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JEAN-PIERRE MARTIN. Le monde des Martin ÉDITIONS DE L OLIVIER

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Le monde des Martin

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JEAN-PIERRE MARTIN

Le monde des Martin

ÉDITIONS DE L’OLIVIER

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© Éditions de l’Olivier, 2022.

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisa‑

tion collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque pro‑

cédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335‑2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

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« Les grands hommes reçoivent de grandes louanges. Les petits hommes, rien. Il en a tou‑

jours été ainsi, et il en sera toujours ainsi. » Joseph Plumb Martin Au commencement était le nom propre.

Martin de tous les pays, unissez‑vous !

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Le parti pris des Martin

Martin, tel est notre lot.

Nom qui nous colle à la peau et en même temps nous fait face.

Nom interchangeable : nous pourrions aussi bien nous appeler Bernard, Dubois, Thomas, Durand, Dupont, Simon, Bertrand, Vincent, ou encore Richard, Petit, Leroy, Moreau, Roux, Fournier, Mercier…

Nom à travers lequel se profilent tous les prénoms qui sont deve‑

nus des noms, tous les voisins endogènes, tous les patronymes trop français, trop occidentaux, trop hommes blancs, trop origine pro‑

vinciale, trop ruralité en exode.

Nom qui fait signe vers l’homme nu, dénué de grandeur et de mythologie.

Nom prédestiné à la démocratie, faisant ressentir profondément le sens du mot égalité.

Un, une Martin, en principe, devrait dès la naissance se sentir réfractaire à l’idée d’une hiérarchie des humains. Poissons de banc dans l’océan des sans‑grades, solidaires de tous les anonymes de la planète, nous sommes voués à abhorrer l’idolâtrie, à exécrer la race des seigneurs, à nous revendiquer de la vie immédiate et triviale.

Le fait que nous nous reproduisions bien volontiers pour assurer notre postérité n’arrange pas notre problème, celui du nombre : les Martin pullulent, les Martin essaiment, les Martin se multiplient.

Tel est, pour une part, notre malheur.

Ce qui donne, dans l’ensemble, des seconds couteaux, des petits soldats, des gens de peu, des hommes gris, des champions de la

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servitude volontaire, des ombres qui passent. Humbles parmi les humbles, offensés et humiliés. Artistes du rien qui ne se vantent même pas de leur admirable rétrécissement. On compte aussi parmi nous quelques ambitieux qui relèvent le défi de leur handicap et cherchent à sortir du rang. Pour ces êtres d’exception, la difficulté n’est pas mince.

Nous avons partout dans le monde des frères et sœurs en banalité onomastique. Les Lopez en Espagne, les Müller en Allemagne, les Silva au Portugal, les Jensen au Danemark, les Yilmaz en Turquie, les Nguyen au Vietnam, les Andersson en Suède, les Nagy en Hongrie, les Peeters en Belgique, les Ivanov en Russie, les Rossi en Italie, les Tremblay au Québec…

Dans des endroits de la planète où nous pourrions faire figure d’originaux, des noms souvent plus répandus encore que le nôtre nous paraissent exotiques. Selon un dicton coréen, si on lance une pierre sur Namsan, la montagne de Séoul, elle tombera sur la tête de Kim, Yi ou Park : ces trois patronymes sont portés par 45 % des Coréens. En Inde, presque tous les hommes sikhs s’appellent Singh, presque toutes les femmes sikhs s’appellent Kaur, mais tous les Singh ne sont pas des sikhs, et les Devi, qui dépassent la popu‑

lation de la France, sont plus nombreux que les Singh. Les Rodri‑

guez règnent en Colombie, au Costa Rica, à Cuba, au Panama, en République dominicaine, en Uruguay, les Mohamed sont légion aux Comores, à Djibouti, en Égypte, en Irak, aux Maldives et au Yémen, les Ali dominent Bahreïn, les Émirats arabes unis, l’Érythrée, le Koweït, la Libye, la Somalie, les Smith se bousculent en Australie, au Canada, en Nouvelle‑Zélande, aux États‑Unis et au Royaume‑Uni, les Kim ne se comptent plus en Corée du Nord, en Corée du Sud, au Kazakhstan et en Ouzbékistan. La Chine, où les patronymes étaient souvent issus de la dynastie qui régnait sur une vaste région, détient le record du nombre de personnes portant un seul et même nom. Aujourd’hui, les Wang (), cent sept millions cinq cent dix mille deux cent quatre‑vingt‑huit de quidams, aux dernières nouvelles, sans compter les petits Wang qui naissent à

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l’instant même où j’écris (même sur le plan du nombre, les Martin sont plus modestes), sont suivis de près par les Li et les Zhang, et si l’on additionne ces trois patronymes, on obtient à peu près la population des États‑Unis.

À Changsha, par un jour de printemps, le vingt‑quatrième du deuxième mois lunaire, vers l’année 964 avant Jésus‑Christ selon notre calendrier, Wang Bo, amoureux depuis la petite enfance de Wang Yun1, prétendit la demander en mariage sous un cerisier en fleur. On ne sut jamais ce qui l’avait poussé à cette folie. Il avait sans doute été envoûté par les danses du dragon. Les pères n’eurent même pas à opposer leur veto : on était encore sous la dynastie des Zhou de l’Ouest. Le lendemain, Wang Bo, en signe d’adieu, apprit et récita pour Wang Yun les trois cent soixante‑cinq vers du célèbre poème de Qu Yan, « Li sao » (« Tristesse de la séparation »), puis il se suicida.

Selon une ancienne tradition chinoise datant du iiie millénaire avant Jésus‑Christ, les mariages entre personnes portant le même nom étaient rigoureusement interdits et considérés comme un inceste, même si les deux familles étaient dépourvues de tout lien de sang. La question de l’attribution des rizières n’était pas étrangère à cette coutume. Il fallut attendre les périodes Ming et Qing pour qu’on accepte en Chine l’union entre deux personnes de même nom, à condition toutefois qu’elles appartiennent à des clans différents.

Le partage d’un même nom a généré dans l’empire du Milieu un sentiment de parentèle. Notre fable des Martin doit beaucoup à la Chine ancienne.

Moins nombreux que les imbattables Wang, et autorisés à se marier entre eux, les Martin sont tout autant dignes de considéra‑

tion. Non seulement ils se sont solidement implantés en France, mais ils ont franchi les frontières, infiltré les nations et les langues.

1. En Chine, le patronyme précède le prénom.

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Ils ont été des migrants, des réfugiés, des conquérants, des pion‑

niers.

Le roman des Martin est mondial : Merten en bas‑allemand, Mattin en basque, Marzin en Bretagne, Martinsen ou Morten au Danemark, McMartin ou Màrtainn en Écosse, Martín en Castille, Martí en Catalogne, Martinu ou Martino en Corse, Martinů en Tchéquie, Martti en Finlande, Márton en Hongrie, Máirtín, Mártan ou Martainen en Irlande, Martin en Allemagne, Martin en Angleterre, Martens en Flandre, Martinho ou Martins au Por‑

tugal, Martino ou Martini en Italie, Mārtiņš ou Marts en Lettonie, Martinson en Suède, Mātene chez les Māoris de Nouvelle‑Zélande, Maarten ou Martijn aux Pays‑Bas, Morten ou Martinsen en Nor‑

vège, Marty en Occitanie, Marcin (ou, hypocoristique, Marcinek) en Pologne, Мартын (Martýn) en Russie…

Sans compter, en France, les multiples variations : Martine, Lamartine, de La Martinière, Martin de La Martinière, Saint‑Martin, de Saint‑Martin, Martinat, Martinaud, Martinault, Martinot, Martinod, Martineau, Martinet, Martiné, Martinon, Martinesque, Martet, Marthet…

Ainsi que les diverses nuances internationales : Marten, Maerten, Merten, Mertes, Mertus, Maartens, Martens, Maertens, Mertens, Meertens, Martense, Mertense, Meertense, Maartense, Maer‑

tense, Martensen, Mertin, Martinsse, Martein, Marteyn, Marteijn, Marting, Meert, Meerts, Mert, Merts, Meerte, Meirt, Meirte, Meets, Martinus, Martinussen, Marinissen, Marthunussen, Demartin, Demartain, San Martín…

Tous noms attestés. Et j’en oublie. Notre patronyme a volé la vedette à Dupont et Durand. Pour des oreilles francophones, il sonne encore français. Il a pourtant suscité une indéniable diaspora.

Situation onomastique qui n’est pas sans présenter quelques avantages. Étant en quelque sorte nés sous X, nous avons droit à un certain anonymat. On ne peut prétendre nous retrouver facilement.

Drame anthroponymique presque imperceptible. Comme méta‑

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physique. Le motif en paraît si léger. Nous ne sommes personne.

