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Introduction. Javier Pérez Siller. ICSyH-BUAP

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Introduction

Javier Pérez Siller

ICSyH-BUAP

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Ce livre est le fruit de multiples et épisodiques rencontres, entre 1988 et 1996, avec le professeur François Chevalier et son épouse Josèphe, dans ce lieu amical qu’est, pour beaucoup de latino-américains, son appartement de la rue Monsieur-le-Prince. Un beau jour, au terme d’une conversation portant sur différents sujets historiques et anthropologiques, le professeur Chevalier nous parla avec passion des voyages qu’il fit au Mexique durant les années quarante et cinquante. Son récit fut si vivant et si imagé que nous nous sommes laissé transporter dans le passé, à ce temps mythique de nos pères, dans ce pays imaginaire forgé dans notre mémoire infantile et

certainement nourri de longs propos de fin de repas. Les aventures et les paysages évoqués par les grands-parents prirent alors vie et se reformèrent dans ce récit que nous écoutions à Paris. C’est ainsi que, pour un moment, trois passés se confondirent : celui des aïeux, celui de François Chevalier et celui de nos souvenirs. La convergence des temps nous surprit, et nous nous laissâmes bercer par cette étrange sensation de vivre, comme c’est le cas aujourd’hui, à la croisée des chemins.

Peu à peu confiance et complicité allèrent en augmentant, jusqu’à ce que notre conteur sortit, d’un fond de tiroir, une vieille boîte contenant un paquet de papiers jaunis qu’il nous montra timidement, nous prévenant qu’il ne les avait quasiment pas touchés depuis son retour du Mexique. C’était un ensemble de fiches, parfaitement ordonnées et numérotées, et de planches contact des photographies correspondant aux lieux décrits. Le carton des fiches, sec et rêche, accusait le demi-siècle d’âge, mais la qualité et la netteté des minuscules photos, alignées par sept, était presque parfaite. De ce jour vint la décision de consacrer un après-midi par semaine à fouiller dans cette mine d’images, comptant trois mille photos noir et blanc et trois mille diapositives, à admirer les prises, identifier les lieux et reconnaître les personnages, à consulter les journaux de voyages que tint méthodiquement François Chevalier durant les dix-sept ans de son séjour mexicain, à en reprendre les observations et à

confronter souvenirs et commentaires qui ne cessaient de fuser. C’est de ces évocations que surgit le désir de faire un livre.

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Ce projet n’était pas aussi simple qu’il paraissait : il fallait convaincre un éditeur –ce qui fut chose faite grâce aux conseils de Adolfo Castañón) –, trouver un financement –ce fut l’IFAL et le CEMCA– et un professionnel capable de travailler soigneusement les antiques pellicules –la persévérance du photographe colombien Luis Álvarez fut en ce domaine capital. Cependant, le problème le plus sérieux fut d’opérer une sélection parmi les six mille photographies. Quels critères devions-nous utiliser ? Devions-nous choisir selon les qualités techniques ou esthétiques, selon les sujets traités ou selon une signification propre à l’auteur ou à notre temps ? Nous nous sommes vite rendu compte que ces critères n’étaient pas appropriés : François Chevalier n’est pas un photographe professionnel, et une telle sélection ne risquait guère de révéler l’originalité de l’ensemble. C’est ainsi que nous avons à nouveau regardé les photos, mais avec des intentions et des optiques différentes, en même temps que nous récoltions les souvenirs que chacune d’elle provoquait pour appliquer enfin le sens de notre métier d’historien. Que peut voir un historien dans des photographies d’il y a cinquante ans ? Et, surtout, que peuvent nous dire des photos prises par un historien ?

Il s’agit bien de documents du passé qui fixèrent des moments d’une réalité –

«qui renvoie un cadavre du réel dans un temps mort que notre regard fait renaître», comme dirait Roland Barthes–; 1 c’est pourquoi ces photos sont autant de témoignages ou de traces pour l’historien. Mais ne témoignent-elles pas aussi d’une pratique

(individuelle et sociale) de quelqu’un qui nous dit «regarde!», qui nous invite à voir ce qui a attiré son attention ? On en vient ainsi à la conclusion que cette masse de

photos, en plus de nous faire découvrir une réalité absente et éloignée dans le temps – le Mexique des années quarante et cinquante–, révèlent avant tout le regard que François Chevalier a acquis au Mexique et sur le Mexique.

