista. Le chef des barbudos serait alors contraint de revenir à de meilleurs sentiments. Du moins les gros bonnets de la CIA le voyaient-ils ainsi.

Ange Battisti - dont le nom évoquait curieusement celui du tyran déchu - s'occupait de politique dans l'exacte mesure où celle-ci compromettait ses intérêts. Si le bras de fer oppo- sant Fidel Castro et l'Oncle Sam ne portait pas préjudice à ses affaires, il le regarderait en spectateur neutre, indifférent au résultat.

Sa philosophie se bornait à quelques idées simples. Deux ordres se superposaient dans le monde, celui qui tenait le devant de la scène, l'officiel, avec ses constitutions, ses lois, ses grands premiers rôles qui tiraient les ficelles, et celui de l'ombre où grouillaient les marginaux de son espèce, les parasites qui prospéraient aux dépens du premier. Il existait

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beaucoup d'interférences entre les deux, une grande compli- cité. Ils avaient besoin l'un de l'autre. Tout allait bien tant que les deux parties respectaient la règle du jeu. Mais le grand leader barbu, dans son rêve d'indépendance, brouillait les cartes. Il prétendait donner le pouvoir au peuple et ne faisait que déplacer la nuit.

Les barbudos parlaient un langage nouveau. Son réseau de renseignement avait informé Battisti qu'ils se propo- saient de lutter contre toutes les formes de corruption et de trafic pour instaurer la morale révolutionnaire. Ils fondaient leur action sur la pureté des combattants de la liberté. Ils voulaient extirper le mal ! Aussi, chaque fois que Fidel Castro prenait la parole pour se lancer dans un de ses discours-fleuves, Battisti perdait du fric. Voilà pourquoi, bravant les dangers au lieu de se la couler douce dans sa somptueuse villa de Buenos Aires, le Corse venait se rendre compte sur place de l'évolution réelle de la situation. Après quoi, il déciderait de ce qu'il y avait lieu de faire pour sauver les meubles.

Des rumeurs prétendaient que des opposants au nouveau régime se réfugiaient en masse aux États-Unis. Des bour- geois, des truands, des profiteurs, des idéalistes, des anti- communistes, tous ces gens ne se résignaient certainement pas à la défaite. Ils n'assisteraient pas longtemps les bras croisés au triomphe de leurs ennemis. Tôt ou tard, ils tente- raient une action. Ce jour-là, ils auraient besoin d'argent, de beaucoup d'argent. Battisti supputait qu'il ne serait pas inconséquent de miser sur eux, en espérant quelque recon- naissance en retour.

Un taxi poussif le conduisit à son hôtel, au centre de la ville.

La radio de bord diffusait de nostalgiques habaneras tandis qu'il traversait des rues bordées de maisons de style colonial.

Autour de la cathédrale, la vieille ville alignait des demeures baroques d'où se dégageait une impression d'austère rigueur.

Ange Battisti se souciait peu du décor. Il n'avait rien d'un esthète. Les seules émotions de cette sorte, il les avait éprou- vées devant des armes. À présent, il se sentait fatigué. Le voyage avait été long. Il n'aspirait qu'à deux choses : une douche et une boisson fraîche.

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Cintio était de ces hommes serpents capables de se faufi- ler partout, qui s'arrangent toujours pour filer entre les doigts des autorités et sortir indemnes de toutes les situa- tions. Une sorte d'anarchiste qui ne croyait pas plus en Dieu qu'en la Révolution, qui se moquait de l'autorité d'où qu'elle vînt. Seules étaient sacrées les espèces sonnantes et trébu- chantes qu'il tâtait quelquefois dans le fond de ses poches.

Avec ça, au moins, il se payait du bon temps, son unique ambition en ce monde.

Il venait de franchir les cinquante ans sans que le poids de l'âge l'affectât. Sa chevelure grisonnait bien un peu, de pro- fondes rides creusaient son visage anguleux, à la peau mate, un faciès de boucanier qui le faisait ressembler à Anthony Quinn. Mais il jouissait d'une robuste santé. Il mangeait comme quatre, buvait comme huit, faisait l'amour comme seize, s'en vantait comme cent. Que demander de plus ? À chaque jour viendrait sa peine.

