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Au fondement du tourisme : habiter autrement le Monde

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Academic year: 2022

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Au fondement du tourisme : habiter autrement le Monde

Philippe Duhamel, EA MIT, Université Paris 7-Denis Diderot

La question de l’habiter anime une partie de la réflexion en géographie depuis près de dix ans1. La redécouverte comme la reformulation de cette notion tient sans doute à l’évolution radicale que traverse nos sociétés occidentales depuis quelques décennies maintenant. Celle-ci est marquée par l’émergence progressive et semble t-il inéluctable d’une société à individus mobiles caractérisés par un « habiter polytopique » (Stock, 2001).

En effet, de nombreux lieux sont intégrés aujourd’hui dans notre mode d’habiter et parmi ceux-ci, les lieux touristiques tiennent une place spécifique. Si pendant longtemps de nombreuses réflexions généralement sévères et peu explicitées, affirmaient que les touristes « surfent » sur les lieux et les sociétés qu’ils fréquentent, ne s’intéressant qu’au sublime des paysages et au monumental des villes, que la présence dans le lieu touristique n’est qu’une parenthèse floue, dénuée de sens, un non habiter pour des non-lieux (Augé, 1997), une simple consommation de l’espace pour assouvir des besoins aussi nombreux que volatiles, il a été démontré depuis que les touristes habitent les lieux qu’ils fréquentent, et sont alors qualifiés d’habitants temporaires (Stock, 2001).

Mais, créés ou subvertis (MIT, 2002) pour être fréquentés de manière temporaire à l’occasion de nos congés, les lieux touristiques sont de plus en plus nombreux à être investis par de populations résidentes originales par le lien qu’elles entretiennent avec eux : ce sont d’anciens touristes qui décident de s’y installer, retraités comme actifs.

Ainsi les lieux touristiques créés au départ pour vivre temporairement hors de notre quotidien deviennent de plus en plus le quotidien de millions de personnes. Et dès lors, il est important de voir en quoi le tourisme est un projet particulier pour habiter autrement les lieux, lequel est posé dès les origines et, de saisir les dynamiques voire les bifurcations depuis.

I. Changer radicalement d’habiter

Par la définition que nous proposions du tourisme en 1997, la question de l’habiter était d’emblée posée : il est

« un déplacement, c’est-à-dire un changement de place, un changement d’habiter : le touriste quitte temporairement son lieu de vie pour un ou des lieux situés hors de la sphère de sa vie quotidienne. Le déplacement opère une discontinuité qui permet un autre mode d’habiter » (Knafou et alii, 1997), exprimé de manière plus synthétique en 2003, par R. Knafou et M. Stock : « système d’acteurs, de pratiques et d’espaces qui participent de la « recréation » des individus par le déplacement et l’habiter temporaire hors des lieux du quotidien »2. Mais ne peut-on expliciter cet habiter et dégager sa spécificité ?

Choisir les hors quotidiens

En partant de la définition de l’habiter comme l’«ensemble des pratiques des lieux » (Stock, 2004a), nous identifions quatre manières d’être selon qu’il s’agirait de pratiques et de lieux du quotidien ou du hors quotidien, c’est-à-dire « routinier » ou « déroutinisant » :

Saisir les manières d’habiter par les pratiques et lieux

Lieu du quotidien Lieu du « hors quotidien »

Pratiques du quotidien Travail Voyages d’affaires

Pratiques hors quotidien Loisirs Tourisme

D’après Stock, 2001 ; MIT, 2002

1 Lévy (1994), Knafou et al. (1997), Duhamel (1997), Lazzarotti (2001), Stock (2001, 2004), Hoyaux (2002, 2003), Lévy et Lussault (2003)

2 C’est nous qui soulignons.

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Là apparaît clairement l’originalité du tourisme par une double spécificité. Il cumule une hors quotidienneté tant par les pratiques déployées que par les lieux fréquentés. Par les pratiques touristiques, le hors quotidien signifie à la fois faire ce que l’on pas l’habitude de faire : se baigner ou skier lorsqu’on est un citadin, même si l’on réside à Montpellier, Grenoble ou Munich et, faire des choses semblables au quotidien mais dont le sens, la place, la tonalité n’est pas la même : « l’expérience touristique change les manières d’être au quotidien. » (Stock, 2004b).

Ce qui était corvée peut devenir passe-temps agréable comme faire la cuisine ou s’occuper d’un jardin. On peut également consacrer du temps, prendre du temps à faire les choses : aller au marché, jouer avec ses enfants. Il y a là un positionnement original face au temps produisant une déroutinisation très forte (Dunning, 1994). Cela rend compte de l’effet recréatif du tourisme. Par les lieux touristiques, c’est se trouver dans des lieux que l’on ne connaît pas, que l’on découvre avec la difficulté que cela occasionne de compréhension dans le fonctionnement du lieu, de ses mécanismes ; difficulté d’autant plus marquée que le lieu se place dans une culture différente de la nôtre. Mais être dans un lieu touristique, cela peut signifier se retrouver dans un lieu déjà fréquenté auparavant, mais là encore, même limité, les changements existent auxquels il faut savoir s’adapter comme résider dans un hôtel nouveau, une location différente. Retourner dans sa résidence secondaire, acquise voilà vingt ans reste une version du « hors quotidien » car, même limitée, on n’y réside que temporairement et souvent, elle est conçue et aménagée différemment par rapport à son lieu de résidence principale : simplicité du mobilier, vieux meubles récupérés ou pour certains hérités. Là encore le sens de la maison n’est pas le même, car les besoins y sont différents.

