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Quelques documents inédits sur Anatole Le Braz et sa famille à Penvénan

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(1)

Quelques documents inédits sur Anatole Le Braz et sa famille à Penvénan Contribution à l’histoire de l’enseignement public dans le 2

ème

moitié du XIX

ème

siècle

1

.

La commune de Penvénan peut à juste titre s’enorgueillir de compter au premier rang des personnages illustres qui en firent leur séjour d’élection, l’écrivain Anatole Le Braz.

C’est à cette fidélité – réaffirmée au cours des générations, jusqu’à nos jours – que nous devons de trouver dans les archives communales quelques autographes et documents inédits

2

, concernant non seulement l’auteur de la Légende de la Mort lui-même, mais également sa famille, notamment son père, Nicolas Lebras – qui passa à l’école de Penvénan un quart de sa carrière d’instituteur public – et sa sœur cadette, Joséphine Jeanne-Marie Lebras, dont il était très proche, et dont il eut à pleurer les décès conjoints lors du tragique naufrage d’août 1901.

Le premier retiendra tout d’abord notre attention, avec le souci de connaître un peu mieux « cet homme merveilleux auquel son fils doit tout », pour reprendre la belle expression de Yann-Ber Piriou

3

. A travers le père, c’est toutefois aussi une partie de l’adolescence du jeune Anatole que nous évoquerons en filigrane : bien que pensionnaire à Saint-Brieuc depuis 1872, les vacances passées à Penvénan lui laissent en effet des impressions si profondes qu’il n’aura de cesse, adulte, de revenir à Port-Blanc.

La présence et l’action de Nicolas Lebras à Penvénan, d’août 1874 à sa retraite, le 31 mai 1891, d’abord comme instituteur titulaire, puis comme directeur – officiellement seulement à partir d’octobre 1886 – sont d’autant plus intéressantes à étudier qu’elles correspondent à une époque charnière de l’Histoire de l’enseignement, au cours de laquelle on passe insensiblement d’une école primaire municipale régie par la loi Falloux – où les pouvoirs publics et l’Eglise œuvrent en collaboration plus ou moins étroite – à une école publique et fondamentalement laïque, dans un climat de guerre scolaire avec les écoles congréganistes. De ce point de vue, l’exemple de Nicolas Lebras, de par sa modération, permet de relativiser quelque peu l’image de Hussard noir de la République attachée aux instituteurs de la dernière partie du XIX

ème

siècle

4

. Il est vrai que le père d’Anatole Le Braz a obtenu son brevet élémentaire le 30 août 1843, et appartient encore à cette génération d’instituteurs formés pendant deux ans à l’Ecole Normale de Rennes – la seule existante pour toute la Bretagne – où les programmes de la Monarchie de Juillet accordent toujours une place centrale à « l’instruction morale et religieuse

5

».

C’est dans des circonstances assez troublées que Nicolas Lebras arrive à Penvénan, à la rentrée scolaire de 1874, dans le cadre d’un ballet de mutations imposées par l’autorité académique. Après avoir enseigné dix ans à Ploumilliau, il lui est en effet enjoint de quitter cette commune pour l’école de Pleudaniel, en mars 1872, à la suite d’un remariage ayant un peu trop fait jaser la chronique locale.

Dans le même temps, l’inspecteur d’académie décide d’éloigner de Penvénan l’instituteur Guéguen, très aimé localement, mais ayant un caractère mystique quelque peu exalté, et à qui il est reproché de

1

Communication présentée le 22 août 2009 dans le cadre de la table ronde organisée par la municipalité de Tréguier à l’occasion du 150

ème

anniversaire de la naissance d’Anatole Le Braz.

2

Les premières recherches dans les Archives communales penvénannaises (série 1 R, et tout spécialement la liasse 1 R 3) ont été complétées par une plongée dans les fonds de l’inspection académique, conservés par les Archives départementales des Côtes- d’Armor et particulièrement bien inventoriés (1 T 1071). Ces documents ont été dépouillés avec l’aide précieuse de Mr Loïc Bodeur, que nous sommes heureux de remercier ici.

3

Yann-Ber Pirou, Au-delà de la légende… Anatole Le Braz (essai biographique), Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 1999, p. 122.

4

Retiré à Tréguier pour sa retraite à partir de 1891, Nicolas Lebras prendra ainsi l’habitude de se rendre à la cathédrale chaque soir après dîner en compagnie de son épouse, pour « prier Saint Yves de bénir tous leurs enfants et petits-enfants ». Yann-Ber Pirou, Au-delà de la légende… op. cit., p. 93.

5

Gilbert Nicolas, Instituteurs entre politique et religion : la première génération de normaliens en Bretagne au 19

ème

siècle, Editions Apogée, Rennes,

1993, p. 11, 47, 91.

(2)

s’être fait octroyer une recette locale de buraliste, en plus de sa charge d’enseignant : Nicolas Lebras accepte alors de venir le remplacer, « en se prêtant au désir de l’Administration supérieure avec une complaisance dont il faut lui savoir gré », comme l’écrit l’inspecteur primaire de Lannion, en janvier 1875

6

. Guéguen ne l’entend nullement ainsi, et assaille de ses plaintes les services de l’Instruction Publique, les accusant de chercher à « le décourager et à le tuer, du moins moralement… sans raison légitime… par des procédés sans précédent dans les annales non seulement du département, mais dans toute la France, [visant à] punir un homme ne faisant que du bien ». Et de conclure par un vibrant : « Que la volonté de Dieu soit faite et non la mienne ».

Ennuyé par cette affaire, et craignant, en définitive, d’avoir commis une réelle injustice, l’inspection académique envisage alors de rétablir le plaignant dans son poste… et, en conséquence, de muter de nouveau Nicolas Lebras. Ce dernier, à son tour, proteste vigoureusement, tant il se plait à Penvénan, en dépit de conditions matérielles de fonctionnement de l’école publique de garçons laissant beaucoup à désirer : le groupe scolaire de la rue d’Armor n’est pas encore construit – il ne sera achevé qu’en 1912 – et les classes sont installées à l’étroit dans un bâtiment accueillant aussi la mairie, construit en 1843 et situé 6 rue de la Poste

7

: l’une des classes, établie à l’étage, est desservie par un escalier « sombre et mal disposé, dangereux pour les enfants qui montent ou descendent ; la cour de récréation est trop petite et ne peut être agrandie… ; il n’y a pas de fosse d’aisance et les cabinets – qui y sont mal installés – répandent constamment dans le voisinage des émanations fétides » ; le logement de fonction du directeur se trouve

« ailleurs dans un autre bâtiment, ce qui présente de sérieux inconvénients au point de vue de la surveillance à exercer

8

».