À sa manière, Cintio était un sage. Issu d'un honnête milieu, instruit, cultivé, épris de belles-lettres, il eût pu aspi- rer à une brillante carrière s'il l'avait voulu. Il préférait vivre de combines et de coups tordus, en marginal. Ce mode de vie correspondait à sa nature. Il l'excitait.

Il avait encore quelques heures devant lui avant de rencontrer Ange Battisti. Comme toujours, il avait soif. En allant vers sa taverne habituelle, il se récita intérieurement des vers de Nicolas Guillen, un poète qu'il aimait.

Mi patria es dulce por fuera, con su verde primavera, con su verde primavera, y un sol de hiel en el centro.

Oui, cette île était éclairée par un soleil de fiel, et lui, Cintio, vivait dessous comme un parasite engraissé d'amer- tume, et il prospérait avec volupté dans les larmes et le sang.

Il entra dans la taverne où il avait ses quartiers. Une salle basse, au plafond voûté, en bordure du Malecon, la jetée qui longeait la ville. Elle était plongée dans la pénombre.

Quelques pêcheurs et des filles bavardaient autour des tables. Il les salua en entrant et commanda du vin.

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Que dirait-il à Battisti que celui-ci ne sache déjà ? L'argent filait à l'étranger, les barbudos raflaient tout ce qu'ils trouvaient au profit de l'État. Ils ne ménageaient pas les spéculateurs. Les casinos et les tripots étaient désespéré- ment vides. Il devenait très dangereux de se livrer à des activités illicites. Beaucoup de gens se retrouvaient derrière les barreaux pour avoir enfreint la loi de la Révolution.

Pendant ce temps, les queues s'allongeaient devant les maga- sins où les produits s'étaient raréfiés avant même que les Ricains ne décident l'embargo.

Son ami Diego avait été arrêté trois jours auparavant. Il avait sur lui de la drogue et du fric. Beaucoup trop de fric pour l'humble paysan qu'il prétendait être. Les barbudos devaient le cuisiner pour tenter de remonter la filière. C'était un bon garçon. Il fallait espérer qu'il ne flanche pas.

- Eduardo, encore du vin !

... bajo tu risa ligera, sangre y llanto.

Il but, essuya sa bouche d'un revers de manche.

Il repéra, près de la porte, une jeune mulâtresse qui le regardait. Il lui sourit. Elle ne baissa pas les yeux. Il la détailla : mince, le teint assez clair, avec des cheveux frisés et les lèvres charnues. Pas plus de vingt-cinq ans. Une mangue délectable.

Il consulta sa montre : il avait juste le temps de l'embar- quer. Les filles de La Havane n'étaient pas farouches. Surtout lorsqu'on leur montrait les billets. De préférence des dollars.

Le fric était le sésame qui ouvrait toutes les cuisses. Cintio ne croyait pas à l'amour ni aux bonnes fortunes et autres balivernes. Tout se négociait. Les faux passeports, la came, le ventre des femmes. Il pratiquait dans le domaine du sexe les lois de l'économie de marché. L'offre et la demande réglaient les rapports.

Il se leva, décocha une plaisanterie salace. La fille pouffa de rire. Cintio était beau parleur. Il poussa son avantage. De près, il appréciait mieux la beauté sensuelle de la mulâtresse, le grain de sa peau sur ses joues où brillait un fin duvet, le long du cou, sur la rondeur des épaules dénudées. Elle

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portait une robe toute simple, en tissu imprimé, avec des fleurs multicolores, que retenaient de fines bretelles.

Quand il l'eut mise en confiance, il l'invita à boire un verre en sa compagnie. Il faisait chaud. L'homme la faisait rire.

Elle ne refusa pas.

Ange Battisti déambulait à l'ombre des arcades qui bor- daient la rue principale. Il venait à La Havane pour la pre- mière fois et, sans avoir la fibre touristique, il voulait apprendre à connaître la ville. Le portier de l'hôtel lui avait indiqué un itinéraire pour aller à pied jusqu'au port.

