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L'ÉCOLE : UN DEUXIÈME EXIL POUR LES ENFANTS BILINGUES?

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2007/4 n° 31 | pages 22 à 25 ISSN 1260-5999

ISBN 9782749208947 DOI 10.3917/jfp.031.0022

Article disponible en ligne à l'adresse :

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I

l n’est plus nécessaire de faire appel comme autrefois à des mythes où le persécuteur était identifié et nommé (Hérode, Abraham) pour jus- tifier son départ et l’accueil dans un nouveau pays.

De nos jours, les conditions politiques, écono- miques, idéologiques ou tout simplement familiales et personnelles sont généralement invoquées pour en rendre compte. Il n’en reste pas moins vrai qu’au-delà de ces prétextes sociologiques, ce qui est en jeu pour le sujet, c’est la sauvegarde de son désir.

Demander l’asile, trouver refuge dans un pays, c’est souvent sous la bannière d’un idéal : c’est le pays des libertés, celui des droits de l’homme, ou bien de la culture, de la langue privilégiée, et non la langue humiliée… de la sortie de la pauvreté… Par- fois, trop souvent l’exil emporte avec lui la violence de l’expulsion forcée d’un territoire. Il prend l’habit du négatif : « Pas d’ici mais aussi plus de là-bas. »

Il ouvre la porte à l’idée de perte (de la terre natale), de manque, si ce n’est de faute.

Envisager les conditions de départ sous cet angle implique la notion de trauma, redoublé par un changement obligé de langue. Partir, cela veut dire quitter son pays d’origine en abandonnant sa langue maternelle pour adopter une langue d’emprunt dans un pays d’accueil.

Qu’est-ce que la langue maternelle ?

La langue maternelle, c’est la langue qu’une mère parle à son bébé. C’est cette langue qui nourrit l’enfant de mots, dont le chant va le bercer, le calmer, lui dire qu’il est aimé. C’est cette langue irrésistible sous le charme de laquelle il va tomber. Mais déjà les rythmes, les scansions, les pauses, les silences qui ponctuent cette chanson maternelle augurent de la

séparation prochaine. Lacan l’appelle lalangue en un seul mot, mot construit au plus près du mot « lallations », et cette langue qui a été refoulée réappa- raîtra plus tard chez le sujet dans ses rêves, ses oublis, ses lapsus…

C’est dans la langue maternelle que s’est tissée la névrose infantile : là où la mère a été désirée et interdite.

C’est donc la langue où il y a eu cas- tration pour un sujet. C’est de sa mère que le sujet va recevoir ses premiers signifiants. La mère est en place de ce premier grand Autre, lieu réel et sym- bolique par lequel l’enfant fera un détour pour aller chercher ses mots et exprimer sa demande. Chaque langue ménage cette place du grand Autre qui divise le sujet.

Exilé de sa langue, le sujet va par- ler à son insu une langue étrangère qu’il ne connaît pas.

L’inconscient

une langue étrangère ?

Mais l’inconscient est-il une langue étrangère, comme pouvait le dire Freud ? Il s’agit plutôt d’un lan- gage, langage inconscient qui au tra- vers d’un achoppement va faire entendre au sujet qu’il dit plus que ce qu’il croit dire, qu’il dit autre chose que ce qu’il croyait dire : il est

« divisé entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation ».

C’est donc dans ce dispositif premier de bilinguisme de structure que l’immigré va devoir prendre place. On imagine facilement que cette division subjective est diffé- remment mise en place pour chacun

selon son rapport à la langue. Se rendre compte que tout ne peut se dire dans une langue, que le signi- fiant n’atteint pas l’objet mais ren- voie toujours à un autre signifiant, qu’il est aussi possible de jouer avec les mots et leur équivocité, cela témoigne chez le sujet de la mise en place de la castration.

La castration est propre à une culture et elle est différente d’une langue à l’autre (la place des inter- dits n’est pas la même d’une langue à l’autre). À l’inverse, pour s’en- tendre dans une même langue, pour ne pas se sentir exclu, il faut que le refoulement privé participe du refou- lement collectif.

