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EDMOND GEHU UN BOL D'ALOÈS

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Academic year: 2022

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Texte intégral

(1)

EDMOND G E H U

UN BOL D'ALOÈS

NOUVELLE

D

ans une salle rustique, chauffée par un poêle à charbon, sous un lampadaire à p é t r o l e , les frères Baronfosse jouaient aux cartes avec le commandant Matterne. I l allait ê t r e minuit.

— Je ne suis pas sourd, Fidèle ! Je dis qu'on a f r a p p é .

— Je ne suis pas sourd non plus, Zenon, et je n'ai rien entendu.

— Naturellement, grogna le commandant Matterne, si l'un a entendu, l'autre n'a pas entendu. Jouez, Zenon !

Un coup de klaxon retentit, suivi de plusieurs autres.

— Qu'est-ce que je disais ! s'écria Zenon Baronfosse.

— Bien, bien. J'y vais. Mais, à cette heure-ci, je ne comprends pas...

Fidèle Baronfosse se leva sans h â t e , passa dans le couloir et ouvrit une lourde porte qui raclait la pierre du seuil. Les phares d'une voiture l ' é b l o u i r e n t .

— Laissez-moi entrer ! dit une voix. E t appelez votre fils.

— Vous ! s'écria M . Fidèle.

— Laissez-moi entrer ! Appelez votre fils tout de suite !

C'était Alexandre Bruchons, le pharmacien du bourg, chez q u i Vincent Baronfosse c o m m e n ç a i t son a n n é e de stage. I l tenait u n gros registre sous son bras. M . Fidèle le fit entrer dans la salle.

Bruchons, homme épais, à la face violâtre, s'avança d'un pas incertain.

— Je suis mort ! dit-il, en jetant son registre sur l a table. Où est Vincent ?

— I l dort, dit M . Fidèle. I l est minuit, vous savez.

— Allez le chercher !

— Voyons, monsieur Bruchons, que se passe-t-il ?

— Allez le chercher ! r é p é t a Bruchons.

Il se laissa tomber sur une chaise et ouvrit son registre.

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106 U N B O L D ' A L O È S

M . Fidèle sortit ; on l'entendit appeler son fils. I l y eut u n remuement à l'étage. Une voix de femme demanda :

— Pourquoi appelles-tu Vincent, Fidèle ?

— Dis-lui de descendre, m a petite m è r e , et recouche-toi ; t u vas prendre froid... N o n , non, i l n'y a rien. M . Bruchons voudrait lui demander un renseignement.

Zenon hochait la t ê t e en regardant le pharmacien et aspirait lentement l a f u m é e d'un gros cigare.

— I l va venir, dit M . Fidèle. E n attendant, vous allez prendre quelque chose.

Bruchons leva l a m a i n ; i l feuilletait son registre et frappant une page couverte d ' é c r i t u r e , d a t é e de ce jour-là, 20 novembre 1921 :

— M o n Dieu, quelle affaire ! dit-il.

— Mais de quoi s'agit-il, monsieur Bruchons ?

— Une erreur, dit le pharmacien. J'en ai peur...

Sa face se marquait de taches grises ; seules ses p a u p i è r e s semblaient encore plus violacées et battaient lourdement sur ses gros yeux immobiles. I l avait o u b l i é ses lorgnons, ce q u i donnait à son regard une fixité i n q u i è t e .

— Ce n'est sans doute pas bien grave, dit M . Fidèle.

— C'est toujours grave ! dit le pharmacien.

I l promenait ses doigts tremblants sur les feuillets de l'ordon- nancier :

— Il m'a inscrit là quelque chose d ' é n o r m e . . . d'inouï... Est-ce qu'il vient ?

— Oui, oui ; i l va venir.

— J ' é t a i s d é j à mort ce midi... E c r a s é par l a grippe... Je me mets au lit, je l u i fais confiance, je le laisse avec m a fille... I l a tout de m ê m e deux mois de stage ! Ce soir, j ' a i voulu voir l'ordon- nancier et je tombe là-dessus !... C'est p e u t - ê t r e une erreur de plume...

— Mais certainement, opina M . Fidèle Baronfosse.

M . B r u c h o n s essuya la sueur de son front :

— Je ne sais pas comment j ' a i p u amener m a voiture jusqu'ici.

S ' i l a délivré cela, c'est une catastrophe !... Donnez-moi tout de m ê m e un peu de café.

M . Fidèle l u i versa un café blondasse q u i tiédissait sur le poêle.

Bruchons y trempa les lèvres et repoussa l a tasse :

— Ça me donne l a n a u s é e ! fit-il. S i seulement c'était u n filtre...

Vincent Baronfosse entra, les yeux lourds de sommeil. C'était u n grand g a r ç o n timide et mince. Son regard se chargea d'effroi en apercevant M . Bruchons. Ce dernier bondit vers l u i :

— Qu'est-ce que vous avez mis dans vos paquets d'antipyrine ?

— Quels paquets ? balbutia le jeune homme.

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U N B O L D'ALOÈS 107

— Quatre paquets d'antipyrine. Vous m'avez inscrit : quarante grammes, en quatre paquets. E t voilà l'ordonnance : quatre paquets de dix centigrammes !... Qu'est-ce que vous avez délivré ?

Vincent porta la main à son front et regarda M . Bruchons avec é p o u v a n t e :

— Quarante grammes..., dit-il d'une voix imperceptible.

