• Aucun résultat trouvé

Régis Jauffret répond aux questions de Dominique Rabaté

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Régis Jauffret répond aux questions de Dominique Rabaté"

Copied!
3
0
0

Texte intégral

(1)

Régis Jauffret

répond aux questions de Dominique Rabaté

Le 11-10-2010 Cher Régis Jauffret,

§1 Comme je te l’ai expliqué à Guéret, je dirige avec Pierre Schoentjes le premier numéro d’une nouvelle revue en ligne internationale. Le premier dossier que nous avons choisi d’y publier s’intitule “Micro/Macro” et s’intéresse à la question des microfictions dans la littérature aujourd’hui. A côté d’études critiques, cette revue entend faire une part importante aux échanges avec les écrivains.

§2 Tu comprends donc pourquoi ton travail nous intéresse particulièrement et je te remercie encore d’avoir bien voulu accepter de répondre à quelques questions.

Deux de tes livres s’imposent plus particulièrement à notre attention : Fragments de la vie des gens et Microfictions (mais d’autres participent sans doute du même registre comme Univers, univers). Pour l’un comme pour l’autre, la tension entre le pluriel du titre et le sous-titre générique “roman” au singulier apparaît centrale. Un peu, mais en inversant le sens de la relation, comme Perec quand il avait caractérisé La Vie mode d’emploi comme “romans” au pluriel. Au sens où il ne s’agit pas du tout d’une collection de textes brefs ou de nouvelles séparées, mais bien du même projet, d’un ensemble conçu pour former véritablement un livre. Pourrais-tu me dire comment l’idée de chacun de ces livres t’est venue, et à quoi ils répondaient pour toi ? Avais-tu des modèles ou des prédécesseurs qui t’ont guidé ? Es-tu toi-même amateur ou lecteur de “microfictions” chez d’autres écrivains ? Et en ce cas, peux-tu en donner une sorte de liste de référence ?

§3 La microfiction que tu pratiques dans ces livres, en réduisant encore volontairement la taille de chaque texte dans le deuxième, me semble proposer une sorte de scénario existentiel que ton texte pousse en très peu de place jusqu’à ses conséquences les plus extrêmes. Est-ce que pour toi la vitesse du morceau implique, pour ainsi dire, cet effet de logique poussée à bout, comme si était interdit le développement périphérique, ou la digression (si chère à l’art du roman) ? Est-ce parce que le scénario des existences ordinaires (des vies qui sont celles de “n’importe qui”, selon la formule de Microfictions) est d’une certaine façon pré-écrit d’avance ? Et l’idée (romantique, si l’on veut bien passer ce raccourci) que nous serions les auteurs originaux de nos vies appartiendrait-elle alors à une époque révolue, à un espoir illusoire ?

§4 Car je suis frappé en te lisant du mélange très singulier entre la stéréotypie des par- cours de vie (se réduisant à des rôles prédéterminés, à des rapports de force violents) et l’énonciation désabusée qui les prend en charge – l’ensemble étant dominé par l’ironie générale de la narration. Le passage à la limite qu’opère souvent la chute des très courtes tranches de vie qui sont données à lire (et j’entends bien dans ces “tran- ches” de vie tout ce que le mot peut connoter de saignant et de brutal) fonctionne comme le dépassement d’une limite que pourtant toute la fiction raccourcie rend inéluctable.

§5 Tu as sans doute souvent entendu le mot de cynisme appliqué à tes livres : l’énergie paradoxale de ces textes tient en effet à l’ironie de leur énonciation insituable - comme si tout le monde et n’importe qui n’avaient plus aucune possibilité de trouver réellement un interlocuteur. Posant en quelques phrases un espace de parole dérangeant, la microfiction ne le stabilise jamais, mais semble aller au bout de son fonctionnement, jusqu’à quelque chose de glaçant et de désespéré. Est-ce que pour

(2)

Dominique Rabaté et Régis Jauffret Entretien

95

toi le choix de cette forme volontairement réduite est en relation avec le constat d’une noirceur du monde qui est le nôtre ? D’un monde où nous renoncerions à nos fables sentimentales et consolantes ?