1 R. Barthes, La chambre claire, Paris, Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil, 1980.

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Une archéologie du regard de l’historien ?

Le regard que dévoilent les photos est tout autant antérieur à l’historien, en tant que tel, que le fruit de sa formation et de ses expériences avant et après son arrivée au Mexique. Rappelons que François Chevalier, né en 1914 au sein d’une famille aisée de l’Allier, s’est initié à l’histoire et à la géographie à l’université de Grenoble (1933- 1936), puis à Paris (1936-1939) où il étudia la paléographie à l’Ecole des Chartes et l’histoire à la Sorbonne. C’est là qu’il rencontra l’atmosphère de profonde critique menée par Lucien Febvre et Marc Bloch contre l’histoire positiviste, critique diffusée dans la revue Annales d’histoire économique et sociale fondée en 1929. Ces historiens proposaient alors une «histoire problème», comparative, interprétative, à prétention globalisante et ouverte aux sciences sociales; une histoire allant bien au-delà de l’érudition et ayant pour vocation de créer des modèles synthétiques et explicatifs capables d’éclairer le présent.

Le jeune étudiant suivit l’esprit de cette école et appliqua à ses recherches le modèle d’histoire agraire proposé par Marc Bloch, dans Les caractères originaux de l’histoire rurale française (1931), recherches portant sur «les grandes propriétés agricoles au Mexique» et qu’il commença durant son séjour à la Casa de Velázquez de Madrid et aux Archives des Indes de Séville (1941-1945). Au terme de cette

expérience espagnole, François Chevalier montra son travail à son maître Paul Rivet qui lui conseilla : «vous devez aller au Mexique pour en travailler les archives,

connaître le milieu ambiant, l’anthropologie, ce que sont les indigènes, enfin, connaître le pays». Une proposition à la fois pédagogique et stratégique : Rivet, alors directeur du Musée de l’Homme, était en effet l’animateur d’un groupe de Français qui

cherchaient à resserrer les liens avec l’Amérique latine et qui avaient créé, dans ce but, des organismes tels que l’Institut Français d’Amérique latine (IFAL) au Mexique (1944), l’Institut Français de Santiago au Chili (1947) ainsi que l’Institut d’Etudes Andines au Pérou (1948). 2

La providence permit à François Chevalier, qui ne s’en doutait pas mais qui y était préparé, de jouer un rôle important à la fois dans le rétablissement des relations culturelles entre les deux pays et dans la diffusion du nouveau courant historiographique français. C’est ainsi que, le 7 avril 1946, l’étudiant de thèse

2 Carlos Aguirre Rojas, Los Annales y la historiografía francesa. Tradiciones críticas de Marc Bloch a Michel Foucault, México, Ediciones Quinto Sol, 1996.

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Chevalier, assuré d’un modeste salaire et muni de deux appareils photographiques Leyca, arriva à Mexico pour s’occuper de la bibliothèque de l’IFAL et poursuivre ses recherches. Il avait alors des intentions précises, des références et des orientations forgées par ses études, mais il ignorait le pays et, comme beaucoup de voyageurs du XIXe siècle abordant pour la première fois le continent, il voulait le vivre. Guidé par ses contacts et son esprit aventurier, il entreprit un périple à travers le pays, se déplaçant à dos d’âne, à cheval, en car ou en train, jusqu’à ce que, le 3 décembre, jour de la Saint-François, il acheta une Harley Davidson qui lui permit de plus grands voyages. Dès lors, il visita nombre d’haciendas, de villages et de hameaux où il observa le comportement et les traditions de la population, les usages et les coutumes des indigènes, des paysans et des rancheros. Il cherchait les traces et les témoins d’un passé qu’il déchiffrait dans la géographie du territoire, les constructions,

l’architecture des haciendas, l’aménagement des villages; tout un ensemble

d’informations qui l’aidèrent à terminer sa thèse, La formation des grands domaines au Mexique: Terre et société aux XVIe-XVIIe siècles, qu’il soutint en 1949 à la

Sorbonne. 3 C’est de cette période de voyages et de «découverte» du pays que date la majeure partie des trois cents photos sélectionnées dans ce livre.