Le soleil frappait les façades patinées d'humidité. Derrière des grilles en fer forgé, on devinait la présence de jardins avec des fontaines, des vasques moussues, une luxuriance cachée. Là devaient se nouer de voluptueuses intrigues.

Les rues rectilignes de la vieille ville convergeaient vers le port dont deux fortins symétriques gardaient la passe. Eux aussi témoignaient d'un passé révolu, d'une époque où la colonie devait se protéger des incursions des corsaires qui écumaient les mers avoisinantes. Quelques canons rongés d'oxyde pointaient encore leur gueule vers le large.

Aujourd'hui, les corsaires ne surgissaient plus de l'océan.

Ils ne battaient plus le pavillon frappé de la tête de mort. Ils descendaient paisiblement d'un avion de ligne, en complet veston, armés d'un attaché-case. Ils délaissaient le charme éventé de la ville coloniale pour les gratte-ciel du Nuevo Vedado où se traitaient les affaires. Leurs hommes de main, sans bandeau sur l'œil ni crochet au poignet, étaient dissé- minés dans la foule anonyme.

Quand il avait eu Cintio au téléphone, Ange avait demandé un endroit sûr pour leur rendez-vous.

-Vous connaissez la ville, moi pas. Que proposez-vous ? - Retrouvons-nous ce soir, à 21 heures, au Tropicana.

- Qu'est-ce que c'est ?

- La boîte la plus branchée de La Havane.

- Vous n'avez pas un endroit plus discret ?

- Au contraire. C'est là qu'il faut aller. Il y a un monde fou.

Les gens s'amusent. Personne ne fera attention à nous. On vous prendra pour un touriste.

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- Et vous ?

- Pour votre guide. J'y vais souvent.

- C'est bon. Je vous fais confiance.

Ange Battisti déjeuna sur le port d'une langouste grillée. Puis il fuma un gros cigare en regardant les bateaux dans le port.

Quand ce fut l'heure, il héla un taxi.

Une énorme surprise l'attendait. Le Tropicana était un cabaret en plein air. Il déployait, au milieu d'une forêt de palmiers très couleur locale, un décor époustouflant directe- ment inspiré d'Hollywood. La Révolution n'empêchait pas l'influence américaine de se répandre.

Il y avait un monde fou. La stéréo hurlait sous les étoiles et des spectacles de folie se déroulaient devant le public ébahi.

Heureusement, Cintio avait retenu une table. Ange Battisti s'installa. Ce qu'il voyait autour de lui était difficile- ment imaginable. Des danseuses surgissaient d'écrans de fumée sur des scènes végétales. Les rythmes tropicaux se communiquaient aux convives, aux bouteilles, aux arbres.

L'atmosphère était électrisée. Cette agitation relevait de la démence. Comme s'il s'agissait d'oublier dans un paroxysme de sons et de fantasmagories une réalité de plus en plus angoissante. Comme si l'on vivait intensément les derniers instants d'un monde condamné.

De temps en temps, se profilaient dans les zones d'ombre d'austères silhouettes qui n'étaient pas là pour le plaisir. La police politique veillait. La jeunesse encore dorée s'amusait sous haute surveillance.

Nue, la mulâtresse était encore plus désirable. Elle n'avait pas été longue à se déshabiller. Cette vision transformait Cintio en torche vivante. Elle se tenait debout dans la lumière blonde qui huilait son corps. Elle se laissait détailler avec ce sourire qui découvrait ses dents d'une éclatante blancheur. Il eût voulu se précipiter sur elle avec l'impétuosité d'un jeune homme. Mais il connaissait le plaisir de se retenir et savourait ces minutes d'attente où ses mains ne s'étaient pas encore posées sur la chair.

Ce fut elle qui s'approcha la première. Elle l'enlaça avec une grande douceur et posa sa bouche sur la sienne. Quand

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il sentit le contact de sa peau, un frisson agita Cintio. Il résista cependant encore.

- Ne va pas si vite en besogne, Mercedes.

La fille détacha son visage du sien et le considéra d'un air interloqué.

- Pourquoi m'appelles-tu Mercedes ? Mon nom, c'est Yolanda.

Il haussa les épaules. Cintio appelait Mercedes toutes les femmes qu'il avait. Une habitude qui lui simplifiait la vie. Il évitait ainsi de désagréables malentendus lorsqu'il menait plusieurs liaisons à la fois.

