Jean-Paul Démoulé
Parler d ’id e n tité : pou rq uo i ?
Les archéologues et la balkanisation de l’identité
Jean-Paul Démoulé (UMR ArScAn - Protohistoire européenne)
La situation de la péninsule Balkanique est révélatrice des manipulations que pe u t subir l'arch éologie pour construire l'ide ntité d 'u n État-Nation (Démoulé 1999, 2001). Dans ce tte région dom inée p e n d a n t un demi- millénaire par l'Empire ottom an, les imbrications ethniques, au milieu du XIXe siècle, é taient intenses. On trouvait aussi bien des populations albanophones dans le sud d e la G rèce que des m archands grecs dans la plupart des grandes villes bulgares, des com m unautés juives à Thessalonique ou à Roussé, des nom ades tziganes et valaques (roum anophones) dans ch a q u e région, etc., au point que certains révolutionnaires plaidèrent, après la libération du joug ottom an, pour une grande Fédération balkanique. Les pratiques religieuses é ta ie n t to u t a u ta n t imbriquées. Mais les nations européennes préférèrent « balkaniser » en créant d e nombreux petits États, c h a cu n dirigé par un prince d 'o p é re tte im porté d'Europe o ccidenta le, e t ch a cu n contrôlé par une puissance occidenta le. Il fallut donc, déjà, tracer des frontières, pratiquer la « purification ethnique » : en 1879, 1912, 1918, 1923, des millions d e gens furent jetés sur les routes. Il fallut aussi inventer un passé, « purifier » c h a q u e langue des emprunts étrangers, exalter des vestiges archéologiques identitaires : ainsi les Bulgares descendirent des Thraces, les Roumains des Daces, les Albanais des lllyriens. Plus com plexe est le cas des Grecs, sommés par les O ccidentau x d e se confirm er à l'identité qu'ils leur assignaient : d 'ê tre des descendants directs du seul siècle de Périclès.
L'é clatem ent tragique d e la Yougoslavie a poussé c e processus jusqu'à la caricature (Novakovic, à paraître), lorsqu'il a fallu, par exemple, scinder le « serbo-croate » en trois « langues » bien distinctes, le « serbe », le « cro a te » e t le « bosniaque » e t inventer pour ch a cu n e une histoire à la fois hom ogène e t distincte. Plus risible encore fut le c o m b a t d e certains intellectuels occidentaux, soutenant telle ou telle revendication nationaliste et reprenant à son c o m p te l'intégralité d e l'argum entaire « historique » d e l'un des belligérants.
Face à ces événements, les politiques o ccid e n ta u x n 'o n t été guidés par aucune a id e pertinente en termes d'analyse historique critique. Ils ont eu te n d a n c e à considérer des revendications politiques d o n t la généa logie ne dépasse guère un siècle e t dem i pour l'expression d 'u n e histoire millénaire. L'existence historique réelle des diverses entités nationales ou ethniques qui s'opposaient ne fu t presque jamais questionnée, co m m e si l'on craignait, au-delà, une remise en cause du c o n c e p t m êm e d e l'État-Nation. Il n'y a finalem ent eu, sur ces questions, aucune différence entre les historiens e t archéologues d e l'est et ceux de l'ouest.
À vrai dire, l'Europe o ccid e n ta le n'est pas épa rg n é e par c e phénom ène. La revendication d 'u n e identité « gauloise » en France ne repose sur aucune réalité archéologique ou historique, la culture d e La Tène ne co ïn cid a n t en rien, ni par excès, ni par défaut, a v e c les frontières politiques d e la France contem poraine.
La Gaule, entité géographique, est décrite par Jules César, dès la première phrase du De Bello Gallico, com m e séparée entre trois zones bien distinctes par leurs langues e t leurs coutumes. Et, m êm e à l'é p o q u e romaine, elle ne constitua jamais une entité politique et administrative hom ogène e t unique. L'ascendance gauloise des Français est une invention des archéologues du Second Empire, exacerbée par la rivalité franco-prussienne et la d é fa ite de 1870 (G oudineau 2002).
C'est, sym étriquem ent, l'ab sence d e m ythologie supranationale qui e m p ê c h e l'a c tu e lle Union européenne d 'ê tre autre chose qu'un m arché économ ique. Le fait se vérifie dans sa nouvelle « culture m atérielle » : les fam eux billets d e banques d e l'euro c o m p o rte n t tous, sur une fa c e un pont, sur l'au tre une porte. Au-delà du symbole un peu facile, on rem arque d 'u n e part que l'histoire suit la progression d e la valeur
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Culture e t identité
des billets ; mais surtout, ces objets sont imaginaires : aucun ne reproduit une vraie porte ou un pont réel. Les dirigeants de l'Union sont ainsi fa c e à un choix crucial : ou bien ils ne fo n t rien, e t l'Europe ne sera effectivem ent q u 'u n e zone d e libre-échange, ou bien ils essaient d e construire une idéologie européenne, a ve c tous les risques d e m anipulation q u 'u n e telle entreprise com porte.
Q ue les nations européennes soient fondées sur des mythologies n 'e n co n d a m n e pas l'histoire. L'idéal national, on s'en souvient, a d 'a b o rd é té libérateur. Mais la question, ici, est celle de la responsabilité des scientifiques. Une a ttitude critique serait sans d o ute le meilleur service qu'ils pourraient rendre aujourd'hui à l'Europe.
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