HERMINETTES OCEANIENNES
Résumé: L'herminette est un outil majeur de l'Histoire technique, notamment en Océanie où elle occupe une place centrale dans les systèmes technique et symbolique des sociétés de langue austronésienne. Son étude permet d'approcher à la fois les organisations sociales, les pratiques cérémonielles et les relations intercommunautaires passées.
Abstract: Adzes are major tools in the history of techniques, especially in Oceania, where it is central to technical and symbolic systems of the Austronesian speaking societies. They provide critical informations on social organization, rituals and exchange systems.
Mots-clés: Culture matérielle, Traditions orales, Technologie culturelle, Prestige, Rituel, Echange.
Keywords: Material culture, Oral traditions, Technology, Prestige, Ritual, Exchange.
L’herminette est un outil composé d'une lame et d'un manche et est utilisé en percussion lancée, face à l'utilisateur. Elle se distingue de la hache par son tranchant asymétrique et l'orientation perpendiculaire de la lame par rapport au manche. Bien que typologiquement différenciés, ces deux outils développés simultanément remplissent des fonctions techniques comparables dans le travail du bois, et partagent une caractéristique fondamentalement nouvelle dans la longue Histoire de la technologie lithique: le polissage de la partie active voire de la totalité de la lame, de manière à régulariser et consolider le tranchant, ce qui permet de travailler le bois de manière plus intensive. La genèse de cet outil est liée à l'établissement et à l’expansion des sociétés néolithiques sur tous les continents depuis le milieu de l'Holocène. L'utilisation de cet outil en Occident jusqu'à la période industrielle traduit une excellente adaptation technique au travail du bois. Dans son célèbre travail de technologie comparée, A. Leroi-Gourhan (1971) qualifie l'herminette d' "objet capital dans l'Histoire technique", et démontre en même temps à quel point cet outil répond à une forme de nécessité mécanique liée à une utilisation perpendiculaire au fil du tranchant, qui permet à la fois de lever des copeaux ou des éclats et d'éviter à l'artisan de se blesser.
L'herminette a joué un rôle essentiel dans la transformation du couvert forestier et le développement des pratiques horticoles en Asie du Sud-Est et dans les îles du Pacifique, où elle était utilisée quotidiennement jusqu'à l'importation des outils en métal par les premiers navigateurs occidentaux. Elle constitue un élément particulièrement central dans la culture matérielle des sociétés austronésiennes, où elle est également utilisée dans la construction des pirogues (notamment les grandes pirogues de voyage qui ont permis le peuplement du Pacifique), ainsi que dans les travaux de charpenterie ou de sculpture du bois. La lame y était le plus souvent confectionnée à partir de roches tenaces (volcaniques, sédimentaires ou métamorphiques), ou à partir de coquilles de bivalves (Tridacna sp.) dans les nombreux atolls ou îles basses dépourvues de matériaux lithiques exploitables. La lame était ensuite fixée à un manche coudé monoxyle à l'aide de vanneries plus ou moins complexes (Fig. 1). La variabilité régionale des formes de lame et de manche, très discutée dans les classifications typologiques établies par les archéologues, dépend à la fois des matériaux accessibles et des savoir-faire mis en œuvre par les artisans (Pétrequin & Pétrequin, 1993). L'ensemble des artefacts archéologiques associés à la production des lames constitue une source d'information
importante pour appréhender le fonctionnement des sociétés océaniennes passées. Leur analyse permet d'aborder la question des stratégies techniques et économiques mises en place au fil des siècles pour produire et distribuer des outils relativement standardisés en grande quantité, dans des contextes insulaires où l'accès à des matières premières de qualité est parfois très limité (Hermann, 2016).
En Polynésie, certaines herminettes considérées comme des outils magiques (tapu) étaient manipulées uniquement par les élites religieuses lors de certains rites de fertilité, dans les cérémonies liées à la construction des pirogues sacrées ou des maisons de chefs, ou encore pour clore des conflits guerriers et marquer le règne d'un nouveau chef (Gill, 1885; Firth, 1940; McKay, 1973). Les herminettes cérémonielles polynésiennes se démarquent généralement des herminettes profanes par des caractéristiques plus ostentatoires, et notamment par des manches décorés, des lames relativement plus massives et des vanneries parfois très élaborées (Fig. 2), notamment dans certains archipels de Polynésie centrale où des artisans spécialisés réalisaient des motifs de fixation très complexes également utilisés au niveau des charpentes de maisons ou dans l'assemblage des pirogues à balancier.
