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Le romantisme de la crasse et les indulgences littéraires. Une question éthique pour l'enseignement de la littérature

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Le romantisme de la crasse et les indulgences littéraires. Une question éthique pour l'enseignement de la littérature

VÉDRINES, Bruno

VÉDRINES, Bruno. Le romantisme de la crasse et les indulgences littéraires. Une question éthique pour l'enseignement de la littérature. En Jeu , 2018, no. 11, p. 41-53

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:151668

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Le romantisme de la crasse et les indulgences littéraires. Une question éthique

pour l’enseignement de la littérature

Bruno Védrines - Chargé d’enseignement à l’iUFe, Université de Genève.

Résumé : L’une des grandes hantises des témoins de la criminalité de masse a été d’être dépossédés de leur parole, par le discours politique, mais aussi par la littérature ou du moins par l’idéologie dominante qui prévalait dans le champ littéraire. Elle se caractérise dans la filiation romantique du XIXe siècle par le privilège exorbitant accordé à l’esthétique sur l’éthique. Cette relation complexe est analysée dans cet article grâce à deux figures emblématiques, celle d’Hyvernaud et de Céline. L’œuvre de Céline, dans la mesure où elle fait partie du canon des textes étudiés en classe de français, apparaît ainsi comme un indice partiel, mais significatif, d’une littérarité que l’on peut qualifier de scolaire et de ses consé- quences dans la formation des élèves de l’après-guerre à nos jours.

Summary: This

Mots-clés : Hyvernaud ; Céline ; transposition didactique ; témoignage ; esthétique ; éthique.

romantique héritée du

One of the great haunts of the witnesses of mass crime was to be dispossessed of their speech, by political discourse, but also by literature or at least by the ideology that prevailed in the literary field. It is characterized in the romantic filiation of the nineteenth century by the exorbitant privilege granted to aesthetics on ethics. This complex relationship is analyzed in this article thanks to two emblematic figures, that of Hyvernaud and Céline. Celine's work, insofar as it is part of the canon of the texts studied in French class, thus appears as a partial but significant index of a literary character that can be described as academic and its consequences in the training of students from the post-war period to the present day.

One of the great haunts of the witnesses of mass crime was to be dispossessed of their speech, by political discourse, but also by literature or at least by the ideology that prevailed in the literary field. It is characterized in the romantic filiation of the nineteenth century by the exorbitant privilege granted to aesthetics on ethics. This complex relationship is analyzed in this article thanks to two emblematic figures, that of Hyvernaud and Céline. Celine's work, insofar as it is part of the canon of the texts studied in French class, thus appears as a partial but significant index of a literary character that can be described as academic and its consequences in the training of students from the post-war period to the present day.

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Revue pluRidisciplinaiRe de la Fondation pouR la mémoiRe de la dépoRtation

physiques, mais relèvent aussi du déni de la violence qui a «  éventr[é]  » une

« existence […] retournée par l’événe- ment5. » Il constate avec amertume, et c’est ce qui donne une facture si déses- pérée à son texte, que s’avère bien vite illusoire l’espoir que justice soit rendue à ceux qui ont souffert de la politique ayant conduit à la répression de masse.

Il analyse avec acuité tous les détour- nements, tous les divertissements au sens pascalien pour que les questions qui dérangent ne soient pas posées – détournements prestigieux avec la lit- térature, mais aussi quotidiens dans les conversations les plus ordinaires :

«  La Famille veut savoir ce que nous mangions, si nos gardiens nous mal- traitaient. Raconte un peu, demande Louise, le type qui s’est évadé dans une poubelle. Oh oui, raconte, implore la Famille. […] Mes vrais souvenirs, pas question de les sortir. D’abord ils manquent de noblesse. Ils sont même plutôt répugnants. Ils sentent l’urine et la merde […]. Et puis les gens sont devenus difficiles sur la souffrance des autres. Pour qu’ils la comprennent, et encore, il faut qu’elle saigne et crie à leur tordre les tripes. Nous n’avons à offrir, nous autres, qu’une médiocre souffrance croupissante et avachie.

Pas dramatique, pas héroïque du tout.

Une souffrance dont on ne peut pas être fier. Quelques coups de pied au cul, quelques coups de crosse, au bout

du compte ce n’est pas grand-chose.

L’expérience de l’humiliation n’est pas grand-chose. Sauf pour celui qui est dedans, bien entendu : celui-là ne s’en débarrassera plus »6. C’est ainsi que la Famille demande du pittoresque et de l’aventure, deux des ressorts les plus éprouvés du romanesque.