Une troisième particularité caractérise l’habiter touristique : c’est un choix. Dans la réflexion entreprise pour forger un code géographique des pratiques, nous avions mis en avant ce critère permettant de caractériser le tourisme (Stock et Duhamel, 2004c). Le choix signifie ici que nous ne sommes pas obligés de faire du tourisme, que nous décidons à un moment donné de participer au mouvement car nous sommes totalement responsables de la décision que nous prenons alors. Ce choix est unique dans notre existence où beaucoup de nos actions sont liées à des obligations et si , dans de nombreux pays, les congés payés limitent le temps accordé au tourisme, il est ensuite de notre ressort de faire d’autres choix, si nous décidons de partir : choisir la destination, la période, la durée. Cette double hors-quotidienneté choisie relève d’un mode d’habiter particulier et unique car, être touriste, c’est décider de manière consciente ou inconsciente d’aller vivre temporairement dans un espace-temps autre, se confronter à une altérité.

Innover dans l’habiter grâce à l’altérité

Faire du tourisme signifie également se déplacer. Mais le déplacement ici ne se réduit pas à la mobilité des corps, il induit également la mobilité des têtes : mentale et psychique. Etre touriste implique d’une certaine manière et métaphoriquement franchir un « horizon d’altérité » (O. Lazzarotti, 2001) et « on défendra ici l’idée selon laquelle le tourisme ne recherche pas nécessairement l’altérité, mais l’implique par définition. » (G. Ceriani et alii, à paraître).

Cette altérité est multiforme et se nourrit du différentiel entre les lieux (quotidien/hors quotidien), chacun l’exprimant de manière extrêmement diverse : aller camper à 30 kms de chez soi ou partir à l’autre bout du monde sont des altérités relativement à la personne qui met en œuvre ces pratiques. Et cette altérité est bien réelle pour celui qui l’expérimente. Car quelque soit le choix opéré, nous nous retrouvons à vivre ailleurs et autrement avec les autres : notre famille, les résidents du lieu, les touristes du lieu et avec nous-mêmes, en s’affranchissant « partiellement ou totalement des règles sociales usuelles » (MIT, 2002). S’ensuivent alors des expérimentations nouvelles et originales dans la manière d’être au Monde, de l’habiter, par les relations que nous déployons, renégocions, par les modes de faire que nous choisissons allant de la réinterprétation du quotidien à l’innovation radicale.

Quelque soit le degré, il y a une prise de risque dans la confrontation à l’altérité sans que cela ne remette en cause notre place dans le monde mais, celle-là peut contribuer à une réévaluation de celle-ci, à des changements.

Là encore, le choix nous appartient. Aller vivre ailleurs avec soi-même et avec les autres est un véritable test. Si l’expérimentation d’un mode d’habiter échoue, peu le savent, la pression sociale reste limitée et on peut sauver les apparences, il n’y a pas d’échec à la clé, et même un raté peut s’inscrire dans un processus de « résilience »3

3 Ce concept concerne des situations de violences subies par des personnes et tout particulièrement des enfants.

Sans chercher à comparer le degré de ces agressions, ce qui n’aurait pas grand sens ici, nous reprenons ce terme pour ce qu’il évoque. D’après l’auteur, la résilience, « souligne l’aspect adaptatif et évolutif du moi [….] » et pour rendre compte de ce processus explique comment l’huître, agressé par le grain de sable, pour se défendre produit une perle (pp. 186-187). Nous reprenons ici ce terme qui nous semble particulièrement intéressant dans la réflexion sur nos pratiques et notre fréquentation des lieux : même si des moments sont pénibles ou difficiles,

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(Cyrulnik, 2002) et, en affirmant, quelque soit la qualité de cette expérience, que les vacances ont été réussies car de toute façon, a minima, on s’est recréé. L’espace-temps du tourisme est une possibilité de déroutiniser sa vie pour mieux la vivre ensuite et l’un des arguments en faveur d’un habiter spécifique aux lieux touristiques est que nous rapatrions parfois nos modes de faire touristiques dans notre quotidien. C’est une véritable expérience existentielle.

Cette mise à distance, cette réinterprétation de notre quotidien comme ce « besoin » de se déplacer que nous exprimons souvent aujourd’hui, trouve son explication dans les enjeux en cours au moment de la fondation du tourisme par les aristocrates. Aller vivre ailleurs et pas dans n’importe quel ailleurs, pour vivre autrement, tel est le fondement d’une pratique initiée au milieu du 18ème siècle, par une population qui devait changer de « place dans le monde ». Elle inventa l’habiter touristique des lieux, c’est-à-dire rendre habitable ce qui ne l’était pas ou encore habiter l’inhabitable.

II. Habiter l’inhabitable et l’inhabiter

Car le mouvement de fond qui anime les touristes est d’aller vivre ailleurs temporairement. Cela conduit à investir des endroits dépourvus de toute humanité (l’inhabiter) ou de s’approprier des espaces jusque-là certes identifiés mais craints comme le littoral et la haute montagne (l’inhabitable). En participant à l’élargissement de l’oecoumène, le tourisme indique son essence : celui de rendre humain des espaces qui ne l’étaient pas ou de renforcer l’humanité de lieux en diversifiant les pratiques et les modes de s’y tenir. Dans cette dynamique, les créateurs du tourisme, l’aristocratie européenne joue pleinement leur rôle car, au cours du 18ème siècle, elle est confrontée à un problème majeur : celui de sa place dans le Monde, c’est-à-dire la manière d’habiter le Monde à une époque où celui-ci change et remet en question une rente de situation sociale, économique et politique séculaires. La création du tourisme serait-il le moyen par lequel les aristocrates ont réussi à maintenir leur place, leur habiter, pour ne pas dire leur existence dans le Monde avant que ce mode d’habiter ne se diffuse ?

