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La Montansier. De Versailles au Palais-Royal une femme d'affaires

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La Montansier

De Versailles au Palais-Royal

une femme d'affaires

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PATRICIA BOUC HENOT-DECHIN

LA MONTANSIER

DE VERSAILLES AU PALAIS-ROYAL une femme d'affaires

PERRIN 76, rue Bonaparte PARIS

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© Librairie Académique Perrin, 1993. ISBN 2.262.01001-3

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A mon mari.

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« Ne me sachez pas gré de mon bonheur, le hasard seul en a fait les frais et m'a toujours bien servi. Moi, je ne m'en suis pas mêlé, si ce n'est par un certain tour d'esprit qui me montre les choses du bon côté qund il me serait permis de les regarder autrement. » Le baron de Besenval.

« Je n 'ai abandonné aucun régime avant qu 'il ne se soit abandonné lui-même. » Le prince de Talleyrand.

« C'est une figure originale et sans précédents qui demande qu 'on la dessine. » E. et J. de Goncourt, La Société française pendant le Directoire.

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QUÈS ACO ?

En ce 18 décembre 1730, il n'y a pas grand monde dans les rues de Bayonne. Il souffle un vent glacial et Mestressa, ramenant d'une main son châle sur son visage, plonge l'autre, gercée par l'eau et le froid, dans les plis de sa jupe.

Malgré l'heure tardive, elle s'est promis de passer chez les Brunet voir la petite qui vient de naître et porte son prénom : Marguerite, car Mestressa, c'est son surnom, celui que tout le monde lui donne. Qui ne connaît pas la belle marchande de marée, chez qui on trouve de tout, de la sardine, du beurre, du fromage et parfois un peu plus ?

Mestressa, qui porte allègrement ses quarante-cinq ans, n'est pas femme à s'attendrir devant un nouveau- né. Enlevée à l'âge de dix-huit ans par un marinier de Saint-Jean-de-Luz, elle a vite conjugué A comme amour avec G comme grosse. Abandonnée avec un enfant, elle s'est débrouillée seule pour monter son commerce et n'a pas honte du succès de ses affaires. Pour tout dire, elle est plutôt fière d'avoir été choisie pour marraine, d'autant que son compère, Jean Rabeau, n'est pas n'importe qui. Il est maître tourneur, rue Orbe, et a quelques moyens.

1. Qu'est-ce que c'est ?

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Alors qu'elle s'apprête à traverser pour rejoindre le quartier des forgerons, l'arrivée inopinée d'un petit groupe près de la cathédrale l'interrompt dans sa course. Un équipage somptueux accompagné de trois courriers et de deux laquais vient de s'y engager. Déjà quelques passants, malgré l'heure tardive, s'arrêtent et feignent de bavarder pour ne rien perdre du spectacle.

Mestressa ne peut s'empêcher de se joindre au groupe.

Descendant le premier de la voiture, un homme jeune, élégant et décidé s'avance vers une lourde porte cochère et frappe. Une fois, deux fois ; rien. Un long moment s'écoule avant qu'un volet ne s'ouvre enfin au troisième étage et qu'une petite figure chiffonnée, toute de noir couverte, ne passe dans l'entrebâillement pour lui crier : « Quès aco ? » Il n'y a pas de doute, la voix revêche de Marie, la femme de chambre des Moracin, est reconnaissable entre toutes.

L'étranger, apparemment imperturbable, semble l'inviter à descendre ; Mestressa ne distingue qu'impar- faitement la scène, masquée en partie par les badauds ravis qui s'agglutinent. A cette époque de l'année, il se passe si rarement quelque chose...

Une femme qu'elle n'a pas remarquée auparavant est descendue à son tour de la voiture et se tient en arrière. Son rouge aux joues, ses boutons de cristal et son chapeau à plumet blanc produisent le plus grand effet parmi les curieux. Toute la rue murmure...

Marie s'est décidée à ouvrir, mais n'écoute pas les explications polies du voyageur. Figée, un bras tom- bant, une main sur la poignée, elle n'a d'yeux que pour cette silhouette provocante qu'elle dévisage, médu- sée. Se décidant enfin à rompre son silence, elle ne peut que s'exclamer : « Hé ! Grand Diou ! C'est une comédienne ! » et joignant le geste à la parole, elle se signe précipitamment et claque sa porte.

Mestressa hausse les épaules : « Marie est supersti- tieuse comme toutes ces femmes qui n'ont jamais quitté

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les jupons de leurs maîtresses. Pour sûr, l'étrangère est de Paris, mise comme elle est. Et avec son air, elle pourrait bien être comédienne... Et alors ? Ce n'est tout de même pas le diable ! L'Eglise a beau dire... »

Là-dessus, Mestressa reprend sa route. La rue Faure n'est plus très loin, entre la porte Lachepaillet et la tour de la Vieille-Boucherie. Elle n'est pas difficile à trouver ; le ronflement incessant des forges et le martèlement sur les enclumes en font une des rues de Bayonne que l'on peut trouver les yeux fermés. Etroite et longue, solidement accrochée aux murs de la ville, elle regroupe depuis le Moyen Age toute la corporation des « faures », c'est-à-dire des forgerons, avec ses fabricants d'armes, ses taillandiers, ses couteliers, ses potiers d'étain, ses cloutiers et ses épingliers.

Jacques Brunet est maître épinglier. Justement, Mestressa l'aperçoit sur son pas de porte poussant lentement, sans se presser, comme chaque soir, l'unique contrevent de sa maison, la maison d'Angla, la plus petite de toute la rue : deux pièces par étage, une donnant sur la rue, l'autre sur le jardin, se superposent fièrement sur quatre niveaux. L'agitation inhabituelle qui règne à l'intérieur trahit l'événement. Jean Rabeau, le parrain, est déjà là. Quant à la marraine, on n'attend plus qu'elle.

Une fille ? Jacques Brunet ne se plaint pas ; il a déjà trois fils en pleine santé : Bernard, du 20 juin 1723, qui va sur ses huit ans, Jean qui aura six ans le 27 mars prochain et le petit Claude, du 17 mars 1727, qui va avoir quatre ans, sans parler des enfants de son premier lit qui volent déjà de leurs propres ailes.

Son affaire d'épingles ? Il n'a pas de souci à se faire, un des trois la reprendra bien. Aussi, cette petite Marguerite qui vient de naître est plutôt la bienvenue, elle aidera sa mère au milieu de tous ces hommes.