Pour son second séjour au Mexique (1949-1962), François Chevalier revint, accompagné de sa jeune épouse Josèphe Charvet, en tant que directeur de l’IFAL.

Malgré ses multiples obligations, il poursuivit ses voyages d’étude, avec moins de fréquence mais fort d’une plus grande expérience et de meilleures conditions, et en compagnie d’enthousiastes universitaires mexicains et français. On le voit alors à San José de Gracia avec l’historien Luis Gónzalez y Gónzalez; visiter les haciendas Santa Escolástica, de la famille Aspe, et de Ciénaga de Mata, des Rincón Gallardo; connaître la Valle Nacional en compagnie de Ricardo Pozas, et le Bajío avec Juan Rulfo; ou encore saluer les héritiers de la colonie française de San Rafael à Veracruz. Il fit également des excursions avec des personnalités françaises : à Hidalgo avec son maître Paul Rivet, à Morelos avec l’historien Lucien Febvre et l’éducateur Henri Wallon, à Tlamacas avec l’ethnobotaniste Roger Hein, à Tepoztlán avec l’historien Marcel Bataillon ou à Guerrero et Morelos avec Fernand Braudel.

3 Le jury était formé de Marcel Bataillon, Fernand Braudel, Charles-André Jullien, Robert Ricard et Paul Rivet.

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Sa position diplomatique et son autorité académique 4 lui ouvrirent les portes de multiples institutions et lui donnèrent accès à une jeune intelligentsia mexicaine sensible à la culture française. Entre 1951 et 1962, il anima à l’IFAL, en collaboration avec Arturo Arnáiz y Freg, les célèbres Tables rondes d’Histoire comparée qui réunirent une pléiade d’intellectuels (historiens, anthropologues, sociologues, acteurs de la Révolution mexicaine, artistes et personnalités) qui, par la suite, influencèrent la société et la culture du Mexique et encouragèrent le dialogue entre chercheurs

français et étrangers. 5 Ce terrain neutre permit d’aborder des sujets délicats pour l’époque (comme la Christiade, la politique de Calles, les limites de la Révolution mexicaine, l’intervention française au Mexique, etc.), d’engager des débats et des échanges de points de vue sur le passé mexicain et ses relations avec la France, sur les espoirs et les déceptions de la jeune génération née lors de la Révolution

mexicaine –face à l’omniprésence d’un parti unique, au manque de libertés politiques et à la croissante influence nord-américaine–, mais aussi de partager une même confiance dans la modernité, dans les réformes institutionnelles et dans l’énorme vitalité du pays. 6

Sans aucun doute cette expérience marqua le regard de François Chevalier et créa une sensibilité qui l’inspira dans son office d’historien parvenu à maturité. A son retour définitif en Europe, il transmit et partagea généreusement «ses voyages et ses passions pour le Mexique», d’abord comme enseignant à Bordeaux (1962-1966), puis comme directeur de la Casa de Velázquez en Espagne (1967-1979), enfin comme professeur à la Sorbonne (1969-1983). A ces postes, il encouragea les études sur le Mexique et l’Amérique latine, et dirigea les recherches de nombreux étudiants de

4 En 1956, la revue Problémas Agrícolas e Industriales de México publia une luxueuse traduction de sa thèse,

«La formación de los grandes latifundios en México. Tierra y sociedad en los siglos XVI-XVII» (Problemas Agrícolas e Industriales de México, vol. VIIII, n°1).