Mécanismes

Des mouvements profonds bouleversent les sociétés européennes du 18ème siècle qui aboutissent progressivement à remettre en question de la suprématie de l’aristocratie que ce soit en Angleterre dès le début de ce siècle (Tuttle, 1996) ou avec la révolution française plus tard. Ailleurs les tensions et les fissures s’accumulent même s’ils ne déboucheront que bien plus tard sur l’effondrement de système archaïque, l’Empire austro-hongrois en 1918. Mais dès lors, le ver est dans le fruit et la question surgit pour cette population, jusque-là certaine de sa place comme de son rang : comment continuer d’exister et ne pas disparaître ? Dans une analyse portant sur le cas français, J. Viard (1984) montre que l’aristocratie d’alors possède un atout qui va lui permettre de rebondir.

Car même s’il la décrit comme archaïque, il précise son propos en affirmant que « ce ne sont pas les individus qui sont archaïques, mais la formation économique et sociale dont ils émanent » et il leurs confère une modernité par leur sensibilité aux discours des Lumières auxquels une bonne partie souscrit, en participant pleinement aux révolutions scientifique et esthétique du siècle, en alliance totale avec les chercheurs et les artistes.

Cet intérêt pour les choses du Monde, pour le « voir » dans la filiation du Grand Tour et pour la santé dans son acception moderne, sera l’occasion de produire une nouvelle manière d’être au Monde. Ainsi le voyage pour Tuttle ou l’innovation dans le champ de l’oisiveté pour Viard sont les réponses apportées alors au problème posé aux aristocrates. Car, généralement mis à l’écart de la révolution industrielle et de sa mesure-étalon, le travail, ils vont investir un champ méconnu de la plupart sauf d’eux : l’oisiveté ; et renouveler son sens en exploitant pleinement des valeurs portées par la société industrielle : la passion du scientifique avec le médical, le sens du Beau et de la mobilité.

Tenir son rang par la réappropriation de certaines valeurs dominantes de la société qui advient, tel aura été la tâche de cette élite de la fin du 18ème siècle en Europe. Pendant plus d’un siècle, elle devient un modèle culturel et social, dont les pratiques sont la référence : « En tant que convertis [aristocratie et gentry] aux valeurs des Lumières, ils considéraient aussi que leur influence, pour être durable, devait reposer non sur la simple force des armes, mais sur l’exercice d’une hégémonie culturelle : ils devaient donc mener avec ostentation une vie

on peut s’en affranchir et se servir d’une mauvaise expérience pour mieux connaître ses besoins et ses désirs, prendre la mesure de son adaptabilité. Certains en tireront profit pour des expériences touristiques nouvelles d’autres réagiront en se repositionnant sur des expériences touristiques, déjà validées. A la clé tout un rapport au Monde qui se constitue différemment.

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agréable, susciter l’envie et l’émulation. » (Porter, 1995) ce que renforce A. Corbin en soulignant que « les conceptions aristocratiques d’antan pèsent toujours sur l’imaginaire social. La “classe des gens de loisir” – l’expression est utilisée par Stendhal dès 1827- conserve, aux yeux de beaucoup, un statut prééminent. ” (Corbin, 1995)

La conquête des vides

Mais comment concrétiser ce projet ? Il fallait donner corps à ces pratiques et comme toutes pratiques se déploient dans des lieux, les aristocrates devaient trouver une réponse géographique à leur projet « politique » et pour cela identifier des lieux capables de répondre à ce besoin. Jusqu’au 18ème siècle, les élites d’Ancien Régime régnaient sur l’espace par leur présence physique et symbolique : château, propriétés terriennes leur donnaient une visibilité. À l’investissement des zones houillères et minières entrepris par la Révolution industrielle, elles proposent l’investissement de “ territoires du vide ” ou peu investis (Corbin, 1988) : bord de mer et montagne, villes d’eaux. Ces premiers lieux du tourisme se placent en situation périphérique, à l’écart du monde. Si des usages préexistaient à leur venue, ils pourront être relégués (Knafou, 2000), les touristes entreprenant un habiter nouveau qui ne laisse rien au hasard. Ils habitent le paysage par le regard qu’ils portent : la mer comme la montagne sont parées de vertus esthétiques nouvelles (Andrews, 1989) et habitent les éléments par les vertus thérapeutiques conférées au bain en eau froide, à l’air et au soleil, comme médication contre tous les maux (Chadefaud, 1987 ; Rauch, 1988). Et la mise en œuvre de ces pratiques nouvelles implique une modification des lieux de leur exercice. Cette initiative sera alimentée par les têtes couronnées d’Europe (Vigarello, 1985 et Boyer, 1996) et les membres de l’aristocratie dans son ensemble : « En Angleterre, en France, et parfois sur les bords de la Baltique, c’est la haute aristocratie qui joue le rôle conducteur4 ; bien souvent, ce sont les familles royales elles-mêmes qui décident de la création ou de la vogue des stations ; ce sont elles qui, de toute manière, provoquent l’effet de mode. » (Corbin, 1988).