Bruchons laissa retomber l'ordonnancier sur la table :

— Vous ê t e s fou ! Quatre fois d i x centigrammes et vous avez d o n n é quarante grammes ! Mais c'est pour une gosse, malheureux ! et on n'a jamais d o n n é dix grammes d'antipyrine à la fois, m ê m e à un adulte ! E t moi !... ma responsabilité... mon affaire... Je vais ê t r e c o n d a m n é . . . r u i n é !

Vincent, debout contre la porte, se passait les mains sur le visage :

— I l y avait du monde... J'ai m a l compris, monsieur Bruchons...

— Savez-vous seulement pour q u i c'était ?

— Les Nattier.

— Ce sont mes locataires, dit Zenon avec empressement. Une petite ferme de la H a u t e - B u t t é e . Ils ont un enfant de six mois.

— Six mois ! rugit Bruchons. E t vous avez délivré ç a à quelle heure ?

— Vers trois heures, monsieur Bruchons.

— Allons-y, dit Alexandre. Venez avec m o i !

— Je... je suis en pyjama, monsieur Bruchons..., bégaya le stagiaire.

— Je me soucie bien de votre pyjama ! dit Bruchons, en le poussant vers sa voiture. Je n'aurai plus q u ' à laisser f e r m é , m o i , demain matin...

— Petit ! s'écria M . Fidèle, en courant a p r è s eux. Passe ce veston. E t ne t'affole pas. Nous t'attendons.

— S i tout le monde se soignait comme m o i à l ' h o m é o p a t h i e , dit le commandant Matterne à Zenon, ces choses-là n'arriveraient pas.

Dans la voiture, Vincent s'assit p r è s d'Alexandre. I l grelottait.

— Monsieur Bruchons, dit-il, je ne sais pas comment j ' a i p u faire ça...

idèle Baronfosse revint s'asseoir a u p r è s des deux autres. C'était A u n homme grisonnant, aux pommettes e m p â t é e s de rondeurs charnues, aux yeux pleins de douceur et d ' é m e r v e i l l e m e n t . Son frère Zenon, bien c a r r é sur son siège, fumait voluptueusement son cigare. Ses joues, s t r i é e s de veinules bleues, se soulevaient à chaque aspiration et l'on voyait trembler ses p a u p i è r e s i n f é r i e u r e s qui pendaient comme de petits sacs dégonflés.

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108 U N B O L D ' A I . O È S

— Alors ? demanda Zenon.

— Rien. Ils sont partis.

— T u veux faire de ton fils un pharmacien, reprit Zenon : ça commence bien !

— Je ne veux rien, Zenon. C'est l u i qui a voulu.

— A cause de la petite Bruchons ! E t tu laisses aller...

— Quel mal y aurait-il, Zenon ? Ils se plaisent et M . Bruchons n'a pas de fils pour l u i s u c c é d e r .

— T u vois déjà la chose faite ! s'écria Zenon avec â p r e t é . S i tu t'imagines que çe fera un mariage plus tard... Le p è r e Bruchons sait compter et toi pas !

— Je ne vois pas qu'il faille compter, Zenon.

— Admirable ! fit Zenon, en devenant d'un rouge vineux. Mais sans m o i , tu serais à la m e n d i c i t é !

— Je n'y suis pas, Zenon. G r â c e à toi, c'est bien possible...

— L a m o i t i é de ton bien é t a i t m a n g é e , quand tu m'as d o n n é procuration. E t si tu avais c o n t i n u é , le reste y passait. E t à quoi, je te le demande ? E n vieux bouquins, en livres rares, en collections de ne je sais quoi ; soi-disant pour é c r i r e des choses... qu'on n ' i m p r i m e r a jamais. E t je le r é p è t e , si je connais ta situation, i l y en a d'autres qui ne l'ignorent pas : c'est pourquoi je dis que ce m a r i a g e - l à n'est pas fait.

— Vous, dit le commandant Matterne, quand i l s'agit d u mariage des autres, ça vous h é r i s s e .

— Ça me h é r i s s e ? Qu'est-ce que vous insinuez ? S i je ne me suis pas m a r i é , c'est que j ' a i bien voulu. E t , d'ailleurs, je n'ai pas dit m o n dernier mot,

— Je ne vous vois pas au bras d'une femme, dit le commandant, avec un rire sec

— Vous pouvez parler ! Vous voyez la v ô t r e deux fois l'an et vous vous en trouvez bien. I l est heureux que vous ayez des amis chez q u i prendre vos quartiers, Vous, au moins, vous savez compter.

— Je vous en supplie ! dit M . Fidèle en se levant. Restons-en là.

Je vais retrouver ma femme q u i doit s ' i n q u i é t e r .

— M o i aussi, je m'en vais, dit Zenon. Je ne m'appelle pas Matterne, je ne suis pas commandant et je n'ai pas de chambre i c i , bien qu'on me doive tout dans cette maison... Je viendrai demain, savoir la suite. E t si les choses tournent m a l , ne t'avise pas de financer : Bruchons est a s s u r é .

M . Fidèle entra dans la chambre o ù sa femme l'attendait, enve- l o p p é e dans un grand c h â l e de laine. Frêle et maladive, elle descendait peu, sortait plus rarement et passait le plus clair de son temps à jouer du Chopin dans le cabinet de son m a r i q u i l'assurait

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U N BOL D'ALOÈS 109 ne bien travailler qu'en musique. M . Fidèle entoura de son bras les é p a u l e s amaigries de sa femme :

— Nous avons p e u t - ê t r e eu tort de l u i laisser faire de l a phar- macie, dit-il. Dors, si tu peux. Je vais l'attendre de m o n c ô t é .