§6 Une microfiction n’a pas de sens par elle-même, mais joue bien sûr de l’effet de série.

Puis-je te demander de revenir sur la règle qui a présidé au nombre (500) de microfictions réunies dans le livre qui porte ce titre ? Était-ce pour toi une règle posée dès le départ ? Et cet effet volontaire d’accumulation (qui oblige à une lecture très singulière, comme par rafales de textes), comment l’as-tu vécu en écrivant le livre : comme une sorte de carburant positif ou parfois comme une contrainte pénible ? D’autant que les mêmes principes (alternance du récit et des lignes de dialogue) conditionnent l’écriture de chaque microfiction.

§7 Dans la composition sérielle des discours, c’est moins l’effet d’une polyphonie qui s’impose que celui d’une étrange uniformité, au-delà de toute transgression (je pense aux personnages violeurs, incestueux, violents ou meurtriers). Une multitude de voix, mais égalisées dans le même rapport de faire tenir toute une existence par les quelques circonstances qui ne suffisent plus à dire une singularité ? Quelle idée te fais-tu aujourd’hui de la liste, et de sa productivité littéraire ?

§8 Comment conçois-tu cette capacité de l’écrivain à la ventriloquie, et comment fonctionne pour toi cette vitesse d’incarnation de chaque voix à peine individualisée ? Tes derniers livres poursuivent-ils, en ce sens, mais selon une tout autre voie, le même travail ?

§9 Je me souviens d’avoir été très frappé par l’une de tes réponses dans l’entretien que tu as fait pour Le Matricule des anges. A rebours d’un cliché courant, tu affirmais (affirmation pour moi très tonique) la fonction de destruction de la littérature, sa valeur de démolition, pour faire place nette à quelque chose de peut-être nouveau, place nette pour voir. Est-ce que pour toi la microfiction est l’une des armes de cette entreprise de démolition ?

§10 Tu vois que, sans grand ordre, j’ai multiplié les questions, les remarques elliptiques, ouvrant trop de pistes. J’espère que mon bombardement ne te dissuadera pas de t’engager dans cet entretien. Tu auras compris que tes livres m’importent et qu’il me semble important d’en entendre la force dérangeante aujourd’hui.

Bien amicalement Dominique Rabaté

(Quelques échanges de mails en novembre et décembre pour discuter des moments libres pour cet entretien)

Le 21-12-2010 Cher Dominique,

§11 Je suis très ennuyé, car pour tout te dire je ne sais absolument pas pourquoi j’ai écrit Microfictions, pas plus que mes autres livres. Si je le savais, je te le dirais, mais je n’en sais rien. Quant à moi, il n’y a jamais de projet pour l’écriture d’un livre, à part Sévère et le prochain sur l’affaire Fritzl, car ils sont basés sur un fait divers.

§12 J’ai écrit Microfictions en onze mois. J’avais commencé à écrire plusieurs histoires courtes, et je me suis dit que ce serait intéressant de continuer. J’écrivais d’abord une phrase et les autres suivaient, un peu comme une formule entraîne une démonstra- tion mathématique. C’était facile, sans angoisse, j’en écrivais deux, trois ou quatre par jour, et je les corrigeais au fur et à mesure.

(3)

Dominique Rabaté et Régis Jauffret Entretien

96

§13 J’en ai écrit 500 pour me donner une limite, et ne pas passer le reste de ma vie à écrire ce livre. Je n’ai même pas relu les épreuves, le livre était trop long et je m’occupais à autre chose à ce moment- là.

§14 Que dire d’autre ? Je ne me pose jamais de question avant d’écrire, après non plus, et quand j’écris non plus car je suis en train d’écrire et je n’ai jamais ressenti la fiction comme autre chose que de l’action, un saut dans le vide, et on ne réfléchit pas quand on tombe. Je me sens vraiment fort peu théoricien, je suis désolé de n’avoir pas grand-chose à dire sur mon écriture. J’aurai peut-être des idées là-dessus quand je n’écrirai plus, mais pour l’instant, je n’en ai pas.