Ainsi sont créés des lieux qui leur sont dédiés ou investis des établissements humains pour mieux les subvertir (MIT, 2002 et Stock, 2003). Les élites l’habitent selon des modalités très voisines de leur lieu de résidence, généralement urbain. Leurs intentionnalités comme leurs pratiques participent de la construction d’un habiter au Monde qui n’existait pas préalablement : l’habiter touristique, un habiter caractérisé par l’entre-soi et la distinction comme la rencontre. Et n’est-ce pas là que se nouent les enjeux du lieu touristique : à la différence des villes d’eaux auquel tout le monde a accès (Cabanès, 1936), on entendra créer un lieu hors des bruits du Monde, ce Monde qui vous a rejeté, un lieu idéal. Ce thème de « lieu idéal », « ville idéale » est un leitmotiv des lieux touristiques. Lieu vidé des miasmes de toutes sortes car « les réformateurs caressent le projet d’évacuer tout à la fois l’ordure et le vagabond, les puanteurs de l’immondice et l’infection sociale » (Corbin, 1982). Dans les villes d’eaux, l’indigent « gêne » la pratique, mais « la guerre aux pauvres n’est pas encore totale en ce début de siècle [19ème siècle]. La gratuité des eaux reste une obligation pour les concessionnaires des sources et les médecins inspecteurs » (Faure, 1993). Pourtant cela se concrétisera progressivement et créer un lieu touristique sera produire un lieu réservé, un lieu-réserve… pour êtres humains en voie de disparition. D’une certaine manière, les élites se parquent, en attendant leur heure, ils se soignent pour mieux renaître, pour mieux se recréer. Ils forment un tout indistinct car porté par un même type de populations aux intentionnalités identiques.

Si tel est le projet supposé, sa maîtrise et son évolution échapperont en partie aux élites de l’Ancien Monde, au fil du temps.

La conquête de la bordure des pleins

Dans le même temps, ils ne délaissent pas les villes, siège du pouvoir par définition et malgré les évolutions en cours, investissent autrement ces lieux pleins, c’est-à-dire marqués par le double sceau de la densité et de la diversité (Lévy, 2003). On retrouve ici les modalités de production du lieu touristique évoqué ci-dessus. Même en ville, distinction et entre-soi fonctionnent comme l’évoque C. Hancock pour Paris. Dans les premières décennies du 19ème siècle, le lieu touristique, c’est-à-dire fréquenté par les Anglais, est le Palais-Royal, ce « lieu clos » (2003). Et la structure du lieu montre bien comment il s’insère dans la ville tout en s’en distinguant car totalement fermé ménageant quelques contacts avec l’espace urbain par quelques portes, rappelant les logiques de comptoir touristique (Knafou, 1997, Stock, 2003). Dans le même temps, il se situe dans le « vieux Paris » celui inscrit dans les limites de l’enceinte de Charles V. Ils sont encore au cœur du plein.

4 C’est nous qui soulignons.

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A partir des années 1820, tout change. Du lieu fermé, on passe au lieu ouvert, visible, d’où l’on peut voir et être vu, et ce sont tout d’abord les passages construits au Nord du Palais-Royal puis les « grands boulevards »5. Ces derniers espaces concentrent plusieurs fonctions : résidentielle, ils accueillent l’édification des hôtels particuliers d’une élite qui ne souhaite plus résider dans le centre ancien, puis immeubles d’une bourgeoisie triomphante ; ludiques avec la création de cafés et leurs terrasses, de restaurants parmi les plus fameux et des théâtres (Beaumont-Maillet, 1988, Hazan 2004). De plus ils ont une fonction commerciale : « leur étendue, le luxe de leurs magasins, cafés et restaurants, et la marée d’êtres humains toujours différents qui les parcourt continuellement, en font l’une des vues les plus remarquables de Paris » (The Imperial Paris Guide, 1867, cité par Cl. Hancock, 2003, p. 93). De plus, l’investissement des villes par les touristes-aristocrates se marque généralement dans les nouveaux quartiers en cours d’élaboration entre la fin du 18ème siècle et le 19ème siècle : placés à l’ouest de Paris (ancien 1er arrondissement), moins appropriés, moins chargés d’histoire, ils revêtent une autre spécificité celle d’être conçu selon une modernité urbanistique qui intéresse ces populations, soucieuses des nouvelles idées en matière d’élaboration des villes comme le montrent l’élaboration de la Nouvelle Athènes ou le quartier Saint-Georges (Marchand 1993, Chadych, Leborgne, 1999).

Tout cela détermine un espace où se concentrent les attraits du lieu ce qui fait le bonheur des provinciaux comme des étrangers, relayés en cela par les guides. Comme le montre encore Cl. Hancock, les guides touristiques de la période 1836-1851 consacrent le plus de pages au 1er arrondissement. Un premier cœur touristique de Paris se met en place. Quelque soit le point de vue retenu les élites s’installent en bordure de la ville. Les réalités objectives de ce repositionnement ne sont plus à démontrer. Toutefois, on peut proposer un complément à cette lecture : se mettre au bord de la ville ancienne, c’est aussi se mettre à distance pour recréer les conditions d’une existence, se distinguer d’une manière d’habiter la ville ancienne caractérisée par la mixité pour introduire de la distinction. C’est également créer de toutes pièces des quartiers qui n’existaient pas, fondés sur la modernité urbanistique en vigueur. Et par là même, ils participent à un transfert de centralité de Paris vers le nord-ouest à partir du premier quart du 19ème siècle : on assiste au « déplacement de Paris » (Marchand, 1993).

Un double mouvement, évolutif mais toujours d’actualité

Cette double logique d’investissement des vides et des pleins reste une permanence du moteur touristique. Au fil des décennies et des siècles maintenant, les touristes ont eu accès à des lieux de plus en plus nombreux, par la création du plus grand nombre sous forme de stations et par la subversion ou la diversion d’autres. Aujourd’hui, alors que de nouveaux pays s’ouvrent au tourisme, on repousse sans cesse les marges de l’oecoumène touristique et depuis quelques décennies, les déserts n’échappent pas à l’habiter touristique : « Après l’Himalaya, le Sahara et la forêt amazonienne, l’Antarctique, à son tour, a été intégré à l’écoumène touristique, par un survol aérien ou par navire de croisière […] Ushuaïa, à 3580 kms au Sud de Buenos Aires, est devenu l’un des symboles de l’accès des bouts du Monde disponibles aujourd’hui » (MIT, 2002). C’est encore et toujours rendre plus humain le Monde en le rendant habitable et davantage habité : « les touristes ont contribué, eux aussi, à faire coïncider, la Terre avec l’écoumène. […] Ushuaïa, bout du Monde intégré dans notre horizon quasi-quotidien et accessible à beaucoup, voilà qui décrit plus que de longs discours la capacité du tourisme à faire désormais du Monde son territoire » (ibid.). Aujourd’hui cette conquête des vides touche à sa fin ou presque.

