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Le paysage, forme biographique

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5 | 2021

Le Paysage Temps photographié

Le paysage, forme biographique

Quelques exemples

Jean-François Chevrier

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/focales/357 DOI : 10.4000/focales.357

ISSN : 2556-5125 Éditeur

Presses universitaires de Saint-Étienne Référence électronique

Jean-François Chevrier, « Le paysage, forme biographique », Focales [En ligne], 5 | 2021, mis en ligne le 01 juin 2021, consulté le 12 mai 2022. URL : http://journals.openedition.org/focales/357 ; DOI : https://doi.org/10.4000/focales.357

Ce document a été généré automatiquement le 12 mai 2022.

La revue Focales est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.

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Le paysage, forme biographique

Quelques exemples

Jean-François Chevrier

Le paysage descriptif idéal dans la peinture chinoise

1 Dans l’histoire des images peintes, le paysage s’est constitué comme un genre descriptif et n’est nullement une spécialité européenne. Les peintres chinois ont réalisé d’innombrables paysages ‒ dont certains possèdent une composante autobiographique ou biographique. J’en donne deux exemples. Le premier est une peinture du grand artiste et poète chinois Shitao (1642-1707), Les Monts Jinting en automne, daté de 1671, conservé au musée Guimet (à Paris). L’image décrit la place idéale d’une cascade. Le site se déploie à la verticale, depuis un cours d’eau paisible, au premier plan, dont la courbe étale conduit à un petit pavillon (ouvert), jusqu’au lointain de hautes montagnes qui flottent parmi les nuées. La cascade n’est pas monumentale, elle n’a rien d’effrayant, elle est sagement inscrite, à sa place, centrale, dans le paysage, dans l’espace intermédiaire entre le proche et le lointain, entre le pavillon et la première bande de nuée qui marque l’entrée dans la zone des hauteurs.

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Shitao, Les Monts Jinting en automne, 1671

Encre sur papier (rouleau vertical), 86 x 41,7 cm, Paris, musée Guimet.

2 Cette composition du paysage sur trois étages – on pourrait parler aussi de construction, puisque l’on dit en chinois « construire un jardin » – était une formule classique au temps des Ming. Elle est décrite dans les traités de peinture. Elle permet à l’œil de circuler en suivant un mouvement alternativement ascendant et descendant.

Plus on regarde, plus les plans se différencient, et chaque zone de l’image tend à se détacher, sans qu’il en résulte pour autant un effet de fragmentation. Au premier plan, le monticule plissé, ridé, forme un îlot dans le cours d’eau, longé à droite par le chemin qui conduit au pavillon.

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Shitao, Les Monts Jinting en automne, 1671, détail

3 Si l’on considère ce paysage comme une « vue » – ce qui est légitime, bien que le terme renvoie à la tradition descriptive européenne –, on peut imaginer que le peintre- spectateur se tenait sur une hauteur, en surplomb de la petite maison, au niveau de la cascade. Cette position correspond à ce qui, dans la typologie chinoise traditionnelle des points de vue paysagers, est nommé « distance profonde » (Shen-yuan) ; la distance, note François Cheng, « de beaucoup la plus employée1 ». Dans la composition, un personnage, tourné vers la cascade, apparaît derrière la frondaison de la petite prairie, devant le pavillon.

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Shitao, Les Monts Jinting en automne, 1671, détail

4 Le tracé de la cascade se distingue du traitement descriptif des motifs du premier plan : l’eau paisible, les arbres, la maison. C’est un signe dynamique analogue au tracé d’un sinogramme. L’arbre aux branches aiguës, hérissé, qui jouxte la maison, se détache sur le fond grisé d’un premier lointain, marquant ainsi un changement de plan. On perçoit alors l’écume au bas de la cascade, qui s’apaise peu à peu jusqu’au plan d’eau du premier plan.