Hyvernaud pour sa part ne peut que constater le malentendu, lui qui aime- rait un livre dur et vrai sur le monde des captifs, qui soutient que ce sont

«  les cabinets  » qui résumeraient le mieux sa condition – un «  mal- heur bête où nous pataugeons », car

«  la vérité, c’est l’homme humilié, l’homme qui ne compte pas. Fini, le temps des phrases. La vérité, c’est la faim, la servitude, la peur, la merde7. » Le pittoresque et l’intrigue narrative consistent ici précisément à reprendre les routines littéraires pour produire une romantisation de la crasse. Hyver- naud oppose donc de manière radi- cale cette façon d’esthétiser le monde à l’expérience dont il veut témoigner.

Sa lucidité ne concède rien à «  la bonne vieille hypocrisie littéraire » qui détourne d’une compréhension adé- quate de l’événement qui a retourné son existence. De fait, la configuration esthétique qui utilise les grands trau- matismes historiques comme motifs pour ses propres fins dans la pers- pective d’une œuvre à la recherche de la réputation littéraire8 s’inscrit dans

Le romantisme de la crasse et les indulgences littéraires

ans La peau et les os, Georges Hyvernaud1 confie que son expérience de la misère est faite d’une angoisse profonde, celle liée à la hantise des gens de son milieu social qui ont pu un jour lui échap- per, mais qui gardent une conscience aiguë que cette «  chance [est] pré- caire » ; la mémoire de cette menace permanente l’empêche de céder au pittoresque de la pauvreté, car, dit- il : « de tous les romantismes, c’est bien le romantisme de la crasse qui me paraît le plus indécent »2. L’asso- ciation des deux mots surprend, et pourtant par cette formule Hyvernaud pose de façon pénétrante la question des relations de l’esthétique avec une réalité sociale pénible et alié- nante pour ceux qui l’endurent  ; en l’occurrence – et d’une manière qui peut être généralisée, il dénonce la propension de faire de la littéra- ture avec le quotidien des dominés au risque de les déposséder de leur parole. De très belles pages à ce sujet ponctuent son livre, en parti- culier celles où il soutient qu’il faut prendre le parti de la mère de Péguy contre Péguy, c’est-à-dire contre le fils qui sanctifie littérairement la pauvreté et l’humilité de sa mère.

L’humble et édifiante figure de la rempailleuse, par la métamorphose poétique, rejoint dans le mythe les

maçons et charpentiers du Moyen- Âge bâtisseurs de cathédrales, tra- vailleurs habités par leur foi, mais qui restent à leur place. L’aliéna- tion est sacralisée par le prestige littéraire – nouvelle religion d’une époque sécularisée.

Une réception décevante des témoignages

Or, de manière significative, cette réflexion prend place dans un texte de témoignage, dont la principale pré- occupation - sinon obsession, a trait à la captation par toutes sortes d’ins- tances discursives de la parole du prisonnier de guerre, mais qui pour- rait être celle également du déporté3. Hyvernaud relate ainsi l’accueil de son Directeur peu après son retour de captivité qui lui parle d’une cruelle épreuve dont il sortira meilleur et plus fort : « Quand il prononçait : nos chers prisonniers, je sentais par la vertu de cet adjectif possessif, que mes cinq ans de nuit et de boue m’échappaient.

Ils ne m’appartenaient plus. Dix-huit cents journées qui se fondaient en une fluide richesse nationale, en un capital impondérable géré par des vieillards à voix distinguée. Notre tradition clas- sique, nos cathédrales, nos grands morts, nos blessés, nos unijambistes – nos chers prisonniers  »4. Pour Hy- vernaud, les souffrances sont certes

D

1. Mobilisé en 1939, fait prisonnier en 1940 puis détenu dans un Oflag en Poméranie, libéré en 1945, Georges Hyvernaud (1902-1983) publie après la guerre un témoignage La Peau et les os, Paris, Le Dilettante, 1993 [1949].

2. Ibid., p. 61.

3. Deux exemples parmi tant d’autres : Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter l’insurmontable, (Françoise Wuilmart, trad.), Arles, Actes Sud, 1995 ; Robert Antelme, L’espèce humaine.

Paris, Gallimard, 2000 [1957].

4. Ibid., p. 21.

5. Ibid., p. 19.

6. Ibid., p. 30.

7. Ibid., p. 57.

8. On peut penser ici à Zola, La Débâcle (1892), Barbusse, Le Feu (1917), Dorgelès, Les Croix de bois (1919), Céline, Voyage au bout de la nuit (1932), Féerie pour une autre fois (1952 et 1954), Littell, Les Bienveillantes (2006), Haenel, Jan Karski (2009), etc.

