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La Francophonie dans les pays de la confluence des Balkans et de l’Europe centrale

Luciana Radut-Gaghi

To cite this version:

Luciana Radut-Gaghi. La Francophonie dans les pays de la confluence des Balkans et de l’Europe

centrale. Catherine Mayaux; Joanna Nowicki. L’Autre Francophonie, Editions Honoré Champion,

2012, 9782745327727. �hal-02615215�

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La Francophonie dans les pays de la confluence des Balkans et de l’Europe centrale

Les peuples situés en aval du Danube illustrent bien les conflits liés aux appartenances multiples. Parfois sous la forme de tensions politiques et ethniques, ces conflits ont été ravivés lors des processus de rapprochement de l’Union européenne. L’image de l’Europe elle-même ne cesse d’être remodelée dans cet espace géographique. La francophonie représente une manière particulière de tendre vers l’Europe, chargée de l’histoire des relations entre ces pays et la France. La francophonie y est aussi un « état d’esprit » auquel on adhère naturellement, pour des raisons précises. Dans les lignes qui suivent, nous aborderons la relation symbolique entre les représentations de la francophonie, des Balkans et de l’Europe centrale comme entités d’appartenance, ainsi que le rapport privilégié de ces pays à la francophonie en tant qu’entité linguistique, politique, économique.

Proposer une seule définition de la francophonie de l’Est serait réducteur. Chaque pays dont nous allons parler fonde sa relation à l’espace francophone sur son histoire et les spécificités de sa culture. De plus, les références fusent et les personnages transgressent les catégories auxquelles ils appartiennent : les écrivains deviennent des maîtres à penser, les universitaires se transforment en politiques et la masse des francophones de ces pays est instrumentalisée pour la cause européenne. Les quelques thèmes que nous avons mis en évidence dans les pages suivantes représentent une grille possible de lecture de la francophonie, à observer par le contexte des querelles identitaires de la région.

Nous avons choisi de revisiter cette partie de l’Europe en naviguant sur la partie finale du Danube

1

de Claudio Magris

2

, à l’endroit où il se jette dans la Mer Noire et relie la Forêt- Noire à l’Orient. Nous sommes ici dans la Mahalà, dans le faubourg de l’Europe, notamment de la France. Les quatre pays qui embrassent le fleuve dans son aval, la Croatie, la Serbie, la Bulgarie et la Roumanie, font l’objet de notre étude. La francophonie y est effectivement présente depuis le XVIIIe siècle. Mais les représentations fortes des Balkans et l’attrait de l’Europe centrale font que ces pays redéfinissent sans cesse leur identité.

L’histoire de la Roumanie, par exemple, est en étroite relation avec la construction des représentations de son appartenance. L’Etat roumain, revendiquant ses origines latines au milieu de plusieurs pays slaves. L’histoire de la Roumanie et des Roumains a été, pendant plusieurs siècles, l’histoire de trois formations territoriales distinctes : la Valachie, au Sud,

1 Le choix de la dénomination géographique empreinte de sa charge culturelle est fait aussi pour éviter un tout autre intitulé de la région, qui aurait résonné politiquement ou idéologiquement. (Voir aussi notes 51 et 52.)

2 Claudio Magris, Danube, Paris, Gallimard, 1988.

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près du Danube, la Moldavie, à l’Est, et la Transylvanie, de l’autre côté des Carpates, regardant vers l’Ouest. L’union des Principautés roumaines Valachie et Moldavie a été réalisée en 1859. Simplifiant des rapports sans doute plus complexes, on serait tenté de dire, avec l’historien roumain Lucian Boia

3

, que la Valachie présente des traits balkaniques assez prononcés, tandis que la Moldavie est orientée non seulement vers le Sud, mais aussi vers le Nord (la Pologne) et vers l’Est (la Russie), et la Transylvanie appartient à l’Europe centrale, c’est-à-dire, dans une mesure appréciable, à l’espace de la civilisation occidentale.

Pourtant des préférences assez nettes apparaissent dans les représentations des Roumains lorsqu’il s’agit de la zone d’appartenance de leur pays. L’inscription dans l’Europe est considérée comme naturelle, l’Europe de l’Est est acceptée comme zone d’appartenance géographique et les Balkans sont connotés négativement. L’Europe centrale, plus valorisante et plus souvent rencontrée dans les discours, n’est accessible réellement, historiquement qu’à la partie occidentale de la Roumanie. Seule la francophonie semble concilier toutes les positions : la France a toujours été la grande sœur préférée des Roumains

4

. La francophonie historique des Roumains est illustrée par l’attachement à la culture et à la civilisation française, par les échanges culturels de longue date, par la circulation des élites entre les deux pays et par la maîtrise de la langue par une grande partie de la population.

La position de la Bulgarie dans la région est moins ambiguë : c’est un pays slave et revendiquant son appartenance balkanique, géographique avant tout. Le rapprochement avec l’idée d’Europe centrale se fait généralement par volonté politique, car les collaborations régionales sont nécessaires aux projets d’intégration européenne. La Bulgarie affirme aussi une francophonie choisie, décomplexée, ne serait-ce que par les actions conjointes du Club politique des Balkans, une initiative des intellectuels et hommes politiques de la région, et de l’Organisation internationale de la Francophonie. La francophonie des Bulgares est date depuis l’époque ottomane. Après l’indépendance de 1878, la France a établi des relations diplomatiques avec ce pays. Ces relations ont connu des difficultés pendant les années 1920- 1930, à la suite du Traité de Neuilly (1919), quand la Bulgarie avait perdu la Macédoine.