5 Dans la théorie picturale chinoise, un paysage est peint pour inviter le regardeur à l’habiter et à s’y mouvoir. L’extraordinaire invention graphique qui permet de rendre au pinceau et à l’encre noire la diversité des formes et textures du végétal, du minéral et des états atmosphériques est caractéristique de la plus haute maîtrise de l’art de peindre chinois. On peut distinguer facilement dans ce paysage le jeu des « points », des

« grandes lignes » et des « rides » dont il est question dans un texte célèbre des Propos du moine Citrouille-amère2.

6 Le poème en bas à gauche, en pied de page, composé de six colonnes, ramène le paysage sur le plan du tracé calligraphique. Le rectangle de signes contraste avec le cours sinueux de la rivière et les vagues de nuages dans le lointain. Mais il sert de socle visuel à la charpente accidentée des rochers. On peut regarder et parcourir le paysage, comme on vient de le faire, sans lire le texte. Celui-ci apporte toutefois une dimension supplémentaire, car il s’agit d’une notation autobiographique3. Shitao rappelle une phase de découragement qu’il est parvenu à surmonter. Le motif du pavillon, notamment, prend une nouvelle signification. On comprend qu’il figure le « studio » (au sens anglais du terme, soit la chambre d’étude, le cabinet) d’un ami auquel Shitao a rendu visite et chez qui il a vu des peintures qui lui ont redonné courage. Cela prouve que Shitao ne méprisait pas les Anciens. Il avait besoin de leur exemple pour poursuivre son activité, pour tracer sa propre voie et affirmer son indépendance. Il mentionne

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deux des grands maîtres de la dynastie Yuan (la dynastie d’origine mongole qui a régné en Chine de 1279 à 1368).

Shen Zhou, Le Haut Mont Lu, 1467

Encre et couleur sur papier (rouleau vertical), 193,8 x 98 cm, Taipei, musée du Palais national.

7 Comme l’atteste un grand paysage (près de deux mètres de haut) de 1467, Le Haut Mont Lu, Shen Zhou a également pris exemple sur ces artistes pour élaborer un rapport très spécifique à l’œuvre des Anciens. Le mont Lu (Lushan, aujourd’hui parc national), avec ses parois souvent noyées dans la brume, est l’un des grands sites d’après lesquels s’est formé l’imaginaire de la montagne dans la poésie et la peinture chinoises. Outre son aspect hérissé et voilé, Lushan a l’avantage de fournir un point de vue sur le fleuve Bleu (le fameux Yang-Tsé-Kiang, ou Yangtsé). Shen Zhou l’a peint sans y être jamais allé : il a combiné les motifs d’un paysage type ou idéal. Shitao a fait de même avec les monts Jinting, bien qu’il ait vécu longtemps à proximité. Les deux peintres ont adopté la même attitude : ils ne décrivent pas un site, comme le ferait un artiste topographe, comme le ferait un paysagiste-védutiste européen. Le paysage est pour eux un monde complet, complexe, qui participe de l’unité diverse du cosmos. C’est ainsi qu’ils peuvent tracer (et retracer) une circulation, plus encore qu’un parcours, à l’intérieur d’une vue idéale.

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Shen Zhou, Le Haut Mont Lu, 1467, détail

8 On retrouve ici le motif de la cascade qui chute (descend d’un trait) de la montagne et alimente une rivière au premier plan. Un homme, au premier plan, debout sur la rive, contemple le site de la cascade. Mais, s’il n’était pas si bien placé, il serait presque invisible (il l’est sur des reproductions ordinaires). Bien que précis et détaillé, le contour de la silhouette est mince. Le paysage alentour est traité dans une facture riche, très variée, qui permet de traduire le mélange entre l’eau, la pierre et l’élément végétal. Le regard peut gravir la montagne en remontant le cours de la cascade, en longeant la grande paroi rocheuse qui constitue l’axe anatomique de la composition. Un petit pont suspendu signale que la montagne est accessible. Le pont est, certes, trop incliné pour être emprunté, mais il devait être bien visible et il ne l’aurait pas été s’il avait été représenté de manière naturaliste : cet écart est autorisé par la logique d’une description qui ne vise pas à l’exactitude topographique.