La division pour un sujet est inhérente au fait de parler. Si le sujet ne fait pas l’expérience de sa propre division, le risque est grand pour l’étranger de situer cette division entre les deux langues, entre les deux pays : division qui viendrait occulter sa propre division subjective, le pays natal apparaissant comme une perte réelle qu’on pourrait récupérer par un retour au pays. C’est pourquoi l’émigré nous apparaît souvent sous les traits du déprimé.

La castration est un fait de struc- ture du sujet parlant, elle n’est pas liée à un accident contingent de l’histoire.

Le sujet « ek-siste », en deux mots comme Lacan nous a appris à l’écrire : la migration réelle ne doit pas venir recouvrir la migration symbolique.

Dans sa langue maternelle, le sujet parle en maître, il joue avec sa langue tout en étant parlé par

C’est

cette langue irrésistible sous le charme de laquelle il va tomber.

L’école : un deuxième exil pour les enfants bilingues ? *

Josiane Froissart **

* Texte paru sous le titre « Exil et bilinguisme : quand la langue maternelle est en question », dans Situations de ban- lieues,INRP, 2005.

** Psychanalyste.

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elle. Dans sa langue d’adoption, il reste dans une position d’extériorité. Opposée à la langue mater- nelle, langue vivante incarnée par un sujet, la langue d’adoption est une langue artificielle, une langue morte, une langue où la castration n’a pas eu lieu.

Comment un sujet va-t-il réagir quand il est contraint d’habiter une telle langue ? Un sujet peut être désorienté par l’absence de limites, de coupure dans son rapport à la langue, mais tout au contraire, il peut ressentir un sentiment de triomphe, de toute-puissance d’être celui qui a échappé à la castration.

Accueillir les enfants de l’exil

Comment accueillir les enfants de l’exil, ceux qui peuvent être hors la loi, hors les mots, hors d’eux-mêmes ? comment les écouter ? comment faire pour qu’on soit un lieu d’adresse pour eux ?

Je vais tenter de rendre compte d’un travail qui s’est élaboré au cours de rencontres avec des psy- chologues scolaires, des rééducateurs en psycho- pédagogie, des orthophonistes, des enseignants, dans le cadre d’un groupe scolaire primaire, aux Courtillières, à Pantin en Seine-Saint-Denis.

Ces enfants de l’exil sont pris en impasse, dans une position subjective parfois intenable, d’une part à devoir récuser leur culture d’origine (il est fré- quent ici d’entendre des parents dire que le prix à payer pour une bonne intégration est le renonce- ment à leur culture, ce qui s’accompagne souvent en retour de la culpabilité d’avoir renié ses origines) et d’autre part à ne pas pouvoir admettre ou être admis dans la culture du pays d’adoption.

Récuser sa culture d’origine, c’est rompre les liens avec ses ancêtres, c’est rompre ses liens de filiation, ce qui n’est pas sans conséquences sub- jectives. Cette rupture avec vos ancêtres vous fait orphelin, sans famille, sans domicile, sans papiers, bref sans légitimité ! Cette perte de repères symboliques pousse le jeune au passage à l’acte, à la délinquance, à prendre possession de ce qui lui fait défaut, à s’octroyer réellement ce qu’il a perdu dans ce passage des frontières. Terre d’exil : terre promise où la jouissance absolue est possible. Le rapport à l’objet est direct, immédiat : « Je le veux, je le prends. » Je ne me donne pas les moyens (tra- vail-argent) de l’obtenir. La récusation des liens de filiation a aboli les notions d’espace-temps.

La migration emporte avec elle la notion de transgression au sens littéral de trans qui veut dire traverser et gression qui veut dire marcher ; dans transgression, il y a passages des frontières, des limites, comme l’a écrit Féthi Benslama. Ce qui était impossible à dire, à mettre en acte dans le pays d’origine, devient possible dans le pays d’accueil.

C’est la levée du refoulement qui a autorisé cette jeune patiente grecque immigrée en France à agir ici son homosexualité. Son immersion dans la langue française, langue étrangère où la chaîne signifiante ne se supporte pas pour elle de la cas- tration, lui donne un rapport direct à l’objet, mais au prix d’un sentiment de persécution dans la ren- contre avec ses compatriotes, vécue comme une menace pour elle dans une possible révélation à sa mère de son homosexualité.