Avec ses soixante-quinze ans, le père Brunet se dit

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sagement que deux femmes ne seront pas de trop pour s'occuper de ses vieux jours...

Le lendemain, le curé de Bayonne inscrit sur le registre de sa paroisse :

« Le dix-neuf décembre 1730 a été baptisée par moy sous-signé, Margueritte Brunet, née la veille, fille légitime de Jacques Brunet, épinglier et de Marie Capdevielle son épouse, demeurant maison d'Angla, rue Faure. Parrein (sic) Jean Rabeau, tourneur, demeu- rant maison de Morain, rue Orbe. Marreine (sic) Margueritte d'Apezteguy, maison de Laborde, rue Luc, laquelle n'a cy signé pour ne savoir écrire, ce qu'ont fait le père et le parrein avec moy »

Par une coïncidence dont l'Histoire est friande, celle qui devra une grande partie de sa fortune au jeu, à l'amour et au hasard est née l'année même où Marivaux présente son œuvre, dont le titre associe trois des clés de sa future réussite. Louis XV, qu'on appelle encore

« le Bien-Aimé », a vingt ans et règne sur la France, conseillé par le cardinal de Fleury.

L'acte de baptême de Marguerite Brunet est le premier document authentique à révéler les origines de la future Marguerite de Montansier. Avec lui s'envolent les versions romanesques du père avocat qu'elle aimera s'attribuer ou de la famille connue dans la marine qui lui sera accordée à sa mort !

Même si sa grand-mère paternelle est une Mérimée, ce qui donnera au futur Prosper du même nom une des parentes les plus originales de son temps, son père est en fait forgeron de son métier. Après un tour de France comme apprenti, puis compagnon, il est venu se fixer à Bayonne où il est devenu maître. Il déclara

1. Archives communales de Bayonne.

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successivement exercer la profession de marchand, puis être épinglier, ce terme désignant à la fois la fabrication et la vente d'épingles ou de petits clous.

Né et baptisé le 15 mars 1655 aux Baux-de-Breteuil, petit village qui dépend du diocèse d'Evreux, Jacques Brunet est bien un parent de Jean-François Léonor Mérimée, peintre et chimiste français, père de Prosper, né un siècle plus tard, en 1757, lui aussi dans l'Eure, à Broglie, commune située à quelques kilomètres de Baux-de-Breteuil.

Deux fois veuf et père de quatre enfants nés de son premier mariage, Jacques Brunet a soixante-sept ans quand il épouse à Bayonne, le 28 avril 1722, une presque jeune et encore belle Béarnaise, Marie Capde- vielle (ou de Capdeville selon les actes), qui a déjà trente-cinq ans. Fille légitime de Jean Capdevielle et de Jeanne de Lartigue, elle est née non loin de Pau, à Duluc, petit village qui dépend de l'évêché de Lescar.

Treize années plus tard, le 6 ou le 7 avril 1735 (deux actes de décès identiques sont rédigés à ces dates), Jacques Brunet s'éteint à l'âge de quatre-vingts ans, laissant derrière lui une femme et quatre enfants de son troisième lit. L'aîné n'a pas douze ans, la dernière, Marguerite, un peu plus de quatre ans.

Labourdine par naissance, Béarnaise et Normande par héritage, la petite Marguerite semble, dès son plus jeune âge, répondre aux espérances esthétiques de son sang. Tout le monde appelle Hermosa, ce qui signifie la belle, cette fillette brune qui court pieds nus et cheveux au vent le long des remparts fermant la ville du côté de la terre. Mais ne dit-on pas, alors, que les Béarnaises et les Labourdines sont les plus belles femmes du royaume ? Il est vrai que les jeunes paysannes bien vêtues, aux joues éclatantes de santé,

1. Bayonne est la capitale du Labourd.

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sont de jolies ambassadrices pour les voyageurs qui les aperçoivent de leur portière.

Marie Brunet est désormais seule pour élever sa fille et sa fortune n'est pas lourde : elle ne lui permet même pas de payer la capitation. Heureusement, elle peut compter sur les parrains et marraines de ses enfants ; ce sont eux qui, désormais, subviendront à ses besoins, et c'est grâce à eux que Marguerite va pouvoir suivre quelques études.

Peu de temps après la mort de son père, elle est confiée aux religieuses de Sainte-Ursule, non celles de Bordeaux comme elle se plaira à le faire accroire, mais de Saint-Esprit, ce quartier de Bayonne situé sur la rive droite de la Nive, au pied de la citadelle, qui oppose à la rive gauche une sèche monotonie ponctuée par les angles des bâtiments neufs.

La congrégation est vénérable, les jeunes filles admi- ses passent pour être de bonne famille et les études ont la réputation d'être solides. Cela ne suffit pourtant pas à égayer les pensées de l'enfant qui gravit pour la première fois les marches du perron vers le grand vestibule voûté.

Modestement mise, tout habillée de noir, ceinte d'un cordon de même couleur, une sœur à l'allure effacée l'attend pour la conduire auprès de la supérieure. Elles ne sont plus jeunes et Marguerite l'est trop pour saisir derrière l'austérité de l'habit la sérénité de leur regard.

Le voile immaculé des religieuses ne saurait retenir longtemps son attention happée par les vastes portes vitrées qui s'ouvrent sur le parc, le mur, et au-delà la liberté.

Mgr Louis de Bourlemont, archevêque de Bordeaux et primat d'Aquitaine, a été très précis quant à l'éducation des pensionnaires dans les couvents. Son

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règlement du 12 juin 1682, cinquante ans plus tard, reste toujours d'actualité.

Former à Dieu les âmes qui leur sont confiées, les rendre capables de faire leur salut dans le monde ou dans la religion en leur enseignant les lettres et les exercices propres à leur sexe et à leur état, la piété, la modestie, la chasteté et toutes les vertus chrétiennes, voilà la mission confiée aux mères supérieures des maisons religieuses de son diocèse. Bien entendu, seules y sont reçues les jeunes filles en état de profiter de cette sainte éducation.