I l passa dans sa b i b l i o t h è q u e ; i l s'en exhalait une fade odeur de bouquinerie ; les tons des reliures innombrables se fondaient dans la lueur j a u n â t r e de l a lampe ; u n piano occupait u n angle de l a pièce. M . Fidèle s'assit, souleva quelques feuillets, les reposa ; puis, i l se mit à marcher, s ' a r r ê t a n t à lire des titres, au hasard. I l prit u n livre, le referma et en ouvrit un autre.

M . Fidèle avait c o m m e n c é la lecture de presque tous ses livres.

Deux ou trois fois l'an, i l l u i arrivait d'en achever u n ; i l s'en félicitait et prenait la r é s o l u t i o n de travailler avec m é t h o d e . L a l i t t é r a t u r e et l a philosophie le retenaient tour à tour. Pourtant, i l s'était c r u , jadis, une vocation de g é o g r a p h e et de voyageur : i l avait des cartes dans de grands cartonniers verts et pointait, sur des

cartes marines, la route de b â t i m e n t s imaginaires. E t , parfois, i l avait c r u apercevoir en l u i comme l a chrysalide d e s s é c h é e d'un p o è t e a v o r t é : p e u t - ê t r e ce p o è t e n'était-il pas tout à fait mort ? p e u t - ê t r e , au prix d'une r e m o n t é e douloureuse, en tirerait-il de s e c r è t e s harmonies ? Des formes mouvantes de sa p e n s é e jaillis- saient toutes sortes d ' i n q u i é t u d e s ; i l glissait d'un b o r d à l'autre, sans passion et sans repos, dans un vague et p e r p é t u e l tourment qui faisait de l u i u n ê t r e absent, toujours éloigné des r é a l i t é s j o u r n a l i è r e s .

L a porte s'ouvrit et Zenon parut.

— Je te croyais parti, dit M . Fidèle, en tressaillant.

— I l faut que je te dise deux mots.

Zenon avait pris une grande a u t o r i t é dans l a maison depuis q u ' i l g é r a i t les biens de son frère. C'était u n homme trapu, au teint e n f l a m m é de campagnard bien nourri. I l vivait seul, dans une grande maison d é l a b r é e o ù n'entraient n i ouvrier n i femme de m é n a g e . I l prenait ses repas dans une auberge ; on le rencontrait partout, à toute heure, les mains dans les poches, devisant aux carrefours ou marchant, à grands pas, vers ses fermes. I l suivait tous les enterrements d u pays, accompagnait le d é f u n t au cime- t i è r e , s'attardait avec l a famille, restait à d é j e u n e r et mangeait le plus possible. I l avait failli se marier plusieurs fois et jetait d'ins- tinct les yeux sur de jeunes personnes. E n moyenne une fois l'an, i l prenait son frère à part et l u i disait : « Cette fois-ci, Fidèle, c'est

très sérieux ! » E t les choses n'allaient plus loin.

— Assieds-toi, dit Fidèle. Je t ' é c o u t e .

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110 U N B O L D ' A L O È S

— Je n'irai pas par quatre chemins. C'est au sujet de Vincent.

T u t'imagines q u ' i l é p o u s e r a un j o u r la petite Bruchons...

— Je m'imagine... Cela pourrait bien ê t r e , en effet.

— C'est-à-dire qu'on roucoule entre deux clients. J'ai v u leur pantomime, je ne suis pas aveugle. M o i , je ne veux pas de ça !

— T u ne veux pas ? E t pourquoi, Zenon ?

— Ça me regarde. L'oncle Zenon a le droit d'avoir ses idées.

Quant à toi, si tu avais du bon sens, puisque je t'ai dit que l a chose n ' é t a i t pas possible, tu profiterais de ce qui vient de se produire pour le retirer de chez Bruchons.

— Mais voyons, Zenon...

— I l n'y a pas de : voyons, Zenon ! S i tu ne le retires pas, je d é c h i r e ta procuration et tu d é b r o u i l l e r a s tes affaires tout seul.

I l é t a i t a r r i v é une ou deux fois à Zenon de p r o f é r e r cette menace. E l l e frappait M . Fidèle comme la foudre. I l regarda son frère avec effroi :

— Comme tu prends cela, Zenon !

L a grosse figure flasque de Zenon se gonfla sous un afflux de sang. I l se leva, en pesant sur ses poignets.

— Fidèle ! dit-il. Je ne veux pas que ton fils pense à cette petite-là !

M . Fidèle resta les lèvres entrouvertes :

— Zenon !... T u es fou !

Zenon le regarda, puis d é t o u r n a les yeux et se laissa retomber en poussant un soupir qui ressemblait à un mugissement.

M

Bruchons, p e n c h é sur son pare-brise, marmottait, en condui-

• sant, des mots inintelligibles. Vincent entrevoyait sa face lourde que le reflet des phares rendait grise.

Us roulaient vers la forêt et s ' a r r ê t è r e n t devant u n passage à niveau f e r m é . Bruchons donna un vigoureux coup de klaxon.

— On ne passe pas la b a r r i è r e , dit le jeune homme. I l faut laisser l'auto i c i et prendre à gauche.

— Voilà que ces gens vont se lever. Vous auriez d û le dire plus t ô t !

Le pharmacien descendit de sa voiture et, s ' a v a n ç a n t vers l a maison du g a r d e - b a r r i è r e , c r i a :

— Ne vous d é r a n g e z pas !

Puis i l éteignit ses phares et p é n é t r a , avec.Vincent, dans un petit chemin e n c a i s s é .

— On ne peut pas se diriger, dit Alexandre. I l faudrait une lanterne.

Il se retourna et vit de la l u m i è r e chez le g a r d e - b a r r i è r e .