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Shen Zhou, Le Haut Mont Lu, 1467, détail

9 Au-dessus et à droite de la cascade, le paysage croît et s’étend, dans un mélange puissant d’encre et de lavis, au point que l’on peut se demander si l’encre n’est pas le véhicule dynamique de la croissance, quand l’expansion passerait plutôt par le lavis. Le regard peut aussi se porter sur la droite, à l’arrière et en contrebas de la grande paroi rocheuse ; apparaît alors un chemin, dans le prolongement du pont suspendu, qui conduit à une habitation. Cela indique que la montagne, accessible, est également habitable. Au-dessus s’élèvent des pics rocheux hérissés comme des fûts de cheminées à la Gaudi. Dans ces hauteurs-là, la montagne se transforme tout entière en une apparition fantastique. La maison figure le monde habité, la montagne praticable. Mais la montagne est aussi formée de « monts » lointains, qui surgissent, sur le fond vide du ciel (le vide papier) comme une assemblée de figures fantastiques.

10 En même temps, les pics hérissés forment un paysage en soi, plus lointain. On distingue finalement, dans l’ensemble du paysage, trois groupes de montagnes, depuis la paroi rocheuse qui borde la cascade jusqu’à ces pics hérissés dans le lointain, en passant par le grand massif de gauche. Les mouvements possibles à l’intérieur du paysage révèlent différents paysages internes qui constituent autant de vues successives. Le pic dominant, vrillé, à droite, gratte le ciel et pénètre dans la zone du texte. Or, celui-ci, très long, est un éloge par Shen Zhou de son maître en peinture, Chen Kuan. Le paysage a été peint comme cadeau d’anniversaire pour les soixante-dix ans de Chen Kuan.

L’éloge verbal est surchargé d’images rhétoriques. La petite vue des monts lointains est donc un condensé de la grandeur du maître admiré, dont le dessin, dans son ensemble, est un portrait métaphorique, physiognomonique.

Le paysage lyrique comme forme biographique

11 Premier exemple, littéraire, narratif : le trinôme Chateaubriand, Nerval, Proust. Proust s’est lui-même référé, dans Le Temps retrouvé, aux précédents de Chateaubriand et Nerval, pour définir son traitement de la réminiscence appliqué au paysage. La réminiscence idéalise. Elle transforme, enchante le présent en y faisant revenir un

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moment du passé, chargé de la force des sensations actuelles, c’est-à-dire en tant que présent. L’idéalisation porte sur le passé, ressuscité, et le présent, métamorphosé. Elle peut s’appuyer sur des légendes.

12 Dans l’histoire de la peinture, le travail d’idéalisation par la mémoire a été observé surtout par Eugène Delacroix dans son Journal. Cette idéalisation comprend une teneur élégiaque, c’est-à-dire liée à la perte ou au deuil (contrairement au mode idyllique, qui est un autre registre du lyrisme). On la retrouve chez les photographes qui, au dix- neuvième siècle, se sont démarqués de la précision descriptive du daguerréotype pour favoriser un rendu plus suggestif, notamment par l’usage du calotype. Delacroix a pris lui-même parti contre le daguerréotype.

Eugène Delacroix, Ovide chez les Scythes, 1859

Huile sur toile, 87,6 x 130,2 cm, Londres, National Gallery.

13 Il avait lu les Tristes, chef-d’œuvre du lyrisme élégiaque (fondé sur la perte et le deuil) écrit par le poète latin Ovide lors de son exil, à partir de sa propre expérience. Un merveilleux tableau de 1859, Ovide chez les Scythes (conservé à la National Gallery de Londres) en témoigne. Il n’y a rien dans ce tableau des qualités descriptives que l’on associe au paysage réaliste (ou naturaliste). Le tableau ressortit à la tradition du paysage historique. Mais il vaudrait mieux dire « légendaire ». Delacroix dépeint un vallon au bord d’un lac entouré de petites montagnes ou d’une lagune du bord de la mer Noire, habité par un peuple nomade – on voit quelques huttes – et hospitalier.