Après 1989, les relations ont connu un nouvel essor et la Bulgarie est aujourd’hui membre à part entière de l’Organisation internationale de la Francophonie. Sa francophonie est

3 Lucian Boia, « La Roumanie, une synthèse européenne », Secolul 20 – Europele din Europa (Les Europes d’Europe), Bucarest, n° 10-12, 1999 ; 1-3, 2000, p. 40-44.

4 En ce sens, la Roumanie est un cas particulier dans l’ensemble géographique duquel nous traitons et est traitée séparément, d’habitude. Néanmoins, nous avons choisi de mener une étude comparative ici, approche qui fait défaut, à notre sens, autant aux intéressés eux-mêmes qu’aux chercheurs occidentaux.

(4)

considérée comme une voie d’accès aux valeurs fondamentales de l’humanité et à l’universalisme par la culture française et n’est pas nécessairement liée à la langue française.

Pour les Serbes et les Croates, les projets politiques d’union des Slaves du Sud orientent le choix de l’Europe ou de l’Europe centrale. Les discours sur l’Europe centrale se sont mal accommodés des positions nationalistes après le démembrement de la Yougoslavie, qui s’opposaient à toute idée fédéraliste dans la région. Pour les nationalistes serbes ou croates, il était important de souligner les différences – entre Yougoslaves comme entre Centre-Européens – même au risque d’occulter les ressemblances

5

. En même temps, une certaine solidarité « de destin » avec les autres anciens membres de l’Empire est doublée d’ineffaçables sentiments panslaves. Politiquement, la francophonie n’y est pas sur un terrain traditionnel. Pour les Serbes, elle date principalement de 1914, lors de l’exode de l’armée serbe évacuée d’Albanie vers Marseille. Après cette date, les relations suivies entre la France et la Yougoslavie expliquent que le français y soit relativement présent. La francophonie a trait à la diversité culturelle et facilite la coopération régionale, car « la francophonie dans les Balkans est une réalité linguistique et culturelle »

6

. Cette phrase ressemble à un slogan et résume très bien l’enthousiasme avec lequel on parle de francophonie dans cette région, en raison non seulement d’un attachement à la culture française, mais aussi de l’effervescence identitaire des peuples en question.

1. La Francophonie et les Balkans : une histoire du multiculturalisme

Exagérés ou inhibés, les différents attributs des Balkans sont la charge avec laquelle ces pays existent aux yeux du reste des Européens. L’hétérogénéité de la région joue aussi en faveur de l’ouverture au monde francophone. Les Balkans sont la frontière avec la barbarie, en même temps, pittoresques. Pour les romantiques du XIXe siècle, comme Chateaubriand, Victor Hugo, Théophile Gautier, ou encore Byron, Goethe et Heinrich Heine, l’Est a été une source exotique d’inspiration, faite de légendes et de merveilles. L’ouvrage de Maria Todorova (1997) révèle comment l’Orient a été présenté dans tous ces écrits, mais aussi le fait

5 Voir à ce sujet l’article de Predrag Matvejevic, « L’Europe centrale et son mythe », in La Méditerranée et l’Europe, Paris, Éditions Stock, 1988, qui cite à son tour l’essai de Danilo Kis, Variations sur des thèmes d’Europe centrale (1987 pour la traduction française, Le Messager européen, n° 1, p. 278-302).

6 Efstratia Oktapoda-Lu (dir.), Francophonie et multiculturalisme dans les Balkans, Paris, Publisud, 2006, p. 12.

(5)

que la région était choisie comme terre d’évasion par les libéraux et les nationalistes occidentaux qui étouffaient dans une société du conservatisme renforcé

7

.

Mais les Balkans ont toujours été considérés comme la poudrière de l’Europe. La Roumanie, ne faisant pas partie géographiquement de cette région, ne pouvait pas accepter d’être incluse, même culturellement, dans cette zone. La modernisation déclenchée dans la région par le Traité d’Edirne (anciennement Andrinople ou Adrinople) de 1829

8

attira les investisseurs occidentaux. Ce fut le moment venu pour les provinces roumaines de s’imposer dans la région. L’historien Victor Papacostea (1900-1962) parlait à ce sujet de « la Roumanie au service de l’humanité Sud-Est européenne », comptant sur « la solidarité balkanique » afin d’assurer « ce grand service »

9

qui imposerait son hégémonie dans la région. Toujours selon V. Papacostea, ce rôle était de préférence joué par la Roumanie précisément grâce à son

« extraterritorialité ». Inclus et en même temps exclu des Balkans et fort de ce statut ambigu, le pays pouvait avoir des relations privilégiées avec les diverses parties intéressées qui appartenaient effectivement aux Balkans. Des images positives ont été créées pour se rapprocher de cette région : celle du haïdouk balkanique, du musicien tsigane, du « prototype roumain de fin de siècle qui est un amant latin »

10

. Dans la littérature, « la conscience étourdie »

11

qui caractérise les personnages balkaniques se retrouve aussi bien chez des écrivains roumains comme Marin Preda et Fănuş Neagu que chez le serbe Vidoslav Stevanovič et le bosniaque Ivo Andrič

12

. La littérature se transforme ainsi en ethnologie, comme chez Panaït Istrati, auteur roumain qui est peut-être plus connu en France que dans son pays d’origine.

