Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 8 septembre 2010 1683
Santé les amis
A la faveur d’une situation toute récente, je m’interroge. On m’avait bien mis en garde : évite de t’occuper de la santé de tes amis et ne soigne jamais ta famille.
La famille : d’emblée mes enfants en bas âge ont mis à mal cet adage. Faux croups, convulsions fébriles, plaies et bosses, une suture de menton mémorable, presque au vol, avec mon fils gesticulant de terreur de- vant ce père en blouse blanche. Le bouton sur le nez de ma belle-sœur, sujet de conver- sation du repas de Noël entre dinde et fro- mage ! Un frère qui me confie son dos dou- loureux et qui l’inquiète. Bien sûr ce n’est pas une métastase mais…
Et la mort de mon père dans mes bras im- puissants !
Les amis ? Ce jeune brésilien, camarade de théâtre, chez qui je diagnostique, bien avant l’ère des thérapies, une séropositivité VIH qu’il ne dévoile à personne. J’ai souffert de ce secret autant qu’il a été le ciment de notre amitié, de notre complicité jusqu’à son retour au pays pour y mourir. Mensonge par omission ou déguisement vital de la réalité ?
J’ai beaucoup d’amis qui m’ont choisi com- me médecin et bien peu ceux à qui j’ai osé dire non. Lâcheté ou excès de courage con- naissant les difficultés encourues ou res- pect du «Libre Choix» ?
A chaque fois que l’un d’eux déclare une maladie grave – recherchez l’érythrocyturie chez vos patients fumeurs (!) – je suis ébran- lé, décontenancé pour un moment et me maudissant moi-même. Avec le temps j’ai
sans doute appris un peu de cet exercice délicat à écouter les émotions de l’autre autant que les miennes, merci à mes maîtres que sont quelques superviseurs mais tout autant mes propres patients.
Conscient du danger du déni de réalité – fermer les yeux devant l’évidence – j’aurais tendance au contraire à en faire plus. Pour- quoi ai-je fait une formule sanguine d’ur- gence à cet ami souffrant d’une angine qui s’est avérée être un lymphome agressif ?
Après 30 ans de pratique je ne crains plus ce défi, c’est sans doute dans ma nature de me compliquer la vie (Don Quichotte encore lui !). Plutôt qu’un handicap, l’amitié comme une arme à ma vigilance.
Mais ces amis, qu’attendent-ils de moi ? Et si, de façon un peu irrationnelle, ils cher- chaient à se protéger de la mort ? C’est un ami, il ne peut me diagnostiquer une méchan- te maladie, il ne peut pas me faire ça ! Ou alors espèrent-ils que je saurai les protéger de la maladie et des excès de la médecine dont je me sers sans la vénérer pour autant ? J’ai quelques années encore pour le leur demander mais eux seuls pourront dire à la fin si nous avions fait le bon choix.
Situation récente, disais-je : découverte de cellules tumorales dans l’estomac de cet ami-patient asymptomatique… il revient la semaine prochaine !
Ne vous occupez pas de la santé de vos amis ou alors faites le bien.
carte blanche
Dr Georges Conne Avenue de la Gare 4 1030 Bussigny
D.R.
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