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une logique de longue durée, celle qui structure le champ littéraire depuis sa reconfiguration après la Révolu- tion. Rappelons sommairement que pour Bourdieu9 le champ littéraire à partir du XIXe  siècle se scinde en deux sphères de production  : l’une de grande diffusion, rentable, et une autre beaucoup plus restreinte, da- vantage porteuse de valeurs symbo- liques et surtout fortement tributaire de la reconnaissance des pairs. On peut en retenir trois caractéristiques pour le développement de cet article : 1) l’esthétique tend à se dissocier de l’éthique (la confrontation avec les incidences pratiques apparaissant comme du moralisme, ou un littéra- lisme obtus ; 2) La gratuité s’oppose à l’utilitarisme, 3) le référent ne peut en aucun cas être proposé comme cri- tère de validation et d’évaluation de l’œuvre qui reste en définitive irréfu- table. Cette forme d’autonomisation du champ littéraire incarnée et sym- bolisée par les figures tutélaires de Flaubert pour la prose et Baudelaire pour la poésie exercera une influence durable et décisive. Mais les deux guerres mondiales et leurs consé-

quences - des crises hégémoniques majeures pour reprendre l’expres- sion de Gramsci, sont venues brutale- ment s’opposer à ce vaste mouvement d’esthétisation et d’autonomisation.

L’enjeu était donc la survie de l’idéo- logie de l’autonomie du champ dans les deux sociétés d’après-guerre et on peut lire son histoire depuis 1914 comme celle des tentatives de négo- ciation avec des forces hétéronomes, dont celle particulièrement antago- nique des textes de témoignage10. Le maintien des privilèges du pouvoir symbolique, même s’il est passé entre d’autres mains, était à ce prix. Et la confidentialité de l’œuvre d’Hyver- naud, mais au même titre que celles d’autres témoins, me paraît être tout à fait caractéristique de cet état de fait11. À titre de contraste éclairant, j’aime- rais à présent lui opposer la réception de l’œuvre de Céline.

céLine : Une écLairante indULgence

Malgré les apparences, elle s’ins- crit en effet parfaitement dans une filiation romantique – fût-elle de la

crasse, c’est-à-dire qui n’a pu être conçue et justifiée idéologiquement que par l’un de ses vecteurs essen- tiels : le statut symbolique de l’œuvre littéraire relevant avant d’un juge- ment esthétique qui lui assigne une valeur supérieure à toute autre consi- dération12. L’accent porté sur le style dans cette configuration générale, le culte que lui voue Céline tout au long de sa vie d’écrivain – au point qu’il en devient un attribut essentiel de sa posture, reviennent de fait à ne devoir de comptes qu’aux lois spéci- fiques du champ. Ainsi, ce n’est pas un mince service que rend à Céline l’idéologie littéraire dominante, car le moins que l’on puisse dire est que les jugements (sur l’artiste) sont d’une particulière indulgence pour les pires errements politiques du collabora- teur13, du raciste, de l’antidémocrate, voire du délateur, voire de l’agent des services de sécurité nazie. Les faits sont attestés  : Céline fut un antisé- mite militant parmi les plus virulents.

Il publie  Bagatelles pour un mas- sacre en 1937, L’École des cadavres en 1938, Les beaux draps en 1941. Baga-

telles pour un massacre connaîtra un vrai succès «  86 000 exemplaires contre 70 000 pour Mort à crédit en 1944 »14. Céline antisémite forcené le sera sans l’ombre d’un doute durant la guerre15 et le restera quoique un peu plus discret après. À des pro- pos sans ambiguïté dans sa corres- pondance ou tenus aux personnes venues lui rendre visite s’ajoute son accueil enthousiaste pour diverses publications : « Ce qu’il lit de la poli- tique nazie d’extermination n’a pas de prise sur lui. Comme tous les gens de son bord, sa réaction est de nier la réalité de ces informations. Il avait en 1950 traité ‘‘d’admirable’’ le livre négationniste de Paul Rassinier, Le mensonge d’Ulysse […]  »16. Godard conclut  : «  Céline mourra dans la peau d’un antisémite »17. Pour le dé- bat concernant le fascisme de Céline, même si l’on peut discuter en ce qui le concerne la pertinence historique de ce qualificatif, obsédé qu’il est avant tout par son antisémitisme18, il n’est pas inintéressant de relever que : « Ce qu’on peut appeler stricto sensu le ‘‘fascisme français’’ dans les

9. Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, coll.Points Essais, n° 370, 1998.

Pour une synthèse sur la théorie des champs, cf. Fabrice Thumerel, Le Champ littéraire français au XXe siècle. Eléments pour une sociologie de la littérature, Paris, Armand Colin, 2002. Gisèle Sapiro, L’apport du concept de champ à la sociologie de la littérature, in Philippe Baudorre, Dominique Rabaté & Dominique Viart, Littérature et sociologie, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2007  ; Gisèle Sapiro, La Sociologie de la littérature, Paris, La Découverte, 2014. Philippe et Piat situent le développement d’une langue littéraire qui contribue de manière essentielle à la physionomie du champ entre 1850 et la fin du XXe siècle (in La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009).