5 On trouve ainsi, parmi les historiens, Silvio Zavala, Othon de Mendizabal, Daniel Cosío Villegas, Francisco de la Maza, José Miranda, Moisés González Navarro; parmi les anthropologues, Wigberto Jiménez Moreno, Alfonso Caso, Angel María Garibay, Rafael García Granados, Daniel F. Rubín de la Borbolla, Gonzalo Aguirre Beltrán; parmi les sociologues, Pablo González Casanova, Rodolfo Stavenhagen; des acteurs de la Révolution tel que Antonio Díaz Soto y Gama; des artistes tels que David A. Siqueiros, Rufino Tamayo, Juan Rulfo, Raul Roa; des personnalités, enfin, comme Alfonso Reyes, Jaime Torres Bodet, Jesús Silva Herzog et Jesús Reyes Heroles.

6 Sur cette période de l’IFAL, voir Françoise Bataillon et François Giraud, IFAL. 1945-1985, Mexico, Ed.

Institut Français de l’Amérique latine, 1986, ainsi que le supplément « L’IFAL. Lieu de mémoire », in ALFIL, revue de l’IFAL, 1995.

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doctorat (français mais aussi mexicains et latino-américains), dont certains sont aujourd’hui des autorités dans leur spécialité. 7

Ainsi, avant l’historien, avant l’érudit de La formation des grands domaines au Mexique qui créa un modèle interprétatif de synthèse historique, avant enfin le professeur et le guide patient de la Sorbonne, il y eut la surprise, l’admiration, la contemplation, la confraternité. Il y eut un processus d’altérité par lequel un homme entra en relation avec une terre, une culture, un peuple qui se révélèrent à lui. Les photographies de cet homme sont davantage que les traces d’un passé en suspens.

Elles témoignent de la création et de la genèse – d’une «archéologie» ?– d’un regard.

Elles nous parlent du geste et de l’attitude d’un chercheur qui, pour faire de l’histoire, n’hésite pas à vivre «une expérience directe du pays».

Les traces d’un passé en suspens

Le Mexique où arrive François Chevalier, celui des années quarante et cinquante, est en pleine métamorphose. C’est un pays alors traditionnellement rural (65%) qui tend à devenir majoritairement citadin (51%) et en quête de modernité. Après la pénurie économique de la post révolution, il parvient à une croissance accélérée qui impose la société de consommation avec son cortège de pauvreté et de misère; un phénomène dont rend compte le film de Luis Buñuel Los Olvidados, présenté en première mondiale à l’IFAL en 1950. Protagoniste d’une révolution armée, le Mexique invente et consolide une vie politique originale, bien qu’autoritaire, définie comme la révolution

institutionnalisée (les civilistas parviennent au pouvoir et font du PRI un parti de masse). Emerge, enfin, un nouveau type de mouvements paysans, ouvriers et populaires qui, malgré la répression et le corporatisme officiel, font d’importantes conquêtes sociales.

Cette mutation mexicaine est perceptible dans le journal de voyage de François Chevalier. Ainsi, par exemple, il écrit en 1952 : «je vois des vélos partout, dans toutes les rues de la ville, sur toutes les routes; ils inondent les chemins sinueux qui vont vers les campagnes et commencent à substituer les petits chevaux nerveux…

7 La liste des élèves de François Chevalier est longue. Mentionnons toutefois, parmi les Français, Serge Gruzinski, François-Xavier Guerra, Frédéric Lange, Annick Lemperière, Jean-Pierre Minaudier, Pierre Ragon, Denis Rolland, Alain Ruquier, et, parmi les Mexicains, Ricardo Avila Palafox, R. Castelan Rueda, Antonio García de León, Moisés Rosas Silva et Mariano Torres Bautista.

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un changement radical est en train de s’opérer». La modernité industrielle arrive; le Mexique s’éloigne de la campagne et de la terre, et transforme à jamais ses rêves sylvestres en fleurs d’asphalte. En 1955, à la suite d’une conversation avec Juan Rulfo, il note ainsi le changement dans les relations sociales : «Rulfo me parle de la

dissolution des grandes familles semi-patriarcales à partir de Cardenas et de la division des haciendas. Le père n’est plus le maître absolu, chaque mariage, chaque individu va de son côté cherchant du travail, notamment dans les villes et surtout dans la capitale (d’où le flux de population à Mexico). Ainsi lui, Rulfo, sans ce processus serait sûrement resté avec ses parents et ses frères à Sayula (Jal.)». Les

photographies reproduites ici se situent justement dans cette perspective; non seulement elles fixent dans le temps les changements de la culture, des personnes et de leurs habitudes, mais visent aussi à servir de témoin pour évaluer les continuités séculaires et les transformations profondes.