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U N B O L D ' A L O È S 111

— H o ! cria-t-il. L a maison Nattier, s'il vous plaît ? Une f e n ê t r e s'ouvrit ; une voix de femme r é p o n d i t :

— L a t r o i s i è m e .

— Vous n'auriez pas une lanterne ? C'est pour un malade.

— Je n'en ai pas, dit la femme.

Et la fenêtre se referma.

— Brutes ! fit Alexandre.

Vincent frissonnait en l'attendant. Ils firent une centaine de m è t r e s en se tenant le bras, p a t a u g è r e n t dans un fossé, s'empê- t r è r e n t dans une haie ; M . Bruchons se d é c h i r a à des ronces.

— Je vais braquer mes phares, dit-il en se d é g a g e a n t .

I l revint à sa voiture, l'entra dans le petit chemin et laissa ses phares a l l u m é s . Ils s ' a v a n c è r e n t dans la t r a î n é e lumineuse, recon- nurent les deux p r e m i è r e s fermes et d e v i n è r e n t l a t r o i s i è m e à u n rai de l u m i è r e sous une porte. M . Bruchons frappa ; on entendit un claquement de sabots et on demanda de l ' i n t é r i e u r :

— Qu'est-ce que c'est ?

— Monsieur Bruchons, pharmacien ! r é p o n d i t Alexandre.

L a porte s'ouvrit. Ils virent un homme en casquette qui tenait une lampe à l a hauteur de son visage.

— Monsieur Nattier ? C'est vous qui avez un b é b é malade ?

— Oui, dit l'homme. Pourquoi que vous venez ?

— Comment va l'enfant? Vous l u i avez d o n n é les paquets de poudre ?

— C'est l a femme. Y a quelque chose qui ne va pas ?

— M o n stagiaire a fait une petite erreur, dit Alexandre. I l vaut mieux ne plus l u i donner cela.

L'homme j u r a et se p r é c i p i t a à l ' i n t é r i e u r en criant :

— Lucette ! H é ! Lucette !

Us le suivirent dans une cuisine basse et sale qui sentait le lait suri. D ' u n côté du poêle, i l y avait un berceau et de l'autre un grand linge plein de fromage m o u q u i s'égouttait. Une jeune femme, e n v e l o p p é e d'un tablier m a c u l é , é t a i t assise p r è s du berceau ; elle tourna vers M . Bruchons des yeux a p e u r é s .

— T'as d o n n é de la poudre au tiot... dans les paquets ? E l l e fit signe que o u i .

M . Bruchons s'approcha rapidement du berceau. L'enfant é t a i t immobile, sa petite face livide couverte de sueur.

— I l est calmé, à c't'heure, dit la femme. Mais avant, on ne pouvait pas le tenir...

— Vous avez d o n n é combien de paquets ? demanda le pharma- cien, d'une voix qui tremblait u n peu.

— C'est pas du poison ? fit l'homme en posant brutalement l a lampe sur l a table.

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112 U N BOL D ' A L O È S

E n entendant le mot poison, la jeune femme poussa un c r i :

— I' va m o u r i r !

— N o n , non, dit Bruchons. Combien de fois en avez-vous d o n n é ?

— Réponds-lui, Lucette, fit l'homme.

— Deux fois.

Et elle ajouta d'une voix pleurante :

— I l a r e c r a c h é , le premier coup. Le m é d e c i n avait dit : dans une cuiller d'eau ; mais ça ne fondait pas ; alors i l a r e c r a c h é à cause des grains. Ce soir j ' y ai plus d o n n é que la m o i t i é d'un paquet.

I l a rendu et i l nous a fait comme une convulsion.

— Ce n'est pas du poison, dit Alexandre ; c'est bien le m é d i - cament qu'il fallait. I l y en avait un peu trop...

— Ça ne doit pas arriver ces affaires-là ! dit l'homme en regardant Baronfosse avec colère. Qu'est-ce qu'il faut y faire à ce tiot-là, maintenant ?

— Je vais vous envoyer le docteur tout de suite, r é p o n d i t le pharmacien. Et, naturellement, je prends tous les frais à ma charge.

I l se pencha un instant sur le b é b é :

— I l ne faut pas pleurer, dit-il, en effleurant des doigts l ' é p a u l e de la jeune femme. Ça ira. Voulez-vous me rendre les paquets ?

E t tirant de son portefeuille un billet de cent francs, i l le m i t sur l a table :

— Ce sera pour acheter quelque chose au petit, quand i l i r a bien.

— Vous croyez que ce ne sera rien, monsieur B r u c h o n s ? demanda Vincent, quand ils furent sortis.

— Je n'en sais rien. Absolument rien. Je n'allais pas les affoler.

Ils seront assez p o r t é s à me faire des ennuis. L'antipyrine... sale m é d i c a m e n t ! S i elle avait tout donné... A h ! formez des stagiaires !...

Vincent se rencogna dans l'auto, en serrant sa veste à deux mains.

— Allons chez le docteur Sponde, dit Bruchons.

I l sonna longuement chez le docteur. Ce dernier ouvrit sa f e n ê t r e èt demanda ce qu'on l u i voulait.

— Excusez-moi... monsieur Bruchons..., dit le pharmacien. J'au- rais besoin de vous voir tout de suite.

— B i e n , dit Sponde. J'y vais.

Ils attendirent plusieurs minutes. Enfin, la porte s'ouvrit.

— Excusez-moi, dit encore Alexandre. I l m'arrive une chose t r è s grave M o n stagiaire a commis une erreur, cet a p r è s - m i d i , en e x é c u t a n t une de vos ordonnances. J ' é t a i s absent... c'est-à-dire j ' é t a i s souffrant...