10. Pour une justification de cette émergence du genre en lien avec le premier conflit mondial, on peut se reporter à Charlotte Lacoste, Le Témoignage comme genre littéraire en France de 1914 à nos jours. Thèse de doctorat, Université Paris Ouest Nanterre La Défense et Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis, 2011.

11. Pour un développement plus détaillé sur ce point, cf. Bruno Védrines, L’assujettissement littéraire, Thèse de doctorat, Université de Genève, 2017. URL : https://archive-ouverte.unige.ch/unige:102384

12. Cf. Paul Bénichou, Romantismes français I, Paris, Gallimard, 2004 ; Jean-Marie Schaeffer, Naissance de la littérature. La théorie esthétique du romantisme allemand, Paris, Presses universitaires de l’École normale supérieure, 1983. Voir également Frédérik Detue, En dissidence du romantisme, la tradition post- exotique. Une histoire de l’idée de littérature aux XXe et XXIe siècles, Thèse de doctorat, Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis, 2011 ; et « Pour en finir avec l’autonomie de la littérature, Jean Norton Cru (éloge d’un anticonformiste) », in Charlotte Lacoste & Bruno Védrines (coord.), Du témoignage. Autour de Jean Norton Cru, En Jeu, n° 6, 2015.

13. Cf. Annick Duraffour et Pierre-André Taguieff, Céline, la race, le Juif. Légende littéraire et vérité historique, Paris, Fayard, 2017, p. 319.

14. Odile Roynette, Un long tourment. Louis-Ferdinand Céline entre deux guerres (1914-1945), Paris, Les Belles Lettres, coll. L’histoire de profil, 2015, p. 181.

15. Duraffour et Taguieff, op. cit.

16. Henri Godard, Céline, Paris, Gallimard, Folio, n° 6451, 2011, p. 721.

17. Ibid., p. 722.

18. cf. Taguieff in Duraffour & Taguieff, op. cit., p. 695.

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années  1934-1939, phénomène poli- tiquement marginal, mais culturelle- ment non négligeable, aura été avant tout une forme de ‘‘romantisme poli- tique’’ dont les acteurs furent surtout des littérateurs »19.

La réception de l’œuvre de Céline apparaît donc comme un révélateur exceptionnel, car elle pose de manière aiguë les termes d’une négociation complexe entre positionnement poli- tique, champ littéraire. On peut rap- peler en effet que sa réhabilitation littéraire d’après-guerre était loin d’être gagnée et que d’autres écrivains n’auront pas droit à la même man- suétude20. Céline est condamné le 21 février 1950 par contumace à un an de prison, à 50 000 francs d’amende, à la dégradation nationale et à la confisca- tion de la moitié de ses biens21, mais il sera amnistié l’année suivante. Son avocat Tixier-Viwwgnancourt a utilisé à cette fin la loi d’août 1947 qui per- mettait aux anciens combattants de 1914-1918 de bénéficier d’une amnistie partielle22. Roynette montre bien com- ment Céline a su tirer tout au long de sa vie un grand profit symbolique de sa participation à la Grande Guerre. Sans nier le choc émotionnel ni la gravité de sa blessure au bras, elle remet en re- vanche fortement en question (sources à l’appui) la blessure à la tête et donc

une supposée trépanation, leitmotiv dans les propos de Céline, repris dans diverses notices biographiques23. Ainsi, dès 1932, il donne ces quelques infor- mations à la demande d’un journal  :

« Je suis né à Asnières en 1894. Mon père d’abord professeur puis révoqué, travaillait au chemin de fer, ma mère était couturière. À douze ans, je suis entré dans une fabrique de rubans. Ça m’a mené jusqu’à la guerre. Blessé en 1914, trépané, réformé, médaillé mili- taire. Pendant ma convalescence j’ai recommencé à étudier la médecine. Je n’ai pas pu continuer ; il fallait vivre : je suis parti pour l’Afrique »24. Si l’on en croit la chronologie établie par Godard, on trouve dans ce bref passage pas moins de neuf accommodements avec la réalité25.

Liée à ces démêlés avec la justice, on assiste à une dépolitisation opérée à partir du champ littéraire. Dès 1946, un certain nombre de personnes en vue comme Jean Paulhan ou Marcel Aymé militent pour un retour wwen grâce littéraire, ce qui tempère le passif politique. Cette réintégration se concrétise par deux faits majeurs : la publication du Voyage (1956) et de Mort à crédit (1958) dans le livre de poche, puis son entrée dans la collec- tion de La Pléiade en 1962, soit deux modes de réception aptes à lui assu-

rer une certaine postérité26. Mais cela ne suffirait pas si un autre vecteur – l’école - ne venait apporter une cau- tion déterminante.