Cependant les photos sont aussi imprégnées de l’atmosphère iconographique de l’époque. Rappelons que lorsque François Chevalier arrive dans le pays, la

(re)production d’images de sujets mexicains est alors très à la mode : la flore, la faune, les vestiges archéologiques, les hommes des villes comme des campagnes et surtout les indigènes. Rappelons encore que l’on met alors en valeur l’œuvre du paysagiste José María Velasco, déclarée «monument national», 8 tandis que le Club Photographique du Mexique anime expositions, revues et «excursions

photographiques». Rappelons enfin qu’en 1947 le président Miguel Alemán inaugure la première exposition de photoreportage, Palpitaciones de la vida nacional, et que cette même année est publiée la fameuse Historia gráfica de la Revolución mexicana, dans laquelle Casasola affirme un type de «reportage historique».

Voyageur et découvreur, François Chevalier est sans doute inspiré par cette ambiance, mais le fait déterminant dans sa «carrière de photographe amateur» est sa rencontre avec Hugo Brehme (1882-1954), qu’il fréquente et auquel il confie

religieusement ses négatifs dans le laboratoire du 8 de la «calle Madero» à Mexico.

Brehme est déjà un photographe renommé et un véritable pôle d’animation du monde de l’image, qui, durant la première moitié du siècle, a aussi bien photographié les troupes révolutionnaires de Zapata que les hommes de villages et de sentiers de

8 En 1940, a lieu au Palais des Beaux-Arts de Mexico la plus importante exposition de son œuvre. Trois ans plus tard, paraît le livre de Luis de la Encina, El paisajista José María Velasco (1840-1912), Mexico, El Colegio de México.

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montagne. 9 Cependant, il est avant tout un grand paysagiste qui, lors d’«expéditions photographiques», a parcouru le Mexique profond, escaladant montagnes et volcans, et dont les œuvres ont été utilisées pour illustrer des cartes postales, des revues de prestige international 10 ou des livres traduits en plusieurs langues. 11 François

Chevalier trouve en Brehme l’aide et la qualité techniques, ainsi que les idées de visites et d’excursions dans des lieux peu fréquentés. De là l’existence de photos très semblables des mêmes lieux et curieusement parfois des mêmes sujets, comme par exemple une vieille charrette traversant une rivière, un batelier à Xochimilco, le muletier sur un chemin et surtout cette vue de François Chevalier à cheval sous un cactus candélabre géant, prise par son ami et compagnon de voyage Ernesto de la Torre Villar. 12

Cette même «répétition» est surprenante et peu commune si l’on compare ses images à celles de Juan Rulfo, qui photographia à la même époque l’architecture mexicaine (sites archéologiques, couvents, églises, architecture populaire et

contemporaine). La similitude surprend, non seulement pour les villages que les deux hommes visitèrent (Texcoco, Yanhuitlán, Meztitlán, Tecali, Acolman, Actopan), mais aussi pour la coïncidence des sujets. Ainsi, par exemple, l’église de San Juan

Parangaricutiro (Michoacán), les portiques de la Chapelle de Santa Mónica (Hidalgo) et ceux de la chapelle ouverte de Tlalmanalco (Etat de México), ou les quelques détails qui attirèrent son attention, tel le relief du portique de la maison du chasseur à Puebla ou encore celui en forme de «soleil» de la cathédrale de Oaxaca. 13 La coïncidence évoque une préoccupation de l’époque pour retrouver les témoins d’un passé auquel ancrer la mémoire pour se reconnaître. Rulfo est un mexicain qui veut retenir les vestiges architectoniques et sociaux du Mexique profond, pour les transmettre ensuite avec brio dans ses romans. François Chevalier est un étranger, mais il suit, dans sa quête ethno historique, le même chemin que Rulfo et nous rend ses impressions dans ses publications scientifiques.