En France, dans le cas de la polygamie, les femmes africaines vivant toutes sous le même toit sont dans la transgression par rapport à la loi de leur pays.

Dans son pays d’origine, l’Iran, un frère peut tuer sa sœur veuve s’il la surprend avec un homme.

C’est la loi du pays. En France, en exécutant ce meurtre, il est hors la loi, hors du consensus social, mais il est aussi hors la loi par rapport à son propre père en ne l’exécutant pas.

Hors la loi mais aussi hors les mots. « Je vais tuer mon père », dit cet enfant maghrébin en arri- vant en classe. Langage pulsionnel, direct, cru : la pulsion ne peut pas se structurer au champ de l’Autre pour s’exprimer. Mais à quel Autre peut-il se référer ? Celui d’origine ou celui d’adoption ?

Nous constatons une précarité de la métaphore paternelle chez les enfants d’émigrés. Il y a rupture dans la transmission de l’interdit. Les interdits fonda- mentaux de l’inceste et du meurtre ne tiennent plus.

Faut-il en déduire que la délinquance serait plus grande chez les enfants d’émigrés ? (Il ne s’agit pas ici de faire, à partir d’une généralisation réduc- trice, une psychopathologie des enfants issus de l’immigration.) Ce que les enseignants nous ren- voient souvent, c’est qu’il est parfois difficile d’échanger avec ces enfants. (Il est différent d’être enfant d’émigrés à Paris ou à La Cour- neuve, ou bien lors d’un premier exil à Paris

« d’échoir » à La Courneuve et, de plus, de parler la langue humiliée. On assiste à un redoublement de l’exil pour les enfants des banlieues très défa- vorisées.) Pourquoi l’échange est-il si difficile ?

Ou bien ce sont des enfants qui ne parlent pas, ne regardent pas, n’ont pas d’adresse, disent avec des coups ; le recours au langage et à la métaphore fait défaut. Mais inversement s’ils parlent, ils le font de façon violente et agressive, comme si le désir de l’Autre visait leur exclusion radicale, leur disparition comme sujet. L’Autre est devenu persécuteur.

Écoutons le poète Mohammed Dib nous dire qu’en arrivant en France, il n’a pas changé de pays, il a changé de père.

Au mieux, cette transgression s’effectuera dans l’écriture d’un livre, L’enfant de sable, que Tahar Ben Jelloun écrivit en français faute de pouvoir l’écrire en arabe, car le thème sacrilège aurait fait scandale dans la culture islamique.

Pourrait-on dire qu’il y aurait un parler spécifique

aux enfants émigrés des banlieues ?

Ils se retrouvent parfois ensemble dans un nou- veau lieu : la cité. Territoire qui maintient un entre- deux entre le pays d’origine et le pays d’accueil où se parle une néolangue privée non partageable, dont la formation est fort complexe. Je ne parlerai pas de cette situation extrême – peut-être pas si extrême que cela ?

Quand on apprend une langue étrangère, les mots sont désincarnés, ils n’ont pas d’histoire, ce ne sont pas des signifiants qui sont transmis.

À l’opposé, dans Le poing dans la bouche, G.-A. Goldschmidt nous dit : « L’allemand, ma langue maternelle, me prenait le corps autrement que le français, lequel était au-dessus, casé sur l’as- sise de l’allemand. » Ces mots maternels vont venir prendre corps dans le corps de l’enfant. « La sensa- tion de bouche, le glissement des mots, le rythme des phrases me procuraient une satisfaction corpo- relle à nulle autre pareille. »

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Aurions-nous un autre corps selon la langue que nous parlons ? C’est vraisemblable, telle cette jeune femme atteinte d’une sinusite chro- nique qui se met à respirer aussitôt la frontière franchie.

Dans la langue étrangère, les signifiants sont réduits à n’être plus que des signes sans équivocité. Le mot, le signifiant n’a plus un pouvoir de représentation, mais celui de déno- mination. Le sujet est assigné à rési- dence sous un signifiant et non plus selon la définition de Lacan : « repré- senté par un signifiant pour un autre signifiant ».

