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Le rugby à XV, entre philosophie et mythologie

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Academic year: 2021

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Le rugby à XV, entre philosophie et mythologie

Thierry Ménissier

(Paru dans la Revue de la BNF, dossier « Pop philosophie », 2017/1 (n°54), p. 38-45)

Si l’on s’en tient à l’image que le grand public se fait du rugby à XV et de la philosophie, il serait tentant de croire que le premier a peu de chances de convaincre les philosophes : ce sport pratiqué par des hommes endurcis et prêts à en découdre, capables de braver collectivement à la fois les éléments et toutes formes d’adversité, ce combat collectif, qu’a-t-il pour séduire la philosophie, activité essentiellement livresque qui semble relever du calme feutré des salons ou, plus loin encore de la fureur des stades, des enceintes académiques où la méchanceté humaine est si policée ?

Pourtant on ne peut ignorer le véritable engouement dont nombre de philosophes font preuve pour le sport roi. Plus exactement, pour ceux qui ne méjugent pas l’activité sportive, le rugby est souvent classé devant – et même loin devant – les autres sports. Ce qui peut sembler à première vue contre-intuitif et réclame une justification : loin d’être la manifestation d’un goût déplacé pour le « trivial », le rugby résiste si bien à la philosophie qu’il lui fournit même matière à penser. Pour autant, l’opinion selon laquelle le rugby est, parmi les activités physiques, la plus noble et la plus importante de toutes aux yeux de ses adeptes, relève d’un ensemble de non-dits, voire d’un secret d’initiés. Et dans ce jugement, il faut le reconnaître, on est juge et partie – en effet le rugby constitue quasiment une éthique et une religion pour ceux qui l’ont approché et pratiqué. Il existe une confrérie des intellectuels, philosophes ou non, amateurs de rugby, et l’affiliation à ce groupe repose sur des codes implicites, très vite perçus dans l’échange, renforçant l’entre soi que nourrit le sentiment d’appartenir à une double élite : rugbymen et intellectuels.

Ce qui intéresse le philosophe dans le rugby, c’est tout à la fois son « esprit des lois » particulier, l’éthique et l’esthétique qu’il promeut, enfin la manière dont il conjugue nature et culture. Autant d’aspects qui se trouvent engendrés par le génie propre de ce jeu, c’est-à-dire par le rapport entre son potentiel initial et la (ou les) cultures(s) que sa pratique a permis de développer en des lieux variés, et qui lui confèrent la valeur d’une forme de vie cohérente et originale.

Particularités épistémologiques d’un jeu bizarre et complexe

L’attrait de la philosophie – discipline qui depuis Aristote place très haut la capacité humaine d’étonnement – pour le rugby vient d’abord de la bizarrerie caractéristique de ce sport. Celle-ci repose elle-même sur deux faits fondateurs. Premièrement, l’objet qui focalise l’attention des joueurs et du stade, le ballon, est de forme ovale, ce qui fait de lui un outil aussi agréable à manipuler que délicat à exploiter tant au pied qu’à la main. Redoutable

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complexe le moindre déplacement du jeu et ajoute à ce dernier d’irréductibles possibilités de variation. Il est vraiment étrange d’avoir confié aux caprices d’un ballon qu’on dirait parfois habité d’un malin génie décidé à se jouer des intentions humaines les mieux planifiées le rôle d’intermédiaire dans une bataille où les combattants se rendent coup pour coup… N’est-ce pas là une des formes les plus abouties de l’humour anglais, aussi improbable que la légende fondatrice du collégien William Webb Ellis (1806-1872) ramassant tout à coup la balle et courant vers le but « avec un parfait mépris pour les règles du football tel que joué à son époque » (ainsi qu’il est inscrit sur sa tombe à Menton) ?

Deuxièmement, la règle cardinale stipule que, pour faire avancer l’équipe, il est nécessaire de passer le ballon à la main vers l’arrière. Une telle contrainte dans la circulation du ballon induit une gestuelle très particulière, la maîtrise corporelle de base de ce jeu impliquant qu’on se tourne vers le partenaire démarqué en exposant son propre corps à l’adversaire résolu à vous plaquer, c’est-à-dire à enlacer votre corps d’une manière suffisamment ferme pour stopper votre course ou assez forte pour vous faire échapper le ballon. L’association d’un scrupule fondamental dans le mouvement (qui consiste à choisir de ne pas aller trop vite en refusant de propulser vulgairement le ballon droit devant) et de la rudesse de la confrontation corporelle présente en elle-même quelque chose de comparable à la démarche qui anime toute vie philosophique, capable de se confronter au réel tout en prêtant attention à ses détails.