Car le cœur du renouvellement de l’habiter des lieux touristiques s’inscrit dans les pleins et tout particulièrement par la mise en tourisme particulière d’espaces jusque-là à l’écart du mouvement et dont on pensait jusqu’à très récemment qu’ils resteraient hors, non pas du tourisme, mais d’un mode d’habiter touristique : le séjour. Notre propos fait référence ici à ce qui se passe dans certaines médinas des villes arabes comme Marrakech où se sont diffusés les riads. Ce territoire urbain était traditionnellement affecté au passage des touristes dans quelques points que sont le souk et les quartiers disposant d’édifices historiques. Maintenant, au cœur de la Médina séjournent des touristes dans des maisons marocaines, ancien palais pour beaucoup, ce qui provoque une emprise touristique d’une autre nature :

« Cette présence étrangère visible à tous moments du jour et de la nuit est une nouveauté dans la vie de la médina, c’est-à- dire de la ville ancienne arabo-musulmane. Durant le Protectorat, les autorités françaises avaient pris soin – à peu d’exception près – de ne pas pénétrer durablement dans la médina et avaient construit une ville nouvelle, à l’européenne, à l’extérieur des remparts (quartier de Guéliz). De même, c’est en dehors de la vieille ville qu’a été bâti le quartier hôtelier de l’Hivernage. La présence désormais significative d’Européens non musulmans, c’est-à-dire d’infidèles au cœur même d’une ville naguère interdite, de facto, aux étrangers, est une révolution silencieuse dont on n’a pas apprécié toute la portée » (MIT, 2005)

5 Ceux détruits dès 1670 et s’étendant d’ouest en est, au nord de Paris de la Madeleine à la Bastille. Un gradient social se met en place très rapidement : l’ouest des boulevards aux élites jusqu’à l’actuel place de la République puis plus populaire jusqu’à la Bastille.

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De plus, dans une période où les pratiques touristiques ne cessent de se diversifier, il est un processus qui pose de manière radicalement nouvelle l’habiter touristique, en investissant d’autres pleins : vivre dans le logement des autochtones. Il ne s’agit pas ici de vivre dans une partie du logement qui nous est dédiée, à l’écart mais en contact avec les gens du « cru », mais de résider dans leur maison, leurs meubles, d’une certaine façon leur intimité pendant leur absence. Occuper les lieux lorsqu’ils sont vides et les « remplir » :

« aller vivre temporairement dans le lieu de vie permanent d’autres personnes est une expérience nouvelle qui joue des décalages temporels (le quotidien de ceux qui prêtent pour le hors-quotidien de ceux qui en usent temporairement, avec l’illusion d’une plongée dans le quotidien d’un lieu étranger) ainsi que de l’homologie des lieux échangés, généralement métropolitains (type New York / Paris) tout en profitant du différentiel des lieux. En effet, l’échange des logements permet d’évaluer l’idée qu’on se fait de la qualité des lieux, ainsi, de ce fait, que des gens qui habitent un même genre de lieu. Ce faisant, en accédant à l’intimité des autres, on repousse les bornes de l’altérité sans pour autant nécessairement favoriser la rencontre avec l’autre car, comme dans d’autres habitats de vacances, rien n’empêche de se replier entre soi. » (Ceriani et alii, 2005)

Au final, l’un des moteur actuels de l’habiter touristique consiste en un double mouvement d’occupation du plein et du vide, se réactualisant sans cesse à l’aune de chaque époque historique et avec des populations touristiques différentes, mais en filiation avec la posture aristocratique du 18ème siècle. Aujourd’hui sont exploités tous les lieux et les temps possibles pour produire de la nouveauté dans l’habiter. Mais ce mouvement ne rend compte que d’une facette de notre habiter touristique des lieux, il en est d’autres qui participent au renouvellement des lieux concernés.

III. L’Habiter polymorphe

Deux siècles d’histoire du tourisme ont favorisé la démultiplication des pratiques et des relations instituées entre les populations et ces lieux induisant la transformation de certaines stations et villes touristiques. Destinées à l’accueil temporaire, elles sont devenues progressivement un lieu de vie pour des personnes diversifiées.

Une activité peuplante

L’une des originalités du lieu touristique comme la station est d’avoir été créée pour qu’y séjournent des personnes, c’est-à-dire l’habitent temporairement. Jusqu’alors, peu de lieux avaient été fondés sur ce principe d’habiter, d’autant que les stations en question sont bâties comme les villes d’une civilisation sédentarisée. Mais le fonctionnement du lieu, même saisonnier, a provoqué la venue de population résidente à demeure et créer de toute pièce soit des peuplements humains, soit en a renforcé certains. Il est des exemples célèbres qui montre combien le tourisme est une activité peuplante. Ainsi Brighton est passé de 5000 habitants en 1780 à près de 50000 en 1840 et 120 000 en 1900, formant un ensemble de plus de 200 000 personnes avec Hove en 1995 (Hove étant passé de 2500 à 45 000 habitants entre 1840 et 1900), l’agglomération de Brighton évoluant à 430 000 personnes en 1995 (Stock, 2001).