À propos de La réception de céLine dans qUeLqUes manUeLs scoLaires

Dans cette perspective, je vais m’in- téresser à quelques manuels comme indices révélateurs de la tension entre l’intégration au canon littéraire et le positionnement politique de Céline27.

1. André Lagarde, Laurent Michard, Raoul Audibert, Henri Lemaître, Thé- rèse Van der Elst, XXe siècle. Les grands auteurs français, Paris, Bordas, 1962, réédition  1973. Dans cette présenta- tion28, il est question des haines qui devaient jeter Céline dans la déme- sure, mais sans préciser la nature de ces haines. Après quelques rapides considérations biographiques, on trouve la justification de la présence de Céline dans le manuel29 : « C’est en 1932 que se place son irruption dans la vie littéraire avec ce roman sans exemple et d’une violence volcanique, le Voyage au bout de la nuit, somme d’expériences de tout ordre, exhalée comme un cri, dans un style parfois

ordurier parfois bouleversant, qui exprime une profonde compassion pour les faibles et les victimes de la vie sociale, et une sensibilité presque morbide, aux accents de révolte et de désespoir »30 [les italiques sont des au- teurs]. On notera la mention du style, mais avec une appréciation embarras- sée à la fois péjorative et méliorative.

En réalité, elle peut apparaître comme plutôt valorisante dans la mesure où elle s’inscrit dans le mythe des poètes maudits31  ; cette tradition du créa- teur incompris, réprouvé, marginalisé trouve elle-même de profondes ra- cines dans l’évolution du romantisme à partir de 184832.

2. L’autre collection utilisée (quoique dans une moindre mesure) avant l’ar- rivée d’autres manuels à partir des années  1980 est celle de Chassang et Senninger33. L’ouvrage  présente une brève biographie de Céline mêlée à d’autres auteurs dans un chapitre introductif intitulé Visages divers du roman (p. 338-341), mais sans que soit mentionné son activisme antisémite – il est simplement dit qu’il est situé politiquement à l’autre extrême que celui de Guilloux sans plus de préci- sion. On trouve ensuite des extraits du

Le romantisme de la crasse et les indulgences littéraires

19. Ibid., p. 700.

20. Il suffit d’évoquer la différence de traitement pour Rebatet, condamné à mort en 1945 et gracié en 1947, ou Brasillach condamné à mort et exécuté en 1945.

21. Godard, op.cit., p. 652. Il écrit à Albert Paraz : « Ils ont été aussi peu vaches qu’ils pouvaient, faut convenir. J’aurais tort de râler » (Godard, ibid., p. 652).

22. Godard, ibid., p. 663.

23. Roynette, op. cit.

24. Cité dans Jérôme Meizoz, L’Age du roman parlant (1919-1939), Genève, Droz, 2015 [2001], p. 387.

25. Céline, Romans, Paris, Gallimard, 1981.

26. Godard, op. cit., p. 714.

27. La recension n’est évidemment pas exhaustive, mais sélectionne quelques exemples dans une perspective chronologique de 1962 à nos jours.

28. Rappelons que la collection Lagarde et Michard (tous siècles confondus) a connu un imposant succès : plus de vingt-millions d’exemplaires vendus depuis 1948 (dernière édition 2008).

29. Modeste toutefois : deux pages sur les sept-cents que compte l’ouvrage.

30. Op. cit., p. 498.

31. Cf. l’article éclairant de Pascal Brissette, Poète malheureux, poète maudit, malédiction littéraire, COnTEXTES [En ligne], Varia, mis en ligne le 12 mai 2008, consulté le 4 avril 2018. URL : http:// contextes.

revues.org/1392

32. Cf. Paul Bénichou, op. cit.

33. Recueil de textes littéraires français. XXe siècle, Paris, Hachette, 1970.

et

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Voyage aux pages 382-384, après ceux de Simenon, Guilloux, et avant Aymé, Ramuz, cohabitation artificielle qui détourne d’une interprétation par le contexte d’énonciation.

3. Jacques Bersani, Michel Autrand, Jacques Lecarme, Bruno Vercier, La littérature en France depuis 1945, Paris, Bordas, 197034.

L’antisémitisme de Céline est évo- qué, mais il est très vite présenté comme un délire35. C’est là un des leitmotivs les plus fréquents visant à disculper Céline  : extravagant, ou- trancier, disproportionné, son anti- sémitisme relèverait de l’hyperbole littéraire, et il aurait été emporté par la puissance irréfrénée de son style.

