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Vers et prose dans la théorie littéraire médiolatine

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Vers et prose dans la théorie littéraire médiolatine

TILLIETTE, Jean-Yves

TILLIETTE, Jean-Yves. Vers et prose dans la théorie littéraire médiolatine. Littérales, 2007, vol. 41, p. 17-41

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:85461

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Le titre qui figure en tête de cette page annonce un propos plutôt technique. Peut-être aurait-il été souhaitable d’en modifier un terme, en vue de réorienter ce propos dans une perspective plus conforme, sans doute, à l’esprit d’une réflexion collective placée à l’enseigne de

« littérature et révélation ». Plutôt que de « vers et prose dans la théorie littéraire médiolatine », on a donc songé à parler de « poésie et prose » dans cette même théorie… Une telle revision de point de vue s’appuyait sur deux constatations en apparence contradictoires, en fait complémentaires. La première est la conviction, transmise par Horace au moyen âge latin, qu’il ne suffit pas de concludere versum, c’est-à-dire de distribuer de façon régulière les syllabes et les coupes, pour oser se dire poète ; et l’auteur romain d’ajouter, dans sa quatrième satire d’où est tirée l’expression que je viens de citer, que, si le discours de la comédie, si voisin par sa teneur de la conversation quotidienne, ne perd pas grand chose à être exprimé en oratio soluta, en prose, un vers épique d’Ennius, même disloqué, continue de rendre un son poétique1. Mais d’autre part – c’est la seconde constatation -, la littérature latine chrétienne de l’Antiquité tardive, que prolongent les premiers siècles du moyen âge, ne paraît pas ressentir ni marquer de distinction substantielle entre traduction versifiée et traduction prosaïque d’un seul et même contenu : c’est, héritée de l’exercice scolaire de la paraphrase rhétorique, la pratique de l’opus geminum, dont Sedulius fournit un premier exemple, très admiré, en flanquant son épopée biblique en hexamètres, le Carmen paschale, d’un Opus paschale rédigé

1 … neque enim concludere uersum / dixeris esse satis, neque, siqui scribat uti nos / sermoni propiora, putes hunc esse poetam. /(…) Idcirco quidam, comoedia necne poema /esset, quaesiuere : (…)/ (…) nisi quod pede certo / differt sermoni, sermo merus (…) / (…) Si soluas « Postquam Discordia taetra / belli ferratos postis portasque refregit », / inuenias etiam disiecti membra poetae ( HOR., serm. 1, 4, 40-42, 45-48 et 60-62), « Tu ne saurais dire qu’il suffise de remplir la mesure du vers ; et si quelqu’un écrit, comme moi, des phrases voisines du langage de la conversation, tu n’iras point le tenir pour un poète. (…) Voilà pourquoi on s’est demandé si la comédie était, oui ou non, un poème (…) : si elle ne différait d’une conversation par les régles du mètre, ce serait conversation pure (…). Si tu défaisais ce vers :’Quand la noire Discorde eut rompu les portes de la guerre et leurs montants de fer’, tu retrouverais encore les membres du poète mis en pièces » (trad. François Villeneuve).

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dans une prose spécialement artificieuse2 ; il sera fort imité par les hagiographes des IXe, Xe et XIe siècles, et c’est ainsi par exemple que, comme le rappelle François Dolbeau, l’écolâtre de la cathédrale de Spire, peu avant l’an mil, demande à ses étudiants et à ses étudiantes de transposer en vers la vie de saint Christophe, en guise de « mémoire de fin d’études »3. De tels phénomènes ont conduit Ernst Robert Curtius à prononcer ce verdict lapidaire : « [Au moyen âge,] le discours en prose et le discours en vers étaient interchangeables »4. Ce qui, au fond, n’est pas absolument en opposition avec l’opinion d’Horace, pour qui il est loisible au sermo cotidianus de la comédie ou de la satire de s’adapter aux règles de la métrique.

Dans un tel schéma, il y a évidemment une grande perdante, qui est la Poésie, telle que nous avons accoutumé de l’hypostasier depuis l’âge du romantisme, depuis Mallarmé et depuis Heidegger, je veux dire la poésie comme message inspiré, comme haut langage épuré, exact et nécessaire, comme voie privilégiée d’accès à l’Être. Non point sans doute que ces fonctions soient alors par principe déniées à toute œuvre de parole. Mais jusqu’à quel point la réflexion antique, puis médiévale, les associe-t-elle à une forme d’expression donnée, et notamment à l’usage du vers ? L’équivoque est ancienne : si, dans la Rhétorique, Aristote assimile les cadences métriques, interdites à l’orateur, à la poésie, il prend bien soin, dès le premier chapitre de la Poétique, de différencier celle-ci du vers, au moyen des exemples d’Homère et d’Empédocle qui, bien que se servant du même medium stylistique, sont le premier poète et l’autre naturaliste (physiologos)5. Et Horace, quel genre de qualité vise-t-il, lorsqu’il distingue

2 La contribution d’Étienne Wolff, ci-dessus, fournit une présentation claire et complète des exemples de cette pratique littéraire pendant l’Antquité tardive et le haut moyen âge. Pour une évaluation critique, plutôt bienveillante, de l’entreprise de Sedulius, voir Jacques FONTAINE, Naissance de la poésie dans l’Occident chrétien. Esquisse d’une histoire de la poésie latine chrétienne du IIIe au VIe siècle, Paris : Études Augustiniennes, 1981, p. 248-252.

3 « Un domaine négligé de la littérature médiolatine : les textes hagiographiques en vers », Cahiers de Civilisation Médiévale 45 (2002), p. 129-139.