Ce qui n’est pas sans nous interpeller sur les analyses des spécialistes de la ville qui n’hésitent pas à affirmer :

« la création ex nihilo de nouveaux sites de peuplement, de villes nouvelles, est un processus très marginal par rapport à l’écrasante majorité des processus d’adaptation de lieux déjà habités à de nouvelles fonctions » (Pumain, 1997). Tout l’argumentaire repose sur l’expression « ex-nihilo », mais quel sens lui attribuer lorsqu’on observe l’évolution de l’ensemble des côtes des grands pays touristiques de l’Europe comme la France, l’Espagne ou l’Italie, mais aussi de certaines régions de montagne comme les Alpes bavaroises où Garmisch- Partenkirchen passe de 3000 à 30 000 habitants entre 1840 et 2000 ou Nice, port de 25 000 habitants au 18ème siècle et commune de 350 000 habitants dont l’aire urbaine atteint près d’un million d’habitants aujourd’hui ? Il convient alors de ne pas minimiser l’apport du tourisme au peuplement des lieux du Monde et de reconnaître les effets démographiques de cette activité. Effets qui prendraient une toute autre dimension si la quantification des habitants d’un lieu ne se limitait pas à leur seule population résidente permanente, posture qui ne serait pas déplacée dans une société marquée par les mobilités ? Ainsi Benidorm concentre 56 000 habitants mais le lieu atteint régulièrement les 120 000 résidents si l’on tient compte de la fréquentation touristique de séjour et plus de deux millions de touristes par an. Pour comprendre l’habiter des lieux en général et touristiques en particulier, ne devrait-on pas intégrer aussi les populations flottantes ? Sans répondre aux questions ici, et entreprendre ce travail d’observation, il y a là une piste à exploiter pour mieux saisir la place des lieux dans l’habiter des humains et dans les hiérarchies, trop souvent fixistes dans leur élaboration.

La qualité de l’habitabilité des lieux touristiques

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Mais la croissance démographique évoquée ici ne peut s’expliquer par la seule installation des personnes nécessaires au fonctionnement touristique du lieu. D’autres logiques en rendent compte. En effet, ces dernières décennies, de nombreuses publications portant sur les retraités et leur mobilité ont montré qu’ils décidaient souvent d’aller vivre dans un lieu fréquenté pendant leur vie active lors de leurs vacances ou à proximité immédiate (Duhamel 1997, Casado-Diaz, 1999, Lopez-Rios, 2004). Cette venue d’anciens touristes s’est amplifiée et les actifs ont rejoint plus récemment le mouvement jusqu’à constituer parfois le cœur du mouvement (Duhamel, 1997). Ce mouvement ne se limite pas non plus aux seuls lieux de séjour touristique puisque des régions comme le Périgord ou la Toscane, fondées davantage sur la visite et le passage, deviennent la résidence d’anciens touristes. Et l’ancienneté du lieu touristique n’induit pas l’ampleur de l’installation des touristes : la côte espagnole ou le Languedoc-Roussillon français valent la Côte d’Azur.

Les raisons inhérentes à l’installation dans des lieux touristiques relèvent de logiques multiples, difficiles à identifier parfois. D’une part les retraités peuvent trouver dans les lieux touristiques, l’atout de disposer d’un ou de lieux connus, pratiqués, dans le(s)quel(s) ils peuvent posséder une résidence, à l’égal des villages dont ils sont originaires. La connaissance du lieu est un atout de premier ordre à un moment de la vie où on se pose la question du « comment vivre ». La fréquentation d’un lieu touristique favorise sa connaissance. Même unique et partielle, elle existe et fait effet. Car la connaissance du lieu atténue son altérité et la répétition de la fréquentation peut même aboutir à la réduire au maximum6. Ce lieu/ces lieux sont intégrés à notre « monde connu » et au sein de la Terra incognita, ce sont des îlots appropriés d’une certaine manière : « Il convient de retenir l’émergence de lieux non-résidentiels en tant que lieux d’ancrage identificatoire, et notamment les lieux de vacances qui sont des lieux connotés positivement, qui sont des lieux valorisés. Une certaine régularité construit donc, au cours du temps, le sentiment d’un chez soi et le sentiment d’appartenance » (Stock, 2004c).

A cette première qualité s’en ajoutent d’autres plus objectivables. Ils disposent d’un certain nombre d’équipements sur place ou à proximité, comme les services de santé et cela peut jouer en faveur du choix d’un lieu touristique plutôt que du village des origines. Pour les actifs, l’attrait d’un lieu touristique est qu’il offre des opportunité professionnelles du fait de son activité mais aussi, de la nécessité de développer des services liées à la présence de nouvelles populations résidentes dont les retraités : une logique systémique se forge.

Les autres qualités sont liés aux caractéristiques même du lieu touristique : un paysage souvent de qualité, les avantages de l’urbain sans les inconvénients de la ville, à la restriction près que ces lieux touristiques leur sont infréquentables pendant les grandes saisons touristiques : alors actifs comme retraités en profitent soit pour partir ailleurs soit pour user du lieu autrement. Enfin, le lieu touristique est une garantie comme la ville, de la rencontre, de la sociabilité (Hoyaux, 2003) et de l’anonymat.

Des lieux de la complexité

Dès lors, les lieux touristiques deviennent complexes par les populations qu’ils rassemblent et selon les intentionnalités qu’ils provoquent. De plus en plus lorsqu’on est touriste, et tout particulièrement dans les pays occidentaux, on part habiter temporairement dans un lieu habité par d’autres, parfois en nombre suffisant pour imposer leur vue sur l’espace en question, au détriment des seuls enjeux touristiques qui ont pu prévaloir longtemps. Ainsi en a-t-il été du développement touristique de la commune de Campos à Majorque.