Contrairement à la Roumanie, les autres pays de la région assument généralement l’idée de leur inclusion dans les Balkans et vantent la richesse des tableaux que propose cette région multiethnique. Il semble que la Francophonie y soit inséparable de cette caractéristique des Balkans qui est le multiculturalisme. L’ouvrage dirigé par Efstratia Oktapoda-Lu (2006) rassemble les travaux de plusieurs chercheurs de la région qui révèlent au public français des écrivains francophones roumains, bulgares, serbes, croates, albanais, grecs. L’objectif de

7 Cf. Maria Todorova, Imagining the Balkans, Oxford, Oxford University Press, 1997.

8 La date est importante pour la Valachie et la Moldavie car ces deux provinces seront désormais sous administration russe, après la défaite de l’Empire ottoman. La Russie contrôlera aussi les bouches du Danube, très importantes économiquement.

9 Victor Papacostea apud Sorin Antohi, « Romania and the Balkans. From Geocultural Bovarism to Ethnic Ontology », in Biennale de Venise, 2004, p. 119.

10 Ibid, p. 126.

11 Mircea Muthu, Balcanologie, vol. I, Cluj-Napoca, Dacia, 2002, p. 17.

12 Ibid.

(6)

l’ouvrage et de témoigner de la « réalité linguistique et culturelle » que représente la francophonie dans tous ces pays.

13

.

Parmi les contributions à cet ouvrage, celle de Gabrijela Vidan présente le représentant le plus marquant du choix de la francophonie dans un contexte d’identités conflictuelles est peut-être Stjepan Zanović, homme de lettres et conseiller politique, mi-imposteur, mi- mégalomane au XVIIIe siècle

14

. Né en Albanie vénitienne, le personnage se crée une histoire personnelle romancée qui enchante jusqu’à Casanova, faite de pittoresque balkanique. Il est l’exemplaire type du Balkanique qui sort de son pays pour se surpasser, pour accepter tous les défis identitaires, pour s’affirmer. Il écrit en français et a une carrière de conseiller politique en français. Selon l’analyse de G. Vidan, auteur de l’article et ambassadeur de la francophonie en Croatie, au lieu de vivre son origine sur le mode tragique, Stjepan Zanović s’est engagé « à lutter pour sortir de l’anonymat »

15

. Il a choisi l’universalisme au lieu de faire comme tant d’autres qui « cherchaient encore comment s’inscrire dans l’Europe »

16

. Au XVIIIe siècle, la démarche n’est pas inédite ; l’exemple de Cagliostro est similaire au moins pour les identités empruntées et le mystère qui entoure ces personnages. Mais un détail a surtout retenu notre attention : la manière dont G. Vidan prend le soin de définir les Balkans – « une communauté régionale […] qui ne revêt aucune signification sinon d’être un espace indéfini islamo- chrétien, plein de signes contradictoires »

17

. Il ne s’agit donc pas d’un espace à identité propre. Une nouvelle fois, on fuit les Balkans, mais en leur évinçant la signification. La francophonie, comprise ici comme la maîtrise de la langue et l’insertion dans la société française de l’époque, est, dans ce cas, une voie vers l’universalisme.

Mais, la particularité des Balkans a été décrite plus d’une fois. Dans l’introduction à l’ouvrage La Francophonie dans les Balkans. Les voies de femmes

18

, Georges Fréris, professeur à l’Université de Tessalonique, parle même de la manière dont la région a formé

« un autre aspect de l’identité européenne » et dont elle a créé « une autre mentalité »

19

. Si la vie de Stjepan Zanović a été un exemple d’exportation d’un certain air (ou d’une signification) balkanique en France, la francophonie dans les Balkans serait l’acceptation de la culture française comme une altérité nécessaire à la manifestation du propre « moi créateur ».

13 E. Oktapoda-Lu (dir.), Francophonie et multiculturalisme dans les Balkans, op. cit.

14 Gabrijela Vidan, « Les crises identitaires de Stjepan Zanović (Budva, 1751-Amsterdam, 1875), un homme de lettres dans les Balkans des Lumières », in E. Oktapoda-Lu, op. cit.

15 Ibid., p. 128.

16 Ibid., p. 129.

17 Ibid., p. 127.

18 E. Oktapodu-Lu, Vassiliki Lalagianni (dir.), La Francophonie dans les Balkans. Les voies de femmes, Paris, Publisud, 2005 .

19 Ibid, p. 15.

(7)

G. Fréris théorise donc l’idée du « choix personnel, [du] besoin conscient de mieux se connaître et de s’autodéfinir par la culture et la civilisation de l’Autre »

20

. Nous pourrions rajouter que la francophonie apparaît comme la meilleure manière pour quelques représentants des peuples des Balkans pour dépasser leur condition en regardant du côté de l’Autre.

2. L’esprit Europe centrale et la réalité francophone

Dans des situations de désirs d’inclusions multiples, « l’Autre » devient difficile à définir. Le cas de la Roumanie est peut-être exemplaire de ce point de vue. La France est traditionnellement désiréée, de même que l’Europe, mais une nouvelle altérité s’est manifestée après 1989 : l’Europe centrale. Dans le contexte de l’intégration européenne, l’évocation de l’Europe centrale a un rôle multiple. Modalité de légitimation du pouvoir, alternative discursive du processus d’adhésion à l’Union européenne, souvent trop élaboré ou contraignant, ou simple stratégie communicationnelle, l’appel à l’« Europe centrale » a sa propre logique dans les discours. L’identité nationale et européenne tient nécessairement compte des inclusions régionales. Certains auteurs, comme Michel Foucher, rejettent l’idée de la validité de l’identité régionale, qui serait « un fantasme qui a fonctionné dans le passé, à l’époque austro-hongroise »

21

. Surtout pour le cas des pays de l’Est, il indique qu’il s’agit d’« ensembles mythiques : identité baltique, identité danubienne, etc. »

22

. La désignation de telles catégories ne relèverait donc que d’une « stratégie politique », selon M. Foucher

23

.

