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Imaginer l'Ailleurs
STASZAK, Jean-François
STASZAK, Jean-François. Imaginer l'Ailleurs. Sciences humaines, 2015, vol. 273, p. 42--44
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http://archive-ouverte.unige.ch/unige:78877
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Imaginer l’ailleurs
De la carte photographique à la photo touristique, nous pensons le monde par l’intermédiaire d’images. Cet imaginaire modélise en profondeur nos représentations
des lieux et des peuples.
Jean-François Staszak, Université de Genève, département de géographie et environnement Qu’ont donc en commun l’émission Rendez-vous en Terre inconnue sur France 2, la série des Indiana Jones, les peintures de Gauguin à Tahiti, un cours de géographie sur l’Amérique, le magazine National Geographic, les guides de voyage, les classements de TripAdvisor sur internet, les chansons de Cesaria Evora, le parfum Opium d’Yves Saint Laurent, et les restaurants de sushis ? Ils participent tous à la formation de notre imaginaire géographique, en particulier celui de l’ailleurs.
L’imaginaire géographique se définit comme l’ensemble des représentations qui font sens, séparément et en système, et qui rendent le monde appréhendable, compréhensible et praticable. Ces représentations portent sur des objets ou des processus géographiques, qui en tant que tels ne pré-existent pas au discours qui les fait advenir. Par exemple, l’Amérique n’existe pas en tant que telle avant sa « découverte » par les Occidentaux et avant que le Monde n’ait été par eux découpés en continents. L’imaginaire rend moins compte du monde qu’il ne le fait advenir sous la forme et les aspects qu’on lui connaît. Il possède une dimension performative : en imaginant l’ailleurs, on en crée les lieux et les contours.
Pour autant, l’imaginaire géographique n’est pas imaginaire au sens où il ne procèderait que de l’imagination. Il a une logique, il est cohérent avec le monde tel qu’on l’observe et surtout il est efficace : il permet de se déplacer dans le monde, de l’exploiter politiquement et économiquement. L’imaginaire est une forme de savoir. Dans cette optique, la géographie savante, qui se met en place en Europe à la fin du XIXe siècle, n’est qu’une forme d’imaginaire géographique, particulièrement efficace : celui des scientifiques. La question de la véracité ou de l’exactitude d’un imaginaire n’a guère de sens ou d’intérêt : l’essentiel est qu’il soit pertinent.
L’imaginaire géographique, en particulier celui de l’ailleurs, résulte moins de l’expérience personnelle des lieux que des représentations collectives diffusées par de multiples vecteurs : livres, cartes, télévision, brochures touristiques, etc. (cf. la liste par laquelle on a commencé l’article !). Il est dans la nature de l’imaginaire géographique d’être stéréotypé. C’est parce que l’imaginaire de l’ailleurs est riche en stéréotypes (qui ne sont pas nécessairement faux ni négatifs) qu’il intéresse particulièrement la géographie culturelle. Récemment, celle-ci a pris un tournant critique la conduisant à examiner avec suspicion les représentations que l’Occident s’est fait du « Reste du Monde », dans une optique postcoloniale.
La mise en place de l’exotisme
Avant la Renaissance et les grandes explorations occidentales, l’imaginaire géographique de l’ailleurs se fondait en Europe sur des récits de nature religieuse ou mythologique. C’était un imaginaire ambivalent. Dans beaucoup de cas, il était très négatif. Au-‐delà de l’ici, ce n’était que mers déchaînées, forêts impénétrables, monstres et peuples agressifs à peine humains. Mais cet imaginaire laissait la place à quelques rêves heureux : les Iles fortunées, le Jardin des Hespérides, la fontaine de Jouvence, le Royaume du Prêtre Jean, et, bien sûr, le Paradis. L’ailleurs était le lieu privilégié des utopies -‐ dont la quête fut un motif assez fort pour braver les dangers de son exploration.