Cette municipalité fondée sur l’activité agricole a connu une grave crise de ce secteur à la fin des années 1980 du fait de la salinisation de la nappe phréatique. Dès lors, les regards se sont tournés vers le tourisme et le développement d’une station sur le littoral communal, la plage d’Es Trenc. Connue par ailleurs comme la dernière grande plage « vierge » de Majorque, la réaction de la société majorquine pétrie, comme il se doit, par l’idéologie environnementaliste, ne s’est pas faite attendre. Sur l’ensemble de l’île, une alliance nouvelle s’est produite entre espagnols et étrangers européens, souhaitant éviter la création d’une nouvelle station. Le projet fut enterré d’autant que certaines responsables politiques disposaient là ou à proximité de leur résidence secondaire.

La commune de Campos s’est vue octroyer la possibilité de créer un parking payant en guise de lot de consolation. Depuis, les rentrées restent limitées car les hôtels de Playa de Palma affrètent des cars pour déposer leurs touristes le matin et les rechercher le soir. Seuls les individuels participent à l’économie touristique de la commune.

De telles évolutions en induisent d’autres qui font évoluer les lieux vers d’autres logiques adjointes au tourisme, marquée du sceau de l’urbanité. Ainsi en va-t-il de nombreux lieux au Monde qui ont vu des fonctions de

6 Même si elle se maintient toujours par le fait qu’il s’agit d’un lieu des hors-quotidiens .

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congrès, de séminaires se développer conjointement au tourisme et faire vivre le lieu hors des saisons touristiques. De station, ils sont devenus des stations urbaines :

« La création du festival International du Cinéma a été déterminante dans l’évolution de la fonction d’accueil. Evénement mobilisant tous les médias français pendant quinze jours chaque année, il permet de maintenir l’hébergement banalisé et tout particulièrement de grands hôtels comme le Martinez. D’autres espaces profitent de cet événement, tel Antibes où l’hôtel Eden Rock est devenu l’annexe de Cannes. Mais, cela ne pouvait suffire. Les voyages d’affaires et les congrès sont une autre réponse apportée. […] En 2002, elle a accueilli 21 manifestations internationales (salons/congrès). Douze hôtels, en plus du palais des Festivals, peuvent accueillir ce type d’événements et plusieurs milliers de personnes simultanément, avec des infrastructures assez remarquables : là des salons pour 500 personnes, ici un auditorium de 2700 places. Avec une fréquentation de séjour et de passage, on estimait la fréquentation de la Croisette à un million de personnes en 2000 et la présence de plus de 10 000 lits touristiques. Cannes reste une station dont l’Office du tourisme, installé au rez-de-chaussée du Palais des Festivals, vient d’obtenir une 4ème étoile : le seul avec Nice sur la Côté d’Azur (65 en bénéficient en France sur 3600 OTSI existant). Toutefois, la diversification des activités combinée à l’évolution de la population montre un recul du taux de fonction touristique7 depuis 10 ans: de 1,95 à 1,48. » (Duhamel, 2003)

Sans remettre toujours en cause la logique touristique, il est des évolutions où la station, à force d’être urbaine, cesse d’être une station-urbaine pour devenir une ville touristique. Nice est sans doute l’exemple le plus abouti en France et Brighton, l’équivalent britannique : « le succès du tourisme peut ainsi être si complet qu’il induit des activités qui n’ont de cesse que de l’éliminer dans le contrôle des lieux et de la poursuite de leur métamorphose » (MIT, 2002).

Cette nouvelle habitabilité des lieux touristiques, et tout particulièrement des stations, remet en cause l’une de ses composantes fondatrices, « le décor adéquat à leur dimension utopique » (ibid.), exprimant ainsi la volonté de se placer dans un espace-temps hors-quotidien, pris cette fois sous le sens d’être hors des conflits sociaux et des tensions qui agitent le Monde. Mais le lieu touristique comme ville idéale, connaît des ratés aujourd’hui par la présence en ces lieux, de populations jusque-là absentes : mendiants, « jeunes de banlieue », et de conflits sociaux. Mais l’apparition de tels phénomènes ne tient-il pas tout simplement, qu’à devenir des lieux pour vivre, ils sont de moins en moins des lieux hors du monde. L’habitabilité nouvelle des lieux touristiques ne signifie t- elle la fin de leur « idéalité » ?

En guise de conclusion : lieux touristiques, système de l’habiter et Monde

A l’issue de ces analyses, il apparaît clairement qu’être touriste signifie habiter de manière différente des lieux dont les caractéristiques comme les évolutions sont en recomposition. Dans le même temps, le « sens » des lieux touristiques dans la vie des personnes qui les pratiquent, change et ils leurs confèrent une place qui a sans doute évolué au fil du temps. Ce dernier aspect nous apparaît comme essentiel pour saisir notre habiter des lieux touristiques, et l’une des facettes permettant de mieux analyser notre habiter du Monde.

Le lieu touristique comme lieu identitaire

Nous sommes tous marqués par une série de lieux tout au long de notre vie et parmi ceux-ci certains sont de véritables lieux identitaires comme le lieu des origines, avec la difficulté liée que les origines varient selon les personnes8. Il y a là un lien fort possible, tout aussi déterminant que certains lieux de résidence ou de travail. Ici ce n’est pas tant la durée de fréquentation qui rend compte du lien au lieu que le mode opératoire de la relation instituée. Comme les coups de foudre pour les personnes, il y a des lieux qui marquent même si on y passe quelques heures et, parallèlement le lieu habité, arpenté pendant des années voire des décennies peut être moins marquant. Origines, résidence, travail constituent des modes d’être dans les lieux qui nous façonnent parce qu’ils constituent des moments-clés de notre vie.