Mais l’envie soutenue des politiques roumains postcommunistes de récupérer un concept qui était déjà utilisé par leurs prédécesseurs immédiats est réelle. Une explication de cette situation est donnée par les diverses occurrences de cette expression. La signification de

« l’Europe centrale » est différente avant et après 1989 et ses rôles dans la logique discursive changent avec le temps. Plus riche en sens exprimés, l’« Europe centrale » récupère après 1989 beaucoup de son contenu culturel. La mémoire collective politique agit donc d’une façon bien structurée sur la formulation des discours et des représentations. Au même

20 Ibid., p. 7.

21 Michel Foucher, « Pour une géopolitique des identités en Europe », entretien réalisé par Pierre-Henri Tavoillot, Comprendre, n° 1, 2000, p. 354.

22 Ibid, p. 354-355.

23 Ibid, p. 355. « À Kiev, on voit des travaux de rénovation avec des couleurs dont la fonction est de rappeler l’Europe centrale. L’enjeu est d’afficher que l’Ukraine est un pays d’Europe centrale : ce n’est pas de la géographie, c’est un choix de quelques élites mettant en place une représentation politique de ce que pourrait être l’Ukraine. Or, l’on sait que l’Ukraine actuelle est faite de régions rassemblées des années 1945 et 1954. »

(8)

moment, la Roumanie menait des démarches pour l’adhésion à l’Organisation internationale de la Francophonie. Pour comprendre l’impact de la Francophonie, un bref rappel de l’idée d’esprit d’Europe centrale s’impose.

De l’époque de l’« invention » de l’Europe de l’Est

24

jusqu’en 1918, et bien après, l’Est a vécu ses Lumières, il avait son centre, sa culture, sa civilisation de cohésion. L’esprit de l’Europe centrale c’était l’Empire comme vocation de la périphérie. Le terme d’« Europe centrale » a été ravivé par Milan Kundera, en 1984 dans l’essai « La tragédie de l’Europe centrale »

25

, et par György Konrad, dans son analyse publiée en 1985, L’Antipolitique.

Méditation d’Europe centrale

26

(l’édition française de 1987 renonce au sous-titre). Ils ont principalement voulu démontrer l’appartenance à l’Europe, à l’Ouest, de certains pays soumis à l’influence soviétique.

L’Europe « géographie » a toujours été divisée en deux moitiés : une était identifiée à Rome et à l’Eglise catholique, l’autre était ancrée du côté du Byzance et de l’Eglise orthodoxe. L’esprit Europe centrale est à chercher dans l’histoire. L’Empire autrichien et, à partir de 1867, l’Autriche-Hongrie ont représenté une domination politique et culturelle essentielle pour l’avenir de l’Europe centrale. L’esprit de Vienne a continué à inspirer et à influencer les esprits après la chute de la double monarchie, en 1918. La vague de rencontres, de publications, de rééditions, de congrès consacrés à Vienne, à l’esprit viennois, le succès de philosophes, de peintres, de sculpteurs, d’architectes et de sociologues attiraient l’attention sur un espace privilégié, presque sacré. Le début de siècle stimulait une religion rétro, dominée par une nostalgie aiguë.

27

En 1945, on découpa le continent en deux, « avec une erreur de quelques centaines de kilomètres à l’Ouest »

28

. Ainsi, trois situations se sont développées en Europe après la guerre :

« celle de l’Europe de l’Ouest, celle de l’Europe de l’Est, et, plus compliquée, celle de la partie d’Europe située géographiquement au centre, culturellement à l’Ouest et politiquement à l’Est ». L’identité des Hongrois, des Tchécoslovaques (à l’époque), des Polonais, entre sans

24 Larry Wolff, Inventing Eastern Europe: the Map of Civilization on the Mind of Enlightenment, Stanford, Stanford UP, 1994.

25 Milan Kundera, « The Tragedy of Central Europe », The New York Review of Books, vol. 31, n° 7, 1984, p. 33- 38. La version française de l’article avait été publiée sous le titre « L’Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale », Le Débat, n° 27, Paris, 1983, p. 3-22. M. Kundera montre à la fois ses identités tchèque, central européenne et ouest-européenne. En bon connaisseur de la réalité et de la culture central européenne, M.

Kundera donne des exemples érudits des contraintes et des controverses auxquelles ont été exposés les habitants des quelques pays de cette partie de l’Europe.

26 György Konrad, L’antipolitique, Paris, Cahiers libres/Éditions de la Découverte, 1987.

27 Voir V. Tismaneanu, Spectrele Europei Centrale. Seminar [Les Spectres de l’Europe centrale. Séminaire], Iasi, Polirom, 2001.

28 L. Wolff (op. cit.) remonte la création de la distinction entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est aux Lumières, à l’époque où on commençait à voyager dans cette partie du continent dans le but de la décrire.

(9)

cesse en controverse avec elle-même, luttant, finalement, pour des valeurs qui même à Ouest ne sont plus conscientisées. L’« Europe » était devenue synonyme d’« Ouest », fait remarque M. Kundera. « L’Europe ne se rend pas compte de la disparition de son foyer culturel, parce que l’Europe ne perçoit plus son unité comme une unité culturelle »

29

. Dans ces conditions,

« la vraie tragédie de l’Europe centrale n’est pas la Russie, mais l’Europe »

30

. G. Konrad, lui, parle de « milieu paradoxal » entre l’Est et l’Ouest et attribue à l’Europe centrale un rôle actif de « faiseur de paix » pendant la guerre froide.