« La vertu et les qualités de cœur étant le plus bel apanage et le charme le plus parfait d'une jeune personne », les dames de Sainte-Ursule s'appliquent donc à en orner leurs élèves. L'étude de la religion et de la morale obtient le premier rang dans leur institu- tion. Selon leur expression, « le fruit le plus ambitionné de leurs travaux est l'habitude du bien conjuguée avec une connaissance parfaite et approfondie des vérités du catholicisme 1 ».

Malgré des apparences souvent contraires, la vie de Marguerite gardera l'empreinte de cette sainte éduca- tion et les témoins ne manqueront pas pour rappeler la générosité qui foncièrement l'anima. Plus qu'en toute autre matière et au-delà de toute espérance, elle excellera à cultiver un cœur qui deviendra source de si grandes richesses...

Pour le reste, en dépit d'une orthographe fantaisiste mais courante pour l'époque, l'examen de ses écrits traduit un esprit clair qui s'exprime avec conviction.

La pertinence de ses choix littéraires, quelques années plus tard, au-delà de qualités intuitives certaines, trouve sa source dans la formation qu'elle a reçue et plus particulièrement dans l'étude du théâtre, en vogue dans les années 1740-1750.

1. Archives départementales de la Gironde, G 575.

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En effet, à cette époque, les Jésuites, dont la société ne sera interdite en France qu'en 1762, suivis par d'autres ordres, en particulier les Ursulines pour les filles, inscrivent le théâtre au programme des études dans leurs collèges. Il s'agit moins d'enseigner une matière qu'une manière de faire et d'être dans le monde.

Les années passent, Marguerite va sur ses quatorze ans et il est grand temps qu'elle subvienne à son tour à ses besoins. Aussi, au printemps 1744, elle est retirée du couvent pour être confiée à une de ses tantes, Hyacinthe Montansier, marchande de modes à Paris.

Les adieux sont éprouvants. Marie Brunet regarde sa fille monter dans le coche, émue de découvrir sa petite Hermosa transformée en une vraie jeune fille, inquiète de la savoir bientôt seule dans une ville dont on assure les mœurs bien libertines. Sa mine piquante, sa taille petite mais bien prise, son corsage agréablement dessiné et l'éclat de ses grands yeux noirs ne sont pas pour la rassurer. Entre deux recommandations, elle ne peut s'empêcher de pleurer mais déjà la lourde voiture disparaît, emportant Marguerite vers Paris.

Hyacinthe Montansier se réjouit rapidement d'avoir accueilli une nièce qui allie un physique avantageux à un sens de la répartie propice aux affaires. Son élégante boutique de modes, au numéro 12 de la rue Saint- Roch, n'a rien à envier à celles situées à quelques mètres, rue Saint-Honoré. On y trouve tout ce qui peut satisfaire la coquetterie des dames, l'élégance des gentilshommes et celle de leurs maisons : tissus, rubans, falbalas, dentelles et nœuds sont là pour obéir aux impératifs d'une mode qui sans cesse varie. Semblables à ceux de ses concurrentes, ses étalages brillants font appel à la convoitise des passants et s'appliquent à

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éblouir leurs yeux pour mieux délier les cordons de leur bourse.

Tout le monde est si riche, ou croit l'être. La petite oie, cet ornement obligé qui achève une toilette, ce bout de ruban qui orne tout ce qui peut s'y prêter, habillement paré, négligé, mais aussi chapeau, épée, bas, gants et souliers coûte à elle seule une fortune et souvent beaucoup plus que l'habit. Le commerce de luxe se porte bien.

Il se porte d'autant mieux que la plupart des marchandes de modes sont connues pour savoir ré- pondre à toutes les exigences d'une clientèle raffinée.

Nombreuses sont les employées qui justifient leur réputation légère, et pour peu qu'elles soient un peu jolies et sachent être discrètement aguicheuses, voici nos aimables boutiquières transformées en parentes accommodantes, en appareilleuses, voire même en maquerelles. Dans le pire des cas, la boutique peut tout simplement servir de couverture à un plus ou moins galant commerce. Connue pour être le « marchepied de la galanterie 1 », la profession de marchande de modes fait l'objet d'une surveillance étroite de la part des autorités de police.

Si la boutique de Hyacinthe Montansier ne défraie pas la chronique scandaleuse par un commerce parallèle de ses employées, Hyacinthe fournit néanmoins à sa jeune nièce l'occasion de mesurer l'impact de sa séduction. Ni grande, ni petite, la taille de Marguerite est peut-être, pour les plus difficiles, médiocrement bien faite. Mais l'ensemble est si agréable... Quand on est pris par le brasier de ses grands yeux sombres qui illuminent la blancheur de sa peau, on oublie un nez un peu fort pour ne s'arrêter que sur des lèvres sensuelles admirablement dessinées, un décolleté savam-

1. Selon l'expression d'Erica-Marie Bénabou dans son ouvrage la Prostitution et la Police des mœurs au XVIII siècle.

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ment étudié offrant les prémices d'une gorge vertigi- neuse, et des mains qui, semblables aux ailes d'un papillon, tournoient divinement, fines et mobiles.

Comment ne pas être tenté par une aussi jolie silhouette qui s'applique à vous être agréable ? Surtout quand s'ajoutent aux charmes du physique ceux du langage. Marguerite passe pour être amusante, avoir de l'esprit et s'exprimer avec grâce. Cela fait beaucoup de qualités pour une simple vendeuse de modes...

Le jeune et turbulent Hurson, client de longue date de Hyacinthe Montansier, ne manque pas de repérer rapidement cette nièce au visage angélique et mutin.

Le port de l'habit noir et de la robe que lui impose sa fonction au Palais ne le dispense pas d'être coquet et de se ruiner en habits de couleur pour les vacances parlementaires. Ses commandes en galon pour lui et ses gens, déjà nombreuses à l'accoutumée, se multiplient et lui fournissent ainsi autant d'occasions de voir Marguerite. Et comme chacun sait, à prendre du galon, on ne saurait trop en prendre... l'adorateur s'attache à elle et bientôt ne peut plus s'en passer.

Marguerite accepte les hommages de l'assidu courti- san d'autant plus aisément que sa position est conforta- ble. Un conseiller à la Troisième Chambre des Enquêtes du Parlement de Paris est un début honorable qui présente l'avantage non négligeable de payer largement tout en étant souvent absent... La tâche de ces messieurs au Parlement, absorbante en temps ordinaire, peut, en période de tension, ne leur laisser aucun répit, ce qui pour Marguerite est synonyme de grande liberté.