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U N B O L D ' A L O È S 113

— M a posologie était correcte ? demanda Sponde avec inquié- tude.

— O u i , oui, dit Bruchons. V o i c i l'ordonnance. Pour le b é b é Nattier. Quatre paquets d'antipyrine à dix centigrammes. Le sta- giaire a délivré quatre paquets de dix grammes !

Sponde leva les bras :

— L'enfant mourra, dit-il.

— Ils ne lui ont pas tout d o n n é , heureusement. L'enfant, d ' a p r è s mon e n q u ê t e , n'a a b s o r b é que cinq grammes, environ, d'antipyrine.

Sponde fit la moue :

— Six mois ! Comment l'avez-vous t r o u v é ?

— H e u ! fit Bruchons. Convulsions... Vomissements...

— Entrez, dit le docteur. Je vais m'habiller et je vous deman- derai de me conduire, puisque votre voiture est sortie.

Il glissa l'ordonnance dans un sous-main. M . Bruchons s'assit en l'attendant.

— S i l'enfant mourait, demanda craintivement le stagiaire, est- ce que je serais c o n d a m n é ?

— Pas vous, dit Alexandre en se levant. M o i !

Vincent se retira dans un coin et, sans savoir ce q u ' i l faisait, se mit à d é p l a c e r des livres sur un rayon.

Sponde revint, e n v e l o p p é d'un gros pardessus, son chapeau melon sur la t ê t e . I l saisit le bras de Vincent et le l u i rayant d'un coup de pouce :

— L'antipyrine barre le rein, dit-il.

Ils d é p o s è r e n t Vincent sur la route. I l regagna seul, dans la nuit froide, la maison Baronfosse.

Son p è r e l'attendait. I l voulut l'interroger.

— Laisse-moi ! dit Vincent.

— L'enfant ?

— N o n . Mais...

Et i l se recoucha en grelottant.

L ' o b s c u r i t é l'étouffait. I l r a l l u m a la lampe et fixa un point sur le mur, pour ne plus penser. Une grande secousse nerveuse l u i traversa le corps et son angoisse redoubla. Plusieurs fois, i l entendit son p è r e et sa m è r e s'approcher de la chambre, pousser la porte, é c o u t e r . Il restait immobile, contenait sa respiration et faisait sem- blant de dormir.

— T e vais ê t r e obligé de m'allonger un moment, avait d é c l a r é J Bruchons, ce jour-là. Vous sentez-vous capable de tenir la pharmacie quelques heures, Baronfosse ?

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114 U N B O L D ' A L O È S

— Je ferai mon possible, monsieur Bruchons.

— S i quelque chose vous ennuie, vous viendrez voir d i s c r è t e - ment si je ne dors pas

Dans le couloir q u i longeait l'officine, Bertille leur faisait des signes :

— C'est pour ton café, papa.

— L a bonne p e n s é e , m a petite fille ! T u as deviné, toi, que j ' e n avais besoin. T u peux entrer ; i l n'y a personne.

— Je vais te le p r é p a r e r , dit-elle en souriant au stagiaire.

C'était une délicieuse petite personne, brune, fraîche, rieuse, pleine de feu.

— M o n filtre de m i d i est loin, dit Bruchons, et j ' a i é l i m i n é m a caféine, quoi qu'en pense ta m è r e . E l l e est sortie, ta m è r e ?

— Sa c o n f é r e n c e , papa !

Le pharmacien haussa les é p a u l e s :

— E l l e est comme cela, m a femme, dit-il, en regardant Baron- fosse. I l faut qu'elle discoure ! Vous voyez la situation ? M . B r u c h o n s a la grippe ; M m e Bruchons r é p a n d ses idées et si M . Bruchons n'avait pas sa fillette, M . Bruchons se passerait de café. Comment trouvez-vous cela, Baronfosse ? Allons, m o n petit, dit-il en cares- sant la chevelure de sa fille : quinze grammes de mouture dans u n filtre bien s e r r é et l'eau pas trop bouillante, pour conserver l ' a r ô m e . M a i s avec cela tu perds ton temps et c'est ton latin q u i en souffre.

— M . Vincent m'aidera à faire ma version, dit-elle en souriant toujours au stagiaire.

— Volontiers, mademoiselle.

— Volontiers, mademoiselle ! fit Bruchons. Vous direz toujours cela, vous ; mais vous n ' ê t e s pas i c i pour faire du latin. Enfin, que ce ne soit pas trop long !

L a jeune fille s'enfuit en riant et le stagiaire se pencha vers le couloir.

— C'est extraordinaire ! l u i dit Bruchons. O n dirait que vous n'avez jamais v u une jeune fille ! E t puis, n'allez pas vous vexer.

Je n'y mets pas d'intention. V o u s me connaissez.

Ce q u i é t a i t extraordinaire, c'est qu'en effet Vincent Baronfosse n'avait jamais connu d'autre jeune fille. I l avait vécu entre son p è r e , toujours distrait, et sa m è r e , toujours malade, dans la p r o p r i é t é r e t i r é e des Baronfosse, sans autres camarades que les fils d'un m é t a y e r . Il avait p r é p a r é ses b a c c a l a u r é a t s par correspon- dance ; i l lisait beaucoup et ne s'ennuyait pas.

Les dimanches, à la sortie de la messe, o n se saluait avec les Bruchons ; parfois on s ' a r r ê t a i t et les jeunes gens é c h a n g e a i e n t quelques paroles. U n jour, M . Fidèle avait dit à son fils :

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U N B O L D ' A L O È S 115

— T u es sa coqueluche, mon ami. E l l e te regarde avec des yeux qui en disent long !