Cintio empoigna Mercedes par les hanches et l'attira sur lui.

Quand ils quittèrent la chambre, il était tard. Lorsque Cintio s'occupait d'amour, il ne se souciait pas de l'heure.

Il aurait déjà dû arriver au Tropicana où Ange Battisti commençait sans doute à s'inquiéter.

En le quittant dans la rue, Mercedes lui fit un signe amical de la main. C'était une bonne fille. Il s'engagea sous les arcades, fit quelques pas. Deux silhouettes vêtues de treillis surgirent de derrière les colonnes. Cintio ouvrit la bouche. Il n'eut pas le temps d'articuler une parole. Des rafales de mitraillettes crépitèrent. Des guêpes de feu trouèrent sa poitrine. Il essaya d'y porter les mains. Un râle s'échappa de sa gorge en même temps que son dernier souffle.

Cintio s'effondra sur le sol.

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Chapitre 3

En l'absence de Battisti, André Fournier assurait la routine. Il faisait la tournée des boîtes et des cercles, recevait l'argent qu'il rangeait dans le coffre. Il assurait la sur- veillance des prostituées avec l'aide d'une équipe habituée à ce genre de travail. Fournier intervenait aussi en cas de litige, en mobilisant les hommes de main délégués par le caïd. Mais il restait lui-même placé sous le contrôle de Rafael Videla, un Argentin plus ancien que lui dans le staff, et qui jouissait de l'entière confiance de Battisti. Ce qui n'était pas encore son cas.

Malgré la réputation qui le précédait, six mois ne suffi- saient pas pour faire ses preuves. Surtout si l'on tenait compte des relations qui avaient été les leurs autrefois, à Marseille. Battisti aurait pu arguer d'un vieux contentieux pour refuser de l'intégrer dans son équipe. Au lieu de cela, il l'avait accepté et aidé. Il lui avait assez vite donné des res- ponsabilités, confié des missions, livré certains secrets de l'or- ganisation. Les premiers jours de son arrivée, il l'avait même hébergé chez lui, dans la somptueuse villa qu'il occupait dans le quartier aristocratique, au nord-est de la ville. Là où étaient regroupées les demeures des grands propriétaires fonciers. Il y était resté jusqu'à ce qu'il trouve, toujours grâce à l'entre- mise de Battisti, l'appartement qu'il occupait à présent.

Tant de largesses ne relevaient pas de la seule générosité.

André Fournier ne se leurrait pas. Il essayait de comprendre à quelles motivations obéissait Battisti. Il ne s'agissait pas d'exploiter à son profit les qualités d'un caïd déchu. Il trou- vait autour de lui assez d'individus compétents pour ne pas

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Amérique du Sud, années cinquante. André Fournier, prince de la pègre marseillaise, décide d'y refaire sa vie après avoir échappé de justesse à un attentat. L'époque est propice : le trafic de la cocaïne est en pleine expansion et plus que lucratif. À Buenos Aires, il retrouve Ange Battisti, le truand qu'il aida autrefois à quitter la France. De ces dettes qui ne s'oublient pas... Pas plus que les anciens

« amis » de Fournier, qui ne tarderont pas à se manifester.

Mais auparavant, André Fournier a une revanche à prendre sur la vie. Intelligent, sans scrupules, il se taille une place de choix dans l'industrie de la drogue, infiltrant avec aisance les réseaux déjà en place, éliminant si néces- saire les gêneurs. Son habileté intéresse les services secrets français et américains, de vieilles connaissances...

Décidément, il faut toujours régler ses dettes.

Fresque violente et palpitante d'un Milieu tentaculaire, Les marchands de venin nous fait retrouver un Fournier déjà rencontré dans La peau d'un caïd, le précédent opus de Georges N'Guyen Van Loc, le « Chinois » qui connut la pègre mieux que personne lorsqu'il dirigeait, à Marseille, le GIPN aux exploits mémorables.

C'est ce qui fait la force de ce roman palpitant : les personnages y sont plus vrais que nature, et leurs destins sanglants deviennent inéluctables.

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