Jacques-Gabriel Hurson est pour elle l'amant idéal.

Marié, il n'est disponible que ce qu'il faut, c'est-à-dire pas trop, pour laisser le temps à d'autres conquêtes ; libertin et drôle, sa présence n'en est que plus agréable ; pragmatique, le jeune conseiller a le sens des affaires, ce qui la met à l'aise pour tarifer intelligemment ses services.

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Marguerite, on l'aura compris, a laissé ses airs effarouchés sur le seuil de la boutique et essaie désormais ses charmes à des jeux moins innocents. C'est si facile, si convenu, si tentant : un battement de cils qui suspend son vol en un long et profond regard, une lèvre rieuse gonflée comme un fruit à croquer, une gorge prometteuse qui plonge lentement pour s'offrir le temps d'attraper quelques rubans qui obligent à se pencher...

Hurson ne veut pas résister et quand, un an plus tard, il est nommé intendant des îles du Vent à la Martinique à la place de Jean-Louis de Ranché, il n'envisage pas de partir sans sa dulcinée, et Marguerite n'hésite pas un instant à l'accompagner.

Les îles... Toute l'enfance de Marguerite a été bercée par les récits de ces hommes qui quittaient Bayonne pour l'aventure lointaine car, plus que toute autre, sa ville natale a répondu à sa vocation de ville largement ouverte sur la mer. Il y avait ceux qui partaient pêcher la morue à Terre-Neuve ou poursuivre la baleine dans les eaux glaciales ; il y avait tous ces corsaires, ces Ducasse, Coursic, Duler ou Minbielle dont les noms faisaient résonner l'écho de leurs exploits contre les pirates barbaresques ou le long des côtes de Saint- Domingue, du Brésil, du Groenland, du Sénégal ou de la Californie ; tous ces navires qui arrivaient chargés de sel, d'huile, d'indigo, de bois, de cassonade, de cacao ou de café...

Marguerite ressemble à ces aventuriers, elle en est persuadée car, comme eux, elle sait rêver, elle entreprendra et elle réussira. Hurson a su lui faire miroiter tous les avantages que sa position lui procurera et elle est bien déterminée à en profiter. Le poste d'intendant de la Martinique est, comme celui de ses homologues dans les autres îles, assorti d'une existence

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aussi agréable que lucrative. Chacun le sait, les revenus du gouverneur, de l'intendant et du commissaire sont ce qu'ils veulent en faire, étant les maîtres absolus de tout le commerce de cette région.

Or, c'est la grande époque du commerce triangulaire.

Le Havre, ou plutôt Le Havre-de-Grâce comme on l'appelle alors, Nantes et Bordeaux brillent de tout l'éclat que leur apporte le trafic négrier, et la métropole redemande du sucre, du café, du coton, du tabac et des épices. Pour la seule année 1749, ces trois villes ont organisé avec La Rochelle, Saint Malo et Lorient soixante-dix-sept expéditions, chiffre jamais atteint.

Loin d'être honteuse dans l'esprit du siècle, la traite des Noirs, « nerf du commerce des colonies françaises 1 », s'inscrit dans un contexte commercial de conquête des richesses et du pouvoir.

Comme le gouverneur, l'intendant voit défiler devant lui les capitaines des négriers qui ont jeté l'ancre dans le port pour « rafraîchir » leur marchandise ou pour la vendre. Considérés comme porteurs de maladies contagieuses, ces bateaux et leurs cargaisons sont amarrés à l'écart des autres navires et attendent d'obtenir des autorités compétentes l'autorisation de débarquer. Celle-ci leur est accordée d'autant plus rapidement que leurs capitaines se montrent généreux dans les gratifications versées au gouverneur, à l'inten- dant, au commissaire...

Après deux mois de traversée, Jacques-Gabriel Hur- son débarque le 16 juin 1750 à Fort-Royal accompagné de sa femme et de sa mère. Marguerite n'est pas loin mais, contrairement aux prévisions du magistrat, elle descend accompagnée ! A bord, elle s'est renseignée...

On lui a assuré qu'une jeune femme seule et libre est très mal vue à la Martinique et qu'elle risque de repartir par le prochain bateau. Qu'à cela ne tienne !

1. Liliane Crété, la Traite des Nègres sous l'Ancien Régime, p. 40.

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Elle descend donc mariée... ou du moins au bras de René Bordelais, un marchand qui, comme elle, veut faire fortune. Ayant laissé sa femme en France, il a accepté de faire passer Marguerite pour la sienne et de s'établir avec elle ! Mais Hurson, vexé de ce tour, informe dès son arrivée le gouverneur, M. de Bompar, de la situation scandaleuse de cet homme qui, déjà marié et père de famille, s'affiche au bras d'une jeune intrigante. Les mesures ne tardent pas : René Bordelais, convoqué à l'hôtel du gouverneur, est invité de façon expresse à se séparer de Marguerite. Quant à Hurson, ayant retenu la leçon, il prend les moyens pour s'attacher durablement l'intenable petite Brunet. Du moins le croit-il...

De fait, Marguerite aurait pu bénéficier longtemps de la vie douce et confortable que lui offre Hurson.

Un bel hôtel sur la rade de Fort-Royal, un personnel nombreux, une voiture pour aller à la comédie... Bien des femmes se seraient contentées de ces journées paisibles qui lui sont offertes.

Mais c'est oublier un tempérament qui, loin de s'alanguir sous la chaleur tropicale, y puise une énergie nouvelle. Marguerite ne peut se faire à l'indolence des journées qui s'étirent désespérément monotones, rythmées par les siestes à n'en plus finir aux périodes les plus chaudes de la journée. Elle ne s'habitue pas davantage à attendre Hurson des heures entières dans une maison vide qu'elle connaît par cœur pour y avoir déambulé désœuvrée.

Quant aux promenades dont elle rêvait à travers les mornes et les plantations de l'île, il lui a fallu y renoncer. Les inégalités de terrain, les lianes obstruant l'entrée des forêts et surtout les nombreux serpents venimeux, poux des bois et « bêtes rouges » qui grouil- lent, prêts à vous assaillir, ont eu raison de son esprit aventureux et l'ont dégoûtée de toute escapade.

Il y a bien eu les emplettes pour l'amuser au début.