Taguieff évoque à ce sujet une « her- méneutique de l’excuse » : si l’antisé- mitisme est littéraire, c’est donc qu’il est fréquentable puisque «  non actif, non politique, inoffensif », voire même amusant, la verve de Céline n’étant plus à démontrer. À cela s’ajoute selon Taguieff36 une variante : cet excès se- rait à mettre au compte du canular, de la provocation de carabin.

Selon le commentateur du manuel, cet antisémitisme s’inscrit en réalité dans une puissante révolte, mais qui

touche aussi bien le style académique, le communisme, le monde moderne, la guerre, les bourgeois, etc.  ; enfin, par sa créativité langagière, il est l’égal de Joyce et Faulkner. Cette empathie prend en compte sans réelle distance critique toutes les élucubrations de la posture célinienne. La conclusion n’est donc pas surprenante : « L’écrivain qui commença par dévaster la littérature finit ainsi par lui rendre hommage, et l’admiration grandissante que notre époque éprouve pour lui s’adresse aussi bien à celui qui défricha le champ de l’écriture moderne qu’au plus grand styliste depuis Proust »37.

4. Geneviève Idt, Roger Laufer, Fran- cis Montcoffe, Littératures et langages.

Les genres et les thèmes. Le roman, le récit non romanesque, le cinéma, Paris, Nathan, 1975.

Ce manuel s’inscrit dans un mouve- ment qui vise à réformer les approches scolaires traditionnelles (celle du Lagarde et Michard par exemple).

Les auteurs font preuve d’une grande ouverture aux apports des sciences sociales, de la nouvelle critique, pro- posent des genres qui ne sont pas considérés comme littéraires, etc.

L’ouvrage se veut résolument nova-

teur, et il est d’autant plus intéressant de noter que s’il est bien fait men- tion d’une « obsession paranoïaque » dans laquelle Céline sombrerait, mais après la publication du Voyage – ce qui en exempte le roman, la teneur et sur- tout l’objet de cette paranoïa ne sont aucunement explicités, alors que la violence de l’expression et le renou- vellement de l’écriture romanesque sont soulignés. L’approche reste donc plutôt orthodoxe de ce point de vue.

5. Bernard Lalande, Voyage au bout de la nuit, Céline, Paris, Hatier, collec- tion Profil d’une œuvre, 1991.

Cette publication en 1991 montre que l’œuvre de Céline a acquis une audience suffisante dans le cadre sco- laire, pour qu’il soit rentable de lui consacrer un Profil. L’auteur après un commentaire sans concession sur le positionnement politique et le racisme de Céline en vient à cette conclusion :

« Fort heureusement, l’artiste Céline qui a écrit de grands romans avant et après la Seconde Guerre mondiale était d’une autre trempe, et même d’un autre bord  »38. On peut retenir ici la séparation explicite de l’homme et de l’artiste, le second s’opposant même au premier. C’est la ligne de défense de tous les commentateurs qui cherchent à réhabiliter l’œuvre en l’immunisant autant que possible de son contexte.

6. Charles Ammirati, Brigitte Le- febvre & Christine Marcandier-Colard, Littérature française Paris, PUF, 1998.

Un chapitre du livre39 s’intitule Louis- Ferdinand Céline (1894-1961) : la poésie du verbe. Deux phrases sont embléma- tiques : « Décapante, elle [son œuvre]

reste d’une haute poésie par un recours unique à une certaine forme d’oralité musicale » et « Son analyse de la so- ciété en fait un témoin irremplaçable de son époque  »40. Ajoutons que l’extrait proposé aux élèves pour une explica- tion de texte a été titré « Sublime Mol- ly  ». L’ensemble des pistes du corrigé repose uniquement sur la cohérence interne de l’extrait et globalement de l’œuvre, et le commentaire s’immerge totalement et sans distance dans le point de vue du personnage-narrateur Bardamu. L’émotion tant valorisée par Céline trouve ici une expression exem- plaire, en reprenant le stéréotype de la prostituée au grand cœur ; le passage s’inscrit sans peine dans la tradition des procédés du pathétique, et le nouveau consiste alors essentiellement dans

«  l’effet de voix-peuple  ». Cependant, Meizoz a très bien mis en évidence tout ce qu’il doit chez Céline à la fabrication consciente d’une posture exhibant une appartenance à un peuple contrefait, instrumentalisé, envers caricaturé et opposé à la décadence des élites so- ciales et intellectuelles41. Or, rien n’est

34. La notice sur Céline a été rédigée par B. Vercier (pp. 368-383).

35. On trouve également cette mention dans un autre manuel : « Alors que Drieu La Rochelle et Brasillach continuent plus de trente ans après la Libération, de souffrir de l’opprobre jeté sur leur œuvre, du fait de leur « conciliation » avec l’occupant, Céline qui fut sans doute le plus « délirant » de tous, a gagné une place essentielle dans notre histoire littéraire contemporaine  » et  : «  La violence de l’auteur, son immense refus de la bêtise, sa dénonciation vitupérante de toutes les horreurs dont l’homme est coupable et victime, sa hargne contre les institutions imbéciles, ses fureurs, sa haine, et ses rancœurs se traduisent en effet en une langue torrentueuse qui fait trembler la syntaxe et provoque le néologisme » (Bernard Lecherbonnier, Textes français et histoire littéraire, Paris, Nathan 1985, p. 124).