A mesure que les grandes explorations initiées à la fin du XVe siècle remplirent les vides de la carte, la connaissance de l’ailleurs s’améliora et laissa de moins en moins de place aux peuples de géants et aux eldorados. Les données empiriques et les informations pratiques entrèrent en concurrence ou en contradiction avec les mythes. Pour la première fois se mit en place une connaissance de l’ailleurs qui prétendait procéder de l’observation objective de faits avérés : une science de l’ailleurs, alimentée par l’exploration.
Avec la mise en place de la culture coloniale à la fin du XIXe siècle, l’imaginaire de l’ailleurs devient en Europe l’objet d’un véritable matraquage médiatique. Les représentations de l’ailleurs se font omniprésentes, véhiculées par des récits de voyage, les romans d’aventure, les chansons coloniales, les affiches touristiques, les planisphères, les jardins zoologiques, les spectacles ethnographiques, les tableaux orientalistes, etc. Ce corpus très hétérogène présente une remarquable homogénéité dans son contenu et son fonctionnement. Cet imaginaire de l’ailleurs présente la nouveauté de le montrer sous un jour souvent très attractif : s’ouvre le règne de l’exotisme.
Qu’est-‐ce que l’exotisme ?
L’exotisme suppose une distance à la fois spatiale et symbolique (le lointain est bizarre), mais aussi une inclination pour l’autre et l’ailleurs, qu’on trouve désormais plein de charmes.
Le biais ethnocentrique, qui conduit les membres du groupe concerné (endogroupe) à considérer comme inférieurs les membres et les valeurs du groupe extérieur (exogroupe), semble contredit par l’exotisme. En vérité, le goût de l’ailleurs qui se développe parallèlement à la colonisation, est marqué par une grande ambiguïté. C’est bien parce que l’Ailleurs a cessé d’être matériellement et symboliquement dangereux qu’on peut s’offrir le luxe de le trouver désirable. L’exotisme se fonde sur la domination symbolique et matérielle de l’Occident. Il ne procède pas de la découverte – potentiellement menaçante – de l’Autre, mais de la reconnaissance rassurante de l’adéquation de celui-‐ci avec les stéréotypes qu’on en a. L’exotisme conforte le sujet qui en fait l’agréable expérience dans son identité, et aussi dans sa supériorité.
L’exotisme n’est jamais le propre d’un l’objet, d’un être ou d’un lieu : il est celui d’un regard ou d’un discours. L’exotisation est le processus par lequel l’Ailleurs est institué en tant que tel et transformé en objet de désir. Il suppose d’abord une dichotomie et une hiérarchie entre Nous et les Autres. Le discours sur les races et les continents, le déterminisme environnemental et l’Orientalisme constituent les trois grands récits par lesquels les Européens se sont convaincus que leur race, leur climat et leur civilisation les distinguaient du « reste du Monde » et leur conféraient sur lui certains droits. Quant à la transformation de celui-‐ci en objet de désir, elle suppose une domination de fait, mais aussi certaines opérations de domestication :
-‐ La décontextualisation/recontextualisation consiste à sortir certains objets ou individus de leur cadre autochtone, où ils n’ont rien de bizarre, pour les transférer dans le cadre occidental où ils deviennent bizarres : ainsi la « Négresse à plateau » dont la morphologie n’est curieuse qu’en dehors de son groupe.
-‐ L’opération de représentation rend quant à elle l’autre pittoresque – digne d’être peint… ou pris en photo -‐ parce qu’il l’a déjà été et qu’on le reconnaît. L’imagerie coloniale, qui transforme l’ailleurs en spectacle, est ainsi une matrice essentielle de l’exotisme.
-‐ L’opération de réification revient à créer des objets de désir ou de musée, à l’instar du
« fétiche nègre » qui devient un artefact ethnographique ou une oeuvre d’art primitif, qu’on peut acheter et collectionner.
-‐ Enfin, l’opération de théâtralisation met en scène l’ailleurs, transformant ses paysages en décor et ses habitant en acteurs, qui exécutent une performance conforme aux attentes des visiteurs/spectateurs ; cette mise en scène assure notamment l’exotisation des lieux touristiques.