Cette situation assez précaire n’empêche nullement Nicolas Lebras de réaliser un excellent travail dès son arrivée, et de se faire unanimement apprécier, comme ne peut manquer de le constater l’inspecteur primaire de l’arrondissement de Lannion, lorsqu’il se rend à Penvénan le 27 janvier 1875, pour tenter de débrouiller la situation : interrogeant à Port-Blanc, Mr Corlouër, adjoint au maire, celui- ci atteste que « Mr Lebras remplit ses fonctions avec une ponctualité et un ordre qui ne laissent rien à désirer, [estimant que] ce serait occasionner un grand mécontentement en sens inverse que de faire revenir Mr Guéguen ». Cet avis étant partagé

9

, tant par le maire (Jean-Marie Gélard) que le recteur (François Paillart), Nicolas Lebras est donc finalement maintenu à son poste, l’Administration tergiversant toutefois encore

6

Arch. Dept. Côtes-d’Armor, 1 T 1071.

7

Toutes les communes de France ont l’obligation d’entretenir une école – et de la construire, si nécessaire – depuis la loi du 28 juin 1833 due à Guizot, Ministre de l’Instruction Publique de Louis Philippe. Ce texte fondamental pose le principe de la liberté de l’enseignement primaire, sans oser le prolonger par celui de la gratuité, sans lequel le concept d’obligation scolaire ne peut être sérieusement envisagé. A Penvénan, le bâtiment destiné à abriter l’école communale et la mairie est construit en 1843, après une dizaine d’années de tergiversations. Le devis présenté par l’entrepreneur Kerleau est approuvé par le conseil municipal le 31 décembre 1842, pour un montant de 4000 francs or (soit approximativement 14000

, selon la table de concordance officielle de l’INSEE). L’espace dévolu à la mairie est constitué par « une très grande pièce située au premier étage, où le public ne peut accéder qu’en traversant les classes – ce qui est pour les élèves un sujet de distraction répété – ou en faisant le tour de la maison par le jardin de l’instituteur, chemin peu commode et assez périlleux ». Cette salle réaménagée en 1888 et divisée en deux chambres de 13 m² chacune pour servir de logements de fonction aux instituteurs adjoints, après le départ de l’administration municipale pour un autre bâtiment, situé au départ de la route de Tréguier (correspondant à l’actuel n° 1 de la rue du Général de Gaulle, siège de la boulangerie « Les Saveurs dorées ») ; la mairie y restera, bien à l’étroit, près de soixante-dix ans, jusqu’à la construction du bâtiment actuel, dans les années soixante. Arch. Mun. Penvénan, 1 M 3 (plan de la maison d’école projetée, 1836), 1 M 6 (extrait du plan d’alignement de la commune, en 1888, avec un premier projet d’emplacement d’un groupe scolaire ; lettre du maire, Louis Le Provost de Launay, au sous-préfet de Lannion, le 10 décembre 1889).

Arch. Dept. Côtes-d’Armor, 1 T 1071 (lettre de T. Tardivel, instituteur adjoint, à l’inspecteur primaire de Lannion, en janvier 1890 ; lettre de l’inspecteur primaire au préfet, le 31 juillet 1900, déplorant la piètre situation de l’école communale de Penvénan).

8

Le directeur n’a toutefois pas trop à se plaindre de résider à quelques mètres de son école, puisqu’il se trouve logé, à partir de janvier 1888, dans une belle et récente demeure connue sous le nom de « Pavillon », spécialement acquise à cet effet par la municipalité (acte du 14 janvier 1888), située place de l’église, au n° 2 (actuelle charcuterie « Le Muzic »). Ce bâtiment est composé « d’un vestibule, d’une cuisine et d’une salle au rez-de-chaussée ; de deux chambres et d’un cabinet au premier, avec balcon à l’extérieur et grenier sur le tout ». Le logement de fonction comporte, de surcroît, un vaste jardin privatif de près de 12 ares, correspondant à l’actuelle parcelle cadastrée B 67. Arch.

Mun. Penvénan, 1 M 6 (expertise faite par Guillaume Corfec, le 28 juillet 1888).

9

Pétition adressée au préfet par le recteur, le maire, ainsi qu’Yves-Marie Masson, adjoint, afin de « conserver [leur] instituteur actuel, qu’ils

seraient désolés de voir partir ».

(3)

durant toute l’année scolaire 1875-1876, en ne l’avertissant de l’issue heureuse de cette affaire qu’à la fin du printemps.

Lebras ne cache pas sa joie, s’empressant d’aller exprimer en personne sa gratitude à l’inspecteur d’académie, à Saint-Brieuc, lors d’un déplacement au chef-lieu du département pour assister à la cérémonie de distribution des prix qui, cette année-là, distingue le jeune Anatole, honoré du Prix Legrand, décerné à l’élève ayant donné le plus de satisfactions durant toutes ses études

10

.

Anatole Lebras (sic) lui-même n’hésite pas à prendre la plume pour, à dix-sept ans, remercier personnellement l’inspecteur, en une belle lettre adressée de Penvénan, le 18 août. Ce document constitue assurément un des écrits les plus anciens du futur écrivain ayant été conservé :

« Monsieur l’Inspecteur d’Académie,

« J’étais dans la plus grande anxiété pour mon père lorsque votre délicatesse, par l’intermédiaire de Mr le Proviseur, est venue mettre un terme à mes appréhensions.

« Aussi ai-je tenu, Monsieur l’Inspecteur, à joindre mes sincères remerciements à ceux de mon père, et à vous exprimer ma gratitude la plus profonde.

« Soyez persuadé que je saurai toujours me montrer aussi reconnaissant que vous avez été juste.

« Je suis, Monsieur l’Inspecteur, Votre tout dévoué et reconnaissant Lebras Anatole

11

».