36. Op. cit., p. 757.

37. Op. cit., p. 383. Certes, en 1970, il était moins aisé qu’aujourd’hui de les mettre en évidence (on peut toutefois mentionner la clairvoyance de Queneau). Mais, pour ne prendre qu’un exemple, une affirmation de Céline à propos de son travail sur le style, aurait pu malgré tout inviter le commentateur à une certaine circonspection  : « Tous ces livres […] résultat d’un travail acharné (“cinq cents pages imprimées font quatre-vingt mille pages à la main”, présentent une étourdissante liberté de composition » (ibid., p. 381).

38. Op. cit., p. 22.

39. Rédigé par C. Ammirati. Relevons que la brève présentation contient des approximations (diplôme de médecin obtenu avant 1914, blessure en 1915). On peut lire également que « Sa dérive antisémite et pro- nazie lui vaut des persécutions après la guerre » (p. 530). C’est pour le moins une étrange conception de l’action de la justice.

40. Op. cit., pp. 530-531.

41. Jérôme Meizoz, Un « style franc grossier » : parole et posture chez L.-F. Céline in Michael. Einfalt et Joseph Jurt, Le Texte et le contexte. Analyses du champ littéraire français (XIXe et XXe siècle), Berlin Verlag et Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2002.

(7)

Revue pluRidisciplinaiRe de la Fondation pouR la mémoiRe de la dépoRtation

indiqué dans le commentaire pour en donner ne serait-ce qu’une idée et une telle clôture du texte s’inscrit parfai- tement dans la logique historique de l’autonomisation du champ littéraire.

7. Mariel Morize-Toussaint, Hélène Coste, Sylvie Legendre-Torcolacci, Germaine Morize, Marie Nguyen, Valé- rie Raby, Français 3e, Parcours métho- diques, Paris, Hachette, 2001.

C’est le seul exemple dans notre corpus de manuel s’adressant à des élèves du collège. L’extrait du Voyage n’est pas contextualisé, il est sim- plement le support d’activités de compréhension, d’interprétation, de grammaire, d’argumentation et d’expression écrite. Il est un exemple d’extrait abordé selon une perspective essentiellement autotélique.

Une qUestion de styLe

À la suite de ce bref survol de quelques manuels, il apparaît de ma- nière évidente que si l’engagement politique de Céline n’est pas occulté, l’œuvre reste toutefois intégrable dans le canon scolaire – et ceci par la vertu du style. Or le style a aussi son histoire.

Tout au long des XIXe et XXe siècles, il se conçoit comme un écart par rap- port à la langue commune ; il devient signe de reconnaissance d’une litté- rarité et signature42, la personnalité de l’auteur s’affirmant par son style : la redondance chez Péguy, la phrase

complexe de Proust, l’usage du point de suspension chez Céline, surtout à partir de Mort à crédit, etc. C’est un des paradigmes de l’autonomisation.

La conclusion logique amène à soute- nir qu’écrire littérairement exige l’in- vention d’un autre idiome : la langue littéraire. Dans cette certaine configu- ration idéologique, style et littérature, de manière spéculaire, se servent l’un l’autre d’argument d’autorité, et dans ce cadre, la position de chaque auteur dans le champ littéraire passe néces- sairement par une doctrine et un ima- ginaire. Céline construit l’essentiel de sa posture sur une fantasmatique du style. Comme le montre Meizoz, elle lui permet de se portraiturer en do- miné persécuté par une bourgeoisie enjuivée indissociable d’une culture scolaire méprisée. Et précisément le métadiscours qu’il construit à propos du style n’est possible qu’en fonction de ce qu’il stigmatise comme un style de lycée  : «  Le ‘‘français’’ de lycée, le ‘‘français’’ décanté, français filtré, dépouillé, français figé, français frotté (modernisé naturaliste), le français de muffle, le français montaigne, racine, français juif à bachots, français d’Ana- tole l’enjuivé, le français goncourt, le français dégueulasse d’élégance, moulé, oriental, onctueux, glissant comme la merde, c’est l’épitaphe même de la race française. C’est le chinois du mandarin. Pas plus besoin d’émotion véritable au chinois manda-

rin, que pour s’exprimer en français

‘‘lycée’’...  »43. Ainsi, pour Céline, le style lié de manière consubstantielle à l’émotion s’inscrit dans un vitalisme raciste contre l’expression compas- sée, juive, décadente, dégénérée, livresque, lycéenne «  l’épitaphe de la race française ». On notera que l’écart se mesure en réaction à un style ré- puté scolaire, mais largement imagi- naire.