Sur le fond de cette forte empreinte de l’esprit Europe centrale sur les pays situés aux confins de l’Empire, l’écho rapide des idées révolutionnaires venues de France est facilement compréhensible. Les aspirations à l’indépendance ont été plus fortes que la fidélité envers Vienne. Ainsi, les jeunes nationalistes roumains, serbes et croates de l’Empire des Habsbourg et serbes, bulgares et roumains dans l’Empire ottoman se sont emparés de l’effervescence révolutionnaire. Le « printemps de peuples » a été le plus retentissant en Roumanie, où le groupe révolutionnaire était même surnommé « les Parisiens », car ses dirigeants avaient participé à la révolution parisienne de 1848, qui mit fin à la Monarchie de Juillet et proclama la Deuxième République. Si un esprit francophone existe dans ces pays, son origine se trouve à cette époque. Depuis, il a été cultivé de différentes manières, parfois en opposition à l’esprit de l’empire, parfois en accord. Car dans ces pays à identités multiples et complexes, il est possible d’aspirer à l’affirmation de sa nation, à l’affiliation à la grandeur monarchique, à l’attachement à une nation sœur, et à l’identification à des valeurs universelles, toutes en même temps et sans conflit.

3. Un rapport privilégié à la Francophonie dans la région

L’atlas d’histoire politique L’Europe centrale et balkanique

31

établit la carte des nouvelles polarités après la chute du mur de Berlin. La France apparaît comme ayant une influence majoritaire en Roumanie, en Bulgarie et en Albanie. Depuis, les efforts français se sont surtout concentrés sur les pays du groupe de Visegrad (Pologne, République Tchèque, Slovaquie, Hongrie). Il est néanmoins significatif que, dans une Europe centrale et orientale sous nette influence allemande, mais aussi autrichienne et italienne, la politique et les

29 Ibid.

30 In M. Kundera, art.cit., 1984.

31 L’Europe centrale et balkanique. Atlas d’histoire politique, Philippe Lemarchand (dir.), Bruxelles, Editions Complexe, 1995.

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consultants français, ainsi que la culture francophone, aient pu occuper cette place préférentielle dans certains pays. Cela est dû à plusieurs facteurs : l’histoire, la langue et les institutions, les questionnements identitaires.

3.1. L’histoire, entre romance et pragmatisme

Premier État est-européen admis à l’Organisation Internationale de la Francophonie, la Roumanie a été aussi le premier pays est-européen à organiser un Sommet de la Francophonie, en 2006. La francophilie des Roumains n’est pas nouvelle. Au XIXe siècle, des auteurs comme Dimitrie Brătianu identifient la France à l’humanité.

« Les seuls peuples que Dieu a choisis pour réaliser sont œuvre ici-bas sont le peuple romain et le peuple français. Rome, en conquérant le monde matériel, a créé le corps de l’humanité, et la France crée son âme en faisant la conquête du monde moral. »32

L’aristocratie et la bourgeoisie s’exprimaient en français et bon nombre de dignitaires avaient fait leurs études en France ou en langue française.

33

Au début du XXe siècle, plusieurs ouvrages ont présenté la francophonie des Roumains : Pompiliu Eliade, De l’influence française sur l’esprit public en Roumanie au XIXe siècle (Paris, 1905-1914), Nicolae Iorga, Histoire des relations entre la France et la Roumanie (Paris, 1918), ou encore Charles Drouhet, La culture francophone en Roumanie (Paris, 1920). L’ouvrage documenté et détaillée de Sultana Craia, Francophonie et francophilie chez les Roumains (1995), témoigne de la richesse des rapports à la francophonie et à la francophilie.

La période communiste n’a pas effacé le penchant des Roumains pour la France, ce qui a fait que les voyageurs des années 1990 étaient tout aussi étonnés que C. Drouhet en 1920 de rencontrer de très bons locuteurs en français dans les rues de Bucarest. Au niveau strictement politique, les présidents roumains post-communistes ont longuement insisté sur la francophilie des Roumains, qui serait ni plus ni moins qu’un « cas passionnel » selon l’historien Neagu Dguvara

34

. Les lieux communs se mélangent avec les leçons d’histoire, les desiderata et les axiomes politiques, comme dans ce fragment de discours de l’ancien président roumain, Ion Iliescu, de 1993 :

32 Dimitrie Bratianu, « Lettre à Jules Michelet du 18 avril 1850 » (en français), in Marcel Breazu, Michelet si românii [Michelet et les Roumains], Cluj, Tipografia Carte Româneasca, 1935, p. 148-149.

33 De 1866 à 1916, 101 ministres roumains avaient fait leurs études en France. Cf. Sultana Craia, Francofonie si francofilie la români [Francophonie et francophilie chez les Roumains, Bucarest, Demiurg, 1995, p. 30.

34 Neagu Djuvara, Le Pays roumain entre Orient et Occident. Les Principautés danubiennes au début du XIXe siècle, Paris, Publications orientalistes de France, 1989.