Le langage est en quelque sorte démétaphorisé : discours plat, descrip- tif, pensée opératoire. La langue étran- gère apparaît comme évidée de la consistance des représentations imagi- naires et devient une langue morte entraînant une non-jouissance du lan- gage. Mots percutants, mots slogan.

L’imaginaire est d’une certaine façon désolidarisé du symbolique et du réel.

Mots hors sens. Absence de sens.

Ce sont des enfants qui manient les mots comme des choses et qui ne comprennent pas ce qu’ils lisent. Ils peuvent très bien parler mais souvent il s’agit d’une parole vide.

À l’opposé, la question que nous posent les rappeurs quant à la jouis- sance des mots reste ouverte : rythme, scansion, répétition permettent la réin- troduction du pulsionnel dans des paroles qui s’appuient sur un véritable texte où s’entend le jeu de la méta- phore et de la métonymie, et qui peut avec humour dénoncer les travers de l’Autre d’accueil.

Effets cliniques de l’exil et du bilinguisme

Nombreux sont les enfants d’émigrés qui présentent des difficul- tés dans les apprentissages de la lec- ture et de l’écriture. Comment faire pour différencier des sons dans l’ap- prentissage de la langue étrangère quand ces sons n’existent pas dans leur langue d’origine ?

Mokrane est un enfant turc de 8 ans qui, malgré une double prise en charge en orthophonie et en psy- chothérapie, ne réussit pas au bout de deux ans à apprendre à lire et à écrire. Dernier enfant d’une fratrie de quatre, le seul à être né en France, il parle un français parfait.

La langue turque est parlée dans le milieu familial. Un jour dans une séance, un mot turc lui échappe, ce que je relève avec mon incapacité à bien le prononcer. Je lui demande de m’apprendre à prononcer ce mot, je me prête au jeu de le répéter : il y

prend beaucoup de plaisir. Devant ma difficulté à bien le dire, je demande l’aide de la mère, qui m’apprend qu’elle n’est jamais allée à l’école mais qui se risque cepen- dant à écrire le mot.

C’est à partir de ce moment-là que je repère un mouvement de bascule dans la thérapie : Mokrane se met à apprendre à lire et à écrire. C’est le moment où la langue maternelle vient trouer la langue française, moment aussi où son analyste se laisse entamer par un non-savoir et se trouve mar- quée du manque ; la langue française a ainsi du même coup perdu son côté idéal pour devenir accessible : les deux systèmes symboliques se sont différenciés sans s’exclure.

Je vais poursuivre en me limi- tant, dans l’abord des vignettes cli- niques exposées, à la question des conséquences cliniques de l’exil et de la langue Autre.

Moussa est un enfant d’origine ivoirienne dont l’exil des parents a eu des conséquences graves sur ses pro- cessus de subjectivation. Il est le troi- sième enfant d’une fratrie de quatre, mais surtout il est le premier né en France. « Le premier né en France » pourrait en quelque sorte résumer son identité. La mère était venue rejoindre son mari laissant ses deux aînés en Côte d’Ivoire. L’amour de son mari ne la protège pas d’une plongée dans une dépression grave (perte de la terre natale, de sa famille et de ses aînés).

Moussa sera conçu dans ce contexte.

Contrairement à ce qui se passe en Afrique, où c’est toute la communauté des femmes qui prend en charge le nourrisson, ici la mère se trouve très seule. Ne parlant pas le français, elle ne sort pas. Le seul lien avec l’exté- rieur se fait avec son mari.

Elle est doublement exilée : exi- lée de son pays et recluse non seule- ment dans sa solitude et son refus du monde extérieur, mais aussi recluse en elle-même, dans un exil intérieur.

L’enfant apparaît comme ce qui peut la faire sortir d’elle-même et la faire exister : c’est en lui et par lui qu’elle existe et qu’elle se sent vivante. Rien d’autre que lui ne compte pour elle, au risque d’une évolution psycho- tique de l’enfant.

Autisme et éviction de la langue maternelle

D’une façon encore plus radi- cale, la clinique de l’autisme met en évidence son rapport avec le bilin- guisme dans son éviction de la langue maternelle.