Typiquement romantique dans son traitement, le paysage déploie au premier plan le décor de la fable biographique, et se prolonge à l’arrière-plan dans un milieu englobant, atmosphérique, qui invite le regard à se perdre dans les lointains.

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Joan Mitchell, George Went Swimming at Barnes Hole but it Got Too Cold, 1957

Huile sur toile, 222 x 204,5 cm, collection Albright-Knox Art Gallery, Buffalo, New York. Gift of Seymour H. Knox, Jr., 1958, conservation funded by grant from the Bank of America Art Conservation Project

© Estate of Joan Mitchell.

14 Un autre exemple de ce phénomène d’idéalisation de la mémoire, plus proche, est le tableau de Joan Mitchell, George Went Swimming at Barnes Hole but It Got Too Cold (1957).

Mitchell a souvent indiqué qu’elle s’inspirait de « souvenirs de paysage ». George, c’était son chien. Le tableau est la réminiscence d’une excursion qu’elle avait faite avec lui, en 1954, alors qu’elle avait loué pour l’été un cottage sur Long Island. George était mort quelques mois plus tard. En 1957, elle déclara au cours d’un entretien avec Irving Sandler : « J’ai toujours mon paysage sur moi4. » Le paysage est un soutien, un viatique.

Dans sa simplicité, le titre du tableau évoque un vers de quelque poète « objectiviste ».

15 Un tableau d’Arshile Gorky, Landscape Table (1945, Paris, musée national d’Art moderne), condense, de manière remarquable, l’effet d’intégration du lointain (la vue) dans l’actualité proche du travail pictural (la table), qui constitue, me semble-t-il, le ressort de l’idéalisation du paysage lyrique.

Le temps (suspendu ou activé) à l’intérieur de la vue

16 Par « vue », on entend l’image qui restitue fidèlement les données, l’apparence détaillée, d’une section de paysage cadrée, découpée ; la vue ainsi définie correspond à la tradition picturale de la veduta, soit le paysage peint descriptif, documentaire, apparu à la fin du dix-septième siècle en Italie. Destinée aux riches touristes britanniques, qui faisaient le « tour » du pays, la veduta était une sorte de grande carte postale peinte. Au dix-huitième siècle, le grand peintre de vedute fut Canaletto. L’un de ses tableaux les plus célèbres, et assez atypique, est conservé à la National Gallery de

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Londres (The Stonemason’s Yard, circa 1725). Une telle vue est l’image arrêtée, définitive, d’un lieu élu ; elle a fixé définitivement la teneur pittoresque du lieu. Le temps s’est arrêté. L’image pourra être copiée, reproduite, citée. Elle constitue un prototype. On peut en reconstituer l’histoire, examiner la biographie de Canaletto, mais il est peu probable que la compréhension du tableau gagne beaucoup à cette enquête. Le temps est, en tout cas, suspendu à l’intérieur de la vue.

Canaletto (Giovanni Antonio Canal, dit), Venezia : Campo San Vidal e Santa Maria della Carità (The Stonemason's Yard), circa 1725

123,8 x 162,9 cm, Londres, National Gallery.

17 On retrouve généralement cet effet, ou un effet similaire, dans la photographie monumentale, c’est-à-dire la photographie qui reproduit des monuments, statues ou édifices architecturaux. Le monument, comme la statue, appelle la reproduction. On peut tourner autour et en donner diverses vues (ou « profils »). Mais, en général, surtout pour l’architecture, le point de vue frontal fut et reste dominant, même si le bâtiment appelle, par sa conception même, une multiplicité de points de vue. Les Italiens disent fare la facciata. La façade, c’est, par excellence, l’objet-image monumental à reproduire. Le mécanisme de redressement optique de la chambre permet d’éviter les distorsions de la vue da sotto.

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Charles Nègre, Cathédrale de Chartres, portique du Midi, 1855

Tirage en héliogravure, 52,7 x 73 cm, Paris, musée d’Orsay.