Il en avait é p r o u v é une commotion s e c r è t e . L'image de Bertille se substitua à tout ce q u i avait o c c u p é sa p e n s é e . I l avait é t é heureux jusqu'alors et s ' é t o n n a soudain d'avoir p u l'être sans elle.

Il dit à ses parents : « Si je faisais de la pharmacie... »

On disait des Bruchons : « Ce sont des gens de grand mérite. » On les citait en exemple dans les familles bien. Dans les œ u v r e s de dames, Flore — je veux dire M m e Bruchons — faisait des lectures, des c o n f é r e n c e s et des rapports. C'était une personne d i s t i n g u é e , d'une imperturbable s é r é n i t é , é n o n ç a n t toujours à-propos d'ingénieux aphorismes. L'usage r é g u l i e r du fénugrec avait s a u v e g a r d é l'harmonieuse p l é n i t u d e de ses lignes. On voyait Alexandre aux r é u n i o n s d ' œ u v r e s , de politique et de bienfaisance, à tous les banquets, à tous les concerts. I l se prodiguait dans un cercle d'amateurs. Les é p o q u e s des r é p é t i t i o n s é t a i e n t des coups de feu : i l courait de la pharmacie à la salle des fêtes, en blouse ou en chapeau, en bottines ou en pantoufles ; i l n'avait plus le temps de s'observer, saisissait n'importe quoi pour s'en envelopper n'importe comment ; un fredonnement s ' é c h a p p a i t de ses lèvres ; il repoussait les enfants, dans l a rue ; tout le monde savait que c'était le pharmacien Bruchons q u i passait.

Vincent Baronfosse avait pour l u i une admiration sans bornes.

A la fin de la p r e m i è r e semaine, comme le temps était magnifique, Alexandre l'emmena r e c o n n a î t r e des plantes d ' a r r i è r e - s a i s o n . E t Bertille les accompagna. Quand ils s'attardaient, elle ouvrait un livre ; mais chaque fois q u ' i l levait les yeux vers elle, Vincent rencontrait son regard. Le soir, elle était venue le retrouver dans l'officine :

— S i vous voulez, de temps en temps, nous causerons...

Ils se p a s s è r e n t des livres. E l l e l'aidait, parfois, à de menues t â c h e s de comptoir, sous l'œil paterne d'Alexandre. E l l e é t o n n a i t Vincent par l'abondance et l'audace de ses lectures. E l l e riait et son rire coulait d é l i c i e u s e m e n t dans l ' â m e de Vincent.

Peu à peu, i l sut le nom des drogues, l'odeur des extraits, la forme des cristaux, la couleur des poudres. S o n zèle n ' é c h a p p a i t point à M . Bruchons q u i l'initiait à ses vues personnelles, s'oubliant parfois jusqu'au tutoiement. Vincent tenait ses regards fixés sur ceux d'Alexandre. Le tutoiement de M . Bruchons l u i donnait des frissons de joie. I l se voyait revenant, plus tard, avec son d i p l ô m e neuf, devant cette grosse face é p a n o u i e . I l poussait doucement la porte de l'officine : Bertille l'attendait ; Flore souriait avec indul- gence et Bruchons s'avançait en l u i tendant les mains...

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116 U N B O L D ' A L O È S

R

ecroquevillé sur sa couche, parcouru de frissons, Vincent, seul et angoissé, é t a i t la proie de souvenirs tumultueux. Des images l ' o b s é d a i e n t : l'auto dans la nuit, l'enfant dans son berceau, la jeune femme qui pleurait, les gros yeux fixes d'Alexandre q u i le regardaient avec fureur. Toutes les voix entendues revenaient à son oreille, m ê l é e s au rire de Bertille qui é c l a t a i t et se prolongeait dans son cerveau. E t pourquoi ce drame dont i l é t a i t la cause ? C'était simple et b ê t e ! Le b o l du p è r e Boudet... un bol d'aloès ! Le p è r e Boudet avait une mule et la purgeait tous les six mois ; i l la purgeait avec un b o l d'aloès, « une grosse pilule pour de grands animaux ». Le semestre é t a n t é c h u , i l monta chez Alexandre.

— Salut, monsieur ! cria-t-il au stagiaire. Voulez-vous me faire u n b o l ?

— U n bol de quoi, monsieur ?

— P o u r ma mule, comme d'habitude. Le patron n'est pas là ? U n b o l d'aloès.

— U n bol d'aloès..., r é p é t a pensivement Baronfosse.

— Ce n'est pas du poison, dit Boudet, en s'approchant.

— N o n , monsieur, certainement. U n b o l à quelle dose ?

— Vingt grammes, jeune homme. E t d u savon noir de q u o i faire une boulette deux fois comme m a pipe.

— D u savon noir..., m u r m u r a Vincent. Vous ne repasseriez pas, monsieur ?

— J'attends toujours, jeune homme. Vous saurez faire ç a ?

— Certainement, monsieur.

Vincent se mit à p u l v é r i s e r l'aloès, tout en pensant au savon noir.

— Mettez le savon, dit Boudet. Qu'est-ce que vous attendez ?

— Asseyez-vous, monsieur. Je vais en chercher.

Tout é t a i t p a r t i de là.

I l sortit, emportant son mortier, et alla trouver l a bonne : elle n'avait plus de savon noir.

— C'est ennuyeux, monsieur, dit le stagiaire à Boudet. Je ne trouve pas de savon noir. S i vous voulez attendre, je pense que M m e Bruchons va rentrer.