De fait, l’administration académique ne se départira plus d’une attitude bienveillante vis-à-vis des enfants Lebras, lorsqu’elle sera, à de nombreuses reprises, sollicitée par leur père, particulièrement soucieux d’assurer leur avenir. C’est ainsi que le 1

er

juillet 1878, Nicolas Lebras demande à l’inspecteur départemental d’appuyer sa requête visant à obtenir le « transfèrement de son fils, excellent élève boursier, du Lycée de Saint-Brieuc dans un Lycée de Paris ». Et, effectivement, dix jours plus tard, l’inspecteur « prie le Recteur d’académie de vouloir bien recommander la demande dont il s’agit à toute la sollicitude de Mr le Ministre de l’Instruction Publique… [car] le père et le fils sont dignes du plus bienveillant intérêt

12

».

Une année scolaire plus tard, le 19 juillet 1879, l’inspection académique des Côtes-du-Nord reçoit une nouvelle lettre de Nicolas afin, cette fois, de faire proroger d’un an « la bourse de son fils Anatole, élève du Gouvernement à pension entière au Lycée Saint-Louis à Paris… afin que son enfant puisse continuer ses études et atteindre le but auquel il aspire ». Celui-ci n’est malheureusement pas précisé, ce qui aurait été des plus intéressants pour nous fixer sur l’état d’esprit d’Anatole Le Braz à vingt ans, et sur sa vision de son avenir ! De nouveau, l’inspecteur écrit donc au Recteur en faveur « du père, qui est un excellent maître, et du fils, qui est un brillant élève ».

La volonté de Nicolas Lebras d’assurer à ses enfants de solides études et de leur trouver des débouchés professionnels ne concerne toutefois pas seulement son fils Anatole : elle s’étend aussi à la sœur cadette de ce dernier, Jeanne-Marie Joséphine, née à Ploumilliau le 11 mai 1864, dont le futur écrivain est très proche, au point de lui demander de venir vivre quelques temps avec lui à Quimper lorsque, jeune professeur célibataire, il y est nommé, en septembre 1886

13

. Joséphine Lebras – puisque c’est le prénom dont elle fait seul usage dans ses courriers – a déjà accompagné son frère à Paris en

10

Yann-Ber Pirou, Au-delà de la légende… op. cit., p. 37.

11

Arch. Dept. Côtes-d’Armor, 1 T 1071. Le jeune Anatole n’a pas encore choisi de signer « Le Braz », comme il le fera plus tard, excédé d’entendre la prononciation de son nom massacrée en un « le bras », sur le mode anatomique.

12

Lettre du 10 juillet 1878. Arch. Dept. Côtes-d’Armor, 1 T 1071.

13

Yann-Ber Pirou, Au-delà de la légende… op. cit., p. 123, 340 : « Vivante, Jeanne Le Bras avait été l’un des plus sûrs soutiens de son frère. Morte,

elle allait s’intégrer plus intimement encore à son être profond, ainsi d’ailleurs que tous ses autres disparus ». Le souci de Nicolas Lebras de permettre

à ses enfants de suivre de bonnes études, le porte à saisir une nouvelle fois l’inspecteur d’académie, en octobre 1885, cette fois en

faveur d’un de ses fils cadets, Jules Emile Lebras, ajourné à l’examen d’obtention d’une bourse d’enseignement classique, après avoir

toutefois passé victorieusement les épreuves d’admissibilité. L’instituteur de Penvénan tente de convaincre la commission d’examen

de reconsidérer sa position, en faisant valoir qu’il est « père de neuf enfants vivants ». Arch. Dept. Côtes-d’Armor, 1 T 1071.

(4)

1881, pour suivre le « cours pratique des salles d’asile » dispensé par l’école Pape-Carpentier, et obtenir son Certificat d’aptitude à la direction des écoles maternelles (juin 1882). Sous-directrice de l’école des Passis- Saint-Pierre, au Mans, dès la rentrée suivante, elle ne tarde pas à se languir de la Bretagne et à en « avoir la nostalgie, en se voyant éloignée de sa famille depuis trois longues années », ainsi que l’écrit Nicolas Lebras à l’inspecteur d’académie, le 26 juillet 1884. Le père sollicite en conséquence que sa fille lui soit « agrée à titre provisoire, en attendant sa majorité, comme adjointe à l’école de Penvénan, où il lui confierait la petite classe », attendu qu’il n’existe pas encore une seule école maternelle laïque dans les Côtes-du-Nord

14

. Comme deux recommandations valent mieux qu’une, Anatole Le Braz en personne, tout juste nommé professeur de philosophie au collège d’Etampes, intervient lui aussi auprès de l’Inspecteur.

Joséphine Lebras, à son tour, écrit à l’inspection académique de Saint-Brieuc une lettre touchante de naïveté, le 28 août 1884 :

« Monsieur l’Inspecteur,

« J’ai l’honneur de vous rappeler la promesse que vous avez faite à mon frère de me nommer dans les Côtes-du-Nord.

« Vous êtes bien bon, Monsieur l’Inspecteur d’Académie, d’avoir écouté notre demande, et tous, nous vous sommes reconnaissants.

« Je n’ai que vingt ans, Monsieur l’Inspecteur, je n’ai pas droit à un poste de titulaire. Aurez-vous, s’il vous plait, la bonté de me nommer comme adjointe avec mon père ? Mon traitement apporterait un peu d’aisance dans notre famille si nombreuse, et avec ma bonne volonté et l’habitude que j’ai des enfants, aidée par l’expérience de mon père, j’espère que je pourrai bien diriger sa petite classe. Je vous en prie, Monsieur l’Inspecteur d’Académie, accueillez favorablement la demande que vous fait la fille d’un de vos plus anciens instituteurs du département ».

Joséphine Lebras est effectivement nommée institutrice provisoire adjointe à l’école de garçons de Penvénan pendant deux ans, par arrêté préfectoral du 5 septembre 1884

15

.

Dès le 1

er

novembre, elle adresse au maire, Louis Le Provost de Launay, un courrier faisant le point de la situation… qui n’est toujours pas très brillante, et ne semble guère s’être améliorée en dix ans

16

:

« J’ai pris la direction de la petite classe avec le désir de faire tous mes efforts pour inculquer aux enfants ce que j’ai appris au Cours pratique des salles d’asile à Paris, et que j’ai enseigné pendant deux ans dans une école maternelle du Mans.

« Depuis un mois, Monsieur le Maire, je fais mon possible, et les résultats sont si minimes que j’en suis attristée. D’où cela provient-il ? De la pauvreté du matériel qui est dans un état déplorable : pour 70 élèves, j’ai à peine 40 ardoises cassées, appartenant à mon père.