4 La littérature européenne et le Moyen Âge latin (trad. fr. par Jean Bréjoux), Paris, 19862, p. 249.

5 Rhétorique 1408b (3, 8, 3) : « Le langage de la prose doit nécessairement posséder un rythme, mais non pas un mètre, car ce serait alors de la poésie » (trad. Charles-Émile Ruelle) ; Poétique 1448b : « Pour peu que quelqu’un expose un sujet de médecine ou d’histoire naturelle à l’aide de mètres, les gens ont coutume de l’appeler ainsi [sc. poète] ; rien de commun pourtant entre Homère et Empédocle si ce n’est le mètre : aussi est-il juste d’appeler poète le premier, et le second naturaliste plutôt que poète » (trad. Michel Magnien). Les contextes

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l’emploi, de convenance ou d’occasion, que Lucilius et lui-même font de l’hexamètre de celui, nécessaire, qu’en fait Ennius ? Toutes proportions gardées, le même genre d’interrogations pourrait être rapporté à la création poétique du XIXe siècle français qui voit le poème en prose, puis le vers libre, défier tour à tour l’empire de l’alexandrin. La situation particulière du moyen âge latin pourrait bien ne répercuter qu’un éclat parmi d’autres de la dispute déchirant le vieux couple que constituent la Forme et l’Idée. La question que l’on entend affronter est donc de savoir si, dans l’espace littéraire considéré, certains types de contenu, ceux que l’on définira comme « révélation » et non comme « constat », sont associés de façon privilégiée à certaines formes d’expression marquées par la régularité rythmique. Au fond, et tout bien pesé, la question n’est ni du rapport entre vers et prose, ni entre poésie et prose, mais entre vers et poésie.

La définition de cette dernière apparaissant comme subjective, et susceptible de variation selon les époques, on s’établira, semble-t-il, sur un terrain plus stable en revenant au vers.

C’est à voir. La pertinente question de Pascale Bourgain, « Qu’est-ce qu’un vers au moyen âge ? »6 - que l’on pourrait d’ailleurs tout aussi bien traduire : « Qu’est-ce que la prose au moyen âge ? » - n’appelle pas de réponse simple et univoque. A la différence du maître de philosophie de Monsieur Jourdain, pour qui « tout ce qui n’est point vers est prose », et réciproquement, la stylistique médiolatine ignore la rassurante logique du tiers exclu. En effet, entre le vers mesuré hérité de l’Antiquité, de Virgile ou d’Horace, et une prose qui serait absolument neutre, non marquée - mettons, celle de Darès le Phrygien -, la théorie distingue une large variété de formes que l’on dira, d’un terme assurément impropre, intermédiaires. Il est bien connu que, depuis la fin du XIe siècle, les grammairiens canonisent la distinction,

respectifs – il s’agit ici de l’actio oratoire, là de l’inventio – permettent de rendre raison de cette apparente contradiction.

6 Tel est le titre lapidaire d’un article, fondamental, publié par cet auteur dans la Bibliothèque de l’École des Chartes (147 [1989], p. 231-282).

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jadis déjà esquissée par Bède, entre trois formes de dictamen (entendons ici le mot au sens d’ « écriture régie par les règles de l’art » et non selon l’acception également attestée, mais plus restrictive, de « style épistolaire »), à savoir, la métrique, la rythmique et la prosaïque7. Cette nomenclature, pieusement reproduite de traité en traité, intègre au confortable système binaire reflété par les modèles antiques l’identification d’une nouvelle forme, celle du rythme, portée d’abord par la pratique du chant liturgique et caractérisée par l’isosyllabisme, accessoirement la rime, dont on ne sait pas trop si elle est poésie ou prose : en témoigne l’hésitation des copistes, qui transcrivent les rythmes tantôt en continu, tantôt en revenant à la ligne en tête de chaque vers8. Les dictatores italiens du XIIIe siècle vont encore compliquer le système en l’enrichissant des catégories du prosimetricum et du prosirythmicum qui, comme vient de le démontrer Anne-Marie Turcan-Verkerk, ne renvoient pas à des ouvrages où alterneraient passages en prose et passages en vers métriques ou rythmiques, mais à une prose à ce point mesurée ou rythmée que les cola qui la composent ressemblent à des vers sans s’y identifier tout à fait9. Car le genre prose lui-même, telle que la théorie en définit les lois, se monnaye en plusieurs espèces : prose rimée du style dit « isidorien », prose rythmée par le cursus des styles « grégorien » et « hilarien », prose ornée de style « cicéronien »10 ; la prose blanche de Darès, degré zéro de l’écriture dédaigneux des cadences et des colores, ne constitue qu’une des modalités possibles de l’usage de l’oratio soluta. Et encore ai-je omis, de

7 Bernard d’Utrecht, dans la préface à son Commentum in Theodolum, composé entre 1076 et 1099, fournit une formulation précoce de ce schéma tripartite : Liber quidem prosa vel rithmo vel metrum constat. Prosa est oratio metri lege soluta, dicta a proson quod productum vel diffusum sonat ; rithmus est ubi syllabarum tantum consideratur numerus : rithmus enim numerus interpretatur ; metrum est quod certis pedum mensuris discurrit, nam metron mensura interpretatur (éd. R.B.C. Huygens, Leyde : Brill, 1970, p. 58) : « Un livre est fait de prose, de rythme ou de mètre. La prose - terme dérivé de proson qui signifie ‘étendu’ ou ‘déployé’ - est un discours libre des lois du mètre ; il y a rythme quand on ne prend en compte que le nombre des syllabes : en effet,

‘rythmos’ se traduit ‘nombre’ ; le mètre est ce qui avance selon la mesure fixe des pieds, car ‘metron’ se traduit

‘mesure’ » Au chapitre 1, 24 de son De arte metrica, Bède esquissait une définition du rithmus.