Nous sommes tout le monde. Nos talents sont indémêlables, nos défauts, universels. Nous nous distinguons à peine. Il y a tant d’autres souffrances dans le monde, disent les autres, les non‑Martin (il n’y a pas de nom pour eux, pas encore), et des souffrances telle‑

ment plus dignes d’intérêt. Raison de plus pour se plaindre, cette façon insidieuse de nier une malédiction sous prétexte que la cause en semble bénigne.

Situation romanesque : grâce à la drogue d’une parenté ono‑

mastique, quelquefois redoublée par la similitude des prénoms, un Martin pourra entrer dans l’existence d’un autre Martin. Il pourra s’imaginer mille autres vies.

Une objection pourrait être faite à l’auteur : est‑il légitime de dire

« les Martin » en rapportant à une catégorie uniforme un certain nombre d’individus, femmes et hommes, sous prétexte qu’ils portent le même nom ?

Objection facile à lever : ne dit‑on pas « les Français », « les musul‑

mans », « les Bretons », « les bobos », « les Lapons », « les Peuls »,

« les bourgeois », « les Aborigènes », « les prolos », « les Dogons », et même, « les Belges » ?

On pourrait plutôt s’étonner du fait que les Martin n’aient pas été encore envisagés comme une communauté à part entière. Ils en ont toutes les caractéristiques : une prolifération visible et qui cependant les maintient à l’état de minorité ; des noms dérivés épousant les particularités locales afin de dissimuler leur origine ; un incons‑

cient collectif structuré comme un nom propre ; le regard porté insidieusement sur eux au seul appel de leur patronyme ; la sorte de condescendance avec laquelle on les désigne ; la pression du groupe qui incite à rentrer dans le rang ; enfin, la menace que fait peser leur présence croissante sur toute une nation.

Pris dans la nébuleuse d’un état civil identique, ils ne peuvent s’empêcher d’éprouver une sourde connivence avec leurs copatro‑

nymes, d’imaginer à travers eux une multitude de cousins à la mode

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de Bretagne, voire des sortes de brothers et sisters d’adoption, issus d’une même dynastie ancestrale. Un nom propre en commun, ce n’est pas rien, tout de même.

Ne nous voilons pas la face : ils sont, nous sommes, partout.

Dans toutes les foules, dans tous les conseils d’administration, dans toutes les classes, dans toutes les entreprises, sur toutes les listes d’attente, dans tous les Pôles emploi. Nous insinuant dans tous les rouages de la société, les médias, les ministères, les universités, les manifestations, les colloques, les sphères d’influence, les lobbies…

Disséminés, présents sur la pointe des pieds, telle une minorité dis‑

crète ne réclamant aucun droit, habile en ce sens. Aussitôt apparus, nous dissimulant. Ne nous concertant pas, sans doute, encore qu’on puisse nous soupçonner d’une mystérieuse complicité objective. Ne prenant pas franchement les rênes, pas encore, mais à l’affût dans tous les domaines, dans tous les secteurs, tels des éminences grises, des francs‑maçons.

Regardez le générique des films. Il est rare qu’un Martin n’y figure pas. Chef décorateur ou menuisier, au mieux second assistant, ou, justement, figurant, et parfois occupant deux postes.

D’autres que nous, dira‑t‑on, portent eux aussi un nom banal.

Oui, mais pas suffisamment répandu pour prendre un tel caractère d’universalité. Être ou ne pas être Martin, telle est la question, n’en déplaise à d’autres roturiers.

Doués de sensibilités extrêmes, pourvus de systèmes nerveux impressionnables, intérieurement traversés par le pont aux ânes de l’identité, les Martin sont d’intenses représentants de l’humaine condition.

Et quoi de plus romanesque, en fin de compte, qu’un nom aussi volatil ? D’où l’appropriation culturelle dont nous sommes victimes peut‑être plus que toute autre communauté : depuis des lustres, des auteurs attribuent notre nom à des personnages, prétendant raconter nos vies à la façon dont William Styron se mit dans la peau d’un Noir.

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Nous, les Martin, nous formons un monde. Un monde inconnu de lui‑même. Pour qu’il en soit différemment, il faudrait que chacun de nous s’intéresse à tous les autres pour la seule raison qu’ils par‑

tagent avec lui un patronyme identique. Or notre extrême diversité fait obstacle. Noyés dans une vaste et confuse tribu qui ne se recon‑

naît pas elle‑même comme telle, sans leader, sans dictateur, sans prêtres, sans imams, sans brahmanes, sans gourous, sans sâdhus, sans rabbins, sans tribuns, les Martin restent des individus à part presque entière. En tant que communauté, notre discrétion est exemplaire.

En tant que personnes, notre incognito congénital nous voue à une vie secrète, clandestine, à une sorte d’invisibilité naturelle dont nous savons parfois tirer le meilleur parti de notre vivant, mais qui nous joue un sale tour après notre mort : c’est comme si nous n’avions pas existé.

Il nous faudrait un Grand Récit. Il nous faudrait un troubadour.

À vrai dire, la situation est vertigineuse : lorsque, prétendant défier la fatalité de son nom pour se consacrer à une entreprise d’importance, un Martin commence à s’atteler à une fiction histo‑

riographique dans le but de pénétrer le monde étrange des Martin, il est probable qu’un autre Martin, quelque part dans le monde, se lance lui aussi de son côté dans un projet comparable, se présentant naïvement comme un barde unique.

Je dirais même plus : qui sait si en ce moment l’un d’entre nous, dans un corps différent de celui qu’habite l’auteur de ces lignes, mais sous un nom semblable, n’est pas en train d’écrire : La Geste des Martin ? (Titre que, au demeurant, je viens d’écarter.) Qui sait d’ail‑

leurs si, dans ce cas, nous ne sommes pas l’un et l’autre des Martin postiches, si nous n’avons pas utilisé un pseudonyme du genre « Abel Martin », ou encore « Jean‑Pierre Martin », en signe de solidarité avec les personnages, et afin, d’une part, de rendre notre épopée plus crédible et plus forte, d’autre part, de caresser dans le sens du poil un lecteur qui, cherchant à consommer des tranches de vie, est souvent enclin à mettre dans le même sac auteur, narrateur et personnage ?

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Après ces quelques considérations autour de l’inconvénient et de l’avantage d’être né Martin, je me suis dit : Pourquoi des individus ainsi nommés ne se ressembleraient‑ils pas un peu ? Pourquoi ne seraient‑ils pas aussi remarquables que Périclès, Alcibiade, Corio‑

lan… ? Pourquoi un nom propre, se déplaçant de corps en corps, ne pourrait‑il constituer une sorte de personnage éponyme dans un roman épique avec aventures héroïques ? Puisque nous ne cessons d’être pris pour les autres, épousons le mouvement, tirons parti de la confusion générale, projetons‑nous dans des vies vécues en notre nom.

Résolu à adopter en la matière une perspective chinoise tendance Zhou de l’Ouest, je me suis mis non seulement à envisager chacune et chacun de nous comme le membre d’une grande famille, mais à prendre aussi chaque individu de notre lignée comme digne de récit, à considérer que ce nom, Martin, doté d’une vie propre, dépassait les destins singuliers, que, se déposant sur des corps multiples, il créait entre eux un lien occulte et indéfectible, que son histoire racontait les métamorphoses d’une espèce, ou même ses métempsychoses, et qu’en un sens enfin, grâce à ces deux syllabes, chaque nommé Martin faisait revivre tous les autres sous un nouvel avatar.

Voici l’hypothèse obsédante que j’avais en tête : du fait de l’esprit démocratique significatif de notre ascendance, et puisque chaque vie en vaut une autre, nous sommes tous intéressants. Je me proposais de portraiturer jusqu’aux vies les plus plates. Des vraies vies de Martin : quand on dit « les Martin », on est tenté de penser à l’homme du commun. Je jouerais la carte du pauvre hère ou du héros anonyme.

Plus j’en découvrais de nouveaux, plus j’étais heureux. J’éprouvais à leur égard une empathie universelle.

Erreur qui a failli m’être fatale. J’ai cru perdre la raison. Après avoir dressé, tel Atlas, le monde d’un Martin sur mes épaules, après l’avoir conduit en haut d’une montagne de mots, il n’était pas ques‑

tion de souffler au retour. En bas, à chaque fois, un autre Martin m’attendait, quand ce n’était pas deux, que je devais dresser de nouveau, tel Sisyphe, sur mon dos fourbu, et remonter tout en haut, et ainsi de suite.

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Il y avait en quelque sorte devoir de mémoire. Porter un nom, je commençais à comprendre ce que cela signifie.