« Connaissant l’intérêt que vous portez à nos élèves, Monsieur le Maire, j’ose vous demander de vouloir bien me donner 100 ardoises. Il me semble que les meilleures seraient les ardoises entourées de bois, quadrillées d’un côté pour le dessin, rayées de l’autre pour l’écriture. Un tableau noir ardoisé et quadrillé est presque indispensable pour l’enseignement du dessin.

« Il n’y a, dans la classe, ni armoire ni placard : tout est obligé de tenir sur les fenêtres, ce qui donne un aspect de désordre qui afflige et maître et élèves. Un petit placard suffirait pour remédier à cet état des choses.

« C’est peut-être beaucoup vous demander, Monsieur le Maire, mais en ne rejetant pas ma demande, vous aurez droit à notre reconnaissance à tous, et mes élèves feraient beaucoup plus de progrès ».

14

Arch. Dept. Côtes-d’Armor, 1 T 1071.

15

Elle reçoit à ce titre un traitement annuel de 600 francs. Lettre du sous-préfet de Lannion au maire de Penvénan, le 9 septembre 1884. Arch. Mun. Penvénan, 1 R 6.

16

Arch. Mun. Penvénan, 1 R 3.

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Cette requête est rapidement entendue, puisque dès le jour suivant, une somme de 27,75 francs est remise à la jeune institutrice, étant entendu que pour le complément, « on pourrait faire une demande de subventions ».

La situation professionnelle provisoire de Joséphine Lebras à Penvénan ne la satisfait cependant pas pleinement, car c’est à une direction d’école enfantine qu’elle aspire, comme elle l’indique le 28 juillet 1886 à l’inspecteur d’académie, dans un courrier, cette fois, au style nettement plus assuré :

« Je vous serais infiniment obligée de vouloir bien me faire savoir si je puis espérer, pour la rentrée prochaine, un poste de directrice d’école maternelle dans le département. Diverses propositions me sont faites, même pour l’Académie de Paris ; j’ai ajourné ma décision parce que je ne veux pas quitter notre chère Bretagne, parce que ma famille a besoin de moi, et que, au dire de la directrice de l’Ecole Pape-Carpentier et de ma directrice du Mans, je dois être à même de rendre de bons services dans les Côtes-du-Nord pour l’éducation de la première enfance. Je suis jeune, il est vrai, mais j’ai mon avenir à faire, afin de faciliter celui de six petits qui me suivent. C’est pourquoi j’ose espérer, Monsieur l’Inspecteur d’Académie, que vous aurez la paternelle bonté de m’honorer d’une prompte et catégorique réponse, quelle qu’elle soit ».

Celle-ci étant, en fait, dilatoire, Joséphine Lebras abandonne l’enseignement pour se rendre à Quimper, auprès de son frère Anatole

17

. Quatre ans plus tard, le 1

er

janvier 1891, elle se marie avec Léon Marillier, maître de conférences à l’Ecole des Hautes Etudes (à Paris) et professeur à l’Ecole Normale. Elle ne manque d’ailleurs pas d’en informer l’inspecteur d’académie de Saint-Brieuc, dans un ultime courrier traitant en fait surtout de problèmes liés à la liquidation de la retraite de son père.

Ces dernières difficultés semblent assez surprenantes, dans la mesure où l’intéressé totalise quarante-six ans onze mois et dix-neuf jours de service dans l’enseignement public ! Elles s’expliquent en réalité par le fait qu’au cours des années, l’appréciation portée par la hiérarchie sur l’instituteur de Penvénan a évolué, insensiblement, pour des causes tenant moins à des considérations personnelles qu’à la politisation progressive de la question scolaire, alors que tendent à se brouiller les frontières entre laïcité et anticléricalisme.

Pourtant, Nicolas Lebras constitue incontestablement un enseignant modèle, comme le reconnaît officiellement le Ministre de l’Instruction publique en lui conférant, sur proposition de l’inspecteur d’académie de Saint-Brieuc, les palmes d’officier d’Académie, par arrêté du 12 juillet 1883

18

.

Le seul reproche qu’il semblerait possible de lui adresser, serait simplement, d’en faire trop – mais est-ce vraiment une critique recevable ? – , et de laisser parfois ses attributions de secrétaire de mairie empiéter sur celles d’instituteur… voire même d’outrepasser toutes ses fonctions, emporté par son bon cœur !

Le premier exemple avéré survient à la fin de l’année 1878, et aurait pu avoir des conséquences des plus graves pour sa carrière, puisque l’incident donne lieu à une plainte en bonne et due forme de la part du juge de paix de Tréguier et à une instruction par le préfet : Nicolas Lebras est en effet accusé de rien moins que de s’immiscer, moyennant finances, dans « des affaires étrangères à son service et réservées à un autre ministère », ce qui, au regard des rigueurs de l’article 258 du Code pénal de l’époque, est passible de deux à cinq ans de prison ferme ! Pourtant, il lui est simplement fait grief d’avoir, le 15 décembre, « dressé sur papier libre, sur l’ordre du maire, un inventaire de mobilier en faveur d’une pauvre veuve presque indigente ».

17

La relève est prise par une de ses sœurs cadettes, institutrice à Trédarzec en 1891. Joséphine Le Bras semble toutefois avoir obtenu, pendant un temps, la direction de l’Ecole maternelle de Paimpol, puisque la lettre du 2 février 1891 à l’inspecteur d’académie, annonçant son mariage, est signée : « J. Marillier, ancienne directrice d’école maternelle à Paimpol ». Arch. Dept. Côtes-d’Armor, 1 T 1071.

18

Note du recteur d’académie de Rennes, 13 juillet 1883. Arch. Dept. Côtes-d’Armor, 1 T 1071.

(6)

Il est, fort heureusement, totalement soutenu par l’inspecteur primaire de Lannion, qui se dit convaincu que « ce bon instituteur, en rédigeant la pièce incriminée, n’a eu que le désir de rendre service à une pauvre femme ». Et de poursuivre : « Je connais assez son caractère obligeant et généreux pour le savoir incapable de faire pareils actes en vue de toucher quelques gratifications, comme l’insinue Mr le juge de paix de Tréguier… Je désire donc instamment que cette petite affaire soit totalement oubliée ». Nicolas Lebras s’en tire en conséquence avec « une sévère réprimande », après s’être engagé par écrit, dans une lettre au préfet, « à ne jamais recommencer

19

».