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La ville est une caverne regorgeant de trésors en étoffes et elle ne s'est pas privée de dépenser sans compter en indiennes, siamoises, caladaris et chiites Mais une fois celles-ci dénichées, négociées, transformées en séduisants dessous, ravissants déshabillés, robes fraîches et légères, en fichus et ombrelles assorties, Paris lui a de nouveau manqué.

L'absence de bruit est peut-être ce qui lui pèse le plus. Certains jours, l'île lui fait penser à un gros chat endormi que seuls les coups de canon des négriers annonçant une vente peuvent secouer. L'arrivée des navires porteurs de nouvelles et de jeunes gens encore pétillants de la vivacité du continent exerce une fascina- tion dangereuse et la tentation est trop forte...

Marguerite se lasse d'être fidèle, Hurson se lasse de lui pardonner et, voyant son oiseau lui échapper, il lui ouvre la porte et lui offre une boutique de marchande de modes à Saint-Domingue. Ce n'est pas Paris, mais peut-être compte-t-il sur l'attrait de la nouveauté pour la récupérer, à moins que ce jouet ne soit un cadeau d'adieux ? Le temps va se charger d'accréditer cette hypothèse. C'est ainsi que Marguerite sort de la vie de M. le conseiller à la Troisième Chambre des Enquêtes, mais beaucoup moins discrètement qu'elle n'y est entrée.

Personne n'ignorait la liaison de l'intendant avec Marguerite Brunet ; elle était sous sa protection, les langues se taisaient. Mais l'indépendance a des revers que Marguerite découvre vite surtout quand, associée à Pierre-Joseph Oriel, négociant sur l'île, elle se lance dans le commerce de toutes sortes de marchandises dont celui de jeunes mulâtresses qu'elle se met à brocanter dans les plantations...

Elle n'est pas la seule à se livrer à ce genre de trafic.

1. Toiles de coton blanches ou peintes de diverses couleurs, à figures ou à rayures.

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Hurson en fait autant par l'intermédiaire de prête- noms, et le père Lavalette, supérieur général et préfet apostolique de la Mission jésuite de la Martinique, se livre lui aussi, à l'insu de sa hiérarchie, à des opérations commerciales illicites. Mais contrairement à un inten- dant ou un supérieur, dont la fonction peut couvrir les écarts, Marguerite ne tarde pas à être dénoncée, poursuivie, pour être finalement arrêtée.

Hurson n'a pas le choix, il doit obéir aux ordres du gouverneur pour faire taire le scandale et éviter qu'on ne s'interroge sur ses propres opérations. En février 1753, alors que partout dans l'île on célèbre la convales- cence du Dauphin, Marguerite est emprisonnée. Le vaisseau du roi, l'Aquilon, et la frégate, la Nymphe, n'ont mis que vingt-quatre jours pour venir de France porter l'ordre de donner ces réjouissances. Un « Te Deum », solennellement chanté à Port-Royal, à Saint-Pierre et dans tous les quartiers de l'île, est suivi par des fêtes brillantes dont Marguerite ne perçoit que le lointain écho.

Moins d'un mois plus tard, une lettre conjointement écrite par le gouverneur et Hurson est adressée au ministre des Colonies pour l'informer du renvoi en France de la demoiselle Brunet ; il lui est demandé de donner ses ordres « afin qu'il soit défendu à cette fille de ne plus revenir dans ces îles 1 »...

Saint-Domingue et la Martinique n'auront duré que le temps de s'apercevoir qu'on ne fait pas ses affaires dans des contrées où la vie est fort chère et où le crédit est érigé en système de paiement. Le père Lavalette sera rappelé en France quelques mois plus tard pour rendre des comptes de sa gestion ; Hurson tiendra encore une année avant d'être lui aussi accusé et renvoyé. En fin de compte, Marguerite ne s'en sort pas trop mal car, après avoir liquidé ses marchandises,

1. Archives nationales, collection Moreau de Saint-Méry.

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c'est avec une somme de trois à quatre mille livres qu'elle quitte les îles pour regagner Paris. Ni la chaleur impitoyable des étés tropicaux, ni l'indolence créole n'ont pu entamer la formidable volonté qui l'anime.

Elle veut être riche et elle veut être libre.

Ce n'est pas le commerce de la mode qui peut répondre à ses aspirations. Sa liaison avec Hurson lui a permis de découvrir l'existence confortable des femmes entretenues mais dépendantes. Les quelques mois passés à Paris avant son départ pour les îles lui ont fait entrevoir toutes les facilités qui s'offrent aux jeunes femmes sans attache dont la beauté et l'esprit pourvoient à tous les caprices. Elle n'a pas oublié les « carrosses de porcelaine » et les chevaux richement harnachés qu'elle voyait défiler ostensiblement quand elle se promenait le dimanche. Mais pour réussir, elle sait qu'il faut viser haut, très haut. La galanterie ne supporte pas la médiocrité sinon elle devient sordide.

Seule la richesse appelle la richesse.

L'accostage des grands navires qui arrivent des colonies chargés de café, de sucre et d'étoffes est un spectacle à ne pas manquer et celui du Fidèle en cette fin de journée d'avril 1753 ne déroge pas à l'usage.

Aussi, il y a foule sur le port de Bordeaux le jour où, flanquée de deux nègres en livrée bleue, de deux femmes de chambre et d'un laquais, tous surchargés de cantines et de cartons, Marguerite de Montansier met le pied sur le sol français après trois années d'absence.

Elle débarque sous ce nom et ce sera désormais le seul qu'elle portera. C'est celui de sa tante qui l'a hébergée, auquel elle a ajouté une particule : c'est tellement plus élégant ! Il faut avouer que Montansier est beaucoup plus joli que Brunet, surtout il fait

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tellement plus parisien ! Puisque, au dire de Rabelais, les Parisiens sont faits de toutes gens et de toutes pièces, Marguerite a décidé qu'elle aussi, malgré son accent méridional, serait parisienne.

Son emprisonnement et la traversée lui ont donné le temps de réfléchir et de préparer son retour. Rien n'a été négligé pour que son débarquement ne passe pas inaperçu, et de fait tout le monde remarque sa somptueuse robe de velours pourpre à larges paniers, sa coiffure empanachée, son cacatoès perché sur l'épaule droite et son sapajou sur le bras gauche. Comme dans une pièce de Sedaine, Marguerite pourrait s'écrier :

« Ah ! mon bel habit, que je vous remercie 1 ! » La richesse de son équipage la fait passer pour une Américaine fortunée et lui ouvre les portes de Paris.