9 Hugo Brehme, Pueblos y paisajes de México, Porrúa-INAH, 1992.

10 Telles que Mapa, Revista de Revistas, Mexican Life ou National Geographic Magazine.

11 Ainsi México pintoresco, publié en 1923, ou encore L’art vivant au Mexique, publié par Larousse en 1930.

12 Hugo Brehme Pueblos y paisajes de México, ainsi que le catalogue de l’exposition de photos de Hugo Brehme, organisée par le Museo Estudio Diego Rivera, México : una nación persistente. Hugo Brehme fotografías, Mexico, CNCA-INBA-Porrúa, 1995.

13 Arquitectura de México, fotografías de Juan Rulfo, Mexico, IMBA-CONACULTA-Secretaría de Cultura del gobierno de Jalisco, 1994, fotos F-107, F-113 et F-114, p.19-20.

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Au-delà du geste de l’apprenti –imiter pour s’instruire– vis-à-vis du maître Brehme ou de l’analogie avec Rulfo, on peut se demander si la parenté des thèmes, des sujets et des styles esthétiques, n’est pas le fruit d’une représentation du Mexique chargée d’images qui s’érigèrent en symboles de la culture nationale. 14 Le cas du cactus candélabre de Oaxaca est ainsi exemplaire de ce que l’on considère être un paysage mexicain. Ce sujet a été peint en 1887 par José María Velasco, 15

photographié au début du siècle par Charles B. Waite, 16, puis par Brehme en 1935 17 et par François Chevalier en 1946, jusqu’à sa diffusion en 1996 sur les cartes

électroniques du téléphone public… 18 Ce qui est important dans la photographie, et dans les images en général, ne réside pas seulement dans l’esthétique, l’exception ou l’originalité, mais aussi dans la capacité à créer et à évoquer une représentation du

«typique» 19 dans laquelle se reconnaître, une représentation qui devient symbole identitaire.

Le geste de reproduire des images est une pratique sociale de ce moment lors duquel mexicains et étrangers –cinéastes (comme Emilio Fernández, Alejandro

Galindo, Luis Buñuel, Julio Bracho), photographes (Alex Phillips, Gabriel Figueroa, Alvarez Bravo, les frères Mayo), romanciers (Juan Rulfo, Mariano Azuela, Martín Luis Guzmán), peintres (Rivera, Siqueiros, Orozco, Tamayo), entre autres artistes, mais aussi intellectuels ou historiens– définirent des figures nacionales identitaires.

François Chevalier participa –contribua ?– à cette ambiance dans laquelle s’est

(re)créée une représentation du pays –de son présent, de son passé et de son futur–, faite de stéréotypes et de valeurs qui forgèrent l’imaginaire national aujourd’hui alangui. Ce livre est représentatif de ce moment culturel.

14 Introduction de Jesús Sánchez et Guillermo Tavar y de Teresa, México : una nación, op. cit.

15 Cardón, Etat de Oaxaca, 1887, huile sur toile.

16 Francisco Montellano, C.B. Waite Fotografo. Una mirada diversa sobre el México de principios del siglo XX, Mexico, Camera Lucida, 1992, p.21, foto 15.

17 México: una nación…, op. cit., p.125.

18 Carte de téléphone mexicaine Ladatel, Paisaje S. XIX (paysage XIXe siècle), carte 3, photo d’Arturo Piera.

19 Nous reprenons ce concept de notre collègue Ricardo Pérez Montfort.

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Contribution à la photographie mexicaniste

Cependant, si l’œuvre de François Chevalier évoque une époque et un moment, quelle est sa place dans le monde de la photographie mexicaniste et quelle est sa

spécificité ? Ses vues ont une certaine originalité et dénotent un regard curieux mais distant et respectueux. Elles reflètent la surprise, la découverte et la volonté de connaître une réalité pour la penser historiquement. Elles se situent ainsi dans la tradition des vues de voyageurs, dans le genre mexicain du monde colonial et rural.

Elles ont le caractère de «reportage ethnohistorique» qui montre des traces et des preuves de la transformation ou de la perpétuation de la vie rurale.