18 Dès le dix-neuvième siècle, des artistes photographes ont cherché à produire des reproductions et des équivalents en image des monuments. Il suffit de penser à Charles Nègre, qui, en réalisant un album de grandes vues « héliographiques » de la cathédrale de Chartres (1855), avait voulu produire son propre « monument ». Le projet de reproduction des monuments était d’en donner une image permanente, inaltérable, en fixant l’état actuel dans lequel ils se présentaient. Le temps allait continuer d’agir, mais il était suspendu. Non pas aboli, mais suspendu. Nous retrouvons là le langage de Mallarmé dans Un coup de dés jamais n’abolira le hasard : le temps suspendu par la reproduction, c’est le hasard fixé en un coup de dés. Le hasard va continuer d’agir.

L’artiste qui met tout en œuvre pour s’en rendre maître, pour l’abolir, est condamné à un magnifique échec.

19 Au vingtième siècle, le modèle de la veduta et de la reproduction a été repris et expurgé de toute référence au pittoresque, voire même sur un mode anti-pittoresque. Cela est particulièrement visible dans les premières vues que Thomas Ruff a données de bâtiments conçus par l’agence Herzog et de Meuron. Je pense particulièrement à des images très horizontales où le bâtiment est traité ostensiblement comme une façade en bande, isolée dans sa pure frontalité. Le parti pris descriptif, conjugué avec l’abstraction frontale, participe ici d’une neutralité documentaire qui soustrait le monumental au pathos historique et le situe dans l’image elle-même : le bâtiment est reproduit comme on reproduit une image, en évitant toute interprétation subjective.

Cette neutralité documentaire est construite, artificielle, elle tient autant de la vue que de l’épure du dessin d’architecture : en 1994, pour le bâtiment de la collection Götz, près de Munich, Ruff a effacé de l’image l’arbre qui se trouve devant le bâtiment (et dont les architectes aiment tout particulièrement la présence sur le site). Pour sa première collaboration avec Herzog & de Meuron (pour le pavillon suisse de la Biennale

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d’architecture de Venise, en 1991), il avait fait photographier l’entrepôt Ricola à Laufen (Suisse) par un photographe d’architecture et avait reconstitué la longue façade à partir des deux vues nécessitées par le manque de recul. Radicalement soustrait à la dimension temporelle de l’espace, le lieu est le site du bâtiment « iconique ». Ce réductionnisme exacerbé porte à l’extrême l’analogie entre la façade architecturale et la face humaine. On reconnaît ici l’intention, naïve, de suspendre le temps pour l’abolir.

20 Activer le temps à l’intérieur de la vue, c’est ce que le cinéma fait évidemment mieux, ou plus facilement, que la photographie. Il y a dans l’histoire du cinéma des maîtres de la vue traitée en plan fixe. Je pense à la vue d’un paysage égyptien dans le film de Jean- Marie Straub et Danielle Huillet, Trop tôt/Trop tard, tourné en 1981, où l’on voit, en plan fixe, une charrette avancer lentement le long d’un canal, vers nous qui regardons le film. Assis, immobiles dans le noir, ayant pour quelque temps suspendu toute activité, nous acceptons de nous mettre au tempo de la vie des paysans égyptiens. Le temps ralenti du paysage est aussi celui de la contemplation.

21 Un autre film de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Fortini/Cani (1976), a pour argument la lecture par le poète Franco Fortini d’un essai qu’il avait écrit et publié en 1967, au lendemain de la guerre des Six Jours, I cani del Sinai (Les Chiens du Sinaï) ; Fortini est assis sur une terrasse entourée d’un panorama de collines. Le texte qu’il lit est à la fois une prise de position dans le conflit israélo-arabe et un récit autobiographique, car Fortini retrace sa propre histoire et, plus particulièrement, celle de son père, avocat antifasciste juif. Le regard sur le paysage environnant est accompagné d’un retour sur le passé. On entend la voix qui récite en même temps que la vue panoramique nous fait circuler dans le paysage. Le récitatif conduit dans une rue de Florence qui débouche sur le Dôme de Brunelleschi.

