Conference Presentation
Reference
Le génie d'un homme du Génie
EL-WAKIL, Leïla
EL-WAKIL, Leïla. Le génie d'un homme du Génie. In: Le général Guillaume-Henri Dufour prend ses quartiers à la Bibliothèque de Genève, Genève, 24 mars, 2015
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:75387
Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.
1 / 1
Le génie d’un homme du Génie
En 1987 eut lieu à Genève la commémoration du bicentenaire de la naissance du Général Dufour à laquelle plusieurs d’entre nous, ici présents ce soir, eurent la chance de participer. Cet événement fut en ce qui me concerne l’occasion de mettre sur pied un séminaire où des étudiants en histoire de l’art eurent l’occasion de se pencher sur des travaux de génie civil et d’étudier en détail des systèmes
exceptionnels de ponts suspendus, inventés par celui qui allait
devenir, à l’occasion de la pacification de la guerre du Sonderbund, le Général Dufour. Cette aventure nous mena de la bibliothèque
d’Olivier Reverdin à la rue des Granges où se trouvaient alors conservés les archives dont nous célébrons ce soir la remise à la Bibliothèque de Genève, au fil du Rhône et de ses ponts suspendus jusqu’en Ardèche pour visiter le pont de Tournon bâti par Alfred Seguin avec lequel Dufour était en contact étroit.
Héros de la Suisse moderne, Guillaume-Henri Dufour appartient au panthéon helvétique au même titre que les figures mythiques des trois fondateurs de la Suisse, de Guillaume Tell ou de Winkelried. Ses hauts faits militaires et son rôle tenu en tant que général à la tête des armées suisses lors de la Pacification du Sonderbund y sont sans
doute pour beaucoup. C’est du reste en Helvetiorum Dux, comme indiqué sur le piédestal, qu’il est représenté par Alfred Lanz dans ce
bronze, fondu à Paris, érigé par souscription nationale sur la Place Neuve à Genève en 1884. Dufour rejoint ici la grande et intemporelle famille des empereurs romains dont il reprend le geste de
commandement pacificateur. C’est un hommage rendu à la
dimension devenue internationale de cet homme qui, au soir de sa vie, s’engage aux côtés de Dunant et Monnier pour fonder le Croix- Rouge. Sa stature est devenue internationale comme le célèbrent les banderoles tendues en ville : « Rome eut ses fiers Césars, l’Orient eut Timour, La France Bonaparte et la Suisse Dufour. »
Nombreuses sont les manifestations qui ont célébrés les talents de Dufour, personnalité inépuisable qui donne toujours du grain à
moudre aux historiens et érudits, comme dans le cadre des Salons du Général Dufour. Enclin aux mathématiques et à la physique
auxquelles il fut initié par Marc-Auguste Pictet, professeur de
« philosophie naturelle » au Collège de Genève, il décide de se présenter au concours d’admission de la toute nouvelle école militaire, dite polytechnique, à Paris. Admis 140e/144, ce qui lui vaudra de dire : « C’est égal, j’y suis entré. Il faudra en sortir avec les honneurs », il sera, à force de travail promu 5e en 1807 dans le
domaine du génie civil et militaire. Trois ans plus tard il obtient le grade d’officier du génie de l’Ecole d’application de l’artillerie et du génie de Metz et se rend actif au service de Napoléon à Corfou, puis à Lyon.
De ce départ en tant qu’ingénieur civil et militaire, cet homme du Génie et de génie déploiera ses talents dans une multitude de directions : fortifications, urbanisme, ingénieur civil, cartographe, physicien, instructeur militaire, … N’est-ce pas là la définition même du génie, le genius qualifiant dans l’une de ses acceptions une
personne qui se démarque de façon exceptionnelle par un ou plusieurs talents ?
De retour à Genève, fort d’une expérience déjà internationale, il va progressivement se rendre indispensable et marquer la cité d’une forte empreinte. D’abord professeur de mathématique, il est vite chargé du génie cantonal d’une ville encore fortifiée, jusqu’à ce qu’on crée pour lui le poste d’ingénieur cantonal en 1828.
Dès son retour il se rend utile à ses concitoyens, parfois à titre privé.
Il conseille également les particuliers, notamment Jean-Gabriel Eynard à propos duquel il dit qu’il « surveille le chantier d’un petit palais que se fait bâtir l’un de nos richards. » En fait il met à
disposition d’Eynard « une grue qui permet à quatre ou cinq homme de déplacer sans peine des blocs de pierre qui pèsent 60 à 70
quintaux. », une grue que, pour l’anecdote, s’arracheront bien des riches Genevois par la suite.
Mais là où, grâce à ses compétences d’ingénieur, Dufour déploie toute l’étendue de son génie, c’est dans la vision qu’il conçoit du
futur « Grand Genève ». Avec l’appui du syndic Jean-Jacques Rigaud et de son émule, le jeune architecte Samuel Vaucher, et alors que Genève est encore corsetée dans ses fortifications, il met en place le début d’un dispositif qui se déploiera jusqu’au début du XXe siècle. Il invente un surplus de ville en empiétant aux limites de la ville
existante et en gagnant des terrains à bâtir là où il y avait de l’eau, de l’industrie ou de la fortification (dont il pressent très rapidement l’obsolescence). Ainsi les rives lacustres jusque-là inondables sont aménagées en « quais-promenades » rectilignes et modernes de nature à voir accoster les touristes transportés par le Guillaume Tell, premier bateau à vapeur lancé en 1823 sur le lac Léman. A
l’emplacement des anciennes indienneries Fazy, il imagine un
nouveau quartier de 800 âmes autour d’un hôtel de luxe (le premier palace de suisse) que sera l’hôtel des Bergues, à l’image de ce qui se fait alors à Paris ou à Lyon. Il fait relier ce nouveau quartier à la rive gauche par un projet de « Grand pont sur le Rhône » (futur pont des Bergues) pour lequel il invente un système de suspension par chaînes sous le tablier, système audacieux et dont les épreuves de charges testent les limites, puis qu’une travée s’écroule à cette occasion.
C’est toute la rade qui est reconstruite ou rénovée, les propriétaires des immeubles riverains étant incités par un gain de superficie à refaire leurs façades dans l’intérêt commun et le souci d’
« embellissement », propre à une époque où l’on considère la ville comme une entité paysagère et non pas comme une somme d’égos
concurrents. Dans cette perspective d’agrandissement et de modernisation, Dufour offre par ailleurs à Genève une rue
commerçante nouvelle en bordure des fortifications, la rue de la Corraterie, qui imite en petit format la rue de Rivoli dessinée à Paris sous Napoléon Ier par Percier et Fontaine.
Dans une perspective hygiéniste il propose de créer un système de récolte des eaux usées, renforce l’approvisionnement en eau de la ville en créant une nouvelle machine hydraulique et désenclave la ville en doublant le nombre de portes et en créant des ponts
suspendus (en fil de fer) lancés au-dessus des fortifications.
Au terme de ce qu’on peut appeler une véritable stratégie urbaine, comportant tout un dispositif de mesures planifiées et échelonnées dans le temps, Dufour installe Genève dans la modernité de son temps en déployant toute l’envergure de son génie visionnaire d’homme du Génie.