Conformément à ses espérances, ses belles apparences ne tardent pas à lui fournir du crédit et des dupes.

Un tapissier nommé Verrier commence par lui meubler un appartement rue Saint-Honoré. L'adresse est certes séduisante, mais le détail l'est moins ; c'est à un troisième étage, situé de surcroît au-dessus d'un charcutier faisant le coin de la rue Neuve-de-Luxem- bourg, qu'il lui faut monter. Elle eût assurément préféré l'élégance d'un premier étage pour satisfaire ses prétentions, mais comment faire ? Il faut se loger ! Et comme le généreux et inconscient prestataire ne manque pas de livrer à cette cliente prometteuse pour cinq à six mille livres de meubles garnis de damas et de moire...

Marguerite va lui accorder pour la forme un premier paiement, mais quand viendra le second, ayant adopté le principe de l'éternel crédit appris aux îles, elle fera opportunément mourir un prétendu banquier qu'elle dira avoir à Bordeaux... Comme il aurait fait banque-

1. Le Philosophe sans le savoir dans Théâtre du XVIII siècle, Gallimard, Pléiade, 1974, t. II.

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route et qu'elle lui aurait confié toute sa fortune à l'exception de deux mille livres de rentes qui lui restent, Verrier et tous les autres créanciers sont bien obligés de se prêter à de nouveaux arrangements jusqu'à ce que soient réglées les affaires de la succession de son prétendu débiteur !

Au diable l'avarice et les avaricieux ! Aussi auda- cieuse dans ses projets qu'imaginative dans leur règle- ment, Marguerite ne se laisse pas impressionner par les contingences matérielles. L'argent n'est qu'un moyen et ne pas en avoir ne la dispense pas de vivre comme si elle en avait. La future prestidigitatrice de la finance se dessine, ses ambitions ne sauraient s'arrêter à une ligne de compte.

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2

VERTES ANNÉES

L'hiver s'étire, long et fastidieux. Il n'est question que de Damiens. Son procès et son supplice occupent tous les esprits, alimentent toutes les conversations.

En ces premiers mois de 1757, on ne parle plus de l'alourdissement des impôts, du renversement des alliances ou de la révolte des parlements. La rumeur et les cancans ont trouvé un exutoire privilégié en cet ancien domestique qui a choisi le jour des Rois pour poignarder Louis XV. Robert-François Damiens est devenu, aux yeux de l'opinion, le principal personnage de l'Etat.

Cette tentative d'assassinat contre la personne du Roi Très-Chrétien a soulevé une émotion considérable dépassant largement les frontières du royaume. Le Pape a pleuré, l'impératrice d'Autriche Marie-Thérèse est bouleversée, les cours d'Europe sont consternées.

La blessure a pourtant été légère et Louis XV a aisément accordé son pardon. Mais trop de partis ont intérêt à voir leur responsabilité, même indirecte, totalement dégagée. En lutte depuis de nombreux mois contre l'autorité royale, la robe est soupçonnée d'avoir provoqué, par ses menées et par ses paroles séditieuses, le geste criminel de Damiens. Aussi, la justice s'appli- que-t-elle à juger le coupable avec un zèle peu ordinaire.

Comme jadis Ravaillac, le régicide est enfermé à la

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Conciergerie dans la tour Montgomery. L'enquête et le procès durent depuis près de trois mois interminables et les esprits n'en finissent pas de s'abîmer dans les spéculations les plus morbides. Mais ils vont pouvoir être rassurés et assouvis. Comme lui, il va subir tous les raffinements de l'écartèlement et du bûcher sur une place de Grève gorgée d'une foule avide. Tout Paris sera là, de la plus vile canaille à la meilleure compagnie.

Les femmes se feront élégantes. Toutes les fenêtres seront louées tant le spectacle promet d'être horrible.

Ce matin-là, assise à sa coiffeuse, Marguerite n'en finit pas de choisir. Laquelle va-t-elle porter ? Celle- ci ? Elle s'en lasse déjà. Celle-là ? Il l'a déjà vue. Non vraiment, elle ne se décide pas. Plongée dans sa boîte à mouches, elle les sort, les étale, les trie, les repousse, les range...

Ayant troqué son demi-rouge de la nuit pour un ton plus soutenu, elle n'est pas mécontente de son effet.

Choisi, posé, gradué minutieusement, c'est un rouge dans le goût du jour, un rouge qui dit quelque chose.

Eclairant son visage d'une mutinerie badine, il lui confère une malice pareille à une perfidie d'enfant dont les hommes raffolent.

Reste l'essentiel et elle n'y parvient pas. Il faut qu'elle donne du piquant à ce visage qui se reflète dans son miroir. Il y a cependant des matins où ces petits morceaux de toile gommée, ces grains de beauté d'application, ces mouches comme on les appelle, taillées en comète, en lune, en croissant, en étoile, en navette ou en cœur se transforment en une myriade de petits casse-tête insolubles et charmants propres à occuper l'esprit après une nuit trop agitée.

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Son cher marquis de Ximénès 1 se fait attendre et Marguerite est impatiente de le voir arriver, le guettant autant pour les compliments dont il va l'abreuver intarissablement que pour les nouvelles qu'il lui contera.

Chacun sait sa faiblesse pour le potin ; son salon n'a pas de prétentions littéraires ou philosophiques : on s'y tient informé, on s'y amuse, on se rencontre et les jeux de l'esprit ne sont autorisés que pour aiguiser le plaisir.

Dix fois, elle ajuste son manteau de mousseline rose qui dévoile son corset décolleté. Les falbalas de son jupon court laissent découvrir le bas de sa jambe. Elle ne peut s'empêcher de rire toute seule en songeant au scandale que ses amis ont provoqué quelques heures auparavant...

Ce soir-là, il y avait entre autres « le petit saint »,

« l'éternel comte de Saint-Florentin », le plus bel exem- ple de longévité ministérielle celui dont on dira aimablement qu'il porta trois noms et n'en laissa aucun... Louis Phélypeaux, car tel est son nom, fréquente assidûment son salon et son alcôve. Si ses talents de conteur n'ont, en temps ordinaire, rien d'exceptionnel, il faut reconnaître qu'à l'aube, à l'heure où vins et parfums, rires et moqueries ont définitivement balayé toute élévation de la pensée, sa verve n'a aucun mal à provoquer l'hilarité des convives.