8 Bourgain, loc. cit., p. 252-280.

9 « Le prosimetrum des artes dictaminis médiévales (XIIe-XIIIe s.) », Archivum Latinitatis Medii Aevi 61 (2003), p. 111-174.

10 Cette typologie, qui semble avoir été élaborée par le dictator orléanais Bernard de Meung, est reprise par Geoffroy de Vinsauf dans la version longue de son Documentum de arte dictandi et versificandi et par Jean de Garlande dans sa Parisiana Poetria (éd. Traugott LAWLER, New Haven - Londres : Yale University Press, 1974, p. 104-109, 256-258 et 328-330). Cf. Paul KLOPSCH, Einführung in die Dichtungslehren des lateinischen Mittelalters, Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, p. 157-159.

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cette liste disparate, le verset psalmique – prose ou poésie ? – ou encore, dans le même esprit, la bien nommée prose liturgique, la séquence primitive de type notkérien, que les éditions modernes impriment comme des vers, mais qui ne présente aucune espèce de régularité syllabique ou accentuelle, dans la mesure où elle est subordonnée à la musique qui la porte, les mélismes de l’alleluia dont elle suit les inflexions11 ; à l’époque où fleurit la théorie, cette dernière forme n’est, à ma connaissance, guère analysée, sauf peut-être par les musicologues, car elle est désormais démodée, mais ses échos affleurent encore dans la voix insolite de cette

« mystique à l’état (presque) sauvage » qu’est Hildegarde de Bingen.

Que retenir de cet excursus technique ? deux leçons, me semble-t-il. D’abord, l’idée que les frontières entre ce que nous nommons prose et vers sont en latin médiéval bien poreuses, à telle enseigne que les traités organisés de la façon la plus scolastique, comme les arts poétiques de Gervais de Melkley et de Jean de Garlande, envisagent longuement les traits communs, sur le plan de la structure et de l’ornement, à toutes les formes sans distinction de dictamen avant, plus brièvement, de recenser les traits spécifiques à la prose et à la poésie métrique ou rythmique. On pourrait disposer per cola et commata, en fonction des symétries et récurrences sonores, bien des textes en prose du moyen âge latin, notamment des sermons, et ils apparaîtraient comme une succession d’amples versets, à la manière de Claudel ou de Saint-John Perse12. En second lieu, et l’allusion qui vient d’être faite au genre homilétique conduit à cette constatation, il est clair que l’écriture, même de la langue apprise à l’école, revêt très souvent une dimension vocale. C’est aussi, et peut-être surtout, à la régularité du retour des accents et des sons que s’évalue l’effet qu’un texte entend produire.

11 Cf. Dag NORBERG, Introduction à l’étude de la versification latine médiévale, Stockholm : Almqvist &

Wiskell, 1958 (Studia Latina Stockholmiensia 5), p. 161-172 (p. 161-162 : «Il est impossible d’enfermer les vers dans une formule quelconque, et il n’est pas possible d’indiquer de limites précises, quant à la composition du texte, entre cette poésie et la prose artistique »).

12 Pascale Bourgain en apporte la démonstration brillante, à propos de plusieurs auteurs du XIe siècle (Adémar de Chabannes, Raoul Glaber, Aimoin de Fleury, Benzo d’Alba, Dudon de Saint-Quentin), dans son article « La compositio et l’équilibre de la phrase narrative au onzième siècle » (dans Michael W. HERREN, Christopher J.

McDONOUGH et Ross G. ARTHUR [ed.] Latin Culture in the Eleventh Century. Proceedings of theThird

International Conference on Medieval Latin Studies. Cambridge, September 9-12 1998, Turnhout : Brepols, s.d.

[Publications of the Journal of Medieval Latin, 5/1], p. 83-108 – p. 106 : « S’agit-il encore de prose ?… »).

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Ce préambule un peu long nous ramène donc à un point crucial, celui du lien éventuel entre telle forme d’énonciation et l’énoncé qu’elle s’applique à formuler. Sur ce point, il faut l’avouer, la théorie médiévale apparaît elliptique ou opaque, se bornant à reproduire, sans même entreprendre de les recycler de façon convaincante, un certain nombre de notions glanées auprès des grammairiens tardo-antiques. Ainsi de la théorie des trois styles, grave, moyen et bas, et de la trop fameuse « roue de Virgile » dont je ne vois aucune espèce de traduction dans la réalité des textes13 ; ainsi de la définition des divers genres poétiques, le bucolique et l’héroïque, le tragique et le comique, le satirique et le lyrique, le thrène et l’élégie, empruntée mot pour mot à deux chapitres des Étymologies d’Isidore de Séville par Bernard d’Utrecht14, qui ne songe pas un instant à l’accommoder à la production littéraire de son temps. On pourrait espérer la stylistique médiévale un peu plus convaincante quand elle entreprend de fixer l’usage des formes qu’elle a elle-même inventées. Là aussi, il faut déchanter : lorsque Jean de Garlande énumère les quatre types de prose d’art, il signale que le style grégorien convient aux notaires du pape, que le style cicéronien est employé par les poètes s’ils se mêlent d’écrire en prose, que le style hilarien rendra les meilleurs services à un évêque qui prétexte une maladie pour éviter de se rendre au synode, et que le style isidorien est bien propre à susciter joie ou pitié15. Une telle taxinomie ne nous fait-elle pas songer à la fort célèbre classification d’animaux empruntée, selon Borges, à une encyclopédie chinoise, que Michel Foucault cite en tête de son livre Les mots et les choses ?