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« La Roumanie est un pays latin, nous sommes une île de latinité dans cette partie de l’Europe, il existe des liaisons sentimentales avec tout le monde latin, mais avec la France elles sont spéciales, fondées sur une histoire très riche, à commencer par la Révolution française, qui a marqué toute l’histoire de l’Europe. Les Roumains ont été très sensibles aux nouvelles idées de la Révolution, de la nouvelle société démocratique, de l’idée de liberté, fraternité, égalité. […]

Pour les Roumains, la France n’est pas seulement un pays frère, mais elle représente aussi le soutien politique majeur pendant tous les moments difficiles de l’histoire roumaine. […] Pour cela, nous considérons que les relations avec la France ont été et doivent être privilégiées. Cette orientation se manifeste dans toute notre politique extérieure. C’est une orientation partagée par toutes les formations politiques de la Roumanie, du passé ou du présent. Cette constante est acceptée par tout le monde et est un des souhaits généraux. »

La francophonie est donc une donnée générale et naturelle, mais elle est aussi un choix. Le ministre de la culture de Bulgarie affirmait que, pour son pays, la francophonie est

« un choix conscient : celui des valeurs dans lesquelles les Bulgares se reconnaissent »

35

. Contrairement au cas de la Roumanie, nous sommes ici dans la situation de « francophonie sans francophones »

36

, qui s’appuie surtout sur les échanges avec la France, sur les réseaux francophones et sur les entrepreneurs.

La liste des grands francophones du centre-est est longue. A part les très connus Ionesco, Cioran, Fondane ou Lupasco, des noms comme Hélène Vacaresco, Négovan Radjic, Jordan Ivanov, Georges Papazoff, ou encore les contemporains Matei Visniec et Anca Visdei renforcent l’image de l’attachement à la France. Hélène Vacaresco (1864-1947) a dédié à la France son volume de poèmes Chants d’Aurore (1886), qui a aussi reçu le prix de l’Académie française en 1925. Tout comme Cioran, elle considère la France comme un miracle de la civilisation humaine. Jordan Ivanov (1872-1947) donnait pour exemple éducatif en Bulgarie les principes de liberté, égalité et fraternité de « la grande nation française »

37

. Négovan Rajic (né en 1823) apprend à s’intégrer dans sa nouvelle vie de réfugié yougoslave à Paris en apprenant le français et en le choisissant comme langue de création. Matei Visniec (né en 1956) fait de même pour son théâtre décomposé, même après la contrainte de l’exil politique pendant le régime de Ceauşescu.

Mais ce n’est pas avant tout parce qu’ils écrivent et parlent le français que ces auteurs sont francophones. Souvent la francophonie est identifiée seulement avec la maîtrise du français. Or, l’étude de la francophonie dans l’Europe centrale et orientale révèle le fait qu’il s’agit d’une relation à la culture française choisie, non imposée, qui n’est pas déterminée par

35 Stéphane Danaïlov, éditorial à l’occasion du 4ème Printemps balkanique, « Bulgarie, terre d’Europe ». [En ligne à l’adresse http://www.balkans-transit.asso.fr/bulgarieSite/index.php. Consulté le 15 janvier 2001.]

36 Anna Krasteva, « Francophonie et démocratisation postcommuniste », Hermès, n° 40, 2004, p. 202.

37 Raïa Zaïnova, « La France de Jordan Ivanov », in E. Oktopodu-Lu, op. cit., 2006, p. 42.

(12)

la maîtrise de la langue. Irina Bokova, directrice générale de l’UNESCO aujourd’hui, souligne que la francophonie bulgare « n’est pas liée à la langue », mais est fondée sur « la négation de l’uniformité ainsi que [sur] la liberté d’expression »

38

.

Mais la remarque faite pour le cas de la Bulgarie par Anna Krasteva est certainement valable pour tous les pays de la région : sous le communisme, le choix de la francophonie était un « choix total » inhérent à « une hiérarchie de la valeur identitaire des langues parlées »

39

. Aujourd’hui, le français n’est qu’une autre langue apprise, et qui fait de son possesseur un « Européen plurilingue ». Mais il est aussi notable que des réseaux universitaires ont développé des filières francophones dans tous ces pays, ce qui contribue à la diffusion d’une francophonie professionnelle. Le pôle de l’excellence régionale universitaire, mis en place par l’Agence universitaire de la Francophonie en Europe centrale et orientale et basé à Bucarest, assure aussi la cohésion dans cette région.

40

3.2. Un exemple de contestation

Une remarque formulée de l’intérieur Stelio Farandjis en 1992, quand il occupait le poste de secrétaire général du Haut Conseil de la Francophonie, interroge la réciprocité des relations entre la France et les pays du centre et de l’est européen : « Pourquoi les peuples d’Europe centrale et orientale s’intéressent-ils à la langue française, à la France, à la culture française […], pourquoi si nous tous ne nous intéressons pas à leurs langues et cultures ? »

41

. La question est rhétorique et les réponses, circonstancielles, passionnelles ou raisonnées. Elle peut aussi être le préambule d’une critique de l’attachement trop facile aux valeurs et systèmes étrangers.

Entre rejet ou attirance pour les Balkans et l’Europe centrale, sur fond de sentiments ambivalents à l’égard de la francophonie, Adrian Marino, critique littéraire roumain, propose un positionnement original. Il s’agit du « troisième discours », qui représenterait la synthèse et la collaboration entre deux orientations idéologiques opposées : « l’autochtonie », le premier

38 Irina Bokova, Vers une nouvelle francophonie en Europe ?, colloque organisé à l’occasion de la présidence française de l’Union européenne, 1er décembre 2008, Palais du Luxembourg, Paris, Cercle Richelieu Senghor de Paris.

39 Anna Krasteva, « Le français : enjeu identitaire ou diplomatique en Bulgarie », Hérodote, Éditions La Découverte, n° 126, vol. 3, 2007, p. 148.

40 Voir aussi à ce sujet l’article de l’ancien président de la Roumanie, Emil Constantinescu, « Pour une Francophonie au service de la société du savoir », Revue internationale et stratégique 3/2008 (n° 71), p. 135- 137, où l’on traite notamment de la société du savoir francophone dans le contexte de la mondialisation.