Au début, dans une toute première phase, c’était assez eupho‑

risant. Je m’étais mis à considérer tous ces Martin un peu comme mes ancêtres. La généalogie patronymique délivrait des relations consanguines ou familiales, des tares de l’hérédité, comme des exé‑

cutions testamentaires, de toutes les disputes d’héritage, de toutes les querelles de descendance, de tous les parents éloignés et retors et de tous les lourds secrets de famille à préserver. Je respirais. Plus de hiérarchie, plus d’affinité élective ou programmée. Pas un seul Mar‑

tin ne m’était plus proche, a priori, qu’un autre. Aucun ne m’était indifférent. Je m’adonnais à d’infinies autoscopies. Des hétéronymes, à quoi bon ? J’avais tant d’homonymes ! Ou même d’autonymes ! Je me confondais plus ou moins avec les autres Martin, tous les autres.

Je me désidentifiais toujours davantage.

Certains choisissent le vin ou le haschich comme moyens de multiplication de l’individualité. Pour ma part, je disposais quo‑

tidiennement d’une drogue qui m’était gratuitement dispensée.

L’addiction n’était pas moindre. Les Martin étaient ma dope, mon amphétamine. Comment allais‑je leur survivre ?

Le problème, c’est qu’ils étaient bien trop nombreux, les Mar‑

tin. Moins que les êtres humains en général, mais nettement plus nombreux que les douze César. Ils m’assaillaient. Se bousculaient au portillon. Par compassion, j’étais tenté de les évoquer tous, de rendre illustres leurs vies innombrables, quelles qu’elles fussent, même les plus insignifiantes. Mais avec eux, impossible de faire son Suétone ou son Plutarque.

Je me suis pris à envier le duc de Saint‑Simon : l’objet de son historiographie était nettement plus circonscrit. Ne se pencher que sur la vie des princes, quelle facilité !

En m’intéressant exclusivement aux Martin, j’avais cru avoir notablement réduit le spectre de la condition humaine. Voilà que je me retrouvais face à une fresque monumentale. Je m’étais ima‑

giné observant patiemment quelques bactéries au microscope, je

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découvrais un univers. La condition martinienne était une chose du monde extrêmement partagée. J’aurais dû le savoir. Elle fourmillait.

Elle champignonnait. À peine avais‑je laissé un Martin avec son mystère presque entier qu’un autre Martin renaissait sous ma plume, inattendu, et encore un autre qui m’appelait et que je n’avais pas prévu. Et parfois, de peur d’être injuste, ou par scrupule, je revenais à un Martin déjà examiné pour approfondir encore sa question. Car chaque Martin était une question.

Les titres eux‑mêmes se sont mis à proliférer. Je les voulais tous.

J’oscillais entre Martin dans tous ses états, Vies de Martin, La Saga des Martin, Le Monde des Martin, Patronyme, Les Martin, Une L’Histoire mondiale des Martin, (Presque) tous les Martin du monde, La Condition martinienne, La Martinade, Au nom des Martin, La Geste des Martin, Le Chant des Martin, Martin communs et hors du commun, L’Épopée des Martin, La Bible des Martin, À la recherche des Martin perdus, Martin épopée, La Condition humaine, His- toire d’un nom, Contes des mille et un Martin, Grandeurs et Misères des Martin, Martin, roman, Le Blason des Martin, Le Panthéon des Martin, La Légende des Martin, Martin mode d’emploi, Mes homonymes, Généalogie des Martin, L’Odyssée des Martin, Le nom qui nous est donné malgré nous, Martin monde, Né.es Martin (et épouses), Les Aventures de Martin, Martin et Martin, Martin etc., Tentative d’épuisement d’un nom… J’aurais aimé demander leur avis aux lecteurs, à tous les lecteurs virtuels, Martin ou non‑Martin, mais justement ils n’étaient que virtuels, et il faudrait bien que je choisisse un titre un jour, moi seul, enfermé dans ma solitude d’auteur, avec au bout, une fois la décision prise, comme pour le nom propre, la perspective rétrécie d’une étiquette unique, un côté irrémédiable, définitif, et le risque permanent de malentendu qui s’ensuit.

Pour ce qui est de mes personnages, au moins, je n’avais pas ce problème. Se présentant sans fard sous leur état civil, heureux de sortir de l’oubli, ils trouvaient dans mon récit une vie nouvelle, pen‑

dant que moi, je vieillissais. Pire, j’étais, sous leur emprise, en train

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de consumer ma propre existence. Quand allais‑je en finir ? Quand me laisseraient‑ils en paix ? D’autant que chaque jour naissaient partout des petits Martin, espoirs de leur nation, avec d’autres récits potentiels, d’autres vies parallèles. J’étais écrasé par la tâche. Mani‑

festement, ils étaient trop foisonnants pour que je pusse prétendre les chanter tous, mes Martin. Une existence n’y suffirait pas. Un autre, peut‑être, un jour, se lancerait dans cette bataille exaltante.

Il la débuterait très jeune, nourri de mon expérience malheureuse.

Balzac avec sa comédie humaine, Zola avec ses Rougon‑Macquart, Roger Martin du Gard avec ses Thibault, Jules Romains avec ses hommes de bonne volonté, Thomas Mann avec ses Buddenbrook, avaient eu, au regard de mon projet, de modestes ambitions. Mon entreprise m’épuisait. Mon temps était compté. Mon moi se vidait de sa propre substance. Je commençais à désespérer. Des idées de suicide me hantaient, en même temps que l’aspiration à une petite gloire posthume. J’ai vécu, sans l’écrire, une saison en enfer.

Cependant, après ce calvaire, j’ai repris courage. Déterminé à sortir de l’impasse, faisant un sérieux tri, n’éliminant pas a priori les Martin qui avaient accédé à une renommée toute relative, je me suis efforcé de distinguer ceux qui avaient échappé, pour mille raisons, à la pesanteur de la dénomination, ceux qui étaient dignes de récit, soit, de commémoration – choix, comme on le sait, toujours déli‑

cat, et plus encore de nos jours, si l’on envisage la commémoration comme une sorte de célébration, ce qui paraît inévitable.

Cette fois au moins, je pouvais tirer un parti avantageux du nombre. Ce serait une fresque historique, un roman d’aventures, une œuvre d’érudition joyeuse, un récit pluriel impossible à résu‑

mer, sauf à le rapporter aux aventures d’un nom propre. Un roman vrai ou presque, circonscrit à un nombre limité d’existences rehaus‑

sées en destins. Un roman arborescent où l’auteur n’aurait pas à inventer des noms de personnages. Un roman où il n’y aurait pas de protagonistes, seulement une figure tutélaire qui franchirait les limites temporelles d’une vie individuelle. Un roman avec une

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égalité de principe des droits narratifs et une myriade de récits parallèles. Un roman où, à la fin de chaque chapitre, le personnage pourrait mourir sans compromettre la suite puisqu’un autre repren‑

drait aussitôt, dans le chapitre suivant, le flambeau patronymique, chacun continuant, d’une certaine façon, l’autre, aussi différent soit‑il, chacun avançant sous la bannière d’un nom qui chapeaute l’ensemble, suscitant des résurrections en chaîne et des confusions en série.

À quel moment de l’Histoire, dans quelle région du monde, un Martin ne s’était‑il pas illustré ? Il suffisait d’approfondir le récit d’une de nos remarquables apparitions dans le film de cette terre pour s’apercevoir qu’un autre Martin avait su tirer son épingle du jeu, parfois juste en raison des circonstances, ou même à son insu, grâce à une vie en fin de compte, elle aussi, extraordinaire.

Qu’est‑ce qu’une vie extraordinaire ? C’est une vie bouleversée, soit parce qu’elle bifurque et se démultiplie, soit parce qu’elle creuse son sillon dans une direction extrême. C’est la vie de quelqu’un qui ne se contente pas d’être soi ni de porter son nom. C’est une vie qui se présente comme un roman, et mieux encore.

Extraordinaire ou pas, chaque existence martinienne a sa valeur propre, mais il m’a bien fallu trancher dans le vif. Que les centaines de milliers de laissés‑pour‑compte me pardonnent.

Quelques lecteurs me disent déjà : Et pourquoi pas le prénom ? Ils veulent mon malheur, ceux‑là. Mon enterrement (ou mon inci‑

nération) avec un Martin encore au bout de la plume. Le prénom, non. Ce n’est pas le même problème que le nom légué, attribué par l’état civil. Je serais, sur ce sujet, prêt à m’énerver.

Quant aux Martin encore vivants, je risquerais de les fâcher par mon indiscrétion : je compte, pour ma publicité, sur d’autres évé‑

nements que des procès en diffamation. Mais surtout, je leur préfère les Martin d’autrefois, les grands morts oubliés, comme les petits soldats d’un passé à honorer et à comprendre. Ce sont les person‑

nages de ma geste nominale. Ils nous ont faits ce que nous sommes, nous les Martin.

