ARTICLE 6
Les décideurs et la vision stratégique du vingt-et-unième siècle :gérer les soins de collaboration dans des environnements complexes et composer avec les facteurs d’incertitude
Michel Gervais, MD, FRCPC, MBA
Depuis quelque temps, on s’inquiète pour les citoyens atteints d'une maladie mentale qui se retrouvent à la rue, à errer dans les villes. À l’occasion, quelqu’un propose de rénover les hôpitaux psychiatriques désaffectés pour leur offrir un abri. Bien des gens croient déceler un lien de causalité entre le nombre croissant de sans-abri et la fermeture de ces établissements, comme s’ils n’avaient pas remarqué que la société dans son ensemble a elle aussi évolué vers la postmodernité et que nous sommes engagés dans une voie à sens unique. En d’autres mots, de la même façon que l’Âge de pierre n’a pas pris fin en raison d’une pénurie de pierres, l’itinérance n’est pas la conséquence d’un manque d’hôpitaux psychiatriques.
On contemple parfois avec nostalgie les solutions du passé qui ne s’appliquent pourtant pas aux défis d’aujourd’hui. Par exemple, la hiérarchie, la bureaucratie et la soumission à une idéologie
institutionnelle ont fait place, pour le meilleur ou pour le pire, à l’autonomie humaine, à l’adhocratie et à l’individualisme. À l’instar de tout autre membre d’une société postmoderne, la plupart des sans-abri choisiraient sans doute la liberté de l’autodétermination, au mépris du risque d’une douloureuse rupture de leurs liens sociaux, plutôt que d’accepter d’être enfermés dans un asile et forcés de se soumettre au traitement de soignants qui savent supposément ce qui est bon pour eux.
C’est là une illustration frappante du passage de la modernité à la postmodernité, une révolution conceptuelle qui réinvente complètement l’approche managériale du réseau de services de santé mentale. L’image révèle aussi que la gestion de ce réseau cadre parfaitement avec la transformation souhaitée de la gouvernance du système de services de santé en une bureaucratie du vingt-et-unième siècle, et qu’une telle approche de gestion pourrait devenir la figure de proue de ce changement.
À l’ère moderne, le développement reposait sur la science et la technologie, qui ont ouvert la voie à la révolution industrielle. En cette ère postmoderne, [traduction] « la science est privée de tout
privilège1 ». Cette situation reflète une forte tendance marquant le domaine de la santé mentale, où les personnes ayant souffert de la maladie mentale sont considérées comme des sources d’expertise tout aussi précieuse que les avis des professionnels de la santé.
Ainsi, la contextualisation et le raisonnement inductif ont pris le pas sur l’empirisme et la logique
déductive. La diversité et l’incertitude constituent de nouvelles variables décisives, qui commandent une diminution du pouvoir exercé à partir du sommet et une prise de contrôle des processus partant de la
1 Bogason, Peter 2005. Postmodern public administration. Chapitre 10 de Oxford Handbook of Public Management, Oxford University Press, par Ewan Ferlie, Laurence E. Lynn Jr. et Christopher Pollitt (novembre). ISBN : 978-0-19-925977-9.
2
base2. Ici encore, toutes les dimensions d’une approche de gestion adaptée au contexte postmoderne s’accordent parfaitement avec le contexte complexe du système de santé mentale.
Le concept de réseau proposé représente une façon novatrice de [traduction] « gérer les interactions complexes entourant l’élaboration et la mise en œuvre des politiques et la prestation des services […] Il met l’accent sur l’interdépendance de divers organismes dans la réalisation d’initiatives stratégiques, conteste la mainmise d’acteurs publics dans la prise de décisions et les processus de mise en œuvre, et remet en question la gestion et l’évaluation des processus d’élaboration des politiques3 ». Les réseaux semblent conçus pour [traduction] « résoudre des problèmes épineux qui n’appartiennent pas à une juridiction unique4 ».