Il s’agit d’une mère qui s’est interdit de parler à son enfant sa langue maternelle (le danois) au pro-

Récuser sa culture d’origine, c’est rompre les liens avec ses ancêtres, c’est rompre ses liens de filiation.

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fit de la langue étrangère (le français) qu’elle maî- trise très mal, alors qu’elle parle l’anglais avec son mari, langue commune à tous deux.

Rappelons que les deux processus de la mise en place d’un sujet sont l’aliénation aux signifiants du grand Autre maternel, puis la nécessité de s’en sépa- rer. Dans le cas de l’autisme, l’enfant n’a pas pu s’aliéner aux signifiants de l’autre maternel ; il est celui qui n’a pas été pris dans la langue maternelle.

La mère de Carl ne peut anticiper dans les pro- ductions phonématiques de son enfant un mot de sa langue, mais quelle langue : le danois ? le fran- çais ? Elle lui parle le français qui est pour elle une langue gelée sans affect et sans histoire. L’enfant s’en détourne et devient mutique. La mère aban- donne sa langue maternelle au profit d’une aliéna- tion à l’Autre du pays d’adoption et de ce fait soustrait à son enfant sa langue maternelle.

Pire encore, elle s’aperçoit qu’elle ne peut pas lui parler : « Je ne pouvais pas lui parler, dit- elle parce qu’il ne comprenait pas. » Mais ne faut-il pas supposer que lorsqu’on s’adresse à son bébé celui-ci comprend pour pouvoir conti- nuer à lui parler ? Et d’ailleurs une mère ne fait- elle pas pendant un temps les questions et les réponses ? C’est ce grain de folie maternelle nécessaire à la bonne mise en route du sujet.

Carl ne peut pas avoir d’inscription symbo- lique, il ne peut être compté quelque part ; nous sommes là à l’extrême d’une clinique de l’exil.

« L’exilé éprouve la douleur de tous ceux qui sont privés de langage, et se rend compte combien le langage confère “la légitimité d’être” », dit F. Cheng dans Dialogues (rencontres entre Fran- çois Cheng et Alain Rey).

Je terminerai par la situation où l’exil comme trauma des parents est transmis en héritage aux enfants.

C’est un enfant népalais de la deuxième géné- ration, en classe primaire, chez lequel coexiste la langue maternelle parlée en famille et la langue étrangère (le français) parlée à l’école. Il est très bon élève. Jusqu’à maintenant il n’a jamais été séparé de ses parents ; malgré son refus, il part avec les autres élèves en classe de nature. Au cours du séjour, il se défenestre. Acte tragique qui signe une décompensation psychotique.

Cette séparation d’avec les parents, qui est venue réactiver chez eux une perte à jamais symbolisée de leur terre natale, a été vécue chez l’enfant comme traumatique. C’est comme si dans ce séjour, il avait été doublement exilé. Cela pose évidemment la ques- tion de la précarité du Heim, du domicile, chez cet enfant dans son pays d’accueil.

L’exil nécessite un travail de reconstruction psychique, de renaissance symbolique dans le pays d’accueil, travail qui n’avait pu se faire chez les parents, et dont l’acte de folie de l’enfant por- tait dans ses signifiants mêmes (fait naître) cette impossible inscription dans le pays qui ne les avait sans doute pas adoptés.

L’exil au féminin

En me référant à ce que dit Charles Melman, j’aborderai pour terminer cette question : pourquoi les filles semblent-elles mieux s’en sortir que les garçons ?

Nous avons vu que ce qui est menacé dans la situation d’exil, c’est la reconnaissance symbolique du sujet. Cette précarisation du symbo- lique engendre un renforcement de l’imaginaire : champ du semblant de l’image. Ce sont les marques de vêtements, de chaussures, etc., qui viendront appuyer une reconnais- sance imaginaire du sujet à défaut d’une reconnaissance symbolique.

Une femme, quel que soit son sta- tut, va se mouvoir avec aisance dans le registre de la mascarade et du sem- blant. Les immigrés dans leur rapport à la langue échappent à la castration, c’est-à-dire que femmes et hommes trouvent refuge dans un champ Autre, champ de la plus grande altérité qui est le lieu où, par l’énigme que pose la féminité, est logée une femme.