La complexité des règles du rugby, ensuite, constitue un puissant motif d’attrait ; elle représente pour le non-initié un véritable défi ! Nécessaires au fonctionnement d’un sport de ballon qui repose sur un combat collectif physiquement très engagé, elles sont destinées à contenir l’agressivité des participants et parviennent de fait à limiter les risques de blessure.

Parce qu’il est fasciné par l’ordre complexe, le philosophe se retrouve dans plusieurs règles rugbystiques, telle la règle du hors-jeu ou celle qui organise le gain de balle dans la phase de remise en jeu sur touche. D’où ce paradoxe propre à l’interpeller : s’il s’avère parfois franchement byzantin par la difficulté de certaines de ses phases, le jeu contraint sévèrement des joueurs qui pourtant se livrent à fond, dans un engagement intense et apparemment simple et direct, mais cela d’autant plus que le cadre ainsi défini se trouve sécurisé par un arbitre de champ qui mène fermement les débats. La double confiance dans le caractère impeccable des règles du jeu, dans leur capacité parfaite à organiser la confusion, d’une part, et dans l’impartialité du referee pour les appliquer et calmer les ardeurs trop fortes, de l’autre, tel est peut-être l’élément distinctif d’une activité susceptible d’être considérée par des esprits qui, dans l’ordre épistémologique, apprécient les manières dont les cas sensibles les plus hétérogènes peuvent s’inclure dans des catégories certes abstraites mais adéquates. À cet égard, on serait tenté de dire qu’il existe une justesse du jeu de rugby, favorisant l’organisation de parties d’échecs avec des corps vivants, passionnés et en mouvement.

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La dimension éthique : les valeurs du rugby

Liées à la pratique d’un sport physiquement et mentalement très exigeant, les valeurs du rugby sont souvent vantées. Si elles tendent depuis toujours à être un motif de folklore, c’est d’abord parce qu’elles reposent sur un paradoxe : ce sport de combat – quiconque s’est présenté en short sur le pré entouré de ses camarades pour disputer une partie le sait intimement – demande un engagement d’un très haut niveau. La disposition agonale qu’il requiert, la pugnacité, le courage physique concourent à (re)découvrir à chaque match qu’une épreuve, c’est une expérience qui implique des vertus qu’on ne se sait pas avoir avant de la vivre. Car durant les quatre-vingts minutes que dure la partie, quinze gaillards vous font face, résolus à vous soumettre à leur volonté, nul ne peut se dérober sans rougir à la confrontation physique qui constitue la base du jeu, les impacts sont rudes, et chacun doit gagner son duel contre son adversaire direct – il y va du salut de l’équipe, comme ne manque jamais de le répéter le coach qui hurle sur le bord de la touche quand un joueur rate un plaquage ! Selon un capitaine du XV de France, le rugby est peut-être « le seul sport où on se rencontre, alors qu’ailleurs on se croise » (Lucien Mias). Il n’en demeure pas moins que sa pratique, si stimulante par bien des aspects, consiste également en la rencontre de la fureur humaine. Par suite et logiquement, la solidarité dans l’adversité créée par de telles conditions a toujours représenté un élément distinctif de la pratique rugbystique, un motif puissant pour vanter ses vertus pédagogiques, enfin un trait qui permet de créer chez les pratiquants un sentiment communautaire au-delà de leurs divergences politiques.