22 En 1978, Fortini a rédigé un texte pour introduire Les Chiens du Sinaï (la traduction en français du texte italien) augmenté du découpage du film :

Le panoramique des Apouanes ne « dit » pas seulement ce qui y est arrivé ni quel calme recouvre les lieux des massacres antiques et modernes ; il « dit » aussi que cette terre est un lieu habitable pour les hommes, qu’il est celui que nous devons habiter. Alors Straub me dit, à moi, que je dois me taire, que ma voix doit disparaître parce que, comme il est écrit dans Le Temps retrouvé, c’est une « loi » que « croisse l’herbe non pas de l’oubli, mais des œuvres fécondes, sur laquelle les générations futures viendront joyeusement faire leur “déjeuner sur l’herbe”, insoucieux de qui dort dessous »5.

23 Comme ce film y invite, l’intitulé peut être inversé et devenir : « la biographie comme paysage ».

La biographie comme paysage

24 Les géographes écrivent des biographies de paysages. Depuis Montaillou, village occitan publié par Emmanuel Leroy-Ladurie en 1975, ou la micro-histoire italienne, les historiens ou historiennes ont souvent pris pour objet des localités, des territoires vernaculaires, des « pays », au sens de terroirs. Mais il faudrait signaler la dimension géographique de toute biographie. Les formes biographiques peuvent, comme toute forme, être une invention, une création plus ou moins expérimentale. En tout cas, elles ne se réduisent pas au « biographisme », c’est-à-dire au modèle du récit de vie linéaire qui domine l’idée que l’on se fait couramment d’une biographie.

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25 Il ne s’agit pas de décomposer, de disperser le récit en miettes, en « biographèmes ». Au contraire, faire appel au paysage est une manière de postuler une spatialisation des faits biographiques, c’est-à-dire une continuité diverse, éventuellement contrastée, analogue au champ du tableau (cette analogie est déterminante dans la perception croisée que l’on peut avoir du paysage et de l’image peinte ou photographiée).

Évidemment, la biographie constituée en paysage est rarement faite d’une pièce, elle se divise en lieux distincts, avec des effets de proximité et de distance, des voies de passage, des raccourcis surprenants. À cet égard, le meilleur exemple reste À la recherche du temps perdu, avec les deux côtés de Combray, qui se rejoignent.

26 Dans la littérature plus récente, on peut citer The Enigma of Arrival de V. S. Naipaul (1987), dont le titre fait référence à un tableau de Giorgio De Chirico, L’Énigme de l’arrivée et de l’après-midi, de l’hiver 1911-1912. Naipaul transforme un matériau autobiographique, à l’instar de Proust, mais il relate une autre expérience historique.

Originaire de Trinidad, anglophone, il s’est exilé volontairement en Angleterre, c’est-à- dire dans l’ancienne métropole, pour accomplir une vocation d’écrivain. Cette idée de vocation rappelle encore la Recherche du temps perdu, mais le travail de la mémoire est différent. Le passé ne resurgit pas, chez Naipaul, sur le mode de la réminiscence. Il survit dans un paysage en évolution, qui s’altère, se dégrade. Et c’est plutôt le présent qui est gagné par le passé remémoré, un passé multiple, envahissant, au point que le narrateur doit s’en défendre et le tenir à distance. Les méandres du récit tendent à confondre les époques comme un brassage de couches archéologiques. Le paysage décrit, proche de Canterbury, comprend d’ailleurs le fameux site des mégalithes de Stonehenge.

Gérard de Nerval, manuscrit autographe dit « Généalogie fantastique », 1841

Encre sur papier, 21,3 x 13 cm, Paris, bibliothèque de l’Institut de France.