La promesse fut-elle au-dessus de ses forces ? Toujours est-il que, arrivé à l’improviste, de bon matin, à l’école de Penvénan, le 1

er

décembre 1879, l’inspecteur d’arrondissement a la surprise de

« trouver Nicolas Lebras, à huit heures et quart, à la mairie, entouré d’une vingtaine de femmes pauvres qui réclamaient des bons de pain, et non dans sa classe, qu’il avait confiée à un jeune homme qui se prépare à devenir instituteur ».

Après une admonestation sérieuse, il est « renvoyé à sa classe, et les femmes à leurs ménages ». Pour autant, l’inspecteur primaire ne se départ pas d’une certaine mansuétude pour « cet instituteur d’une grande intelligence et d’une grande capacité pédagogique, dont, de surcroît, la situation de famille est si digne d’intérêt : malheureusement, il est trop enclin à rendre service à tous ceux qui ont recours à lui ; les occasions ne manquent pas de s’abandonner à ce penchant de son cœur, et c’est le service de la mairie qui lui fournit surtout ces occasions de négliger quelquefois se classe, sans néanmoins y abandonner les enfants à eux-mêmes ». Et de conclure : « En résumé, Mr.

Lebras n’ayant commis que la faute de comprendre mal ses devoirs professionnels, il n’y a lieu que de lui donner un sérieux avertissement. S’il en tient compte, cette affaire ne doit pas avoir d’autre suite

20

». La leçon, cette fois, semble porter, car Nicolas Lebras s’efforce effectivement de rester fidèle à l’engagement qu’il prend auprès de l’inspecteur d’académie, le 5 février 1880, de faire « à l’avenir… tout ce qui dépend de [lui] pour que ni lui, ni M. l’inspecteur primaire n’aient aucun blâme à [lui] adresser ».

C’est donc en restant davantage dans le cadre scolaire que le père d’Anatole Le Braz donne désormais libre cours à ses sentiments altruistes, en prenant, par exemple, personnellement à sa charge le coût « des livres, cahiers et fournitures classiques des élèves indigents, pour lesquels la commune n’a jamais rien donné de spécifique en dix ans ». La bienfaisance a toutefois ses limites, ainsi qu’il s’en explique le 8 juillet 1884 au maire nouvellement élu, Louis Le Provost de Launay : « mes ressources personnelles se trouvant réduites, j’ai cru pouvoir refuser des fournitures à des enfants dont les parents me semblaient à même de les solder, puisque le père de quatre d’entre eux gagne, dit-on, 90 ou 100 francs par mois ; et ces élèves sont alors restés chez eux

21

». Animé du même état d’esprit, Nicolas Lebras se propose d’organiser, dès la rentrée de cette même année 1884, des cours du soir gratuits pour adultes, un mois seulement après leur instauration par Jules Ferry, alors Président du Conseil

22

.

L’évocation du seul nom de cet homme politique passé à la postérité non seulement pour avoir rendu la scolarisation obligatoire, mais plus encore, instauré la gratuité et la laïcisation de l’école primaire publique, suffit, à elle seule, à montrer que les années quatre-vingts marquent un tournant crucial de l’Histoire du système éducatif

23

. Cette évolution radicale de la politique scolaire au niveau

19

Lettre de l’inspecteur primaire à l’inspecteur d’académie, le 14 janvier 1879. Lettre de l’inspecteur d’académie au préfet, le 17 janvier 1879. Suite à cette affaire, l’inspection académique convie les instituteurs secrétaires de mairie de l’arrondissement de Lannion à une conférence sur « les dangers auxquels ils s’exposent en s’occupant d’affaires étrangères à leur service ». Arch. Dept. Côtes-d’Armor, 1 T 1071.

20

Lettre de l’inspecteur primaire à l’inspecteur d’académie, le 26 décembre 1879. Arch. Dept. Côtes-d’Armor, 1 T 1071.

21

Arch. Mun. Penvénan, 1 R 3.

22

Décret du 22 juillet 1884, disposant que ces cours peuvent être subventionnés pour moitié par l’Etat à la condition qu’ils durent au moins cinq mois, qu’ils soient ouverts à tous, et que la municipalité prenne en charge les frais de chauffage, d’éclairage et de rémunération des instituteurs les dispensant. Les archives n’indiquent malheureusement pas si des cours du soir pour adultes furent effectivement organisés dans la commune de Penvénan. Arch. Mun. Penvénan, 1 R 3 (lettre de Nicolas Lebras au maire, le 3 septembre 1884).

23

Loi du 16 juin 1881 « établissant la gratuité absolue de l’enseignement primaire dans les écoles publiques ». Loi du 22 mars 1882 rendant

obligatoire l’instruction primaire « pour les enfants des deux sexes, âgés de six ans révolus à treize ans révolus », et retirant « aux ministres des cultes

un droit d’inspection, de surveillance et de direction dans les écoles primaires publiques et privées ». Ces lois sont complétées, après le départ de Jules

(7)

national ne saurait tenir complètement à l’écart la modeste école penvénannaise et son dévoué directeur. Ce dernier, ami intime de l’abbé Villiers de l’Isle-Adam

24

et bénéficiant, lors de son arrivée à Penvénan, du soutien de l’abbé Paillard, recteur de la paroisse, demeure profondément attaché aux valeurs chrétiennes. Cela ne l’empêche toutefois pas d’adopter une attitude relativement distanciée par rapport à l’Eglise en tant qu’institution, allant même jusqu’à mettre violemment en garde son fils Anatole contre les interventions politiques de certains membres du bas clergé

25

.

Nicolas Lebras se trouvera de la sorte, un peu malgré lui, acteur de la « guerre scolaire » locale qui, insidieusement, se prépare, opposant surtout, dans un premier temps, l’école communale de filles à celle implantée par les religieuses de la congrégation des Filles du Saint-Esprit, à partir de 1871

26

.

Les premières escarmouches, encore relativement feutrées, ont lieu en novembre 1884, à l’occasion de la distribution aux enfants, lors du cours de catéchisme dominical, d’une

« chromolithographie ayant au recto un étendard attaché à une lance… et au verso un appel à la résistance contre la loi du 28 mars 1882 ». Face à cette « singulière gravure », rapportée à la maison par son jeune fils Emile, âgé de dix ans, Nicolas Lebras ne peut manquer de se demander si « c’est par hasard ou intentionnellement qu’elle a été donnée à [son] enfant ». L’affaire prend une tournure publique lorsque le tract est remis par un collègue du directeur au journal républicain « Le Lannionais », connu pour être proche du courant des

« Bleus de Bretagne

27

».