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Pratiquant un fétichisme du nom à rebours, je m’exposais per‑

pétuellement à la digression. Afin de couper court, je me suis fixé quatre règles : ne pas ajouter aux aventures du nom propre celles du prénom ; ne traiter que les Martin morts afin de ne pas heurter la sensibilité des vivants ; me fier exclusivement à mon intuition ; faire un livre où l’auteur, effacé dans quarante et un Martin, serait partout et nulle part – son signifiant seul circulant librement à travers les siècles, patronyme miroitant, reliant des lieux et des temps éloignés, résonnant dans le roman comme une ritournelle, s’insinuant entre les personnages tel un graal de légende.

L’arbitraire onomastique vaut bien l’arbitraire de la fiction. Martin lui aussi peut sortir à cinq heures. Et puis, mes personnages ont réel‑

lement vécu. Ils se sont parfois croisés. On pourra imaginer l’hypo‑

thèse d’une connivence secrète ou d’une contrainte qui n’est pas tout à fait aléatoire. Dans tous les cas, on ne prendra pas l’appellation à la légère. Nous sommes des individus sans importance collective, mais notre nom a voix au chapitre.

Mon Grand Récit des Martin suspend tout jugement moral.

C’est leur obstination vitale, leur penchant obsessionnel qui m’in‑

téressent. Qu’ils aient pu commettre un acte répréhensible, peu m’importe. Je n’ai écarté a priori ni les antisémites notoires, ni les salauds incontestables, ni les fous, ni les violeurs, ni les pyromanes (j’en ai trouvé), ni les tueurs en série dont je regrette l’absence ou la rareté. À travers un échantillonnage raisonnable d’une catégorie particulière de mon espèce, « les Martin », je vise une étude d’en‑

semble de l’humaine condition dans tous ses aspects, y compris les plus tordus. Chacun d’eux est une tranche d’histoire. Quelques‑uns sont nos grands hommes : leur élévation fait la nôtre. Les autres ne nous rapetissent pas, ils sont juste à notre échelle, et qu’on ne me cherche pas noise sur tel ou tel sous prétexte qu’il ne grandirait pas le récit national.

Autrement dit, à partir d’un nom, certes le plus répandu dans l’Hexagone, mais qui, depuis Martinus, a proliféré dans le monde entier, l’auteur espère avoir approché une diversité de destins, et

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surtout, raconté quelques aventures humaines parmi les plus épous‑

touflantes. En ce sens, le parti pris des Martin est aussi un pari.

Tous mes Martin auront été l’occasion d’un voyage dans l’espace et le temps, du ive siècle à nos jours, de l’Inde à l’Australie, d’Alen‑

çon à l’Amérique, du Chili à Vienne, de la Wallonie à la Nouvelle‑

France, du Levant à la Saskatchewan, de Prague à Stockholm, de Mimizan à la Sibérie… Chacun, à sa façon, est un aventurier : héros ou salaud, sage ou fou, artiste ou explorateur, missionnaire ou mili‑

tant, transfuge ou sédentaire, chercheur d’absolu ou risque‑tout, ange ou canaille. Tous assez inconnus dans l’ensemble, mis à part quelques demi‑célèbres et d’illustres oubliés, exceptions nimbées d’une confuse gloire. Saints et soldats plus souvent qu’à leur tour.

À la fois singuliers et représentatifs d’une époque. Traversés par toutes les grandes utopies, tentés par la peste brune, propulsés par toutes les lubies imaginables.

Ce qui reste de leur passage sur terre ? Au pire (ou au mieux) quelques archives, des actes d’état civil, au mieux (ou au pire) des journaux, des correspondances, des livres hagiographiques, des témoignages, parfois plusieurs tomes de mémoires nourris d’états de service et d’activités mondaines, des récits souvent contradic‑

toires, tantôt à charge, tantôt dithyrambiques, toutes traces qui ne livrent guère d’informations sur leur vie intérieure. Le plus souvent nés après Montaigne, parfois après Rousseau, n’ayant pris, dans l’ensemble, le chemin ni de l’un ni de l’autre, ils ne donnent pas leur vérité et n’ont laissé, sauf exception, aucun journal véritablement intime. Ce que je ne regrette pas tout à fait : que me serait‑il resté, alors, à dire, à déduire, à deviner, à explorer, à inventer ?

Je prétends les connaître, mes Martin électifs, autant qu’on peut connaître les autres. Et même mieux, peut‑être, grâce à l’empathie.

M’étant efforcé de vivre jour et nuit, tour à tour, dans le cerveau de chacun d’entre eux, certes pendant une période limitée, mais suf‑

fisamment intense pour y laisser régulièrement ma peau, j’ai tenté à chaque fois d’entrer dans leur programme d’existence. J’ai pu me

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tromper sur des détails, arranger quelques faits, remplir des blancs lorsque j’étais à court d’informations, mais je crois avoir été en mesure de restituer leur tonalité générale, de décrire leur paysage mental et les caractéristiques de leur rapport au monde. Tous les vices et toutes les vertus, toutes les sagesses et toutes les folies, toutes les passions et toutes les émotions ont emprunté leur nom.

Et puis l’auteur peut bien avouer ceci : il tient un peu d’eux tous, même des pires.

Chacun est une énigme, tous suscitent mille questions : quel usage ont‑ils fait de leur liberté ? Comment ont‑ils continué ou, à l’inverse, récusé leur héritage ? Comment se sont‑ils faits à partir de ce qu’on a fait d’eux ? Quelle marque ont‑ils laissée dans l’Histoire ? Que peut‑on savoir d’eux, ces Martin‑là, et plus généralement, d’une femme ou d’un homme, Martin ou pas ? Qu’est‑ce qu’un récit lorsque les siècles ne nous ont transmis d’une vie que quelques traces comparables à des empreintes sur une paroi cavernicole, ou, au contraire, qu’ils nous ont livré des strates de témoignages, de vulgates, de mémoires ou de légendes qui ont ossifié une existence ?

Si je me suis interdit tout moralisme, comme il se doit en littéra‑

ture, je n’exclus pas ici, du moins en arrière‑fond, une certaine visée édifiante, ayant eu la faiblesse de croire qu’une meilleure connais‑

sance de nos ancêtres, Martin ou pas, ainsi qu’une approche dis‑

tanciée de leurs agissements divers, permettent de réfléchir plus mûrement chacun de nos actes et chacune de nos opinions. Les générations nouvelles s’imaginent innover, quand trop souvent elles retournent sur les pas d’une génération antérieure, au point de répéter d’anciennes errances, voilà peut‑être un des enseignements majeurs de ce vaste roman historique qui traverse les pays et les époques. Leçon certes élémentaire, très martinienne en un sens, mais que, pour leur malheur, tant des nôtres ont oubliée, morts pour rien, pour des erreurs sempiternellement répétées et des idées tenaces mais fausses, jonchant les champs de bataille après avoir cru décrocher la lune, tombant une fois de plus, comme leurs prédécesseurs, dans toutes les chausse‑trappes de l’Éternel Retour.

le parti pris des martin

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Ce qui nous manquait, à nous, les Martin : une épopée qui nous assignerait enfin une juste place parmi les mortels, un mythe laïc qui redorerait notre blason et ferait force de notre faiblesse. Il était temps de nous réhabiliter. Puisse ce livre y contribuer.

Ecce homo Martinus.

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Un saint fondateur Martinus

Savaria, Pavie, île de Gallinaria, Tours, Marmoutier, Candes

ive siècle

Le ive siècle est notre préhistoire. Notre lignée prend sa source dans cette chrétienté qui commence son expansion après les premiers Pères de l’Église et les dernières persécutions romaines. Il est bien possible que nous ressemblions un peu à Martinus, notre lointain ancêtre. En tout cas, il nous faut bien commencer par lui. Il fut si populaire, ce saint, qu’au fil des siècles on a donné son prénom à un nombre considérable d’enfants. Après quoi les prénoms sont devenus des noms. Martinus nous a ainsi transmis un patronyme, contribuant pour une part à faire de nous, à notre insu, ce que nous sommes.

Savoir d’où l’on vient, c’est aussi savoir d’où vient notre nom.

Il nous fallait immanquablement retourner à lui, Martinus, notre dieu lare.

La nouvelle religion était un chef‑d’œuvre d’imagination.

Des chercheurs d’absolu épousèrent la cause de Dieu comme, des siècles plus tard, d’autres s’identifieraient à la cause du peuple.

Des ermites nombreux tournèrent le dos à la vie terrestre, formant, du fond de leurs grottes ou de leurs huttes, un réseau secret de désirs mimétiques. Leur silence méditatif reliait l’Orient aux chau‑

mières de la Gaule. Leur solitude était magnifique. Elle donnait

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une irremplaçable force au parti du Dieu unique, pour lequel les prédicateurs recrutaient.