41 Stélio Farandjis, « Un langage humaniste commun », Francophonie, associations, échanges dans les relations avec l'Europe centrale et orientale : propositions pour le sommet de Chaillot, Actes du colloque de 1991, Paris, AFAL, Association francophone d'amitié er de liaison, 1992.

(13)

discours, et « l’européanisme », le second discours

42

. A. Marino revisite ces concepts de 1848 et les réinterprète en fonction du nouveau contexte offert par la mondialisation. Il détaille plusieurs principes de base de ce nouveau concept. Premièrement, il s’agirait de l’ouverture internationale la plus large et active possible, aussi bien dans les domaines de la culture que de l’information. Cette ouverture devrait se faire afin de stimuler la culture locale et non pas d’imiter ce qui lui est extérieur. Il s’agit donc de s’inspirer afin de mieux alimenter la créativité. Un autre principe est de dépasser tout complexe d’infériorité ou de supériorité, ce qui est accompagné du rejet de toute culture de « pure synchronisation, compilation et imitation mécanique »

43

. Ainsi, toute tendance à s’adapter à tout prix aux courants culturels ou littéraires à la mode en Occident devrait être proscrite. Le colonialisme culturel francophone, et anglo-saxon, par ailleurs, sont à éviter, selon A. Marino, comme est à bannir toute tendance au nationalisme, au chauvinisme, à l’isolationnisme, au provincialisme ou à l’autarchie culturelle. La « déclaration d’indépendance culturelle » ainsi formulée refuse l’imitation passive et la reprise des « mêmes références éternelles et inévitables, et les citations d’auteurs et de titres, du 6

ème

arrondissement de Paris ou d’ailleurs, souvent médiocres »

44

.

Car des critiques ont été aussi formulées les siècles passés à l’égard de l’emprise trop importante que la France avait en Roumanie et du « gallocentrisme chauvin et abusif ». Ainsi, Alecu Russo, écrivain et critique littéraire originaire de Bessarabie, dénonçait « l’habitude des Français à rapporter toute l’humanité à l’influence française »

45

. Ou encore l’homme politique Nicolae Golescu s’exclamait en 1850, en français même : « Devons nous singer la France jusque dans ses défauts ? »

46

. Mais il reste que Bucarest a été jusqu’à l’entre-deux-guerres « le petit Paris des Balkans ».

La voie à trouver entre l’européanisation et la globalisation, d’un côté, et l’autochtonie, de l’autre, passe, pour A. Marino, par un retour aux sources culturelles et leur compréhension, notamment les courants critiques et libéraux roumains mal connus des contemporains. Ainsi, la nouvelle création sera originale, car « elle seule compte et se promeut, en dernière instance, dans toute compétition et hiérarchisation intellectuelles »

47

. Le nouvel homme de culture aurait donc une double identité, roumaine et européenne en même

42 A. Marino, Al treilea discurs. Cultura, ideologie si politica în România [Le troisième discours. Culture, idéologie et politique en Roumanie], Iasi, Polirom, 2001.

43 Ibid, p. 189.

44 Ibid, p. 190.

45 Alecu Russo, Cugetari [Pensées], 1855, cité par A. Marino, Al treilea discurs, op. cit., p. 189.

46 Apud. A. Marino, ibid.

47 Ibid, p. 191.

(14)

temps, qui serait accompagnée d’une double inscription : locale et internationale. Mais ce qui prime, dans ce modèle d’inspiration libérale, est l’individu et son potentiel créateur. La transposition au niveau individuel des valeurs universelles est le mot d’ordre du troisième discours, qui renforcerait la contribution individuelle et personnelle à la culture et à la modernité.

Le programme postulé par A. Marino rappelle par plus d’un détail les vœux de la génération d’intellectuels du XIXe siècle en quête d’une place pour la culture roumaine dans l’ensemble européen. Ces « principes de base » pourraient tout à fait s’appliquer à la relation avec l’Europe centrale et même avec les Balkans, toutes proportions gardées. Même s’il est idéaliste ou trop général, ce « troisième discours » a le mérite de démontrer qu’au XXIe siècle encore on réfléchit sur la place d’une culture dans l’ensemble européen. Et si la vision d’A.

Marino porte sur la relation aux ensembles internationaux, elle pêche par ce qu’elle critique : aucun des postulats formulés n’évoque la question de la relation aux autres cultures de la région ou aux régions d’appartenance de la culture roumaine. Peut-être que le sentiment de

« grandeur » fait oublier que la bonne solution pour les petites cultures de l’Autre Europe serait précisément de former un ensemble cohérent et de miser sur des valeurs communes.

3.3. La Francophonie et l’Europe

Le choix de l’Europe est généralement fait dans un contexte d’appartenances

géopolitiques multiples. Pour les pays de la confluence des Balkans et de l’Europe centrale,

les différentes significations de l’Europe se construisent en fonction des représentations de

leurs propres identités et cultures locales. Ainsi, la question de savoir s’il y a plusieurs

Europes en Europe trouve une nouvelle légitimation dans le rapport aux représentations et

donc aux discours. Car, à l’Est, comme à l’Ouest, il existe plusieurs niveaux des discours

européens, qui s’articulent autour d’enjeux économiques, politiques, autour des mentalités, de

conceptions de l’histoire, de la civilisation ou de la culture commune. Nous avons affaire

aussi à des définitions d’appartenance, à des représentations distinctes selon que l’on se réfère

à des parties de l’Europe et à l’Europe toute entière. Autant de définitions qui renvoient à

autant d’histoires, de séquences de constructions, de déconstructions, d’appartenances, de

représentations. Europe de l’Est, Europe centrale, Mitteleuropa, Europe centrale et de l’Est,

(15)

Europe centrale et orientale, Europe de Sud-Est, Balkans…

48

En fin de compte, pourquoi plusieurs noms, pourquoi plusieurs représentations ?