Les tensions ne prennent toutefois une tournure passionnée qu’au début de l’année 1891, à l’annonce de l’ouverture sur la commune d’un établissement privé congréganiste de garçons, tenu par les Frères de Ploërmel. Le 16 février, le directeur de l’école publique informe en effet l’inspecteur primaire que « le Sieur Geffroy, entrepreneur à Lanmérin, a conclu le jour précédent le marché de construction… pour le 1

er

octobre ». La nouvelle est immédiatement transmise à l’administration académique briochine, assortie d’un rapport extrêmement détaillé de l’inspecteur d’arrondissement de Lannion. Celui-ci se montre particulièrement sévère vis-à-vis de Nicolas Lebras, qu’il considère comme incapable, à soixante-cinq ans, de faire face à la situation

28

:

Ferry du Gouvernement, par la loi du 30 octobre 1886 disposant que « dans les écoles publiques de tout ordre, l’enseignement est exclusivement confié à un personnel laïque ». Dans l’hypothèse où des ecclésiastiques auraient été recrutés comme instituteurs dans des écoles publiques communales (comme la loi Falloux de mars 1850 en laissait la possibilité), ceux-ci doivent impérativement être remplacés par du

« personnel laïc » dans un délai de cinq ans.

24

Yves-Marie Victor Villiers de l’Isle-Adam, docteur en théologie et chanoine honoraire de Saint-Brieuc, est recteur de Ploumilliau de mai 1864 à sa mort, le 12 mai 1889. Anatole Le Bras, enfant, reçoit de lui ses premières leçons de latin. André Cresseveur, Regards sur Ploumilliau, Maury Imprimeur, Malesherbes, 1992, p. 154 – 158. Yann-Ber Pirou, Au-delà de la légende… op. cit., p. 14, 26-28.

25

C’est ainsi qu’il écrit à Anatole Le Braz, à propos des ecclésiastiques mêlant un peu trop intimement politique et religion : « Et pourtant, d’où viennent-ils, pour la plupart ? De modestes fermes ou de petits ateliers ; mais dès qu’ils ont endossé ces quelques mètres d’étoffe qu’on appelle soutane, ils renient leur origine plébéienne en devenant nobles et seigneurs ». Yann-Ber Pirou, Au-delà de la légende… op. cit., p. 49.

26

Nicole Chouteau, Histoire de Penvénan, Port-Blanc, Buguélès, Les Presses Bretonnes, Saint-Brieuc, 1971, p. 85. Les premières tensions sérieuses surviennent dès 1880 entre les deux écoles féminines, sans qu’intervienne aucunement Nicolas Lebras. Dans un long rapport en date du 7 octobre, l’inspecteur primaire de Lannion dénonce vigoureusement « la situation qui est faite aux écoles communales de Penvénan, par la concurrence déloyale que leur fait l’école libre de filles, dirigée par des religieuses de la Congrégation des Filles du Saint-Esprit ». S’élevant contre « les procédés de ces Dames », il s’en prend tout particulièrement à la directrice, Mme Le Roy, « qui ne fait pas de classe, bien que l’école soit en son nom : elle s’est réservé une fonction plus importante que celle d’instruire les enfants : celle de les arracher, en quelque sorte, à leurs familles, par des promesses fallacieuses et par des allégations mensongères ; elle s’en acquitte non seulement par elle-même, mais par l’influence occulte, non hautement proclamée, du clergé et des bigotes ! Mais qu’y faire ? Je ne connais aucun article de loi sur lequel on puisse s’appuyer pour mettre un terme à cette conduite inqualifiable des congréganistes. Dans toutes les communes où l’instruction laïque et l’instruction congréganiste se trouvent en présence, il y a au moins une religieuse chargée de recruter des élèves, et les prêtres ne font pas faute de les seconder par tous les moyens dont ils peuvent disposer ». Et de conclure : « La situation à laquelle il faut remédier, ne fait qu’empirer ! » Arch. Dept. Côtes-d’Armor, 1 T 1071.

27

Lettre de Nicolas Lebras à l’inspecteur primaire de Lannion, le 23 novembre 1884. Lettre de l’inspecteur primaire à l’inspecteur d’académie, le 25 novembre 1884. Arch. Dept. Côtes-d’Armor, 1 T 1071.

28

Rapport du 2 février 1891, faisant suite à un précédent courrier de Nicolas Lebras abordant déjà la question. Arch. Dept. Côtes-

d’Armor, 1 T 1071.

(8)

« J’apprends que des sommes assez considérables ont déjà été recueillies ; le clergé est actuellement en pourparlers pour l’acquisition du terrain destiné à servir d’emplacement à la nouvelle école, et… une réunion a dû être tenue au presbytère dans le but de former un comité civil chargé du patronage de cette école.

« Dans ces conditions, je me demande s’il ne sera pas utile, sinon nécessaire, de remplacer M. Lebras avant l’époque de liquidation de sa pension. M. Lebras, en effet… est fatigué, usé, et n’a plus l’énergie nécessaire pour diriger d’une façon satisfaisante une école si importante. A mon avis, il serait donc utile qu’il fût remplacé quelque temps avant l’ouverture de l’école concurrente. Mais il y a lieu de considérer que si nos adversaires doivent recourir à une construction pour l’installation de leur école, il est fort probable qu’ils ne pourront l’ouvrir avant le mois de septembre prochain. Il ne serait donc pas indispensable de nommer dès maintenant un nouvel instituteur à Penvénan. J’aurai d’ailleurs soin de vous tenir au courant ».

Dès le 23 février 1891, l’inspecteur primaire adresse un nouveau courrier à son supérieur hiérarchique :

« L’installation d’une école privée congréganiste de garçons à Penvénan sera un fait accompli à dater du 1

er

octobre prochain.

« Il s’agit donc de savoir si, pour sauvegarder les intérêts de l’école publique, il ne sera pas nécessaire de remplacer M. Lebras avant la fin de l’année scolaire.

« Je vous ai fait connaître mon avis à ce sujet… mais vous connaissez vous-même cet instituteur, et, après nouvelle entente avec M. le sous-préfet, je ne puis que vous faire savoir que je m’en rapporte entièrement à votre haute expérience. Vous prendrez donc la décision qui vous paraîtra la plus conforme aux intérêts de l’école de Penvénan, tout en ménageant autant que possible les divers intérêts engagés dans cette question

29

».