Ce point de vue s’accorde parfaitement avec l’univers de la santé mentale, lequel s’étend comme une toile dans toutes les directions. C’est particulièrement vrai dans le cas des soins de collaboration en santé mentale et du modèle de soins chroniques. La bureaucratie et les réseaux ne sont pas
contradictoires; en effet, [traduction] « plutôt que de mettre en péril l’existence de la bureaucratie, les réseaux constituent plutôt une occasion de se concentrer sur le développement de diverses relations, tant formelles qu’informelles5 ». Les réseaux augmentent la capacité des bureaucraties à assurer la
« connectivité », facteur incontournable dans la gestion d’environnements complexes.
La société en réseaux appelle des formes de gouvernance plus horizontales. Une telle approche par la base permet d’adapter la formulation et l’application des politiques aux contextes locaux. Un
gestionnaire de la fonction publique devrait aspirer à devenir « gestionnaire en réseau », un terme créé pour décrire le rôle de l’acteur qui [traduction] « instaure et met en œuvre les activités de coordination nécessaires pour assurer que l’interaction entre les différents intervenants et la prise de décisions commune, fondamentales pour l’atteinte de résultats dans un environnement interdépendant, aient lieu6 ». Le rôle de ce gestionnaire est aux antipodes du modèle classique de contrôle à partir du sommet de la pyramide. Le gestionnaire en réseau peut être appelé à agir comme médiateur ou comme
animateur responsable de cibler les valeurs et les objectifs communs, de moduler les perceptions des intervenants, d’élaborer des notions communes, de nouer des relations, et ainsi de suite.
Les services de santé mentale concertés apparaissent comme une occasion exceptionnelle d’améliorer la gouvernance clinique, l’une des composantes de ce mode de gestion horizontale décrit ci-dessus, et constituent un processus principalement ascendant. La gouvernance clinique [traduction] « requiert l’implantation de structures et de processus qui intègrent le contrôle financier, le rendement des services et la qualité clinique de manière à susciter la participation des cliniciens et à entraîner l’amélioration des services. Les soins concertés favorisent un partage des pouvoirs inhérent aux
2 Bogason, Peter 2005. Postmodern public administration. Chapitre 10 de Oxford Handbook of Public Management, Oxford University Press, par Ewan Ferlie, Laurence E. Lynn Jr. et Christopher Pollitt (novembre). ISBN : 978-0-19-925977-9.
3 Klijn, Erik-Hans 2005. Networks and inter-organizational management – Challenging, steering, evaluation, and the role of public actors in public management. Chapitre 11 de Oxford Handbook of Public Management, Oxford University Press, par Ewan Ferlie, Laurence E. Lynn Jr. et Christopher Pollitt (novembre). ISBN : 978-0-19-925977-9.
4 Meier, Kenneth J., Gregory C. Hill 2005. Bureaucracy in the 21st century. Chapitre 3 de Oxford Handbook of Public
Management, Oxford University Press, par Ewan Ferlie, Laurence E. Lynn Jr. et Christopher Pollitt (novembre). ISBN : 978-0-19- 925977-9.
5 Meier, Kenneth J., Gregory C. Hill 2005. Bureaucracy in the 21st century. Chapitre 3 de Oxford Handbook of Public
Management, Oxford University Press, par Ewan Ferlie, Laurence E. Lynn Jr. et Christopher Pollitt (novembre). ISBN : 978-0-19- 925977-9.
6 Klijn, Erik-Hans 2005. Networks and inter-organizational management – Challenging, steering, evaluation, and the role of public actors in public management. Chapitre 11 de Oxford Handbook of Public Management, Oxford University Press, par Ewan Ferlie, Laurence E. Lynn Jr. et Christopher Pollitt (novembre). ISBN : 978-0-19-925977-9.