Bien à toi.

Régis.

Le 21-12-2010 (suite)

§15 En fait, ce livre me semble lointain. Depuis j’ai écrit cinq livres dont deux ne sont pas encore publiés.

§16 À l’époque, je me disais aussi que ce serait une sorte de dictionnaire d’histoires, et j’ai mis les histoires dans l’ordre alphabétique, car c’était l’ordre dans lequel elles m’apparaissaient sur l’écran. Je me disais que peu de gens auraient la patience de le lire en entier, et que même en ne lisant que quelques histoires les journalistes pourraient en parler. Cela je me le suis dit après l’avoir terminé. Je me suis dit aussi que finalement ce serait assez pratique pour lire dans le métro, une fiction par station.

§17 J’ai surtout un souvenir de détente, de facilité, de plaisir à pouvoir raconter tout ce qui me passait par la tête, sans avoir des déboires au niveau de la construction, comme dans un roman. C’était un peu comme tenir un journal. On peut être sûr de tenir la route sans quitter la courbe. Aucun problème d’équilibre en perspective, on surfe sur la poudreuse.

§18 En fait, l’écriture ne me pose jamais beaucoup de problèmes. C’est la vie quotidienne qui m’est pénible et m’use. L’écriture, je sais que je finirai toujours par en venir à bout.

(même jour, suite)

§19 En réalité quand j’écrivais ce livre, j’avais l’impression que chaque histoire faisait entrer plusieurs personnages qui gonflaient la foule, c’est-à-dire le livre tout entier qui devenait une foule. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit Roman sur la couverture, et non nouvelles. Il s’agissait vraiment d’un ensemble, d’un roman, d’une histoire complète constituée de fragments comme certaines toiles de points ou de touches de pinceau, de couleur.

Le 22-12-2010

§20 Avec Microfictions, j’ai peut-être répertorié l’époque telle que je la ressentais en 2006 quand j’écrivais ce livre. L’époque vue par un écrivain, une sorte d’oisif, vivant à Paris, cette ville qui n’est pas plus la France que New York n’est les États-Unis. La bourgeoisie, bohème ou pas, vue de l’intérieur, et la vie imaginée des autres, qui travaillent, reçoivent des ordres de leur hiérarchie, vivent dans la crainte de la déchéance économique, ou dans la précarité, le besoin. Une tentative de passer la société au scanner, l’illusion de le faire en tout cas. L’absurde folie de se croire témoin de tout ce qu’on n’a pas vu et qu’on ne verra jamais, c’est-à-dire les profondeurs insondables du psychisme d’autrui.

Références

Documents relatifs

S’inscrivant dans la perspective des sciences de l’information et de la communication, le présent article questionnera la collection Raconter la vie 2 lancée par

Nous proposons d’analyser ce régime des motifs tissés dans le dénuement qui construisent la littérature comme lieu d’incertitude à travers des textes brefs, peu prisés par

La Marine nationale met en œuvre la composante océanique de la dissuasion - la force océanique stratégique (FOST) -, qui mobilise de nombreux acteurs accomplissant des missions

À en croire Régis Jauffret, ses Microfictions 1 sont des histoires ou des fictions minuscules qui correspondent à sa tentative de « faire entrer toute la vie d’un homme ou

“De petites pages comme frottées de ciguë, entre lesquelles ont séché des brins d’ancolie, semées de mots suraigus et blêmes […] des perversités promptes

Cette épreuve – et celle du suicide de mon frère, celle de la mort violente, brutale de ma mère – m’a contraint à voir la fêlure de ces Vies du XXI e

Je suis dans un long récit Notre auteur dans l’espace et finalement c’est la même écriture dansante que celle des courtes proses.. Peut-être aussi qu’il faut avoir

Alain Schaffner (Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3) et Christophe Reig (Université Perpignan Via Domitia). Conception graphique et impression