Caricature, sans doute. Mais c’est bien de classer qu’il s’agit. Et de classer selon des catégories purement formelles, grammaticales même. Jean de Garlande, encore, signale dès les premières lignes de sa Parisiana poetria qu’il a pour projet d’enseigner à ses élèves quels

13 Edmond FARAL, Les arts poétiques du XIIe et du XIIIe siècle. Recherches et documents sur la technique littéraire du Moyen Âge, Paris : Champion, 1924 (Bibliothèque de l’École des Hautes Études, 238), p. 86-89. Les auteurs qui mettent en évidence ce schéma sont, brièvement, Geoffroy de Vinsauf dans son Documentum… (§

145, éd. Faral, op. cit., p. 312) et, de façon bien plus détaillée, Jean de Garlande (Parisiana Poetria, éd. cit., p.

38-41 et 86-89).

14 Commentum ad Theodolum, éd. cit., p. 61-62, d’après ISID. HISP., or. 1, 38 et 8, 7.

15 IOH. GARL., éd. cit., p. 104-109.

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vocables, substantifs, adjectifs ou verbes, pris au sens propre ou figuré, s’adaptent aux divers genera dictandi, savoir : la lettre administrative ou académique, la poésie élégiaque, la comédie, la tragédie, la satire ou l’histoire16. De fait, les poetriae semblent d’abord limiter leur ambition à enregistrer les mots dignes de la poésie, sans égard pour son contenu. Ainsi, selon Matthieu de Vendôme, les adjectifs dérivés en –alis et en –osus sont poétiques, tandis que les conjonctions quoque et tamen ne le sont pas17. Et, pour Geoffroy de Vinsauf, il suffit de parer son langage des couleurs de rhétorique et de le contraindre aux lois du mètre pour le rendre poétique, quelle qu’en soit la teneur : à cet égard, la diversité des poèmes-modèles dont il émaille la Poetria nova est éloquente ; le verbe poétique porté par le mètre héroïque peut bien, certes, déplorer la mort d’un grand roi, chanter la gloire de la croix ou célébrer l’Incarnation du Christ. On pourra aussi bien le mettre au service d’une anecdote comique, d’une scène de la vie quotidienne, d’une description de la nature, d’un discours moralisateur…18 A cet égard, le propos du théoricien semble bien refléter la réalité des faits littéraires, puisque, non content de s’emparer des sujets qui nous semblent à nous poétiques, les armes et l’amour, le vers latin du moyen âge n’hésite pas à décrire la culture des jardins ou à énoncer les règles de la grammaire.

Faut-il rappeler qu’il ne fait ainsi que s’inscrire dans le droit fil d’une tradition antique ? A côté d’Homère, il y a Hésiode, et le Virgile de l’Énéide est aussi celui des Géorgiques. On a tout à l’heure signalé au passage le mérite pédagogique de l’exercice qui consiste à transposer en vers une vie de saint. Le succès durable de l’hexamètre tient peut-être à sa capacité à servir de support efficace à un contenu didactique. Comment, sans cela, expliquer le succès formidable rencontré au sein des universités naissantes par ces entreprises à nos yeux

16 Éd. cit., p. 2 : Auctor docet inuenire uocabula secundum species inuentionis, scilicet substantiua et adiectiua et uerba proprie et transumptiue posita, in quolibet genere dictandi, siue sint littere curiales siue scolastice, siue elegiacum carmen tradatur, uel comedia, uel tragedia, uel satyra, uel hystoria.

17 Ars versificatoria 2, 11-46 (éd. Franco MUNARI, Mathei Vindocinensis opera. Vol. III, Rome : Edizioni di Storia e letteratura, 1988 [Studi e testi, 171], p. 138-163).

18 Voir Jean-Yves TILLIETTE, Des mots à la Parole. Une lecture de la Poetria nova de Geoffroy de Vinsauf, Genève : Droz, 2000 (Recherches et rencontres, 16).

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surprenantes que représentent le Grécisme d’Évrard de Béthune et le Doctrinal d’Alexandre de Villedieu, ces grammaires latines en vers à quoi l’on vient de faire allusion ? Et à qui objecterait l’inutilité de telles réalisations, eu égard au fait que Donat et Priscien ont déjà tout dit, un glossateur du Grécisme cité par Anne Grondeux rétorque que sermo metricus ad plura valet quam sermo prosaicus19. Et à quoi tient cette « valeur ajoutée » ? Au fait que la forme versifiée offre un meilleur support à la mémorisation – alors même que, notons-le au passage, la prosodie classique ne correspond plus à la perception phonétique des mots – et, poursuit notre commentateur en citant la définition du vers de Matthieu de Vendôme, qu’elle séduit par le charme des alliances de mots (venustum verborum matrimonium) – bien difficile de dire si ces alliances sont sonores, sémantiques ou les deux à la fois.

De ce fatras confus de références, on conclura provisoirement, de manière un peu abrupte, que le vers parle de façon beaucoup plus immédiate à la conscience littéraire du clerc du moyen âge. Et y a-t-il lieu de s’en étonner, quand on considère que le canon des principales lectures scolaires, tel qu’il a été reconstitué par Birger Munk Olsen, compte huit poètes pour seulement deux prosateurs, Cicéron et Salluste ? 20 Je suis persuadé que, contre la perception que nous pouvons avoir, quant à nous, de la langue, l’expression versifiée est alors, à l’écrit en tous cas, jugée plus élémentaire et directe que l’expression en prose. Les paraphrases en hexamètres de la Bible, si nombreuses aux XIIe et XIIIe siècles, se donnent explicitement pour objet de faciliter aux novices l’accès au texte sacré21. Et la pratique réussie de la prose d’art met probablement en jeu un talent plus subtil d’écriture que la rédaction d’hexamètres dont l’usage médiéval a encore simplifié les règles, et qui s’approvisionnent généreusement au

19 Le Graecismus d’Évrard de Béthune à travers ses gloses. Entre grammaire positive et grammaire spéculative du XIIIe au XVe siècle, Turnhout : Brepols, 2000 (Studia artistarum, 8), p. 37.