Les thèmes en sont les paysages, les édifices coloniaux (couvents, haciendas, églises, ruines), les sociétés agraires et leurs coutumes festives. Techniquement, il fait en sorte que ses vues offrent un aspect pittoresque et réfléchi, qu’elles expriment les contrastes et qu’elles reflètent le temps avec plasticité. Parfois, il parvient à capter le paysage dans des photos émouvantes, tels les nuages qui

voyagent, depuis le blanc léger jusqu’au gris d’orage, au-dessus de l’église de Tlacolula, ou comme le désert aride et interminable de Zacatecas, et l’imposante sierra

Tarahumara. Il cherche les contrastes pour découvrir les changements dans le

paysage, comme dans la photo du maguey –archétype de la flore mexicaine– qu’il place au centre visuel d’une mise en scène équilibrée et originale : on voit au premier plan les pointes du maguey s’élever vers le ciel, nous découvrant une profonde vallée

s’achevant sur une montagne et embrassée –embellie ?– par une route en fer à cheval.

Paysage évocateur de la modernité et éternel, sensiblement annonciateur de la nouveauté du Mexique des années cinquante. 20

De la même manière, il utilise la mise en scène dans les prises de vue de monuments coloniaux, surmontant ainsi les difficultés du genre. Comme le signale Olivier Debroise, ces édifices requièrent un traitement particulier, «parce qu’ils ne permettent quasiment pas les géométrisations qui inspirèrent certains photographes modernes». 21 Ce genre a également été cultivé avec adresse par Désiré de Charney, dans Álbum fotográfico mexicano, Guillermo Kahlo, dans ses études de monuments

20 De fait, François Chevalier a écrit un article sur la «révolution» provoquée par les routes : «Une révolution majeure au Mexique : la route», Hommage à Lucien Febvre, Paris, 1952.

21 Olivier Debroise, Fuga mexicana, un recorrido por la fotografía en México, México, Consejo Nacional para la Cultura y las Artes, 1994, p.96.

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coloniaux, 22 et Hugo Brehme, dans México pintoresco. Dans les vieux murs François Chevalier trouve une source de réflexion pour son étude des XVIe et XVIIe siècles;

c’est pourquoi il veut pénétrer leurs secrets et les capte avec une recherche de précision –non exempte d’esthétisme– dans les traits, les formes et les plans, afin de les comparer avec les édifices romains ou médiévaux qu’il a vus en Europe

Les photos du couvent augustin d’Actopan (XVIe siècle), dans lesquelles il affirme son insistance pour mettre en scène, pour voir derrière les arcs et les

fenêtres, et sa surprise de trouver et de distinguer des styles différents, forment un reportage historique réussi qui ne délaisse pas pour autant les détails –arcades,

colonnes, perrons, toits et fresques– si utiles à sa réflexion. De l’observation, il apprend et évalue. Peu à peu, il devient plus subtile dans ses vues, comme en témoignent les photos du couvent franciscain de Tlalmanalco, celles des colonnes romanes de celui d’Amecameca, la panoramique de la hacienda Troncoso et celles du couvent augustin de Meztitlán. Pour ce qui est de ce dernier, il est émerveillé par les fresques en noir et blanc, «avec une influence de Dürer et des primitifs, une tradition qui n’est pas étrangère à Diego Rivera», souligne-t-il dans ses cahiers, concluant que

«l’ensemble est une extraordinaire juxtaposition de styles différents en architecture et en peinture : romain, gothique, Renaissance, mudéjar». Comment ne pas voir dans ces photos et ces descriptions une quête originale pour comprendre le sens de l’ensemble ? Comment ne pas y voir encore la genèse des sujets de recherche qui passionnèrent ses élèves de la Sorbonne ? 23

Hormis les reportages sur le paysage et les édifices coloniaux, ses prises de vue contribuent également à la photographie ethnologique; un fait dans lequel on peut voir une certaine incidence des préoccupations de ses maîtres. En 1934, Paul Rivet demanda à Cartier-Bresson de prendre, lors de son voyage au Mexique, quelques vues pour le compte du Musée de l’Homme. 24 Celles-ci guidèrent la lentille de François Chevalier, comme le montrent les photos de ses «excursions archéologiques» de l’IFAL et celles de personnages ou de groupes divers. Les plus spectaculaires sont celles des Tarahumaras, de la fileuse du marché de Tlacolula et de la pénitente de San Juan de los Lagos, qui se rapprochent des photos de Léon Diguet ou de Frederick

22 Guillermo Kahlo, vida y obra, México, INBA, 1993.

23 Mentionnons en particulier les travaux de Serge Gruzinski, dont, par exemple, le livre récent, L’Aigle et la Sibylle. Fresques Indiennes du Mexique, Paris, Imprimerie Nationale, 1994.