Le prince de Ligne peut toujours le traiter de « vilain petit manchot » pour avoir perdu la main gauche dans

1. Son nom se prononce Chimène et Voltaire, dont il fut secrétaire, écrit : « le marquis de Chimène ». Augustin-Marie de Ximénès (1726- 1817), après une courte carrière militaire, quitta l'armée à la mort de son père en 1746 pour embrasser, avec plus ou moins de bonheur, une carrière littéraire.

2. Louis Phélypeaux, comte de Saint-Florentin puis duc de la Vrillière (1705-1777), a été secrétaire d'Etat dès 1723 et ministre d'Etat de 1751 à 1775.

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un accident de chasse, c'est lui qui dirige les affaires de la Maison du Roi, celles du clergé et de la ville de Paris. Avec lui, c'est toute la Cour qui s'assoit à la table de Marguerite. Même si son nom est plus connu pour ses friponneries que pour ses talents, autour de lui flotte un parfum de pouvoir auquel il est bien difficile de résister.

Marguerite y succombe comme elle succombe au charme du marquis de Souvré Amateur de jolies femmes et de vins autant que de bons mots, c'est lui qui, par ses propos hardis, a provoqué tant d'agitation la nuit précédente. D'ordinaire, ce sont les décès qui stimulent son esprit de façon toute particulière et c'est au Roi qu'il réserve la primeur de son humour. Ses réparties volent de bouche en bouche, avec, paraît-il, plus ou moins de bonheur pour son auteur, mais auprès des amis de Marguerite, elles remportent les plus grands succès quand, un peu en forme comme ce soir- là, il accepte de les rapporter. Toute l'assistance a pleuré de rire à ses récits.

Sa présence ne peut qu'enrichir les soirées de son hôtesse, surtout quand il se trouve associé à d'autres beaux esprits, ce qui ne manque pas d'arriver. Les parties de Marguerite de Montansier passent pour être à son goût et il aime à s'y livrer tout entier.

Or, au-dessus de chez elle, au second, habite une certaine demoiselle Dumesnil qu'on dit être américaine, non pour être née là-bas, mais pour y avoir été emmenée par un commissaire des guerres, résidant à Metz, alors qu'elle était sa servante, à moins que ce ne fût sa gouvernante. Après avoir été mariée deux fois, elle vit désormais seule, et bien qu'il n'existe aucune preuve tangible pour mettre en doute sa vertu, 1. François-Louis Le Tellier, marquis de Souvré, 1704-1767, lieutenant général des armées du Roi en 1748, a été maître de la garde-robe de Louis XV de 1748 à 1759.

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certaines mauvaises langues assurent que ses grands airs ne sont pas seuls à fournir laquais, femme de chambre, cuisinière et un appartement de plus de mille livres aussi bien meublé.

Ce soir-là, ayant bu à son ordinaire, c'est-à-dire beaucoup, François-Louis de Souvré trouva plaisant de l'apostropher quand il l'aperçut rentrant chez elle à une heure des plus avancées : « Belle demoiselle, la chasse a-t-elle été bonne ? Mais vous êtes seule ! Voulez-vous quelque compagnie ? Nous sommes nom- breux et nous réjouissons à l'idée de vous en offrir ! » Mais la demoiselle n'était pas d'humeur à apprécier les propos que le marquis lançait bruyamment par la fenêtre. Furieuse, elle se drapa dans des airs supérieurs si ridicules qu'ils ne firent qu'exciter davantage la verve de ces messieurs. Alarmés par le bruit, des voisins entrebâillèrent leurs persiennes et la Dumesnil ne trouva rien de mieux pour s'en sortir que d'exiger le recours à un commissaire ! Ce dernier tardait à arriver et le marquis, tout à la joie de son scandale, criait par la fenêtre : « Mais où est donc ce commissaire qui ne vient pas ? » provoquant l'hilarité de tout le quartier.

Son service auprès du Roi l'attendait cependant à Versailles et son hôtesse saurait bien se tirer seule du scandale que sa joyeuse humeur avait provoqué. Ayant regagné pour quelques courtes heures la mansarde dont il disposait dans l'aile nord du château, il aperçut de sa lucarne tout à la fois la ville encore endormie, les réservoirs, les arbres du parc, le bassin de Neptune et un terrain non encore bâti, dit des Chiens-Verts.

Enchanté de sa soirée, il se coucha loin de soupçonner que la charmante maîtresse qu'il venait de quitter ferait élever un jour sur ce terrain un « monument à la gloire des arts » où afflueraient la Cour et la ville.

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Le commissaire Meusnier, connaissant la Dumesnil presque aussi bien que la Montansier, n'a pas jugé bon de se déranger au milieu de la nuit. Le lendemain, il a envoyé quelques mouchards auprès des amies et du personnel des deux femmes et a obtenu les renseignements voulus. Depuis quelque temps, il sur- veille la demoiselle Montansier, comme il l'appelle, mais le commerce de ses charmes n'ayant donné lieu à aucun événement notable, il a repoussé la rédaction de son rapport. Cependant, les anecdotes à son sujet se multipliant, Meusnier s'est décidé à prendre des notes, moins pour elle que pour surveiller toute la joyeuse compagnie qu'elle sait rassembler.

Il faut dire que, depuis la Régence, il est de bon ton d'afficher publiquement son goût pour les aventures galantes. La personnalité du duc d'Orléans et le contexte dans lequel il a assuré la continuité du pouvoir en attendant la majorité de Louis XV ont insufflé aux mœurs un esprit de liberté ignoré de longue date si bien que, désormais, sur vingt seigneurs de la Cour, quinze ne vivent pas avec leurs femmes et ont des maîtresses.

Le plus bel exemple est certainement celui de Mgr le prince de Soubise qui passe avec des filles le temps qu'il ne donne pas à faire sa cour au Roi. Lui-même se reconnaît assez grand seigneur pour voler de ses propres forces et se contente ainsi d'obtenir de son ami Louis XV ce qui contribue au maintien de sa maison.