20 « La popularité des textes classiques entre le IXe et le XIIe siècle », Revue d’Histoire des Textes 14-15 (1984- 1985), p. 169-181. On rappellera aussi que les Libri catoniani, ces recueils scolaires qui, à partir du XIIIe siècle, permettent aux jeunes élèves de se familiariser avec la littérature latine, ne sont composés que de textes en vers, les Distiques du pseudo-Caton, les fables d’Avianus, l’Églogue de Théodule, les Remedia amoris d’Ovide, l’Achilléide de Stace, le De raptu Proserpinae de Claudien, le Tobias de Mathieu de Vendôme…

21 Voir par exemple la préface du chanoine régulier Alexandre d’Ashby (vers 1150-vers 1210) à sa Brevissima comprehensio historiarum (éd. Greti DINKOVA-BRUUN, Turnhout : Brepols, 2004 [CCCM 188A], p. 5-13).

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magasin des expressions toutes faites. Poussant encore le paradoxe, j’affirme que l’imitation, par un auteur comme Geoffroy de Monmouth, du style sec et plat de Darès, n’est pas le fait de l’incapacité – le style rhétorique des discours que l’écrivain gallois prête à ses personnages est sophistiqué à souhait -, mais répond à une intention, celle de mettre ses pas dans ceux de l’historien profane réputé, de tous, le plus sincère et véridique, parce que témoin et acteur des événements qu’il relate.

De telles propositions sont peut-être propres à étonner l’amateur de littérature moderne, enclin à considérer la poésie – surtout depuis la révolution mallarméenne – comme un mode d’expression oblique, voire sibyllin. Mais elles relèvent en revanche de l’évidence naïve pour les romanistes. Que le vers précède historiquement la prose, que celle-ci soit beaucoup plus compliquée à agencer que celui-là, qu’elle entende se prévaloir contre lui des valeurs de véracité22, ce sont des phénomènes dont le lecteur des écrivains français des XIIe et XIIIe siècles est le témoin constant. Je n’irai pas plus loin dans les rapprochements factices : les techniques d’expression, les publics, les fonctions des deux littératures parallèles sont différents. Pour autant, il est tout aussi artificiel d’opposer une littérature latine écrite et donc (pour nous) muette à une littérature vulgaire qui serait pure « œuvre de la voix »23. De même qu’il ne se trouve plus personne, on l’espère, pour imaginer que la lettre, dans les littératures vernaculaires, n’est pas simple support de la vocalité, mais qu’elle contribue comme telle au dynamisme créateur, de la même façon, je hasarderai l’hypothèse que la parole vive, la coopération de la bouche et de l’oreille contribuent à donner sa forme à la littérature latine du moyen âge. Les jeux, en « prose » ou en « vers » - il convient désormais d’encadrer les deux termes de guillemets -, des rythmes et des sonorités ne produisent leur plein effet que dans le

22 Voir Catherine CROIZY-NAQUET, « Nus contes rimés n’est verais », Revue des Sciences Humaines 276 (oct.- déc. 2004), p. 29-44 ; Claudio GALDERISI, « Vers et prose au Moyen Âge », dans Frank LESTRINGANT et Michel ZINK (dir.) Histoire de la France littéraire, Tome 1 : Naissances, Renaissances. Moyen Âge – XVIe siècle, Paris : PUF, 2006, p. 745-766.

23 Selon la formule efficace, mais réductrice, de Paul Zumthor (La lettre et la voix. De la « littérature » médiévale, Paris : Seuil, 1987, « prière d’insérer »).

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contexte d’une transmission orale. Au point où nous voici rendus, non seulement nous n’avons guère avancé, mais nous nous trouvons nettement en-deçà de l’hypothèse dont nous étions parti : s’il a pour essentiels mérites de flatter l’audition et de stimuler la mémoire, le vers latin du moyen âge n’est pas la poésie du mage romantique. En droit, en théorie, la prose, dès qu’elle dépasse la simple visée utilitaire, est tout aussi fondée à se dire révélation.

Convient-il donc de s’en tenir là ? On est en droit d’en douter. Ne serait-ce qu’en raison de l’évidence des faits. L’Iliade de Joseph d’Exeter revendique, contre Homère et Virgile, la même valeur de vérité que le récit de Darès, dont elle s’inspire fidèlement. Mais entre les deux textes, la narration antique en prose et son rifacimento médiéval en vers épiques, il y a stylistiquement un véritable abîme, tant le poème de Joseph est saturé d’ornements rhétoriques. A quoi attribuer cet écart ? à une simple affaire de goût ? C’est plus qu’improbable : le moyen âge ignore l’art pour l’art. La beauté a une fonction. Cette fonction, les maîtres d’école qui commentent les poètes anciens la font relever de l’éthique (ethicae subponitur). Nous avons essayé ailleurs de rendre raison du projet littérairement déconcertant de Joseph d’Exeter. On n’y reviendra donc pas, sinon pour signaler que l’auteur confie au travail poétique le soin d’enrichir le sens historique de la prose d’un sens tropologique mettant en jeu le jugement moral, et peut-être d’un sens anagogique visant à inspirer au lecteur une conduite salutaire24. Ce qui est sûr – et cet exemple l’illustre bien -, c’est qu’au tournant des XIIe et XIIIe siècles, prose et vers ont résolument cessé d’être « interchangeables », comme le pensait Curtius. On voudrait en trouver la preuve dans ces vers d’Henri d’Avranches : « Qui s’efforce de comparer la prose au mètre pourra aussi apparier les antres du désert aux demeures des rois ». Et le poète d’ajouter, en termes plus explicites encore : « Il existe deux modes, la prose et le mètre, à quoi se résume toute expression écrite et orale. La prose,