Les premiers croyants furent des soldats du Christ, des bolcheviks de la foi, les insurgés d’une révolution d’Octobre sans Pravda. Ils quittaient tout, leur famille, leur ville natale, rompaient les amarres, partaient sur les routes, se vouaient corps et âme à la Bonne Nou‑

velle. Les saints et les apôtres les éblouissaient, comme plus tard Marx, Engels, Lénine, Staline, Trotski, Che Guevara et Mao fas‑

cineraient la jeunesse du monde. Déjà à cette époque ancienne, le ive siècle, pendant que le Soleil tournait autour de la Terre, on avait voulu tuer le vieil homme en soi, inventer l’homme nouveau.

Martinus procède de cet enthousiasme.

Il est né en 316, quatre ans après la conversion de Constantin. Peu de temps auparavant, entre 303 et 311, la dernière grande persécu‑

tion des chrétiens, peut‑être la plus meurtrière d’un empire païen aux abois, avait fait, sous Dioclétien et Maximin, des milliers de victimes. Notre saint à nous, les Martin, a vécu à ce moment décisif où l’Église se constitue et prend une forme institutionnelle. Ce fait détermine notre histoire collective. En Inde, en Chine, au Japon, en Afrique, en Amérique, il est des chronologies bien différentes. Je m’appellerais Rachid Singh Khalsa, je me serais certainement inté‑

ressé à un tout autre ive siècle, celui au cours duquel s’est accompli le Mahābhārata.

Né trop tard pour devenir martyr, Martinus ne fut pas le der‑

nier pour accomplir des miracles. Il soufflait avec constance sur les démons, redonnait la parole aux muets, guérissait les lépreux, faisait jaillir des sources, délivrait des fléaux. Il opéra trois résurrections. Il dormait à même le sol, sur un cilice. Il ne connaissait pas la peur. Les flammes lui étaient une rosée. Il commandait aux oiseaux. Il sauva un lièvre poursuivi par les chasseurs. Pour expulser l’esprit impur, il imposait les mains. Il conjurait les rumeurs, déjouait les ruses des faux prophètes, démasquait les imposteurs, dissipait les diables travestis en Christ. Il fit s’agenouiller une impératrice à ses pieds : l’épouse de Maximin le servit à table, ramassa et mangea ses miettes. Versant

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une sainte huile dans la bouche d’une jeune fille donnée pour mou‑

rante, il la ranima. Elle se leva, marcha avec grâce et récompensa le thaumaturge d’un sourire charmant que Sulpice Sévère, racontant la vie de Martinus, se garde d’évoquer. J’étais alors, juste pour cet ins‑

tant, dans la peau du saint. La plupart du temps, il m’était étranger.

Il était si austère, si impavide, si parfait. Qui parmi nous pourrait jamais atteindre une telle hauteur ? Un pouvoir émanait de lui, qui le dépassait lui‑même.

Le livre premier de l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours contient « cinq mille cinq cent quarante‑six ans, depuis le com‑

mencement du monde jusqu’à la mort de saint Martin ». C’est dire si cette mort fait date. Selon Grégoire de Tours, Martinus est

« le patron spécial du monde entier » (toto orbi peculiari patrono).

Michelet lui consacre un chapitre entier de son Histoire de France.

« Cet ardent missionnaire, écrit‑il, devint comme un Dieu pour le peuple. »

Comment aurais‑je pu faire l’impasse sur Martinus ? Tel est notre legs.

Comme Socrate ou comme Épictète, il n’a rien écrit. Le seul texte qui prouve son existence est le récit hagiographique de Sulpice Sévère.

Le renom est chose fragile. Il faut des passeurs. Le passeur aide un nom à franchir la rivière. Sulpice Sévère s’est fait petit face à la gran‑

deur de Martin, face au grand maître de l’ascétisme chrétien. Épurée de toute trivialité, sa Vita beati Martini s’adresse comme toutes les hagiographies à des hommes d’une autre époque, dans un temps où Dieu, sous nos latitudes, n’avait pas encore été porté disparu. Le jeune disciple, soucieux de ne pas donner chair à son saint électif, est laconique sur les épisodes qui ne relèvent pas de la thaumaturgie.

Non seulement on sait peu de chose sur Martinus, mais rien du peu que l’on sait n’est assuré. Ah, si nous avions une biographie à l’américaine ! Ou une autobiographie circonstanciée ! Nous saurions mieux d’où nous descendons, nous, les Martin. Mais ce Martinus

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n’est pas un homme, c’est un mythe. Solitaire et intouchable, il est semblable à sainte Françoise selon Ernest Hello : « Sa vie en ce monde n’est que l’écorce légère et transparente de la vie qu’elle menait dans l’autre monde. Sa vie terrestre fut une apparence. »

On manque d’anecdotes qui ne cadrent pas avec la légende dorée.

Sulpice Sévère est allé voir Martin peu avant sa mort. Martin l’a servi et lui a lavé les pieds. Le jeune homme a redoublé de dévotion. Il était déjà conquis. Désormais, il l’adule. Martin, apparemment, n’a rien raconté à Sulpice Sévère, rien d’autre qu’une vie standard de saint. Je regrette cette discrétion. Mais elle vaut son pesant d’aura.

Le saint Martin de Sulpice Sévère me paraît moins humain que le saint Antoine représenté par Flaubert. Moins humain aussi que saint Augustin qui demande à Dieu un délai avant de renoncer à tout : Pas tout de suite, mon Dieu, pas tout de suite !

Deux phrases surtout me retiennent dans De vita beati Martini de Sulpice Sévère : « Jamais personne ne l’a vu en colère, ni ému, ni affligé, ni en train de rire. Toujours égal à lui‑même, le visage rayonnant d’une joie pour ainsi dire céleste, il avait l’air étranger à la nature humaine. »

Dans ces deux phrases, je ne reconnais pas notre ascendance.

Les premiers chrétiens nous échappent. Ils étaient illuminés, ténébreux, exaltés, extrémistes. Martinus nous est particulièrement étranger. Il est l’homme de la radicalité immédiate, du renonce‑

ment total. Plus un saint se tait, plus sa sainteté irradie. Tant de perfection et si peu de faiblesse ! Tant de pureté ! Il décourage tous les Martin à venir. Il les fait tomber de haut. Il inaugure avec une telle élévation l’histoire de notre patronyme que, depuis ce temps du ive siècle, chaque existence martinienne semble comme une déchéance. À partir de lui, comme à partir de Jésus, nous ne sommes que péché. Il n’y a qu’une tristesse, a écrit Léon Bloy, c’est de ne pas être des saints. À quoi on peut opposer une réflexion d’Orwell :

« Être humain consiste essentiellement à ne pas rechercher la perfec‑

tion, à être parfois prêt à commettre des péchés par loyauté, à ne pas pousser l’ascétisme jusqu’au point où il rendrait les relations amicales

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impossibles, et à accepter finalement d’être brisé et vaincu par la vie, ce qui est le prix inévitable de l’amour qu’on porte à d’autres individus. Sans doute l’alcool, le tabac et le reste sont‑ils des choses dont un saint doit se garder, mais la sainteté est elle‑même quelque chose dont les saints doivent se garder. »

Quelle aurait été la postérité de Martin sans l’admiration de Sul‑

pice Sévère ? On en disputa au début du xxe siècle. Je ne veux rien cacher à ce sujet. Selon Ernest‑Charles Babut, historien protestant, fils du pasteur Charles‑Édouard Babut, mort pendant la Grande Guerre, le panégyrique de Sulpice aurait visé à masquer l’hérésie de Martin en même temps que la sienne. Tous deux seraient des schis‑

matiques. Sulpice Sévère aurait lu la vie de saint Antoine par saint Athanase et il l’aurait plagiée. Il n’y aurait donc rien dans cette vie qui puisse être tenu pour véridique, rien qu’une tradition narrative hagiographique. Babut forge un mot, arétologie, qu’on retrouvera chez Jacques Lacarrière et bien d’autres, pour désigner, à propos des miracles, un récit affabulateur construit sur le modèle évangélique.

Dans ces miracles, Babut voit « quelques numéros douteux ». Il a des phrases dans le genre : « Il faisait grand cas de ses propres pouvoirs. » Ou encore : « Il parlait de ses miracles et aimait qu’on les appréciât. » Bref, Babut dégonfle la baudruche. Mais surtout il donne à Martin la dimension d’un chef de bande. « On apprend d’abord, à lire nos textes, que le pic et le marteau étaient de grands instruments de mission. Quatre temples démolis, deux fois des idoles mises en pièces, un temple incendié. »

Jusqu’alors, Ernest‑Charles Babut, grand spécialiste du chris‑

tianisme ancien, était un érudit respecté. Sa thèse iconoclaste a choqué les gardiens du temple. Elle fut aussitôt attaquée par un jésuite bollandiste, le père Delahaye, soucieux de perpétuer la légende dorée. Péguy lui‑même, enchanté par les vies de saints, se hâta de monter au front contre son ancien condisciple, l’atta‑

quant assez méchamment au détour d’un numéro des Cahiers de la Quinzaine, le 16 février 1913 : « Je ne sais si le Babut dont

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il parle ici est celui que nous avons connu à l’École normale.