Les lieux touristiques sont aussi des lieux identitaires, des lieux d’ancrage, « [ils] deviennent les référents pour l’identité » (Stock, 2004b). Dans les sociétés occidentales, même lorsque le taux de départ en vacances ne dépasse pas 60%, le tourisme concerne beaucoup de monde sur des lieux extrêmement variés. La répétition de la fréquentation temporaire d’un lieu identique ou d’un même type de lieu participe pleinement de la constitution de notre identité. Les expériences touristiques sont aussi formatrices que celles résidentielles, professionnelles,

7 Il s’agit du rapport entre nombre de lits touristiques et population permanente.

8 lieu de leur naissance et/ou lieu de vie de certaines membres de la famille avec lesquels des liens forts existent et/ou lieu de la maison de famille, où vit notre aïeul.

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migratoires. L’aspect temporaire n’ôte rien à l’efficience de la rencontre et leur poids peut se renforcer en devenant « les seuls lieux stables9 dans un univers marqué par une grande mobilité. » (2004c).

Aujourd’hui, dans des pays à l’histoire touristique longue, le lieu touristique et tout particulièrement certaines stations peuvent même devenir un lieu des origines où se tient la maison de famille. Fréquenté depuis plusieurs générations, résidence permanente des grands-parents à la retraite, ce lieu est devenu une lieu d’ancrage et identitaire pour une partie des descendants, et tout particulièrement les petits-enfants qui ont pu y passer la plupart de leurs vacances scolaires. Ces lieux appartiennent alors à leur histoire, depuis la naissance et se trouvent associés à de nombreux souvenirs, bons ou mauvais. Ce qui n’est pas sans provoquer des difficultés avec les parents qui n’entretiennent pas toujours le même rapport à ce lieu.

Ces lieux qui nous habitent

Et ce problème du lien au lieu par les sentiments, les émotions, les souvenirs pose un autre aspect de l’habiter en général, touristique en particulier. Car autant nous habitons des lieux autant des lieux nous habitent. Et par ce double mouvement permanent, évolutif, nous habitons le Monde, redéfinissant sans cesse notre identité. Car, où que nous soyons, quoique nous vivions, nous portons en nous, les lieux qui nous ont marqué, qui nous habitent.

Et ceux-ci participent à la constitution de notre mode d’habiter. Et si les critères économiques, sociaux ou culturels interviennent à leur manière dans notre constitution personnelle, les lieux sont autant à prendre en compte dans l’histoire d’un individu pour saisir son cheminement.

D’un point de vue plus strictement géographique, cette idée du lieu qui nous habitent voire qui nous « hante » parfois, repose la double approche de la proximité et d’éloignement comme le propose A. F. Hoyaux : « Ainsi des éléments éloignés dans le temps et l’espace peuvent être présents à la conscience de l’être-au-monde et inscrire son mouvement, sa réflexion et ses actions dans l’ici et maintenant. De même, certains éléments potentiellement présents peuvent être absents dans l’activité perceptive, cognitive et réflexive et signifier implicitement une volonté de les refouler. En réalité, il semble nécessaire de redéfinir, pour chaque être, un monde, qui est le sien10, et qui caractérise ses propres rapports spatiaux, sociaux et temporels. […] il est donc possible de configurer le monde de l’être-là dans la multidimensionnalité des différents territoires qu’il rapproche ou exclut.» (2003).

Alors on peut vivre dans l’attente de retourner dans tel ou tel lieu, et se tenir au courant de ce qui s’y passe faute de mieux. Et on pense tout particulièrement ici aux migrants qui, par l’antenne satellite reste en contact avec le pays d’origine. Une réelle proximité peut alors s’instaurer dans les ressorts de la migration et du déplacement touristique par le rapport aux lieux « délaissés » qui s’instaure. Difficile alors de ne pas habiter deux lieux à la fois. Cette sensation ressentie par les migrants est qualifiée par certains chercheurs « d’entre deux » alors qu’ils sont des deux, d’ici et d’ailleurs alternativement et concomitamment. Pour les touristes, cela peut résoudre par la

« double résidence », être ici et ailleurs à des moments différents de l’année.

Le Monde en partage

Tout cela montre que le tourisme alimente pleinement notre habiter au Monde et le fait évoluer. Mais habiter touristiquement les lieux, ce n’est pas le capter à son seul profit, c’est les partager globalement avec les autres, touristes comme autochtones, même si quelques élites s’en réservent quelques-uns. Cela ne dure jamais car leur présence exprime l’habitabilité du lieu et produit l’arrivée d’autres personnes. On est officiellement exclus de nulle part, sauf dans les pays fermés aux étrangers.

Dès lors « mettre l’accent sur l’habiter nous fait ainsi passer d’une morale du chacun-chez-soi-une-bonne-fois- pour-toutes à une éthique de l’espace qui ne nous laissera plus jamais tranquille : habiter le monde sans le rendre pour d’autres, pour tous les autres, et pour soi-même parmi eux, inhabitable, tel est l’enjeu de l’action spatiale contemporaine » (Lussault, 2003). Et nous touchons là au cœur même du processus touristique : « habiter le Monde sans le rendre pour d’autres […], et pour soi-même parmi, inhabitable ». Si les marchés cherchent à se partager le Monde, les touristes, par leurs modes d’habiter, partagent le Monde. Car le tourisme, c’est permettre aux autres de venir habiter chez moi jusque dans ma propre maison et c’est l’autorisation d’aller habiter partout dans le Monde.

9 C’est nous qui soulignons.

10 C’est nous qui soulignons.

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