Devant le danger d’une mutation d’office à quelques mois de la retraite, particulièrement injuste au vu de son dévouement envers les Penvénannais de tous âges, tant comme instituteur que comme secrétaire de mairie, Nicolas Lebras ne reste pas inactif, et mobilise – ainsi qu’il a toujours su le faire dans sa vie – ses réseaux de soutien : en l’occurrence, c’est sa fille Joséphine qui, cette fois, intervient dès le 21 février, depuis Paris, directement auprès de l’inspecteur d’académie, forte de son tout récent mariage avec un maître de conférences à l’Ecole des Hautes Etudes, également professeur à l’Ecole Normale. Sa plume n’a rien perdu de son ancienne vigueur et de sa franchise :

« Le bienveillant intérêt que vous portez à tous vos instituteurs m’enhardit à vous écrire aujourd’hui.

« Ma jeune sœur, institutrice à Trédarzec, m’écrit que mon père, Monsieur Lebras, instituteur à Penvénan, est menacé d’un changement et d’une nomination dans un petit poste de votre département.

« Je ne sais, Monsieur l’Inspecteur d’Académie, ce qui a donné lieu à cette décision, mais elle me paraît cruelle. Mon père avait, je crois, droit à une moins triste fin de carrière, et c’est là un pénible couronnement de quarante-huit ans de services.

« Nous lui avons fait demander sa retraite au mois de décembre dernier. Elle va donc être liquidée dans deux ou trois mois. Est-ce trop demander de votre obligeance, Monsieur l’Inspecteur d’Académie, que de vous prier de le laisser ces quelques mois à Penvénan ? Sa femme est en ce moment très malade, et ce déplacement pourrait lui être funeste.

« J’aime à croire, Monsieur l’Inspecteur d’Académie, que je n’aurai pas eu tort de m’adresser à votre bonté, si connue de tous vos instituteurs ».

Résultat d’une intervention en haut lieu, ou simple triomphe du bon sens, Nicolas Lebras peut finalement rester à son poste de directeur de l’école publique de Penvénan jusqu’à son départ en retraite, le 31 mai 1891

30

. Il quitte alors la commune pour Tréguier

31

, non sans connaître d’ultimes et rocambolesques désagréments, suite à la publication, le 6 juin, de ses états de services par le journal

29

Arch. Dept. Côtes-d’Armor, 1 T 1071.

30

Notice individuelle et états de services de Nicolas Lebras. Arch. Dept. Côtes-d’Armor, 1 T 522.

31

Il s’établit dans l’ancien Hôtel de Trogoff, belle demeure située à l’angle des rues de La Chantrerie et de la Croix de Mission. Yann-

Ber Pirou, Au-delà de la légende… op. cit., p. 69.

(9)

l’Indépendance bretonne, quotidien « catholique, politique, commercial, maritime et agricole » avec l’administrateur duquel il est suspecté d’entretenir « des rapports suivis et intimes, et auquel il serait d’ailleurs uni par des liens de parenté », double faute politiquement impardonnable en ces temps d’opposition radicale entre républicains et conservateurs

32

!

Le départ de Nicolas du bourg de Penvénan ne marque pas pour autant la fin des rapports privilégiés entretenus entre la famille Le Braz et la commune.

Ce même été 1891 en effet, Anatole choisit d’y revenir pour y passer ses vacances comme à l’accoutumée, cette fois en compagnie de son épouse, Augustine-Jeanne Le Guen, veuve d’Edouard Donzelot, avec laquelle il s’est marié le 6 août de l’année précédente. Ne pouvant plus bénéficier du logement de fonction paternel, il sous-loue à Port-Blanc une minuscule maison à une veuve, Jeanne Le Goff, ne comportant qu’une porte et une seule fenêtre, propriété, en réalité, de Ferdinand de Saintilan, receveur des contributions indirectes à Tréguier. Il finit par la lui acheter en 1897, conjointement avec la maison mitoyenne dite du Castel Lic (sic !), un peu plus grande, puisque comportant six ouvertures

33

. Le 1

er

juin 1908, il agrandit de façon notable le premier bâtiment, en lui adjoignant « une addition à sept ouvertures

34

», et le réunit au second, donnant à sa propriété du Castellic sa physionomie actuelle.

Notons, pour l’anecdote, que l’identité d’Anatole Le Braz semble, au départ, poser quelques problèmes au secrétaire de mairie ayant succédé… à Nicolas Lebras. Les registres cadastraux municipaux parlent en effet, dans un premier temps, de Christophe Le Bras, Professeur au collège de Quimper (1897), avant de rétablir : Anatole Le Bras, Professeur à Rennes, tout en indiquant l’adresse de son appartement à Versailles

35

.

Les années passent, et la renommée d’Anatole Le Braz, s’accroît, tandis qu’il devient une personnalité culturelle majeure de la Bretagne, restant cependant toujours fidèle à son havre de paix estival de Port-Blanc. Désormais reconnu – y compris au niveau local –, il noue une solide amitié avec Charles Dagorn, Maire de Penvénan de 1912 à 1938. Aussi, c’est tout naturellement vers lui que ce dernier se tourne, afin de lui demander de prendre part à l’inauguration du Monument aux Morts de la commune, le 10 septembre 1922. Dès le 5 août, Anatole Le Braz lui donne sa réponse, toute emprunte de l’émotion d’un père ayant perdu au Front son fils unique, Robert, tué près de Nancy, le 23 septembre 1915

36

:

32

Ce quotidien, fondé en 1870 à Saint-Brieuc par Hippolyte Raison du Cleuziou, avec le soutien des députés et sénateurs conservateurs, a pour administrateur et rédacteur en chef Guillaume Corfec, celtisant et favorable à la défense des institutions bretonnes, qui a été pendant un temps secrétaire de mairie à Penvénan. Pour couper court à toute rumeur, Nicolas Lebras lui demande officiellement une mise au point, parce que « certaines personnes pourraient croire qu’il lui aurait lui-même fourni… ses états de service ».