Ce champ de l’Autre où nous situons les femmes est aussi là où est situé l’étranger qui fait « tache dans le paysage », à qui on peut faire entendre qu’il n’a pas sa place dans cette langue et dans ce pays.

L’exil pour une femme ne change pas sa position car, exilée ou pas, une femme est située au champ de l’Autre.

Pour un homme, la migration au champ de l’Autre s’accompagne d’une féminisation. Il s’agit pour un homme d’asseoir son identité au prix d’une féminisation. Ce qu’il pourra refuser parce qu’elle sera vécue dans un sentiment de honte.

L’inscription sociale est alors plus facile pour une femme.

Écrivains bilingues

Pour terminer, nous allons nous tourner du côté des écrivains bilingues pour entendre ce qu’ils nous disent en réponse à la carence de la langue mater- nelle et ses conséquences subjectives.

« Si abandonner sa langue d’ori- gine est un sacrifice, adopter avec pas- sion une autre langue apporte des récompenses. » « Maintes fois j’ai éprouvé cette ivresse de renommer les choses à neuf, comme au matin du monde. » F. Cheng va entretenir un lien passionnel avec la langue française, c’est à la fois un mariage d’amour et de raison. Il lui faut maîtriser l’autre langue au point d’en faire, dit-il, « ma chair et mon sang ». Une langue va nourrir l’autre qui ne la reniera pas : un va-et-vient fécond s’opère entre les deux langues. Chez l’écrivain, ce nour- rissage réciproque enrichit la langue maternelle : il s’agit alors d’un plus.

C’est un certain rapport d’investis- sement pulsionnel aux mots, c’est l’abandon au jeu de la métaphore et de

la métonymie, c’est la jouissance des mots de la langue étrangère qui ont fait de lui un écrivain et un poète en langue française : F. Cheng n’a jamais renoncé à cette position Autre à laquelle le renvoie la langue fran- çaise ; il n’a pas cherché à être maître de la langue à travers un type d’ap- prentissage universitaire qui aurait fait de lui un bon professeur.

« Habité à présent par l’Autre langue sans que cesse en lui le dia- logue interne, l’homme vit l’état pri- vilégié d’être soi et autre que soi ou alors en avant de soi. » F. Cheng écrit bien que cette position subjec- tive n’est possible qu’au prix d’une dépersonnalisation – dont il serait l’agent et le moteur –, position qui pour certains pourrait être généra- trice d’angoisse.

Pour G.-A. Goldschmidt, c’est le passage, le détour par le français qui lui a permis la réconciliation et un nouvel accès à sa langue mater- nelle, l’allemand. Le français est en place de tiers symbolique dans sa relation blessée, honteuse, à sa langue maternelle, meurtrie par le nazisme. À la langue maternelle allemande, à la fois aimée et inter- dite parce que porteuse dans ses mots de l’horreur nazie, se super- pose le français, langue libératrice, langue de la découverte de la sexua- lité. Dans la poésie française, il trouve les mots pour dire ce qu’il éprouve, ce que l’on ne dit à per- sonne, les solitudes interdites, les découvertes fortuites. La langue étrangère devient une langue mater- nelle, c’est-à-dire subjectivée.

Il faudrait réfléchir sur les possi- bilités de représentation qu’une langue étrangère permet ou refuse au sujet selon les refoulements qui la structurent, selon le choix des sons, des phonèmes, des combinaisons syntaxiques qu’elle met en place.

D’une langue à l’Autre, Gold- schmidt va cerner ce trou de l’ori- gine, cette « part échappée », cette impossibilité d’appréhender l’objet par un signifiant, ce manque consti- tutif du parlêtre.

Ce travail au niveau de la langue est une réécriture de l’ori- gine dans les mots de la langue empruntée qui engendre une refon- dation, une renaissance du sujet.

C’est un travail de traduction, incessant va-et-vient d’une langue à l’autre, qui s’enrichissent mutuelle- ment, et qui permet au sujet, en lui donnant un nouveau corps de signi- fiants, de retrouver un corps qu’il avait perdu en habitant sa nouvelle demeure.■

Ce qui est menacé dans

la situation d’exil, c’est la

reconnaissance symbolique du sujet.

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