Le rugby est donc souvent considéré comme exemplaire du point de vue éthique ; son exemplarité axiologique repose sur le produit résultant de la complexité des règles, de la difficulté des exercices, de la rudesse du combat et de la nécessité de se dépasser ou de se réinventer dans l’effort. Mieux encore, il vient de ce qu’on appelait autrefois « l’amour du maillot », étonnante disposition qui, par solidarité, conduit à endurer bravement le froid, la pluie et les coups au profit des siens dans le respect des autres, et ce d’autant plus que ces adversaires sont eux-mêmes rudes et braves. Il dispose à l’humilité, puisque dans ce sport une action individuelle brillante résulte nécessairement d’une action collective invisible : si l’ailier, au terme de son débordement le long de la touche, inscrit un magnifique essai, ce n’est pas seulement parce que le trois-quarts centre qui l’a servi et démarqué s’est sacrifié en

« allant à la corne », c’est qu’un obscur pilier gauche, tout au début de l’action, a gagné son duel en mêlée en réussissant, la nuque arc-boutée contre celle de son vis-à-vis, à faire le demi- pas qui a permis la conquête initiale du ballon. « No scrum no win », le match se gagne devant, les gens rapides et brillants ont besoin des gros et des besogneux : la puissance éthique de ce sport vient du fait que cette vérité, au rugby, tout le monde la connaît et personne ne peut l’oublier.

Aussi, la tenue éthique des joueurs de rugby est-elle souvent appréciée et vantée.

Quelques règles remarquablement contraignantes concourent à cette légitime renommée,

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immédiate, n’ont le droit ni de discuter les décisions de l’arbitre, ni même de lui parler, quand bien même elles lui sembleraient injustes et révoltantes. Ou encore celle qui sanctionne d’une expulsion temporaire ou définitive le joueur qui, bousculé ou frappé par un adversaire, répond brutalement par un coup violent en dehors d’une action de jeu (« Bref, tu reçois, mais tu n’as pas le droit de rendre », c’est ce que tout éducateur apprend à des enfants totalement incrédules devant cette règle !). À l’instar des arts martiaux, mais tout en demeurant un jeu, ce sport fournit donc au pratiquant l’occasion de se tester dans l’engagement extrême et la maîtrise de soi, dans la capacité à faire face à la douleur et au stress tout en restant lucide au service du collectif. En d’autres termes, il permet de faire montre de sa bravoure à chaque fois qu’il faut stopper un adversaire, enrayer une attaque ou sauver son camp, et aussi de son intelligence situationnelle quand, dans les secondes qui suivent l’acte défensif le plus rude, on se relève pour contribuer avec ingéniosité à la transformation du jeu et construire une offensive collective gagnante. Cette transformation est rendue possible par ceci que, dans cette pratique, être courageux consiste à savoir s’engager au profit des autres.

Le style, au croisement de la nature et de la culture

Certes, la pratique du rugby demeure relativement confidentielle : non seulement elle se cantonne à des espaces régionaux qui agissent comme de véritables creusets (comme le Sud-ouest français), mais il n’y a guère plus de quinze nations de niveau mondial et l’on peut avec une marge d’erreur limitée prédire qui, tous les quatre ans, sera champion. Néanmoins ce constat se voit tempéré par la diversité des cultures et la « typicité » des nations. Au rugby, le style de jeu est fonction d’un rapport intéressant entre les dispositions physiques innées des nations, les habitudes locales et l’histoire rugbystique. C’est vrai aussi bien des terroirs français comme des autres régions du monde. On ne joue pas au rugby de la même manière en Languedoc et en Gironde, au Pays Basque et dans les Alpes ; les Écossais des Borders présentent un style différent des Gallois de Swansea ou des « coupeurs de tête » de Tucumán en Argentine… Iliens du Pacifique (Tonga, Samoa, Fidji) et Australiens, Anglais et Néo- Zélandais, Sud-Africains et Irlandais entretiennent au sein du même jeu des attitudes et nourrissent des cultures irréductiblement différentes. Il ne s’agit pas de traits superficiels, anecdotiques – il s’agit d’éléments distinctifs et caractéristiques qui se recombinent à chaque partie dans une alchimie particulière et donnent aux confrontations une allure typique, susceptible de rentrer dans une stylisation esthétique. Un match Écosse-Afrique du Sud, par exemple, s’avère attirant par son opposition dans les écritures et les tonalités, comme un affrontement entre les Bleus de France et les All Blacks de Nouvelle-Zélande. Au rugby, on s’affronte mais aussi on joue ensemble, et la confrontation aiguise le style.