Celui que nous avons connu à l’École normale était un grand oiseau sérieux, moraliste, binoculaire. Rien n’est secrètement roué comme ces raides. Celui‑ci était déjà un grand protecteur.

Celui‑ci a démontré clair comme le jour que saint Martin était une sorte de douteux et de détestable paltoquet. Heureusement encore que M. Babut ne nous a pas démontré que saint Martin n’avait pas existé. Cette démonstration eût été tout aussi facile. Le travail, on le sait, consiste à démontrer que les héros et les saints n’existent pas. »

Depuis ce temps, le livre d’Ernest‑Charles Babut a presque disparu de la bibliographie à propos de Martinus.

Je m’observe en train de lire cette vie du premier Martin, mais aussi tous les commentaires, tous les livres qui, le plus souvent, para‑

phrasent le seul document écrit qui nous ait été légué par les siècles, l’hagiographie de Sulpice Sévère. Un petit démon mécréant et ratio‑

naliste résiste en moi des quatre fers à la fable de ces miracles d’un autre temps. Comment l’objet d’une telle dévotion ne se prendrait‑il pas pour celui qu’on adore ? La phrase d’un personnage de Queneau me revient irrépressiblement aux oreilles : « Je voudrais tellement être rien et ne même pas pouvoir m’en vanter. » Surtout, j’appartiens à l’époque de Charlie Hebdo. Regardant d’un même œil Brian’s Life et Quo vadis, je fais peu de différence entre une parodie sacrilège concoctée par les Monty Python et un péplum sur la persécution des chrétiens. Dois‑je ajouter aux enluminures, à l’encens, sous pré‑

texte que Martinus est mon ancêtre ? Non, mille fois non. J’essaie simplement de comprendre d’où nous venons véritablement. Sur Martinus, je veux tout savoir et, particulièrement, ce dont quelques exégètes paresseux ne font pas état, par respect pour l’hagiographie.

Il n’était pas gaulois. J’en suis heureux. Nous avons besoin, nous, ses lointains enfants, menacés comme nous le sommes par le com‑

plexe de l’endogène, de nous sentir un peu étrangers. Apprenant qu’il était né en Pannonie, à Savaria, autrement dit en Hongrie, à

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Szombathely, j’étais pressé de m’y rendre, emballé par le nom de la Pannonie, mais juste avant de prendre mon billet pour un pèlerinage aux sources, retournant au texte de Sulpice Sévère que j’avais lu un peu vite sous le coup de l’enthousiasme, j’ai découvert que Martinus n’avait pas vécu son enfance à Savaria. Sulpice le dit de façon lapi‑

daire, en deux phrases. Les soldats de l’armée romaine étaient en ce temps mutés comme des fonctionnaires des Postes. L’ordre donné, il fallait rejoindre une nouvelle garnison. Le père de Martinus fut nommé tribun militaire à Pavie quand Martinus n’était qu’un petit enfant. C’est à Pavie qu’il a manifesté de façon précoce sa vocation à la sainteté. Et Pavie, je connais.

Dès l’âge de dix ans, Martinus veut mener une vie érémitique, nous dit Sulpice Sévère. Il est né trop tard pour le martyre, mais pas pour l’ascèse. Il voudrait imiter les athlètes du désert, ces destins dont il a entendu le récit, ces vies extraordinaires de moines radicaux de l’Orient qui vivent de racines et d’herbes, les Paul de Thèbes, Antoine le Grand, Basile de Césarée… Il est prêt à fuguer. On le retient. Le père, statue de commandeur, est militaire et païen. Il est très contrarié. Il a donné à son fils un nom théophore, dévoué à Mars, le dieu de la guerre, c’est dire s’il est soldat zélé de l’empire.

Or son petit Martinus n’est pas un garçon comme les autres. Il médite. Il est déjà dans un autre monde. Il lève en permanence les yeux vers le ciel. À douze ans, il est catéchumène. J’imagine une mère complice, ou du moins compréhensive. Plus tard, adolescent, il sera emmené de force comme soldat, enchaîné, dit‑on, et enlevé.

Selon la coutume, un fils de vétéran doit être soldat.

Il sera garde impérial. Tout cela à son corps défendant. En d’autres temps, il eût été objecteur de conscience. C’est un garçon sensible et aimant, il ne veut pas faire trop de peine à ses parents. On pense pendant quelque temps qu’il sera soldat romain comme son père.

L’hagiographie de Sulpice nous fait avaler cette histoire étrange et attachante d’un légionnaire qui ne voulait pas combattre. Évitant par quelques stratagèmes tout affrontement avec l’ennemi, Marti‑

nus continue à se révolter contre son nom martial. « Tu ne tueras

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point. » Il s’arrange pour ne pas participer aux combats, ronge son frein pendant de longues années dont on dispute le nombre, peu importe. Lors d’un rude hiver à Amiens où il vient d’être affecté, il offre une moitié de son manteau à un pauvre qui grelotte. Il sert l’esclave qu’on lui a donné comme à tout soldat romain, et lui lave les pieds. Il se prépare au baptême, cette nouvelle naissance.

Avant de faire le grand saut, il a été sommé par Dieu de rendre visite à ses parents à Savaria, où ils sont retournés pour on ne sait quelle raison. Il part dans l’espoir de les convertir. On ne sait rien ou presque sur ce long voyage. Dès son arrivée, pas de temps à perdre : il leur parle d’Antoine, de Pâcome, des grands prédécesseurs, d’Hilaire, de la conversion de Constantin. À la fois exalté et serein.

Yeux fiévreux, complexion froide.

La mère veut plaire au fils.

Je la vois, la mère. C’est la Mère. La dévotion qu’elle lui porte, elle est prête à l’élargir au fils de Dieu, à Marie, aux anges, à Dieu le Père. Il la baptise avec l’eau d’un puits.

Je vois aussi le père. Le père résiste. Il a entendu parler des schismes, des hérésies, des factions, des controverses entre arianistes et priscillianistes, de l’Église déjà déchirée. Leur Dieu est unique, mais ils se le disputent. Le père est un homme de l’ordre ancien, il veut l’empire tel qu’il était, romain, païen. Il a vu comment son chré‑

tien de fils a détourné le service militaire. Il le regarde comme une réprobation vivante, comme un fils prodigue à jamais : en hippie, le cheveu sale, comme c’est la mode chez les évangélistes. Il ne croit pas à la nouvelle lubie de Constantin. Il se souvient d’un temps, celui de sa jeunesse, où saint Victor, militaire romain, officier dans la légion thébaine, subissait le martyre à Marseille pour avoir refusé d’abjurer sa foi chrétienne. C’était le 21 juillet 303. Georges de Lydda, devenu saint Georges, fut décapité. Le père de Martinus, tribun militaire, pense qu’après Constantin l’apostat, les chrétiens ne survivront pas.

Martinus lui réplique que son Dieu est l’avenir du monde. Entre le père et le fils, c’est comme entre Martinus et Mars : un rapport irréconciliable. Il n’y aura pas de veau d’or.

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Sa mission filiale effectuée, Martinus repart évangéliser l’Illyrie, puis se rend à Gallinaria. J’aime cette phrase : Ad insulam Galli- nariam nomine secessit. Et particulièrement ce verbe : secessit (il se retire). Gallinaria est un îlot au nord‑ouest de l’Italie, tout près de la côte ligure. La légende ne nous dit pas les raisons pour lesquelles Martinus s’est rendu là plus qu’ailleurs. Je crois savoir pourquoi.

Ou plutôt, j’imagine. Il vient de Milan d’où il a été chassé par un évêque arien. Accompagné d’un prêtre vertueux, car il est assez social à sa manière, et plutôt cénobite qu’anachorète, il prend la via romana, traverse Ticinum (Pavie), la ville du père, puis le Tessin, l’oppidum Genua (Gênes), longe la côte ligure et là, sur la route des Gaules, entre Savo (Savone) et Albintimilium (Vintimille), après avoir évangélisé un bon nombre de païens (de sorte que dans ces régions, depuis ce temps ancien, on pratique le culte de sanctus Mar- tinus), il arrive, Martinus, à Albigaunom (Albenga). Il est émerveillé.

