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ALLER - RETOUR, Alice GAUGUIN

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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« ALLER – RETOUR »

Un jour, un train. Peut-on appeler ça un train ? Il n’appelle plus rien, ni son nom, ni son environnement. Il est seul maintenant et préfère se réfugier dans son imagination. Il est seul, malgré la multitude. Ces cris, ces visages qui implorent du regard mais qui, plongés dans le noir ne trouveront aucun Salut.

Il est seul et se souvient. La littérature, sa Provence, Catherine, les vignes, les odeurs de lavande. Il se souvient et sait qu’on lui arrache sa vie. Ses souvenirs laissent place à l’étoile jaune qui de son avis ne lui sied pas du tout. Il est dans le train, patiemment lucide. Il n’a pas envie de connaître sa destination.

Des mains qui le tâtent, ne s’excusent même plus, des mains qui cherchent à établir un espace vital dans leur halo. Il se souvient d’autres mains tâtonneuses à la gare de Théziers, quelques années plus tôt. Par prémonition, il avait voulu prendre la fuite vers l’Espagne. Les vacanciers, les premiers fuyards. Les regards inquiets ou émerveillés. Et il n’avait pas pu. Prendre ce train. S’éloigner de sa douce Catherine. Fuir. Il appelait ça alors de la lâcheté.

Aujourd’hui, dans ce train, le mot lâcheté perd tout ses sens. Lâcheté, laxetat, laxitad, laschità. Peu importe.

Bientôt, les pleurs et les cris cessent. L’épuisement général les a vaincus et chacun s’assoupit dans un geste de contorsion.

Le silence, enfin. Le silence des rails. Alors il se souvient du silence. Ces longues soirées de printemps dans sa Provence natale où il se délectait de la douceur de vivre. Il se souvient la vermoise, qui rendait Catherine beaucoup trop tôt ivre. Elle riait, faisait tourner sa robe, titubait, dansait. Il la regardait, voulait lui faire un enfant. Et puis elle s’enfuyait, l’invitant à la suivre. Elle était innocente, elle pourrait garder son innocence. Elle n’était pas juive.

Il lui en voulait parfois. Il se détestait pour ça. Il n’était pas sur-homme. Après tout, quand les autres ne vous conçoivent plus comme un être humain, comment pouvait – il en vouloir à la seule personne qui le choyait encore ? Même ses élèves à l’Université avaient commencé un par un à quitter les cours de lettres qu’il enseignait, prétendant des changements d’orientation, une année sabbatique. Ca, c’était juste avant qu’on lui interdise d’exercer. Mais il gardait espoir, même trop. Jamais il n’aurai cru que l’on pourrait parquer toute une population d’innocents dans un train à bétail.

Un train qui ne ressemble à aucun autre. Un train de troisième classe. Avait-il droit à une réclamation ? Il ne dort pas, il cherche inconsciemment son billet de

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train avant de se souvenir. Aucun contrôleur. Juste une peur incontrôlée. Aucune escale en gare. Lui qui avait toujours aimé le voyage en train, il se promit que jamais plus on ne le reverrait à prendre le train. S’il s’en sortait…

Un jour… un train. Un autre. Il descend la vitre et hume le parfum du bois qui brûle. Il a appris à ne plus avoir peur du feu. Le train défile et les champs filent à toute allure, dessinant une ligne d’horizon.

Cette fois-ci, il entend le nom des gares d’escale. Une dizaine de voyageurs s’engouffre dans le train. Il voudrait leur réciter le bonheur de la liberté. Il voudrait descendre à chaque arrêt de train pour respirer le vent. Après tout, il a du temps devant lui maintenant…

Il rejoint ses petits enfants en Provence. Après les camps, il s’est installé à Paris, il voulait refaire entièrement sa vie. Catherine l’a suivi les premières années, lui a fait des enfants puis est partie, ne retrouvant pas là l’homme qu’elle avait connu au début. Il ne lui en avait pas voulu, il comprenait. L’indicible souffrance n’est pas partageable. Pour la première fois depuis Buchenwald il prend le train. Pour ses enfants et récents petits enfants, des vies qui commencent leur chemin.

Il a décidé d’en finir avec toutes ses peurs, de ne plus permettre à ses cauchemars d’avoir pour excuse de le hanter. S’il a retrouvé son travail, et revu régulièrement les « frères » qu’il s’était fait à Buchenwald, comprenant par là même le sens le plus profond de l’amitié, restait en sa tête le souvenir le plus douloureux de ce train qui lui avait tout pris. Le train qui avait laissé à l’embarquement toute l’humanité du monde. Le train duquel il n’avait pas voulu descendre à sa destination, soutenant à qui voulait l’entendre qu’il ne retrouverait plus jamais aucune joie, aucune vie s’il en sortait. Ce train était son dernier refuge et parade contre la mort, croyait-il.

Aujourd’hui, il sourit. Aujourd’hui il sourit, en regardant son billet de train qu’il vient de retrouver, un « aller-retour ».

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