M . Boudet r a l l u m a sa pipe et interrogea le jeune homme sur ses projets d'avenir. Puis i l donna des signes d'impatience.

— Je ne suis pas rentier, dit-il. O n ne devrait pas attendre dans les pharmacies. L a jeune fille n'est pas là pour vous en donner ?

— Je vais aller voir, dit Baronfosse, en rougissant.

I l s ' a r r ê t a au pied de l'escalier. Dans l a pharmacie, Boudet se levait, s'asseyait, tambourinait sur les bocaux. D'autres personnes

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U N BOL D ' A L O È S 117 e n t r è r e n t . I l se sentit terriblement seul. I l n'osait réveiller Alexan- dre. I l monta et appela faiblement :

— Mademoiselle Bertille, s'il vous plaît ? Elle sortit a u s s i t ô t de sa chambre :

— Vous ê t e s seul ? Je vais vous aider.

Flore rentra comme ils descendaient. Elle parut c h o q u é e .

— Que dois-je faire, madame Bruchons ?

— I l faut servir M . Boudet tout de suite. N o n , i l n'y a plus de savon noir. Mettez autre chose ; ça n'a pas d'importance... U n peu d'huile par exemple... Je vais servir le détail. Restez au laboratoire.

Bertille suivit le stagiaire :

— Nous allons travailler ensemble.

Le mortier se mit à tinter joyeusement. Le pilon d é c r i v a i t des orbes dans la p â t e vireuse.

— On travaille pour vous, monsieur Boudet, dit Flore. Soyez tranquille.

E l l e servit quelques personnes avec tact et empressement.

— Madame Bruchons, s'il vous plaît ! souffla Vincent. Ça coule...

Flore se glissa dans l ' a r r i è r e - b o u t i q u e .

— J'ai mis de l'huile, madame Bruchons, et vous voyez, j'aboutis à quelque chose de coulant.

— Vous avez mis trop d'huile. M . Boudet va finir par se douter de quelque chose. Ajoutez vite un peu de poudre de réglisse.

E l l e l a n ç a un coup d'œil à Bertille et se r e p r é c i p i t a dans l'officine.

— Je vais vous tenir le mortier, dit la jeune fille. Ça i r a mieux.

Elle le tint à deux mains. Baronfosse pilonnait de biais, l a face t r è s rouge, envahi par un trouble intense. Jamais mortier n'avait t i n t é pareillement.

— Venez vite me faire quatre paquets d'antipyrine, dit Flore.

C'est pressant. M . Boudet attendra encore un peu.

Mais Boudet s ' é n e r v a i t , protestait contre les tours de faveur.

Flore courait d'un client à l'autre. E t , dans l ' a r r i è r e - b o u t i q u e , Bertille s'acharnait seule contre le b o l . L e mortier continuait de tinter comme un appel. Le tintement se faisait de plus en plus pressant : « Revenez ! disait-il, mais revenez donc ! »

Vincent e x p é d i a ses paquets, les glissa dans une b o î t e et les remit au client, a p r è s avoir inscrit l'ordonnance.

E t tous deux, s'arrachant mutuellement le mortier, riaient et s'égayaient des protestations de Boudet.

I l avait affreusement m a l à la t ê t e . Aux frissons s u c c é d a une chaleur é n o r m e . I l s'enfonça dans ses oreillers et finit par s'endor-

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118 U N B O L D ' A L O È S

m i r . A u matin, il avait une grosse fièvre, haletait, i n o n d é de sueur, é p u i s é par une toux douloureuse.

Dès q u ' i l vit son p è r e , i l m u r m u r a :

— Est-ce que je pourrai continuer chez M . Bruchons ?

— Pourquoi pas ? dit M . Fidèle. I l ne manque pas de stagiaires qui ont fait de petites b ê t i s e s .

— Je voudrais que tu en parles à M . Bruchons.

Ce dernier arriva vers neuf heures :

— Pourquoi n'est-il pas venu ? Je voulais l'envoyer prendre des nouvelles de l'enfant.

— Vincent est malade, dit M . Fidèle. I l ne peut se lever. II est t r è s inquiet pour son avenir...

M . Bruchons ne parut pas l'entendre.

— M o n fils pourra-t-il continuer son stage ? Bruchons leva les bras :

— S i l'enfant mourait...

— Mais cela va s'arranger, sans doute.

— Que voulez-vous que je vous dise ? Moi-même, est-ce que je sais ?

— I l aurait un chagrin é n o r m e . . .

— Ce q u ' i l a fait là est i n s e n s é ! cria Bruchons. Centupler une dose !

— Il n'a que deux mois de stage.

— On ne ferait pas cela le premier jour ! dit Alexandre. I l suffit de lire.

— Pauvre enfant, m u r m u r a M . Fidèle.

— C'est m o i qui suis à plaindre, dit Bruchons.

Zenon arriva à son tour. L'affaire, dit-il, s ' é b r u i t a i t rapidement.

— I l est t r è s ennuyeux, dit le pharmacien, que votre fils ne puisse pas s o r t i i . Je ne tiens pas, dans ces conditions, à aller chez Nattier m o i - m ê m e .

— Voulez-vous que j ' y aille ? proposa Zenon. Je dois les v o i r pour m o n loyer.

— S i cela ne vous fait rien... Je vais vous conduire et je vous attendrai à quelque distance.

— Je vais te remettre une somme pour les Nattier, dit M . F i d è l e .

— J'ai d é j à fait quelque chose, dit Alexandre. Enfin, oui, s i vous voulez.

M . Fidèle tendit mille francs.

— Vous donnez tant que cela !