Sa maison est connue, vit sur un grand pied et le fait savoir. Préférant afficher et faire parler que vivre caché et faire jaser, il n'hésite pas à offrir à ses maîtresses hôtel, voiture à ses armes et gens portant ses couleurs, tant et si bien que chacun, voyant un de ses nombreux équipages passer dans la rue, peut s'extasier : « Ah, c'est la livrée Soubise ! »

L'exemple appelant l'imitation, ce relâchement des mœurs ne se limite pas à la Cour. Parlementaires et

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financiers ont pris le relais et se font un devoir d'afficher un train de seigneur. Epée et robe, noblesse et bourgeoisie ont engagé une course au luxe et au plaisir où leurs maîtresses sont autant de fleurons de leur richesse et de leur prestige.

Quant aux demoiselles du moment, elles veillent à ce que tout ce qui les entoure soit digne de leur protecteur. Les arts sont stimulés par leurs commandes mirifiques, l'argent circule et les bénéficiaires de ces cadeaux royaux s'enrichissent. Pour peu qu'elles aient du talent et de la constance, après une carrière honorable au service de la galanterie, les plus douées peuvent espérer se « caser » et épouser quelque riche financier.

Vestales du plaisir, ces « courtisanes du bon ton » ou

« demoiselles galantes » font l'objet d'une surveillance d'autant plus étroite de la part des autorités de police que leurs amants sont importants et que leurs affaires marchent bien. Cette surveillance a cependant une visée plus informative et anecdotique que répressive.

Qu'elles soient, selon les propres termes du commis- saire Meusnier, aux « appointements mensuels » d'un protecteur, qu'elles se « louent à la passade, c'est-à- dire tant tenue, tant payée », ou qu'elles s'efforcent de

« cumuler », femmes entretenues, demoiselles galantes ou courtisanes de haut vol bénéficient grâce à leur célébrité et leur train de vie fastueux, grâce à la naissance, la fortune et le prestige de leurs amants d'un statut privilégié dans cette société du XVIII siècle que leurs semblables ne retrouveront jamais plus.

Ainsi, recherchée et protégée, Marguerite, comme nombre de ses consœurs demoiselles galantes, est si bien intégrée dans la hiérarchie sociale de son époque qu'elle attire davantage la curiosité qu'elle ne suscite l'opprobre ou le scandale.

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Malgré les soins apportés à la décoration de son intérieur, la rue Saint-Honoré n'aura pas duré long- temps. Le troisième étage au-dessus du charcutier n'étant décidément pas une adresse à la hauteur de ses ambitions, il ne lui a pas fallu deux ans pour trouver l'appartement qui réponde à ses aspirations et s'instal- ler, officiellement à partir du 1 avril 1756, au premier étage d'une maison située rue Saint-Thomas-du- Louvre.

Quand la majorité des loyers à Paris se situent entre quarante et deux cents livres par an et que seule une quantité infime d'appartements dépassent les huit cents livres, la somme de mille cinquante livres qu'elle verse chaque année pour le sien reflète l'étendue du chemin parcouru.

Son passé est oublié, et pour tous elle est Marguerite de Montansier, fille d'un avocat du Midi qui, après un voyage aux îles, s'est installée à Paris et tient salon.

Un carrosse loué au mois, une femme de chambre et une cuisinière donnent à sa maison l'éclat indispensable au succès de ses affaires. Vêtus d'habits gris, de vestes rouges galonnées d'argent et d'une redingote de même couleur, ses laquais ne manquent pas d'allure. Leur nombre dépend des années et de la généreuse fantaisie de Marguerite qui n'hésite pas à recueillir les amis de son personnel, quand elle les sait dans le besoin.

Selon le proverbe « Le déjeuner est pour les amis, le dîner pour l'étiquette, le goûter pour l'enfance et le souper pour l'amour », c'est le soir que Marguerite reçoit, et elle reçoit beaucoup. Si l'on en croit les rapports de police, on soupe chez elle tous les jours et ordinairement on ne se sépare, après grand vin, grande chère et grand bruit, qu'à trois ou quatre heures du matin.

Les noms se croisent, s'arrêtent, se succèdent. Ils sont connus pour défrayer la chronique parisienne de leurs frasques libertines. Légers et prestigieux comme

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Comment Marguerite Brunet, née à Bayonne en 1730, d'un père forgeron, devient-elle la flamboyante Montansier, protégée et encouragée par Mme du Barry, Marie-Antoinette, le duc d'Orléans, Danton, Barras et enfin Napoléon ?

Cinq années passées à la Martinique n'ont pas permis à la jeune Marguerite Brunet de faire fortune comme elle l'espérait. Le Paris galant de Louis XV va offrir succès et relations durables à celle qui se fait désormais appeler Marguerite de Montansier. Ducs, princes et ministres se disputent ses faveurs avant de la voir se consacrer à la passion de son siècle, le théâtre, non comme actrice, mais comme véritable chef d'entreprise. Devenue, notamment, directrice des spectacles à la suite de la Cour, elle ne tient ses pouvoirs que du roi, forme les plus grands comédiens de son temps et lance de nombreux auteurs. Elle fait construire sa propre salle, le théâtre Montansier, qui existe toujours à Versailles, où la Cour et le Tout-Paris se bousculent pour applaudir le rival reconnu de la Comédie-Française et de l'Opéra. Mais les événements se précipitent.

Comment sauver un empire financier et artistique qui, en 1789, s'étend de la Bretagne à la Champagne et de la Picardie à la Touraine ? La Montansier aura son théâtre et un salon au Palais-Royal, survivra à la Révolution et, sauvée par Thermidor, créera ou reprendra d'autres affaires, dont l'actuel théâtre des Variétés.

La surprenante ascension de Marguerite de Montansier est celle d'une femme ambitieuse, libre et généreuse, intrigante certes, mais véritable femme d'affaires. « Figure originale et sans précédents », selon les frères Goncourt, la Montansier fera parler d'elle jusqu'à sa mort, à quatre-vingt- dix ans, sous Louis XVIII!

Patricia Bouchenot-Déchin a trente ans. Après l'Institut d'études politiques de Paris et une maîtrise de droit, elle a été assistante parlementaire à l'Assemblée nationale. Son goût pour l'observation du jeu politique l'a naturellement conduite, dans ce premier ouvrage, à retracer la vie d'une femme d'influence, à laquelle elle a consacré trois années de recherches scrupuleuses permettant la découverte de maintes archives inédites.

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