Les plages de sable fin, la douceur, le mauve des couchers de soleil, tout manifeste la présence de Dieu. Il contemple la Méditerranée. Il aperçoit un îlot sauvage. Il demande son nom. Gallinaria, lui répond un pêcheur. C’est loin ? demande Martinus. À quelques coups de rames, répond le pêcheur. Martinus se tourne vers le prêtre vertueux, son compagnon, ils se comprennent d’un signe, le pêcheur lit dans leurs yeux une lumière, il les emmène dans sa barque en direction de l’île des coqs sauvages.

Gallinaria. Une île un peu austère, tout en roche. Quelques cen‑

taines de mètres carrés. Un peu trop de vent, peut‑être. Mais tant de calme auquel la mer donne du mouvement, un ressac qui invite à méditer, un ciel qui augmente la croyance… D’ordinaire, ce n’est pas la beauté d’un paysage qui incite les saints à se retirer. Ils cherchent au contraire une nature inhospitalière, une grotte, un désert. Les saints d’Égypte n’avaient qu’à sortir de la ville. Ils ne sublimaient pas les étendues arides à la façon des touristes. Ils s’y perdaient pour mourir au monde. Les saints du désert aspiraient à l’immobilité.

Antoine est resté dans un tombeau. On raconte que Jacques de Nisibe fut enseveli sous la neige sans qu’il s’en aperçoive. Ils sont

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indifférents aux éléments, ces saints‑là, refusent le monde dans son immanence et sa concrétude, ignorent les phénomènes naturels, et jusqu’aux seins des femmes. Admirable est leur sérénité.

La côte ligure est loin du désert d’Égypte. Ici, le paysage est plus souriant. Livré au spectacle changeant de la mer dans lequel on contemple forcément un peu son âme, Martinus s’est‑il montré aussi éthéré, aussi insensible que les saints du désert ? Il ne peut pas être aussi inhumain que sa légende. Je veux imaginer que malgré son désir illimité d’accéder à la transcendance et de quitter son corps de chair et d’os, il a connu quelques sensations. Je veux imaginer qu’il a été en extase devant cette baie, qu’il a failli arrêter là sa course, qu’il a éprouvé un sentiment de beauté qui lui a fait distinguer parmi tant d’autres ce lieu contingent doté d’un toponyme, Gallinaria. Sulpice Sévère ne s’étend pas sur cette parenthèse qui va durer trois ans. Il nous dit seulement qu’après avoir absorbé de l’ellébore, Martinus échappe de peu, grâce à sa force spirituelle et à son pouvoir exorciste, à l’empoisonnement.

Au bout de trois années érémitiques, Martinus se remet en route.

Il vient d’apprendre qu’Hilaire, évêque de Poitiers, soupçonné d’hérésie, est rentré de Turquie où il était en exil. On comprend qu’il veuille rejoindre un maître spirituel qui exerce sur lui une attraction irrésistible. Mais pourquoi ne s’est‑il pas satisfait de la vie retirée ? Je soupçonne d’autres raisons plus essentielles. Il a une double nature : contemplatif et homme d’action. Méditer, prier, jeûner, il peut le faire partout. Mais il lui faut aussi, à portée d’âne ou de marche, des paysans, des incrédules, des païens encore si nombreux, pour leur annoncer la Bonne Nouvelle. Il est militant de la foi, prosélyte dans l’âme. Il veut évangéliser, ouvrir à tous le royaume de Dieu. Telle est la supériorité de Martin sur d’autres saints : il ne s’est pas retranché dans une ascèse comme les athlètes du désert, il s’est heurté au siècle, il s’est coltiné le monde, ses injustices et ses scandales. « C’est un martyr sans le sang », dit de lui Sulpice Sévère.

Dix ans après Gallinaria, Martinus, qui ne visait aucunement une carrière ecclésiale, devient évêque de Tours malgré lui. Dans un

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premier temps, à Poitiers, on a voulu le nommer diacre. Il refuse.

Afin de satisfaire son humilité, on le fait exorciste, le grade le plus bas. Jusqu’à ce qu’un jour, on vienne le chercher et qu’on l’enlève.

Élu évêque non par des cardinaux mais par le peuple, il peut conti‑

nuer à accomplir son vœu de pauvreté. Martinus ne consent jamais à s’asseoir sur la chaire épiscopale. Il demande systématiquement un tabouret. L’institution tend un piège au saint. Il le sait. Il voit bien le danger : un évêque purement évêque risque d’être coupé de sa base. Lui, il garde le contact. D’un côté il arpente la Gaule, de l’autre il retourne régulièrement au monastère de Marmoutier. C’est un radical. Il ne transige pas. Évêque, soit, puisque Dieu l’a voulu ainsi, mais tel quel, hirsute, dépenaillé, portant la bure, fondamen‑

talement moine, continuant à vivre dans la solitude d’une cellule de bois : Dieu me veut nu, Dieu me veut seul. Mais aussi apostolique, itinérant : Dieu me veut apôtre.

Évêque des champs, il alterne ermitage et tournée évangélique.

Il y a tant de païens dans les villages de Gaule ! Il prend le chemin des campagnes profondes, prêche dans les lieux les plus reculés du Poitou et de la Touraine, harangue les Bituriges, les Carnutes, les Éduens, les Sénonais, constitue les premières paroisses, et avant saint Benoît, fonde les premiers monastères. Partout il lui faut dissiper l’incrédulité des gentils, prêcher le jeûne, l’aumône, la prière, le cilice et les cendres…

Les premiers prosélytes de la Croyance n’avaient pas besoin d’en passer par les sophistications de la théologie ou de la formation théo‑

rique. Ils n’étaient pas nécessairement attachés au Livre. Quelques mots illuminés s’étaient emparés de leur corps. Ils croyaient inten‑

sément à la Résurrection, à la Sainte Face et au Saint‑Esprit, au Père, au Fils, à la Vierge Marie, à Joseph, à l’Amour, à la Charité, à la Vérité, ils y croyaient comme jamais plus on n’y croirait dans les siècles à venir, et lui, Martinus, il y croyait, semble‑t‑il, plus que quiconque.

Martinus, c’est la foi du charbonnier. À l’opposé de Grégoire le Thaumaturge ou de Sévère d’Antioche, ou encore de saint Augustin,

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ces auteurs chrétiens qui seront à la fois sophistes et théologiens. Aux antipodes des enfants de familles nobles qui ont d’abord glané tout le savoir des sciences du dehors avant d’accéder à la science sublime de la Parole révélée. Cet homme fruste n’est pas un héritier. Il est inculte. Il n’est pas issu d’une famille païenne aisée, comme Sulpice Sévère et Paulin de Nole, lesquels l’admirent d’autant plus qu’ils sont eux‑mêmes des aristocrates riches et cultivés. Ils s’extasient du fait que Martinus, malgré son origine, parle la langue noble, la langue divine, la langue des mots essentiels. Mieux que les lettrés, Martinus sait se lier aux masses, s’adresser au peuple, trouver les mots simples, les mots qui touchent. À son passage, tous, dit‑on, ou presque tous, selon Sulpice Sévère, se tournent vers le Dieu unique.

On s’étonne de trouver chez les paysans païens si peu de résis‑

tance. Martinus se sort de toutes les situations. Comment ne s’est‑il pas fait lyncher, lui qui aurait perdu la vie avec joie ?

C’est qu’il ne se contente pas d’apporter la Bonne Nouvelle par ses paroles et ses prédications. Ce militant de la foi, qui prêche l’Amour universel et la paix intérieure, est un homme d’action. Un impatient, un incandescent. Son intransigeance défie tout pouvoir temporel. Spontanément intégriste, il ne se gêne pas pour évangéliser à coups de bâton et de pioche. Il ne part jamais seul en campagne, mais accompagné de moines résolus et, de préférence, costauds.

Autrement dit, il prend la tête d’un commando, je risque le terme puisque Jacques Fontaine l’utilise, s’écartant du récit édulcoré de Sulpice Sévère, et que Dominique‑Marie Dauzet, prêtre et histo‑

rien sérieux préfacé par Monseigneur Honoré, évêque de Tours, le reprend aussi. Ces milices ne sont pas interdites. Au contraire, elles ont l’appui de Constantin. La loi de 1905 est encore loin d’avoir été votée. Martinus peut même faire appel à des soldats, et il n’est pas impossible qu’il le fît. Il lui faut construire l’Église sur la ruine des temples. Il lui faut renverser les idoles. Telle est la faille dans la légende dorée.