49

La francophonie n’est pas la réponse aux querelles identitaires sud-est-européennes.

Mais elle semble être une porte d’entrée en Europe, ne serait-ce que par les événements qui sont organisés dans et pour les pays de cette région. En effet, les Journées internationales de la Francophonie sont marquées par d’amples manifestations aussi bien à Bucarest, Sofia ou Belgrade. Mais une des plus connues bulgares francophones, Julia Kristeva, va plus loin et assimile le modèle de liberté européen au modèle francophone. Dans une communication sur la nouvelle Francophonie dans la culture européenne

50

, elle s’attarde longuement sur l’identité européenne avant de traiter réellement de la Francophonie. Mais ses conclusions sont tranchantes et largement partagées par les autres représentants venus de l’Autre Europe à ce colloque organisé à l’occasion de la présidence française de l’Union européenne en 2008.

Premièrement, il s’agit de poser les caractéristiques de l’identité européenne, qui est

« infiniment constructible et déconstructible, ouverte et évolutive »

51

, ce qui constitue à la fois sa faiblesse et sa vigueur, notamment en ce qui concerne son destin culturel. Le modèle de liberté européen est fondé sur la circulation de la parole, qui dévoile le soi et l’autre, sur la

« libération de l’Être de la parole par et dans la rencontre entre l’Un et l’Autre »

52

. Avant d’avoir directement évoqué la question de la Francophonie, cette analyse de J. Kristeva consonne avec tous les témoignages des écrivains de l’Autre Europe qui, par l’intégration de l’espace francophone (très souvent français) se sont découverts eux-mêmes par la rencontre avec l’autre et sa langue. La francophonie est donc « inspiration », toujours selon les mots de J. Kristeva. Elle aide à la création, elle aide à l’intégration ; par elle, on « accède aux valeurs européennes »

53

.

48 Les géographes ont même proposé l’expression « Europe médiane », reprise par plusieurs spécialistes dont Maria Delaperrière, Bernard Lory et Antoine Marès dans Europe médiane : aux sources des identités nationales, Paris, Institut d'études slaves, 2005.

49 Il existe des différences quant à l’aire couverte par ces concepts. L’Europe de l’Est paraît être le plus large, contenant à la fois les Balkans, donc la partie Sud de l’Est européen, l’Europe centrale (qui s’articule principalement autour de la Pologne, de la République Tchèque, de la Slovaquie et de la Hongrie), les pays baltes et peut aller jusqu’à la Russie (entière ou éventuellement uniquement jusqu’à l’Oural). Nous ne nous intéressons pas aux régions géographiques, mais à la connotation d’appartenance à la zone respective. Timothy Garton Ash (1989) affirmait que « l’Europe centrale n’est pas une région dont les limites peuvent être dessinées sur une carte […]. C’est un royaume de l’esprit. » (« Does Central Europe Exist ? », in The Uses of Adversity, Cambridge, Garanta Books and Penguin Books, 1989)

50 Julia Kristeva, « Une nouvelle Francophonie dans la culture européenne : les enjeux de la diversité », Vers une nouvelle francophonie en Europe ?, op. cit. 2008.

51 Ibid., p. 16.

52 Ibid., p. 26.

53 Ibid., p. 30.

(16)

Plusieurs conclusions s’imposent au chercheur sur la Francophonie au carrefour de l’Europe centrale et des Balkans. Premièrement, et en l’absence d’une véritable identité culturelle de ces pays, il s’avère difficile de parler d’une seule francophonie dans cette région.

Car, même en laissant de côté l’originalité du cas roumain de par ses filiations traditionnelles à la France, il y a peu de ressemblances entre les manières d’être francophone en Bulgarie, en Serbie, en Croatie. Citer les francophones de cette région n’a pas de sens en l’absence de la précision de leur pays d’origine.

Deuxièmement, en acceptant l’« état d’esprit » ouvertement tourné vers la francophonie, on ne peut pas ignorer l’amalgame qu’opèrent les divers écrits et analyses sur la question. Car s’il y a des francophonies nationales, il a aussi des francophonies catégorielles.

Les allers-retours sont incessants et inévitables entre les catégories. Tantôt on traite de la littérature de ces pays, en la considérant d’emblée comme francophone, tantôt on compte le nombre de locuteurs, tantôt on loue les réseaux professionnels francophones particulièrement actifs.

Serait-on donc en droit de penser que la Francophonie est un état d’âme, pour ces pays où les Balkans ont été théorisés en paradigme culturel afin de dépasser l’infériorité qui leur est assignée et où le rassemblement par/pour l’idée d’Europe centrale est (déjà) cause perdue ? La troisième voie pourrait-elle être celle de la Francophonie, qui attire sans forcer et qui accueille sans exclure. Car la Francophonie est aussi l’expression de la diversité. « L’unité dans la diversité » est la devise proclamée par Bruxelles en 2000. La Francophonie assure par elle- même la diversité sur le continent et dans le monde, mais sa richesse est peut-être le fait qu’elle soit elle-même faite par et dans la diversité. Aucun francophone n’est identique à un autre et la francophonie ne serait pas ce qu’elle est sans les francophones ou les francophonies des peuples situés en aval du Danube.

Luciana Radut-Gaghi

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