— T u as envie qu'ils te fassent chanter, gronda Zenon. T u sais ce que je t'ai dit ? I l faudrait au moins savoir si l'enfant est mort.

I l empocha le billet, en haussant les é p a u l e s , et partit avec Alexandre.

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U N B O L D ' A L O È S 119

M . Bruchons le d é p o s a p r è s d u passage à niveau, tourna sa voiture, se m i t à l ' a r r i è r e et baissa les stores. Ses p a u p i è r e s , gonflées de fatigue, retombaient en petits plis b l e u â t r e s ; ses mains é t a l é e s tremblaient sur ses genoux. I l ne s'était pas c o u c h é . I l avait é t u d i é son contrat d'assurance et a b s o r b é filtre sur filtre. I l é t a i t effondré sur sa banquette.

Enfin, Zenon reparut. I l agitait les mains.

— Ça v a ! cria-t-il. Ça va mieux ! E t ouvrant l a p o r t i è r e :

— L e docteur y est. L e gosse a u r i n é . I l est t i r é d'affaire.

Alexandre se sentit faible comme u n enfant. I l eut envie de pleurer.

— A h ! monsieur Zenon..., dit-il. Monsieur Zenon!... Je suis sauvé !

lendemain, Zenon se rendit à l a pharmacie.

— Alors, monsieur Alexandre, nous remettons-nous ?

— Doucement, dit Bruchons. Entrez. Nous prendrons u n café.

— E h bien, m o n neveu, l u i , ç a ne v a pas. Je crois q u ' i l en a pour quelque temps. S ' i l s'en remet...

— A ce point-là ?

— L e refroidissement, les nerfs... L e m é d e c i n est venu deux fois. C'est une bonne broncho. U n g a r ç o n q u i n'a pas de s a n t é et rien de ce q u ' i l faut pour votre m é t i e r .

— Cependant...

— Je sais ce que je dis. S i vous le reprenez, ç a vous fera u n tort é n o r m e .

— Vous croyez ?

— Je connais le patelin. Fidèle a eu tort d'envoyer mille francs aux Nattier. Ça grossit l'affaire. O n dit : « Le stagiaire de M. Bru- chons a empoisonné quelqu'un. »

— Quelle fatalité ! dit Alexandre.

— Vous ferez comme vous voudrez. M o i , je ne le garderais pas. Ça c r é e r a de l a méfiance.

— Je finis p a r le croire, dit Bruchons. Mais je me fais scrupule.

Ce n ' é t a i t pas u n mauvais jeune homme. Nous nous y é t i o n s attachés... L a petite, surtout, aura de l a peine.

— Je vois ce q u i vous ennuie, dit Zenon : c'est de faire l a commission. Laissez-moi arranger l a chose. N e vous tourmentez pas.

E n le reconduisant, M . Bruchons s ' a r r ê t a u n instant dans l ' a r r i è r e - b o u t i q u e , à l a place où, d'habitude, les jeunes gens travail- laient ensemble :

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120 U N B O L D ' A L O È S

— A h ! fit-il. M a petite fille !... C'est ça, la vie !

Zenon Baronfosse alla directement chez son frère. Il monta voir Vincent. Vincent respirait difficilement ; sa face é t a i t rouge ; il ouvrit des yeux inquiets, agrandis, un peu hagards.

— Vous êtes encore allé chez Nattier ? demanda-t-il.

— O u i , ça continue, dit Zenon. Ça va. Ça va m ê m e bien. Ce qui ne va pas, ce sont les cancans. Je venais t'en parler. J'ai vu M . Bruchons : tu l u i causes un tort c o n s i d é r a b l e . Comprends-tu ?

— On sait déjà ?

— Partout. Tout le monde. L a pharmacie n'est pas une petite affaire. II faut de la confiance, sinon...

Une quinte de toux suffoqua le malade.

— J'ai p a r l é de ça longuement avec M . Bruchons. I l est t r è s ennuyé... E t puis, é c o u t e , ce n'est pas la peine de tourner autour des questions, ni de te laisser triturer des idées : tu ne pourras pas continuer chez lui... T u ne r é p o n d s rien ?

Zenon arpentait la chambre.

— T u as un d r ô l e de c a r a c t è r e , toi ! dit-il.

Et i l sortit pour allumer un cigare.

L a fièvre de Vincent augmenta. Dans son délire, i l parlait d'un bol d'aloès. Son p è r e interrogea M . Bruchons :

— O u i , dit Alexandre, i l a f a b r i q u é un bol d'aloès..., avec m a fille, je crois. Mais je ne vois pas le rapport. I l devrait p l u t ô t parler d'antipyrine.

Ses parents s ' i n s t a l l è r e n t à son chevet. Le mal progressait d'heure en heure. On fit venir un oncle a b b é . I l resta seul avec le jeune homme, puis i l s'entretint avec Zenon :

— Ce que j ' e n ai dit, protesta ce dernier, c'était pour son bien.

Après cela, i l l u i faudra le grand air, pas la puanteur d'une pharmacie.

Vincent eut une longue crise d'étouffements et tomba dans u n abattement e x t r ê m e . M . Fidèle, é p u i s é , soutenait sa femme et passait la main sur le front ruisselant de son fils. Vincent rouvrit les yeux et regarda longuement l'oncle Zenon. L ' a b b é l u i pressa les mains ; Vincent sourit et ne regarda plus...

M . et M m e Baronfosse d e m e u r è r e n t seuls, immobiles, s e r r é s l'un contre l'autre.

Zenon conduisit le deuil. M . Bruchons tint à porter u n des cordons d u poêle.

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