Comment une religion si exclusive aurait‑elle pu s’imposer, si ce n’est par le fer et le feu, contre toutes les autres croyances, contre

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tous les cultes païens, les druides, les dieux antiques et leurs sym‑

boles ? Auparavant, on honorait les sources et les arbres. Martinus s’attaque à ce qui est au cœur du culte celte : l’animisme. L’épisode du pin m’a particulièrement heurté. Martinus veut faire abattre un pin. Les paysans n’y consentent que s’il expose son corps à la chute de l’arbre. Miracle, le pin est détourné de sa trajectoire par la main de Dieu. Lui, il reste debout. Il fait de nouveaux convertis. Je sais bien que ce pin était voué au culte de Cybèle : la déesse phrygienne, trahie par son amoureux, l’avait transformé en pin pour lui laisser la vie sauve. Mais j’imaginais naïvement que pour un chrétien pri‑

mitif, le spectacle de la beauté ici‑bas était le miroir de la splendeur céleste, le reflet de la perfection divine. Je croyais que le Dieu de Martinus était partout dans la nature (Deus est in natura rerum), que Son adorable sublimité se révélait particulièrement dans les arbres tendus vers le ciel. (Cependant, Martinus n’est pas indifférent aux oiseaux. Un jour, voyant des oiseaux pêcheurs se disputer des poissons, il explique à ses disciples que les démons se disputent de la même manière les âmes des chrétiens. Les oiseaux prirent ainsi le nom de l’évêque.)

Notons au crédit de Martinus qu’à une époque où se manifestent déjà les signes d’une intransigeance de l’Église, où l’Inquisition se profile dans la chrétienté, comme la Terreur dans la Révolution, il joue un rôle modérateur, refusant d’ajouter à l’excommunication des hérétiques leur décapitation. N’ayant pas obtenu gain de cause, il s’abstient de participer aux conciles à la suite d’une exécution.

Michelet ne manque pas de relever, à cette occasion, une man‑

suétude dont nous avons peut‑être hérité : « Ce qui recommande à jamais sa mémoire, c’est qu’il fit les derniers efforts pour sauver les hérétiques que Maxime voulait sacrifier au zèle sanguinaire des évêques. Les pieuses fraudes ne lui coûtèrent rien, il trompa, il men‑

tit, il compromit sa réputation de sainteté ; pour nous, cette charité héroïque est le signe auquel nous le reconnaissons pour un saint. »

Lorsque à quatre‑vingt‑un ans il meurt, le 8 novembre 397, à Candes, toute la chrétienté occidentale est en deuil. L’enterrement

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de Martinus, c’est l’enterrement de Sartre ou de Hugo dans la Gaule profonde. Le peuple accourt. Ce n’est pas le peuple de Paris, c’est celui des bourgs et des villages de province, celui des campagnes que l’évêque itinérant a parcourues, celui des paroisses toutes nouvelle‑

ment créées. Le cortège est accompagné du chœur des vierges. Les Poitevins et les Tourangeaux se disputent sa dépouille. Victoire des Tourangeaux : ils emportent le corps.

De vita beati Martini fut un best‑seller. À Rome, à Carthage, à Alexandrie, en Égypte, en Nitrie, dans la Thébaïde, au royaume de Memphis, on s’est arraché le livre de Sulpice Sévère. Il a inspiré vers 470 à Paulin de Périgueux une Vie de saint Martin versifiée, et une autre encore, un siècle plus tard, à Venance Fortunat. Depuis ce temps, l’hagiographie de Martinus recoupe le récit national. Autant que Jeanne d’Arc, autant que Clovis, elle contribue à fonder ce qui fera la France. Au viiie siècle, Charlemagne détourne son chemin pour faire un pèlerinage dans la ville de naissance de Martinus. Saint Martin donne son nom à des milliers de lieux‑dits, à des millions d’hommes. Le manteau qu’il a partagé, sa capa (au reste il n’en a cédé qu’une moitié, ce qui donne du grain à moudre aux exégètes), était précieusement conservé sous une tente par les rois mérovingiens et carolingiens lorsqu’ils partaient en guerre, et c’est de ce sanctuaire de toile appelé capella que vient le mot chapelle. Simone Martini, issu de l’école siennoise et proche de Giotto, a peint vers 1315 un cycle entier de fresques représentant la vie du saint dans la chapelle Saint‑Martin de l’église intérieure de la basilique Saint‑François d’Assise. On sculpte sa figure au fronton des églises. Des chemins de Saint‑Martin sont balisés en Touraine et en Poitou. Christophe Colomb, lors de son deuxième voyage, apercevant le 11 novembre 1493, jour de la fête de Martinus, une île inconnue, la baptise Saint‑Martin. En 1918, les maréchaux Joffre et Foch veulent que l’armistice soit signé le 11 novembre, le jour de la Saint‑Martin, célébré en Flandre, en Belgique, en Allemagne, en Autriche et par‑

tout dans le monde.

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La commémoration de Martinus se perpétue, et pas seulement à Tours. Le 19 janvier 1993, il fut choisi comme patron par la Com‑

munauté chrétienne des policiers de France. Le 22 mars de la même année, la Conférence des évêques de France a avalisé ce choix, sou‑

haitant de tout cœur, par la voix de son président, « que les policiers s’inspirent de l’exemple de saint Martin en étant attentifs à toutes les catégories de citoyens, spécialement les plus pauvres ; en gardant, le plus possible, la maîtrise d’eux‑mêmes en toute occasion ; en agis‑

sant, dans le dialogue, pour le respect des droits et des devoirs de chaque personne humaine1 ». Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Charles Pasqua, a vivement approuvé une telle consécration. Saint Martin fut enregistré sous le n° 00092 comme patron des policiers de France, le 26 avril 1993. Il est reconnu aujourd’hui par le Conseil de l’Europe comme un « personnage européen, symbole du partage, une valeur commune ».

La popularité du saint n’explique pas tout, mais elle a encouragé une épidémie nominative, une colonisation onomastique en dou‑

ceur. Pendant des siècles de procréation, au cours de flopées de bap‑

têmes et d’extrêmes‑onctions, les Martin ont proliféré, prenant à la lettre le conseil biblique : « Croissez et multipliez. » En ces temps‑là, on ne passait pas neuf mois à chercher un prénom imprononçable qui allait susciter l’admiration ou la stupeur. On ne se conformait pas à des modes passagères, tributaires de séries télévisées ou de messages subliminaux, qui font d’une prétendue distinction un conformisme général. Sans sacrifier au goût du jour, on se léguait sans arrière‑pensée, de père en fils, de génération en génération, les deux syllabes prestigieuses : Mar‑tin, le saint le plus aimé de tous.

La fertilité des Martin mâles, la fécondité de leurs épouses ont fait notre destin, ainsi que la résistance légendaire des petits nourrissons nommés Martin, lesquels mieux que d’autres, sans doute, ont sur‑

vécu aux pestes, aux famines et aux guerres.

1. Au moment où je relis ce texte, Michel Zecler, un producteur de musique noir, vient d’être tabassé par quatre représentants de l’ordre.

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Peu à peu, cependant, les Martin se souviendraient de moins en moins de leur saint patron, Martinus. La jeunesse est ingrate. Que nous le voulions ou non, par le biais de la filiation patrilinéaire, nous tenons un ancêtre, un dieu lare quasiment incontestable. Nous ne l’avons pas choisi. Il ne nous a pas faits, mais nous nous sommes faits à partir de lui, parfois en dépit de lui.

*

Juillet 2016. En route vers l’océan, je m’arrête à Tours sans savoir qu’on y célèbre le mille sept centième anniversaire de saint Martin. Il est à peu près certain que je ne suis pas le seul Martin présent : vu le nombre considérable de badauds, on pourrait sans doute dénombrer, conformément à une proportion statistique, d’autres homonymes qui doivent leur nom, eux aussi, à Martinus, et parmi eux, quelques catholiques fervents nettement plus reconnaissants que moi à l’égard de tout ce qui fait revivre notre saint patron. Seul le hasard, en prin‑

cipe, peut expliquer ma présence au milieu de la foule qui se presse sur les trottoirs derrière les barrières de sécurité. C’est du moins ce que je crois de prime abord. Une exposition intitulée De Martin à saint Martin : sa vie, ses légendes détaille les épisodes décrits par Sulpice Sévère, son hagiographe. Un prêtre bénit une parade en Harley‑Davidson sur un chemin de Saint‑Martin, quand soudain une sorte d’illumination me traverse : j’étais voué à assister un jour à la commémoration d’un saint qui m’a donné mon patronyme et que j’ai jusqu’à présent quasiment ignoré. Mais surtout, j’ai été dépêché ici à mon insu, en envoyé spécial, par une main invisible.

Et cette main me dit : C’est toi, Jean‑Pierre, toi parmi tant d’autres Martin, que j’ai désigné pour écrire une nouvelle épopée, l’histoire de deux syllabes parties à la conquête du monde.

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1 Gwenaëlle D EBOUTTE , « L’énorme succès du Playmobil Martin Luther », La Croix, 12 avril 2017, lien vers l’article (vu le 3 décembre 2017). Wie ein unbekannter Mönch