24 Jean-Yves TILLIETTE, « Introduction » à Francine MORA et alii, L’Iliade. Épopée du XIIe siècle sur la guerre de Troie, Turnhout : Brepols, 2003 (Miroir du Moyen Âge), p. 5-40 (spéc. p. 31-37).

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dépourvue de poids et de mesure (sine pondere et sine mensura), c’est le vouloir humain qui la produit ; mais quant au mètre, c’est la façon qu’a Dieu de s’exprimer (species divina loquendi) »25 - assertion justifiée par le recours au verset 11,21, du livre biblique de la Sagesse, selon lequel Dieu a organisé toutes choses in mensura et numero et pondere : le monde créé par Dieu est donc… un poème métrique. J’hésite à faire fond sur le propos d’Henri d’Avranches, où l’hyperbole se colore sans doute d’une bonne teinte d’ironie.

Bouffon de l’empereur Frédéric II comme l’Archipoète de Cologne était celui de Frédéric Ier, il est le digne héritier de ces goliards dans la poésie desquels il est difficile de faire le départ entre le plaisant et le sérieux, entre la posture affichée du prophète inspiré et vengeur, et l’autodérision ludique. Il reste que l’idée d’une différence de nature entre la prose, langage inessentiel des hommes, et le vers, parole créatrice de Dieu, peut désormais, fût-ce cum grano salis, être formulée. En termes sans doute moins explicites, mais dans un contexte cette fois tout à fait sérieux, un autre auteur plaçait, quelques décennies plus tôt, le vers et la prose sur l’échelle d’une hiérarchie. Il s’agit de Geoffroy de Vinsauf, qui écrit aux vers 1853 et suivants de la Poetria nova : « Le mètre est contraint par des lois, tandis que la prose flâne au fil d’une voie dégagée : en effet, la route ouverte à tous de la prose laisse passer fourgons et chariots, tandis que le sentier resserré du vers refuse son accès à des objets si grossiers, mais exige des vocables qu’ils soient d’aspect délié, pour éviter qu’un mot à la physionomie rustique ne l’encombre de son volume et ne le pollue… »26 Hiérarchie purement formelle sans doute : le dictionnaire entier se trouve à la disposition de la prose, tandis que les exigences de la

25 Qui prosam conferre metro contendit, et antra / deserti poterit domibus componere regni (…) / Suntque modi duo : prosa metrum, quibus omnia constant, / que loquitur vel scribit homo. Sine pondere prosam / et sine mensura profert humana voluntas ; / est autem metrum species divina loquendi (Henri d’Avranches, Carmen ad Fridericum imperatorem, v. 15-16 et 3-6, éd. E. WINKELMANN, « Reisefrüchte aus Italien und anderes zur deutsch-italienischen Geschichte, 8 : Drei Gedichte Heinrichs von Avranches an Kaiser Friedrich II », Forschung zur deutschen Geschichte 18 [1878], p. 482-492 [p. 487]).

26 Legibus arctetur metrum, sed prosa vagatur / Liberiore via, quia prosae publica strata / Admittit passim redas et plaustra ; sed arta / Semita versiculi non vult tam grossa, sed ipsas / Voces in forma gracili, ne corpus agreste / Verbi mole sua perturbet et inquinet illum (éd. Faral, cit., p. 254).

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prosodie obligent le vers à des choix27. Il n’en est pas moins vrai que le recours à la métaphore, déjà filée par Geoffroy au début de son poème, de la voie large et de la voie étroite en vue de qualifier cette démarche toute technique est lourdement connotée en contexte chrétien28. L’allusion évangélique désigne le vers comme chemin, fermé à la prose, d’accès au paradis.

Les arts poétiques, en tous cas ceux de Matthieu de Vendôme, de Geoffroy de Vinsauf et d’Évrard l’Allemand, tendent à valoriser la poésie comme forme de langage supérieure, capable d’approcher les réalités suprêmes. Il faut sans doute y voir, comme j’ai naguère, après Douglas Kelly et Pascale Bourgain, essayé de le montrer, la trace de la philosophie et de l’herméneutique chartraines, nommément celles de Bernard Silvestre29. Mais sans doute pourrait-on remonter plus haut et repérer dès le milieu du XIe siècle les traces d’une tentation orphique de la poésie : l’ambition que lui assigne, dans les années 1060, un Godefroid de Reims de pénétrer « les secrets du monde » (abdita rerum), faisant écho à l’invocation aux muses placée par Virgile au centre exact de son œuvre, la fin de la deuxième Géorgique, réhabilite le projet littéraire d’Empédocle30. De même, prenant sans le savoir le contre-pied de la Poétique d’Aristote, Alain de Lille, au début de son Anticlaudianus, dénigre-t-il les Homère de son temps, Gautier de Châtillon et Joseph d’Exeter, au bénéfice d’une poétique orientée vers la quête de la connaissance spirituelle. Dans un article lumineux sur l’Anticlaudianus, Pascale Bourgain montre comment les règles, mises en pratique par Alain de Lille et bientôt théorisées par Geoffroy de Vinsauf, qui gouvernent l’expression poétique, singulièrement la

27 Peut-être aussi s’impose-t-il des limites sémantiques : si, ainsi que le suggèrent les vers cités à la note précédente, la prose « admet » des mots empruntés à l’usage vulgaire comme raeda ou plaustrum, il y a lieu d’imaginer a contrario qu’ils n’ont pas leur place en poésie.