27 La biographie traitée comme paysage, c’est aussi l’extraordinaire document que constitue, dans l’œuvre de Nerval, la fameuse « Généalogie fantastique » de 1841, qui est un des plus beaux exemples de spatialisation, par l’écriture, de données

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biographiques, réelles et légendaires, participant à l’élaboration d’une « mythologie individuelle ». Nerval, dont le nom de baptême est Gérard Labrunie, s’est choisi pour nom d’écrivain celui d’une terre du pays de ses ancêtres (le Valois) : la « terre de Nerval, ou Nerva », dans lequel il enracine son arbre généalogique.

Gérard de Nerval, manuscrit autographe dit « Généalogie fantastique », 1841, détail

28 L’écologie est devenue le paramètre déterminant de toute pensée du paysage en tant que territoire. Il s’agit peut-être d’un nouvel horizon politique, qui pourrait donner un sens global à la vie individuelle et collective. Avancer l’idée de la biographie comme paysage, c’est supposer beaucoup moins, mais aussi beaucoup plus qu’un programme d’action politique, même si l’on pense « micro-politique » ; c’est pointer les liens d’empathie, extensibles, qui définissent une intimité territoriale. Je précise que ce que j’appelle « intimité territoriale » n’est pas le confort d’un sentiment d’appartenance (le sentiment du Heimat germanique) ; c’est plutôt, pour un individu ou un groupe d’individus, une manière de se faire, ou de se refaire, avec les moyens disponibles, « les moyens du bord » comme on dit, un environnement qui échappe aux stricts partages du privé et du public6.

29 Il s’agit d’aborder ici les interactions entre l’expérience du territoire et la biographie, avec ce que cette notion ‒ « bio-graphique » ‒ induit du côté de l’écriture, de la trace, du tracé. La photographie, qui est également, comme l’indique l’étymologie, une forme d’écriture, peut soutenir ce travail, le stimuler. Une des plus belles enquêtes photographiques qu’il m’ait été donné de voir ces dernières années est l’ensemble d’images prises dans une petite ville de la Nièvre, Imphy, par Antonios Loupassis, un architecte grec qui avait interrompu son activité professionnelle au début des années 1980 et qui s’est retrouvé là, à Imphy, définitivement exilé, puisqu’il y est mort en 20177.

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Antonios Loupassis, Imphy, 2012-2013

Tirage couleur, 24 x 32 cm. Travail mené en relation avec Marc Pataut

© Marc Pataut.

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Antonios Loupassis, Imphy, 2012-2013

Tirage couleur, 24 x 32 cm. Travail mené en relation avec Marc Pataut

© Marc Pataut.

30 Loupassis ne prétendait pas faire son autoportrait ni même tenir une chronique autobiographique. À défaut d’un projet d’enquête sociale, il y a dans ses images un regard analytique sur l’environnement urbain, dont l’intérêt psychologique tient de la mise à distance autant que de l’appropriation. Ici, comme ailleurs, l’inertie est quotidienne. C’est un paysage morne, l’ordinaire de n’importe quel bout du monde, avec ses recoins de peurs et de mystère aliéné, sans éclat. Dès lors, la biographie ne peut être qu’un mode hybride, une enquête de soi : une forme de vie « inventée ».

L’exilé prend appui sur les configurations, géométrie comprise, d’une archéologie imaginaire.

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Antonios Loupassis, Imphy, 2012-2013

Tirages couleurs, 32 x 24 cm. Travail mené en relation avec Marc Pataut © Marc Pataut.

31 Au fond, ce qui est vital, c’est l’aire intermédiaire ou « transitionnelle » (comme disait le psychanalyste anglais Winnicott) entre la biographie et le paysage : le fait qu’il y a de la biographie dans le paysage autant que du paysage dans la biographie, au point même que la distinction devient difficile. Il y a une fabrique biographique du paysage. Le terme renvoie à La Fabrique du pré de Francis Ponge (1971). Petit élément verbal autant que lieu type du monde végétal, le pré illustre exemplairement l’équation selon laquelle

« PARTI PRIS DES CHOSES égale COMPTE TENU DES MOTS8 ».

