Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 19 février 2014 459
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«Prenez soin de vous…»
Il est 3h30 du matin, le rythme ef- fréné des urgences se calme enfin.
Il ne reste plus que trois patients à voir. Sur le tableau récapitu latif des urgences, il est inscrit :
Femme – brûlures mictionnelles, femme – épigastralgies, homme – lombalgies.
Des plaintes fréquentes et plutôt simples, cela devrait aller avec mon
cerveau qui commence à fatiguer de cette quatrième nuit.
La patiente avec les brûlures mictionnel les me raconte une histoire typique qui me per- met de diagnostiquer une infection urinaire, elle rentre avec des antibiotiques et des conseils. Plus que deux inscrits au tableau.
La deuxième femme est déjà installée, elle a reçu du pantoprazole intraveineux avec un effet favorable. Bien que j’en aie déjà briè- vement discuté avec l’infirmière qui s’en oc- cupe, je demande à la patiente :
• Qu’est-ce qui vous amène ?
• J’ai souvent des brûlures à l’estomac, me répond-elle.
• Vous êtes stressée ?
• Oui. A cause de mes trois enfants et de tout ce que j’ai à faire à la maison.
Elle me sourit en haussant les épaules, comme pour dire «c’est la vie». A l’examen clinique, la douleur est reproductible à la palpation, sans défense ni détente. Une épi- gastralgie chez une femme de 50 ans, cela peut cacher des pathologies «à drapeaux rouges». Infarctus inférieur ? Ulcère gastri que ou duodénal ? Migration de calcul biliaire ? Au milieu de cette nuit, j’ai envie de m’assu- rer que je ne passe à côté de rien de grave ! Je l’interroge encore, pour compléter mon anamnèse, pour me permettre de bien faire tout le tour de la question. Je demande une série d’examens complémentaires. L’électro- cardiogramme est normal, la radiographie du thorax ne montre pas de pneumopéri- toine, le laboratoire avec les tests hépa- tiques et pancréatiques est aligné, l’hémo- globine est dans la norme. Au vu de l’amélio-
ration sous pantoprazole et des examens paracliniques normaux, j’explique à la pa- tiente que je n’ai pas de diagnostic exact mais que je suis rassurée par les examens effectués. En effet, ils ne mettent rien d’alar- mant en évidence. Je pense que ses dou- leurs peuvent être liées au stress. Et je lui demande alors :
• Vous pensez que cela serait possible ? Elle me répond : «oui».
Je lui prescris du pantoprazole et je lui explique quels sont les symptômes qui doi- vent l’inquiéter s’ils venaient à apparaître. Et je lui dis encore :
• Prenez soin de vous…
Et cette phrase, la patiente l’écoute, elle me regarde et me répond :
• Vous avez raison, j’ai hésité toute la se- maine à me suicider. J’ai longuement traîné le long des voies de chemins de fer…»
Je m’arrête, le temps se suspend. Pour toi qui viens de dire ce que tu as sur le cœur, pour moi qui comprends. Tu viens de me dire quelque chose qui me touche, me glace le sang. Tout prend une autre dimension. J’ai voulu faire au mieux, exclure les maladies mortelles ou dangereuses. Ai-je pensé à cette gravité-là ?
Tu viens d’ouvrir une nouvelle porte, quel- que chose que tu n’as pas osé dire avant.
Quelle force a ouvert la brèche qui t’a permis de parler ? Est-ce le fait que je t’aie dit qu’avec les examens effectués, j’écartais raisonnablement les maladies dangereu ses ? Est-ce parce que je n’ai pas mis de diagnos- tic précis sur ta douleur ? Est-ce mon re- gard, la main posée sur ton épaule ? Est-ce cette phrase «Prenez soin de vous…» ?
Suite à cette nouvelle information, je me rassieds auprès de la patiente et me remets à la tâche. Et sur le tableau des urgences, il me reste à voir ce patient avec les lombal- gies, que nous réserve-t-il ?
carte blanche
Dr Coralie Wenger Médecin-assistant Chemin de Pierrefleur 4 1004 Lausanne
coralie.wenger@gmail.com
D.R.
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