28 Tilliette, Des mots à la Parole..., p. 74-81.

29 Ibid., p. 49-66. Cf. Pascale BOURGAIN, « Théorie littéraire. Le Moyen Âge latin », dans Jean BESSIÈRE et alii, Histoire des poétiques, Paris : PUF, 1997, p. 35-55 ; Douglas KELLY, The Arts of Poetry and Prose, Turnhout : Brepols, 1991 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 59), p. 57-68.

30 Cf. Damien P. NELIS, « From didactic to epic : Georgics 2.458 – 3.48 », dans Monica GALE (éd.) Latin Epic and Didactic Poetry, Swansea 2004, p. 73-107. Sur les ambitions de la poésie de Godefroid de Reims, cf. Jean- Yves TILLIETTE, « Le retour d’Orphée : Réflexions sur la place de Godefroid de Reims dans l’histoire littéraire du XIe siècle », dans Herren – McDonough – Arthur, op. cit. supra (note 12), p. 449-463.

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survalorisation de la métaphore qui acquiert alors son statut de reine des figures, traduisent certes l’inadéquation foncière du langage humain à nommer l’essence des choses, mais aussi autorisent celui-ci à donner néanmoins une idée de l’incompréhensible divin31.

Au risque d’être elliptique, je ne parcourrai pas à mon tour les étapes du raisonnement convaincant développé par cet essai. Il noue de façon irréfutable (pour le contexte culturel considéré) le lien que nous interrogeons entre poésie et révélation. Mais au prix – et voici encore une modification de perspective – d’une redéfinition du domaine du poétique : la même fonction anagogique semble en effet pouvoir être attribuée aux prosimètres, au sens moderne ici, que sont la Cosmographie de Bernard Silvestre et le De planctu Naturae d’Alain de Lille, où les passages en prose, au langage aussi travaillé que celui des passages versifiés, balisent par d’autres chemins le même itinéraire spirituel. « La poésie pour eux est donc dans le sujet et la façon de le traiter, pas dans la forme versifiée »32. Et, dans les vers assez obscurs qui suivent ceux que je viens de traduire, Geoffroy de Vinsauf paraît accorder à la prose rythmée et ornée une dignité quasi-équivalente à celle du vers33. Décidément, que l’on ait affaire à la mise en vers d’un contenu prosaïque, comme avec Évrard de Béthune et Alexandre de Villedieu, ou à la traduction en prose d’un message poétique, comme dans les œuvres que je viens d’évoquer, le jeu à trois que jouent vers, prose et poésie est complexe et modifie ses règles en fonction des époques, des usages, des destinations…

J’aurais aimé conclure en faisant retour à des vers qui ne soient que poétiques. Je ne sais pas hélas si le latin médiéval en propose beaucoup. Ils ont toutefois constitué l’idéal, peut-être inaccessible, d’un auteur qui m’est cher. Baudri de Bourgueil – car c’est de lui qu’il est

31 « La conception de la poésie chez les Chartrains », dans Aristote, l’école de Chartres et la cathédrale. Actes du colloque des 5 et 6 juillet 1997, Chartres, 1997, p. 165-179.

32 Ibid., p. 167.

33 … carmine metri / Legibus astricto vel ab ejus lege soluto, / Ars eadem semper, quamvis quod pendet ab arte Non sit semper idem (Poetria nova, v. 1873-1876, éd. Faral, p. 254). D’après le contexte, le prosaicus versus que Geoffroy signale comme alternative possible à la poésie métrique semble bien être la prose régie par les lois du cursus.

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question – a rêvé son existence comme une vie en poésie. Et quicquid volui dicere musa fuit,

« et tout ce que j’eus envie de dire fut poésie », écrit-il34. En quoi il paraphrase, assez exactement, un passage de l’élégie autobiographique de son écrivain favori, Ovide : Sponte sua carmen numeros veniebat ad aptos / Et quod temptabam scribere versus erat, « De lui- même un poème prenait le nombre approprié, et ce que j’essayais d’écrire était des vers. »35 Une légère différence, cependant, entre ces deux textes. Le versus erat du poème antique, qui renvoie, avec la référence aux numeri, les quantités prosodiques, aux procédés techniques de l’écriture en vers, s’est transformé chez l’auteur médiéval en musa fuit, que j’ai traduit en faisant de la muse une antonomase de la poésie. A bon droit, me semble-t-il : trois distiques avant celui que j’ai cité, Ovide, retraçant ses années d’apprentissage, raconte que, tandis que son frère aîné se destine à une lucrative carrière d’orateur, donc de maître de la prose, il reçoit quant à lui les visites secrètes de la Muse, qui l’initie à ses sacra caelestia, ses mystères célestes. Baudri, en un raccourci lapidaire, condense les deux indications, identifiant ainsi l’inspiration à l’art de faire des vers. Mais comment se manifeste cette inspiration ? Dans un autre contexte, deux poèmes-programmes où ils prennent, toujours en termes voisins, la défense de leur art, Ovide comme Baudri avouent leur incapacité à emboucher le clairon épique, à chanter le fracas des exploits guerriers comme à percer les abdita rerum…36 : ni Homère ni Empédocle, en somme. « Tout ce que j’eus envie de dire fut poésie… » et, de fait, ce que Baudri met dans ses hexamètres et ses distiques, ce sont les petits riens de la vie quotidienne, la douceur des amitiés monastiques, le charme de la campagne angevine. Je suis bien entendu de parti pris, mais, pour moi, ces petits riens sont tout. Si sa prosodie est correcte, le style de Baudri ignore absolument la rhétorique escarpée de la nouvelle poétique, au gré de laquelle l’Anticlaudianus est parfois traversé des fulgurances du divin… mais le