Le qualificatif « exotique », évoquant par trop un pittoresque de bazar ( !), est aujourd’hui passé de mode. Mais l’attrait de l’ailleurs n’a sans doute jamais été aussi fort qu’aujourd’hui. En témoignent non seulement la croissance ininterrompue du tourisme international, mais aussi l’enthousiasme pour les peuples autochtones, les musiques du monde, les produits ethniques, les cuisines non-‐européennes, les arts premiers, les danses orientales, les motifs tribaux, etc. La mondialisation, loin d’avoir désenchanté le Monde, a accéléré son exotisation en le rendant plus disponible. On peut le déplorer, comme le faisait déjà Victor Segalen au début du XXe siècle, y voyant la perte d’une authentique diversité. On peut aussi y voir la démocratisation d’une vraie curiosité pour l’Autre et l’Ailleurs. Ne vaut-‐il pas mieux prendre l’Autre en photo plutôt que de le prendre en grippe – ou en chasse ?
L’exotisme de Josephine Baker
Celles ou ceux qui sont exotisés par un imaginaire géographique sont-‐ils nécessairement des victimes, passivement réduites à des stéréotypes stigmatisants ? Josephine Baker donne la preuve éclatante du contraire.
En 1925, Josephine a 19 ans. Elle danse sur une scène de Harlem. On lui propose de venir en France pour figurer dans La Revue Nègre. Elle accepte et fait à Paris un scandale historique en dansant le Charleston vêtue – si l’on peut dire -‐ d’une ceinture de bananes. Elle devient immédiatement une star. Elle mène les revues parisiennes des plus prestigieux cabarets parisiens, tourne dans toute l’Europe, joue avec Jean Gabin, enregistre de nombreux disques à succès, ouvre son propre cabaret et vend une brillantine qui porte son nom ! Figure de mode, elle apparaît dans tous les journaux et événements mondains.
La Baker devient riche et célèbre en illustrant l’imaginaire géographique des Français, incarnant d’improbables sauvages issues d’à peu près tout l’Empire français. Objet à la fois du désir érotique et du désir exotique, la « Vénus noire » a certes été enfermée dans des rôles très stéréotypés en termes de « race » et de genre. Mais elle ne s’en est jamais plainte. Sur scène, elle parvenait à la fois à incarner ces stéréotypes et à les tourner en dérision. Le public ne riait pas d’elle : il riait avec elle.
Devenue française par mariage, Josephine est dès avant la guerre une icône nationale ; son engagement dans la résistance fait d’elle une héroïne. Elle utilise ensuite ses talents et sa célébrité pour lutter contre la ségrégation raciale aux Etats-‐Unis. Par ailleurs, elle adopte douze orphelins de toutes origines. Ils forment la « tribu arc-‐en-‐ciel », par laquelle Baker montre au Monde qu’on peut cohabiter pacifiquement malgré ses différences.
Josephine Baker affirmait qu’il n’y avait pas de racisme en France. Il n’est pas sûr que ceux et celles qui occupaient une position moins privilégiée que la sienne aient été d’accord. Mais a-‐t-‐
elle participé à la reproduction des préjugés racistes et sexistes d’un imaginaire stigmatisant ? C’est mépriser son intelligence et celle du public de penser que l’ironie de ses performances ait pu passer inaperçue. Qui ne savait pas que cette danseuse habillée de bananes venait de New York et possédait un brevet de pilote d’avion ? Et quoi qu’il en soit, Baker a montré qu’une femme noire peut être une star adulée de tous et un intervenant politique légitime. C’est sans doute aux Etats-‐Unis que le message est le moins bien passé… si ce n’est à Harlem.
Références
Globe (Le), 2008, numéro spécial « L’exotisme », Genève.
Mason P., 1998, Infelicities. Representations of the Exotic, Baltimore, Johns Hopkins Univ.
Press
Segalen V., 1999, Essai sur l’exotisme, Paris, Le Livre de Poche
Staszak J.-‐F., 2012, « L’imaginaire géographique du tourisme sexuel », L’Information géographique, 72, 2.
Staszak J.-‐F., 2008, « Danse exotique, danse érotique », Annales de géographie, 660-‐661, mai-‐juin, pp. 129-‐158
Todorov T., 1989, Nous et les autres, Paris, Seuil