24 Olivier Debroise, Fuga mexicana…, op. cit.

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Starr. 25 Toutefois, à la différence du propos positiviste de ces photographes –qui sortent les personnages de leur contexte pour présenter les types raciaux de tribus et de groupes aujourd’hui disparus–, François Chevalier s’attache à faire des prises dans leur contexte. Le vieux de Tepic, la fillette d’Ostula ou le jeune musicien de Veracruz, par exemple, se trouvent dans leur milieu, en pleine activité, et gardent une intensité dramatique, un regard expressif, de même qu’une attitude profonde qu’il leur est propre.

Il en va de même des reportages sur les célébrations rituelles –comme celles de Zinacantán ou de Ostula–, festives –celles des Maures et des Chrétiens, ou de la

«bataille du 5 mai» à Mexquipayac (Etat de Puebla)–, ou sur les danses cérémonielles – de San Juan de los Lagos ou de San Isidro labrador–, dans lesquels il parvient à illustrer, même en gardant sa distance, les phases et les mouvements d’une tradition aujourd’hui en déclin. Cette manière respectueuse de mettre au point l’objectif apparente ses travaux à ceux de l’ethnologue Carl Lumholtz ou de Sumner

Matteson. 26 Rarement il tente de surprendre –comme dans le cas de la tisseuse de la Valle Nacional–; il préfère capter la surprise que provoque la rencontre, au point de nous offrir, par exemple, une série de personnages singuliers du marché de Tlacolula – qui rappellent les types populaires d’Antíoco Cruces et de Luis Campa–, 27 ou encore les préparatifs d’une cérémonie huichol où les attitudes des enfants, des femmes, des hommes et du maracame transmettent une situation de préparation au rituel.

Dans un faible mesure, mais sans aucun doute, François Chevalier apporte sa pierre à l’esthétique de l’art photographique mexicaniste. Il parvient parfois à créer un certain mouvement et une complicité dans ses images, non seulement descriptives, comme dans le cas des fêtes, des jaripeos ou des défilés urbains, mais aussi dans des situations où les détails donnent une impulsion à l’ensemble et bousculent notre regard, créant ainsi un effet dramatique. La photo du batelier de Mixquic, qui laisse derrière lui de fines et brillantes étoiles dans l’eau, est, en ce sens, émouvante. Un dernier exemple susceptible d’inviter le lecteur à reconnaître et jouir des

particularités et du style de ce livre –«reportage ethno historique», esthétique et rencontres–, est celui de cette photographie des Matachines de San Juan de los

25 Léon Diguet, Fotografías del Nyr y de California, 1893-1900, México, CEMCA, 1991.

26 Carl Lumholtz, El México desconocido. Cinco años de exploración entre las tribues de la Sierra Madre Occidental en la tierra caliente de Tepic y Jalisco y entre los Tarazcos de Michoacán, México, INI, 1986 (ed.

fac-similé de celle de 1904).

27 ¡Las once y sereno! Tipos mexicanos, siglo XIX, México, FCE-CA-Lotería Nacional, 1994.

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Lagos : entre les deux files de danseurs et au premier plan, surgit le diable, coiffé de sa couronne, qui regarde l’objectif de l’appareil et reproduit le geste du photographe.

Il se moque de François Chevalier, comme du monde entier et, sans le savoir, de nous- mêmes. L’action envahit la mise en scène et coïncide avec le déclenchement de

l’obturateur. La rencontre est heureuse : ce moment d’il y a un demi-siècle demeure figé mais revit avec notre regard.

El Carmen, Puebla, le 3 décembre 1997.

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