3
approches plus intégrées et axées sur le travail d’équipe vis-à-vis de la pratique clinique et de son évaluation […] ils concrétisent une systématisation du travail clinique7 ». Les soins concertés, dans la mesure où ils améliorent la gouvernance clinique, sont une occasion de combler le fossé qui sépare les cliniciens, les gestionnaires, les utilisateurs de services et les décideurs.
Il serait possible de transformer les structures du pouvoir social en appliquant des principes de la théorie de la complexité et en pratiquant une gestion en réseau. Il s’agit là d’une nouvelle forme de
gouvernance « horizontale », conçue et dirigée par un réseau complexe d’intervenants, faisant contrepoids à l’autorité de la hiérarchie pyramidale. Cette gouvernance en réseau repose sur des interactions intensives entre des intervenants mutuellement dépendants, partageant des intérêts communs malgré des relations de pouvoir asymétriques. [traduction] « Comme les institutions démocratiques en place mettent particulièrement l’accent sur les structures verticales de reddition de comptes »8, d’aucuns mettent en doute la légitimité de la gouvernance horizontale.
À l’inverse, d’autres la considèrent comme proche de l’idéal démocratique. [traduction] « Les nouvelles formes de gouvernance horizontale inspirées d’une démocratie plus participative font rarement bon ménage avec les institutions politiques traditionnelles9 ». Elles suscitent des tensions entre les élus et le système de gouvernance horizontale et nous forcent à trouver une façon de rattacher des processus complexes de prise de décisions aux institutions démocratiques parlementaires.
Selon l’hypothèse proposée ici, ces instances parlementaires, au même titre que le modèle classique de la gestion scientifique, appartiennent à l’ère de la modernité, et la transition vers la postmodernité fera émerger des formes originales de gestion et de gouvernance, adaptées à la complexité de ce « nouveau monde ». La gestion des relations interpersonnelles, des sous-systèmes et des systèmes (à savoir la connectivité) est devenue un facteur de succès déterminant pour la mise en œuvre de changements dans des environnements complexes, en plus de représenter une nouvelle source de pouvoir. « Le contrôle des communications au sein d’un réseau devient l’essence même du pouvoir10 ».
En cette époque de compressions budgétaires et de crise financière interminable au sein du système de santé, les établissements ont atteint la limite de leurs capacités en matière de résolution de problèmes.
Leurs ressources sont épuisées et ils ont besoin d’un engagement plus soutenu de la part des
communautés. La bouée de sauvetage pourrait provenir d’une collaboration renforcée, par exemple par l’optimisation de la connectivité entre les intervenants, ce qui pourrait libérer le potentiel inexploité présent dans toutes les communautés. Cet état de fait pourrait établir un nouvel équilibre fort salutaire avec le citoyen, désormais plus qu’un récipient passif attendant sa pitance de l’État providence, qui devient un participant actif à la genèse d’un environnement plus sain.
7 Degeling, Pieter J., Iedema Maxwell, David J Hunter 2004. Making clinical governance work. British Journal of Medicine, volume 329 (septembre) : 679-681.
8 Klijn, Erik-Hans 2005. Networks and inter-organizational management – Challenging, steering, evaluation, and the role of public actors in public management. Chapitre 11 de Oxford Handbook of Public Management, Oxford University Press, par Ewan Ferlie, Laurence E. Lynn Jr. et Christopher Pollitt (novembre). ISBN : 978-0-19-925977-9.
9 Klijn, Erik-Hans 2005. Networks and inter-organizational management – Challenging, steering, evaluation, and the role of public actors in public management. Chapitre 11 de Oxford Handbook of Public Management, Oxford University Press, par Ewan Ferlie, Laurence E. Lynn Jr. et Christopher Pollitt (novembre). ISBN : 978-0-19-925977-9.
10 Bogason, Peter 2005. Postmodern public administration. Chapitre 10 de Oxford Handbook of Public Management, Oxford University Press, par Ewan Ferlie, Laurence E. Lynn Jr. et Christopher Pollitt (novembre). ISBN : 978-0-19-925977-9.