34 BAUDRI de BOURGUEIL, c. 98, Ovidius Floro suo, v. 122 (éd. Jean-Yves Tilliette, Baldricus Burgulianus.

Carmina, t.1, Paris : Les Belles Lettres, 1998 [ALMA], p. 103).

35 OV, Trist. 4, 10, 25-26.

36 OV., Trist. 2, 314-334 ; BAUDRI, c. 85, Qua intentione scripserit, v. 18-26 (éd. Tilliette, t. 1, p. 80-81).

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plus souvent illisible. La poésie, mimesis, feint les objets qu’elle décrit ; on le sait depuis Platon et Aristote, et le moralisme médiéval le lui reprochera assez. Mais, de ce fait même, elle autorise l’abbé de Bourgueil à se peindre lui-même sub assumpta persona et à énoncer, par cette voie oblique, une intimité que la prose, en son temps, interdit d’exhiber37. C’est, loin de toute révélation, dans cette présence de soi à soi-même que, je crois, finissent par se réconcilier vers et poésie…

Jusqu’à un certain point, cependant : l’instrument d’expression mis en œuvre par Baudri, le vieil hexamètre, même s’il en use à l’occasion avec une certaine élégance, donne des signes d’essoufflement. Les arts poétiques essaieront de le rajeunir en le bariolant des couleurs de rhétorique, comme l’a montré Edmond Faral. Mais c’est dans l’indifférence aux recettes didactiques que la poésie, celle qui nous parle au cœur, va vraiment reconquérir ses droits.

L’artisan d’une telle renaissance est un compatriote de Baudri, son cadet d’un demi-siècle peut-être, Hugues, qui aime à se parer du surnom de « Primat ». Que l’image qu’il donne de lui-même, celle du mauvais sujet, « mendiant et orgueilleux », humilié par les philistins, mais souverain par son génie, ait un quelconque fondement biographique, personne ne le saura jamais. Cela n’a aucune importance, puisqu’il arrive à l’imposer par la seule grâce de son verbe. Il enseigna, dit-on, les arts du trivium. Et c’est bien en maître consommé du savoir grammatical et en fin connaisseur des auctores qu’il forge son outil rythmique avec les débris des vieilles formes, qu’il mette le cacophonique hexamètre léonin, cher à l’hagiographie métrique, au service de l’invective :

Pontificum spuma, fex cleri, sordida spuma,

Qui dedit in bruma michi mantellum sine pluma ! 38,

37 Cf. Gerald A. BOND, « Composing yourself. Ovid’s Heroides, Baudri of Bourgueil and the Problem of persona », Mediaevalia 13 (1989 [for 1987]), p. 83-117.

38 « Rinçure de prélat, rebut de la cléricature, dégoûtante pustule, qui me donna dans la froidure un pardessus sans sa doublure ! » (HUGUES PRIMAT, c. II (A), éd. Wilhelm MEYER, Die Oxforder Gedichte des Primas (des Magister Hugo von Orléans, Berlin 1907, p. 40).

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qu’il confère au paisible octosyllabe des hymnes sacrées, martelé par la basse obsédante des rimes, une tonalité d’urgence angoissée :

Dives eram et dilectus inter pares preelectus.

Modo curvat me senectus et etate sum confectus.

Unde vilis et neglectus a deiectis sum deiectus, quibus rauce sonat pectus, mensa gravis pauper lectus, quis nes amor nec affectus sed horrendus est aspectus39,

ou même qu’il mêle les langages pour relater les hasards de son existence : Pauperum adiutor et baculus senum

Primatem procurat pauperem, egenum,

annum iam agentem plus quam quinquagenum.

Il me fesist grand bien ad unguem, ad plenum, s’il me volsist doner avenam et fenum.

Seignors, ker li preiez propter Nazarenum…40

Au croisement de la « poésie personnelle » telle que l’avaient une génération plus tôt réinventée Baudri et Hildebert et de schémas prosodiques et sonores dont elle est la première à user, l’œuvre du Primat ne s’autorise que d’elle-même. C’est pourquoi, sans doute, rarement la littérature latine du moyen âge aura été plus proche de nous faire entendre une voix. Et c’est lorsque, oublieux des règles, il paraît se situer au ras de la prose que son vers fait résonner à notre oreille des échos de vraie poésie.

Jean-Yves Tilliette Université de Genève

39 « J’étais riche, j’étais aimé, entre mes pareils préféré – maintenant un vieillard courbé et par le grand âge accablé. Aussi avili, rejeté, suis un déchu pour les déchets qui ont la poitrine enrouée, table morose et lit pauvret, ne sont ni chéris ni aimés, mais épouvantables d’aspect » ( HUGUES PRIMAT, c. XXIII, 1-10, éd. cit., p. 83 – la traduction s’inspire de celle de Pascale Bourgain, Poésie lyrique latine du Moyen Âge, Paris : UGE, 1989, p.

171).

40 HUGUES PRIMAT, c. XVI, 138-143, éd. cit., p. 19. La traduction ne s’impose pas…

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