Dans le même temps, il « jure sur l’honneur » à l’inspecteur primaire « qu’il n’en a jamais donné communication à personne, ni à aucun journal – et… moins à l’Indépendance Bretonne qu’à tout autre – surtout au moment où l’Administration… s’est montrée si paternelle à [son] égard ». Dans sa réponse, le 13 juin 1891, Corfec indique que « les renseignements publiés dans l’Indépendance et dans l’Electeur des Côtes-du-Nord viennent des registres matricules que [Lebras lui-même] faisait signer à la fin de chaque année par le maire de Penvénan », et précise qu’ « il avait le droit de les publier sans être tenu d’indiquer la source à laquelle il les avait puisés ». Ce démenti public plonge l’inspecteur primaire de Lannion dans l’embarras, dans la mesure où « les détails [de carrière] dont il s’agit n’ont pu être fournis que par l’Administration ou l’intéressé ». Et de poursuivre : « Si donc, contrairement à ma première supposition, M. Lebras peut prouver qu’ils n’ont été donnés ni par lui, ni par les siens, il faudra admettre qu’une indiscrétion a été commise par l’Administration. J’aime à penser, Monsieur l’Inspecteur d’Académie, que vous ne m’avez pas supposé capable de la commettre ; quoi qu’il en soit, j’établirai facilement, s’il y a lieu, que je n’ai jamais eu, ni de près, ni de loin, aucune relation avec M. Corfec ni avec ses amis ». Arch. Dept.

Côtes-d’Armor, 1 T 1071. Marcel Leguen, Deux siècles de Presse écrite en Bretagne, Coop Breizh, Spézet, 2002, p. 88-89.

33

Matrices cadastrales, cases 153, 293 (parcelles E 12 et E 905), Arch. Mun. Penvénan, 1 G 6.

34

Arch. Mun. Penvénan, 1 G 64 : Registre des Contributions sur les constructions nouvelles, reconstructions, additions de construction et affectation de terrains à usages commerciaux ou industriels (1892-1951), déclaration n° 73 du 14 août 1908, souscrite par Yves Philippe, de Tréguier,

« ayant mandat de Mr Anatole Le Braz, Professeur à Rennes ».

35

19 bis avenue de Paris.

36

Arch. Mun. Penvénan, 1 M 7 : Dossier d’édification du Monument aux Morts.

(10)

« Monsieur le Maire, et cher ami de longue date,

« Je suis très touché de votre démarche et, bien que je m’abstienne autant que possible, désormais, de toute cérémonie officielle, je considère que, dans la circonstance, je n’ai pas le droit de me dérober à votre aimable invitation. Ce sera pour moi une précieuse satisfaction morale que de rendre hommage aux fils d’une commune à laquelle m’attachent des liens si anciens, et que j’ai adoptée pour mon séjour de prédilection.

« Vous pouvez donc compter sur moi pour le 10 septembre, et je vous prie, en attendant, Monsieur le Maire et cher ami, de trouver ici l’assurance de mes sentiments les plus cordiaux ».

Le jour dit, vers 11 H 30, à l’issue d’un service funèbre, et après l’appel des cent dix noms des tombés au champ d’honneur, une fois achevé le poignant discours de Charles Dagorn, Anatole Le Braz prend la parole. Lui dont les travaux scientifiques majeurs ont été consacrés à la mort en Bretagne, trouve des accents d’une sincérité et d’une justesse absolues, pour évoquer cette jeunesse tragiquement disparue :

« Mes chers compatriotes penvénannais,

« Votre Maire a voulu que j’unisse ma voix de simple citoyen penvénannais à celle des personnages publics assemblés ici, à l’ombre de cette église, sur cette margelle de cimetière, au pied de cette pierre du souvenir, pour apporter un solennel hommage à ceux des fils de votre municipe qui, cultivateurs des terres ou pêcheurs des côtes, s’en sont allés, un matin d’août, par les routes que voilà, vers la plus tragique des aventures, et n’en sont plus revenus, ou n’en sont revenus que morts, après avoir stoïquement consenti le suprême sacrifice pour le salut du monde civilisé.

« J’obéis au désir de mon ami Charles Dagorn, rompant ainsi un vœu qui date du premier jour de la guerre. Condamné par mon âge à rester éloigné du carnage où de plus jeunes succombaient pour moi, je m’étais fait le serment qu’aussi longtemps que durerait leur glorieux martyre, par une goutte d’encre vaine ne tomberait de ma plume d’homme de lettres, pour se mêler au sang qui teignait leurs lauriers. Cette pudeur sacrée, je l’éprouve aujourd’hui autant que jamais, et j’avoue que si j’avais eu le choix, c’est en silence – et un silence gonflé de larmes – que j’eusse préféré communier avec vous dans le deuil de vos enfants, ô mères penvénannaises, estimant qu’ils sont de ces héros dont le plus illustre orateur religieux de la France déclarait, il y a deux siècles, que « leurs seules actions les peuvent louer ».

« Mais, en parcourant, ces jours derniers, la liste funèbre de leurs noms sur la stèle votive qui les gardera de sombrer dans l’oubli, j’ai soudain senti leurs syllabes familières, d’une sonorité si locale, retentir au plus intime de mon être, comme un rappel jailli des profondeurs de mon passé. Voici quelques quarante-cinq ans, en effet, que j’ai appris à mettre des figures amies derrière la plupart de ces cent dix noms, et je n’en sache guère qui, depuis lors, soient demeurés plus étroitement associés à ma vie.

« Les fils que tu pleures et que nous glorifions, ô Penvénan, ont vécu et sont morts les yeux fixés sur toi.

Ton nom habitait leurs lèvres, tes horizons les enveloppaient. Ton haut plateau lumineux coupé d’étroits vallons, tes rivages merveilleusement nuancés où s’égrènent des colliers d’îles, se sont toujours interposés entre eux et les réalités infernales au milieu desquelles les enchaînait un terrible devoir. Ils t’ont dû de lutter sans défaillance jusqu’au moment de tomber sans plainte. Et c’est par là qu’ils ont été vraiment grands, d’une grandeur simple et sobre, d’une grandeur sans bruit et sans faste, bref, d’une grandeur à la Bretonne

37

».

Est-il possible de trouver texte plus beau et plus bouleversant pour évoquer, non seulement le sort terrible des soldats tués durant le premier conflit mondial, mais encore la profondeur de l’attachement d’Anatole Le Braz à Penvénan ?

Thierry Hamon

Maître de Conférences en Histoire du Droit à l’Université de Rennes I

Maire adjoint de Penvénan, en charge des Affaires Scolaires, Culturelles et Sportives.

37

Texte publié par La Dépêche de Brest, le mardi 12 septembre 1922. Le 23 septembre 1915, Anatole Le Braz a perdu son fils unique,

Robert Le Braz, tué au Front près de Nancy, à Hoéville. Yann-Ber Pirou, Au-delà de la légende… op. cit., p. 343.

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