C’est ce qui fait que certaines actions et même des parties entières sont considérées comme de véritables chefs-d’œuvre, servant de références sur le plan esthétique. Peut par exemple prétendre au titre de plus belle action de l’histoire du jeu « l’essai du bout du

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monde » pointé dans l’en-but néozélandais par l’arrière Jean-Luc Sadourny le 3 juillet 1994, après que huit de ses partenaires eurent porté le ballon dans une action vive et brillante comme un éclair en adoptant des courses tantôt d’une grande pureté classique, tantôt totalement imprévisibles (à commencer par l’invraisemblable relance initiale de l’ailier gauche Philippe Saint-André). La première victoire française sur le sol néo-zélandais à l’Eden Park d’Auckland le 14 juillet 1979 (24-19) après la déroute subie la semaine précédente est un symbole du courage de nos compatriotes. Plus près de nous, dans un affrontement a priori encore plus disproportionné, le match victorieux des Japonais sur les Sud-Africains lors de la dernière Coupe du Monde le 19 septembre 2015 (34-32) nous remémore qu’au rugby l’intelligence dans la concentration des énergies permet à un collectif dont chaque membre est techniquement et physiquement inférieur à son adversaire de l’emporter avec panache.

Conclusion : une mythologie héroïque pour notre temps ou une matrice d’autorité ?

La force du rugby est de suggérer que rien n’est jamais définitivement perdu pour ceux qui sont résolus à associer leurs différences au moment de faire face à l’adversité. Les grands champions qu’a connus ce jeu ressemblent à des figures héroïques capables, derrière leurs exploits sportifs, de prouesses mythiques du fait de leur très grande force de caractère : les Spanghero et Philippe Sella, Gareth Edwards et J.P.R. Williams, David Campese et John Eales, Jonah Lomu, Richie MacCaw et Dan Carter, et tant d’autres. Sur un tout autre plan, mais qui n’est nullement à négliger car il nourrit le rugby de toujours, il faut avoir connu et vécu des derbys pour appréhender la puissance émotionnelle de ce jeu. Des affiches anciennes comme Dax contre Mont-de-Marsan, Brive contre Tulle, ou encore d’autres d’aujourd’hui, d’apparence plus modestes, comme un FC Grenoble-Lyon Olympique Universitaire en cadets Alamercery (moins de 16 ans) sont autant de parties qui, chaque dimanche, peuvent fournir le spectacle effrayant du choc que se livreraient deux hordes d’animaux hargneux affrontés. Des boucs, des aurochs, des sangliers, des ours, des tigres, des éléphants et même… des gazelles inspirées à la course géniale. Dans ce monde policé, procédurier et aseptisé, le rugby paraît attester qu’il existe encore des lieux consacrés et des moments bénis où peut s’exprimer une puissance sauvage, une force collective faite de l’engagement de chacun au profit des autres, un espace heureusement dédié à la volonté d’exprimer ensemble des passions débridées et de créer des improvisations inspirées.

C’est pourquoi, au moment de conclure, il faut vanter la magie d’une pratique relevant d’une ambiguïté fondamentale et sans doute indépassable. D’un côté, un jeu qui convoque le mythe, en ce qu’il appelle le rêve de forces surnaturelles capables de s’incarner en figures humaines durant le temps d’une partie. De l’autre, la vertu formatrice d’un sport plus collectif que tous les autres équivaut à une leçon pour la philosophie politique. Véritable « matrice

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nouveau cogito » doté d’une puissance réflexive (ainsi que l’écrit avec profondeur Robert Damien dans son Éloge de l’autorité. Généalogie d’une (dé)raison politique, 2013). Cette ambiguïté se trouve parfaitement résumée dans la sage sentence d’un des plus grands joueurs français, Jean-Pierre Rives : « le rugby permet aux enfants de devenir des hommes, et aux hommes de rester des enfants. »

L’auteur :

Thierry Ménissier est Professeur des Universités en philosophie politique à l’Université Grenoble Alpes. Ses recherches inspirées par Machiavel et Hannah Arendt visent la compréhension des mutations en cours : transitions et évolution sociales, nouvelles formes d’engagement et d’éducation, ruptures technologiques et innovations. Elles questionnent les formes contemporaines de l’action à travers la dimension de la coopération et de la création collective des possibles. Il a été joueur puis éducateur en école de rugby et anime aujourd’hui la commission éthique du Comité des Alpes de la Fédération Française de Rugby.

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