La mémoire de ces objets magiques est conservée au travers de nombreux récits mythiques, au sein desquels les herminettes constituent des objets sacrés et irremplaçables parmi un ensemble d'objets attribués aux héros ou aux dieux, et un nom parfois gardé secret leur est attribué en lien avec leur fonction magique. Les traditions orales récoltées en Polynésie au cours des 19ème et 20ème siècles évoquent la conservation et l'héritage de ces herminettes cérémonielles au sein des lignées de chefs, sur plusieurs générations. Leur conservation à l'abri des regards profanes est particulièrement bien illustrée par les découvertes fréquentes de lames d'herminettes massives dans des contextes archéologiques de caches ou de grottes dans la plupart des archipels polynésiens.
Depuis une vingtaine d'années, les analyses spectrométriques effectuées sur les outils en pierre ont révélé que certaines lames d'herminette étaient utilisées comme biens d'échange à des époques plus reculées. En révélant la provenance des roches utilisées pour confectionner les lames, ces analyses ont permis de découvrir l'existence d’anciens réseaux d’échange interinsulaires à longue distance, entre les archipels des Samoa, Tonga et Fidji, d'une extrémité à l'autre de la Polynésie centrale, entre les deux îles principales de la Nouvelle-Zélande, et plus exceptionnellement entre les îles Samoa et les îles Cook, les Tonga et Tahiti, ou Hawai'i et les atolls des Tuamotu (voir synthèse dans Hermann, 2015). En Polynésie orientale, ces réseaux d'échange sont systématiquement associés à des contextes archéologiques antérieurs au 15ème siècle, et témoignent ainsi de l'évolution des sociétés polynésiennes avant la période du Contact, notamment dans l'intensité des interactions régionales et la centralisation des systèmes socio-politiques. Bibliographie
- BUCK Peter, 1944, Arts and Crafts of the Cook Islands, Honolulu: B.P. Bishop Museum.
- GILL William Wyatt, 1885, Jottings from the Pacific. London: The Religious Tract Society.
- HERMANN Aymeric, 2015, Dynamique de peuplement et évolution des réseaux d’échange à longue distance en Océanie, in NAUDINOT Nicolas, MEIGNEN Liliane, BINDER Didier (dir.), Les
systèmes de mobilité de la préhistoire au moyen âge, Antibes: APDCA, p. 109-125.
- HERMANN Aymeric, 2016, Production et échange des lames d’herminette en pierre en Polynésie centrale: Les dynamiques technoéconomiques dans l’île de Tubuai (Archipel des Australes), in VALENTIN Frédérique, MOLLE Guillaume (dir.), La pratique de l’espace en Océanie: découverte,
appropriation et émergence des systèmes sociaux traditionnels, Paris: Société préhistorique
française, p. 205-221.
- LEROI-GOURHAN André, 1971, L'homme et la matière, Paris: Albin Michel.
- MCKAY Alex, 1973, Te toki a te Maataariki, Journal of the Polynesian Society, 82(4), p. 412-413. - PÉTREQUIN Pierre, PÉTREQUIN Anne-Marie, 1993, Ecologie d'un outil: La hache de pierre en Irian
Légende:
Deux herminettes cérémonielles polynésiennes.
a: Herminette acquise par le missionnaire William P. Endicott en 1838 à Mangaia, Iles Cook (Peabody Museum, nº E5115). La lame à section triangulaire inversée est confectionnée en basalte, la ligature est en bourre de coco tressée (nape), et le manche en bois est entièrement sculpté. Les motifs de la ligature et des sculptures du manche, respectivement en triangle et en forme de K, sont caractéristiques de l'île et font notamment référence au dieu Tāne (Buck, 1971). b: Herminette (Toki pou tangata) acquise par J.R. or G. Forster auprès d'un chef maori dans l'Ile du Sud de la Nouvelle-Zélande pendant le deuxième voyage du capitaine James Cook en 1773 (Pitt Rivers Museum, nº 1886.1.1159). La lame en néphrite est montée sur un manche décoré de plusieurs motifs, dont une figure anthropomorphe stylisée (tiki). Les yeux brillants, figurés par des disques de nacre sculptés dans des coquilles d'haliotis (pāua), représentent le mana de l'ancêtre symbolisé.