NOTES

1. François CHENG, Vide et Plein. Le langage pictural chinois, Paris, Seuil,1979, p. 65.

2.SHITAO, Les Propos sur la peinture du Moine Citrouille-Amère [circa 1710], traduits et commentés par Pierre Ryckmans, Paris, Hermann, 1984.

3. La lecture de cette œuvre de Shitao et de celle de Shen Zhou ont bénéficié de la contribution de Xue Tian, qui m’a assisté pour la série de cours sur l’art chinois que j’ai été amené à donner à l’École des beaux-arts de Paris début 2018.

4. Irving SANDLER, « Mitchell Paints a Picture », ARTnews, vol. 56, no 6, octobre 1957, p. 45.

5. Franco FORTINI, « 1967-1978 », traduction Thérèse Salviati, in Les Chiens du Sinaï, suivi de Jean- Marie STRAUB, Danièle HUILLET, Fortini/Cani, Paris, Albatros et Éditions de l’Étoile, 1979, p. 13.

6. Sur « l’intimité territoriale », je me permets de renvoyer au texte introductif de Des territoires (Paris, L’Arachnéen, 2011) et au texte intitulé « Intimité territoriale, rituel et espace public » dans Œuvre et Activité. La question de l’art (Paris, L’Arachnéen, 2015) ainsi qu’aux trois volets du

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séminaire intitulé « Intimité territoriale et espace public » (Jeu de Paume, 2013-2014), dont les textes ont été mis en ligne sur le site du Jeu de Paume : < http://lemagazine.jeudepaume.org/

2013/07/jean-francois-chevrier-intimite-territoriale-et-espace-public-13/ >.

7. Quelques moments de l’intervention d’Antonios Loupassis le 7 décembre 2013 dans le séminaire « Intimité territoriale et espace public » sont transcrits dans le magazine en ligne du Jeu de Paume : < http://lemagazine.jeudepaume.org/2014/04/jean-francois-chevrier-intimite- territoriale-et-espace-public-2-fr/#002 >.

8. Francis PONGE, « My creative method » [1947-1948], in Le Grand Recueil. Méthodes, t. 2, Paris, Gallimard, 1961.

RÉSUMÉS

1. Le paysage, genre descriptif, n’est pas une spécialité européenne. La peinture chinoise offre de merveilleux exemples de paysages à teneur biographique, voire autobiographique. 2. Le travail (littéraire, pictural ou photographique) d’idéalisation de la mémoire fait du paysage lyrique une forme biographique. 3. La vue (veduta) suspend le temps biographique, réactivé par l’image en mouvement du cinéma (Straub-Huillet) 4. Toute biographie a une dimension géographique. La photographie peut soutenir le travail de construction d’une aire intermédiaire entre biographie et paysage.

1. Landscape, a descriptive genre, is not specific to European culture. There are beautiful examples in Chinese painting of landscapes with an (auto)biographical content. 2. In literature, painting, or photography, idealization by memory changes lyrical landscapes into biographical forms. 3. Suspended by a view (veduta), biographical time is re-activated by the cinematic moving image (Straub-Huillet). 4. Every biography has a geographical dimension. Photography may sustain the construction of an intermediary area between biography and landscape.

INDEX

Mots-clés : art, biographie, paysage, peinture chinoise, littérature, mémoire, idéalisation, cinéma

Keywords : art, biography, landscape, chinese painting, literature, memory, idealization, cinema

AUTEUR

JEAN-FRANÇOIS CHEVRIER

Historien et critique d’art, Jean-François Chevrier a enseigné aux Beaux-arts de Paris de 1988 à 2019. Commissaire d’une quinzaine d’expositions internationales depuis 1987, il a accompagné le travail d’artistes très divers et publié de nombreux essais et ouvrages sur l’art moderne et actuel, photographie comprise. Quelques publications récentes : Jeff Wall (2013) ; Formes biographiques (2015) ; Œuvre et Activité. La question de l’art (2015) ; Bernard Réquichot. Zones sensibles (2019).

Références

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