Or, Wolf soutient l’argument sui- vant : « La langue nationale est l’équi- valent linguistique du contrat social.

De même que le contrat social fonde la communauté politique, le contrat de langue sous-jacent à l’hypothèse d’une langue nationale fonde la com- munauté linguistique. En France le processus qui instaure la constitution d’une démocratie dans l’espace de l’État-nation conduit en même temps à l’imposition d’une langue commune et à l’uniformisation linguistique sur le territoire national  »44.  C’est donc le contrat social qui est visé en pro- fondeur par Céline. L’attaque contre la langue commune par le style n’est pas dissociable de son idéologie anti- démocratique. Pourtant, malgré tous

ses excès, l’aura et la sanctification littéraires sont telles que son œuvre a pu se faire une place dans le canon scolaire (rappelons la présence quasi systématique du Voyage au bout de la nuit dans les anthologies traitant du thème de la Première Guerre mon- diale). Ce phénomène a été possible grâce à l’autonomisation du champ et à la valorisation d’une esthétique découplée de l’éthique  : oui les pro- pos de Céline sont pour le moins dou- teux, mais fort heureusement ils sont l’expression d’un styliste de génie.

Ainsi, si l’on se place sur le plan de la configuration du champ littéraire, la contestation de son pouvoir sym- bolique n’émane pas tant d’un auteur qui, apôtre d’une mystique du style, renforce puissamment, à sa façon, l’idéologie de ce champ. Un rejet bien plus radical se lit dans les œuvres des témoins qui questionnent l’esthétisa- tion de la violence politique, quand elle privilégie la recherche de l’effet litté- raire sur l’authenticité de l’attestation du fait45. Il n’est donc pas question de récuser la littérarité de l’œuvre de Cé- line qui est bien plus grande que celle d’Hyvernaud ou d’autres témoins46.

Le romantisme de la crasse et les indulgences littéraires

42. La stylistique littéraire accorde un rôle essentiel à la notion d’écart ; elle se heurte toutefois au problème insoluble de la définition d’une norme, une «  base neutre  » à partir de laquelle pourrait se produire la perceptibilité esthétique du littéraire. Schaeffer en tire la conclusion que le contraste entre des « éléments marqués » et un « soubassement non marqué » induit de fait la promotion d’une esthétique « maniériste » qui privilégie les marques les plus ostentatoires (Jean-Marie Schaeffer, in Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer, J.-M. (Dir.), Nouveau Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil / Essais, 1995.

43. Meizoz, op.cit., p. 200. La référence de la citation renvoie à Louis-Ferdinand Céline, Bagatelles pour un massacre, Paris, Denoël, 1937, p. 167.

44. Elle prolonge ainsi les travaux de Renée Balibar, en particulier Les Français fictifs, EME, 2007 [1974].

Cf. Nelly Wolf, « Pour une sociologie des styles littéraires », in Philippe. Baudorre, Dominique Rabaté et Dominique Viart, Littérature et sociologie, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2007, p. 84.

45. Cf. Charlotte Lacoste, Séductions du bourreau, négation des victimes, Paris, Presses universitaires de France, 2010 ; Lacoste, 2011, op. cit. ; Detue, 2011 et 2015, op. cit. ; Védrines, 2017, op. cit.

46. Aux œuvres d’Améry et Antelme déjà citées, on peut ajouter celles de Charlotte Delbo Auschwitz et après, T. 1, Aucun de nous ne reviendra, 1970, T. 2, Une connaissance inutile, 1970, T. 3, Mesure de nos jours, 1971, Paris, Éditions de Minuit  ; Primo Levi, Si c’est un homme (Martine Schruoffeneger, trad.), Paris, Julliard, Pocket n° 3117, 1987 ; et pour la Première Guerre mondiale Louis Barthas, Les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918. Paris : La Découverte poche, 2003 ; Paul Lintier, Le Tube 1233, Paris, Librairie Plon, 1917 ; André Pézard, Nous autres à Vauquois. Nancy : Presses universitaires de Nancy, 1992 [1918] ; sans oublier l’ouvrage critique essentiel de Jean Norton Cru, Témoins : essai d’analyse et de critique des souvenirs des combattants édités en français de 1915 à 1928, préface et postface de Frédéric Rousseau, Presses Universitaires de Nancy, 2006, [1929].

(8)

Dans le partage du sensible47, le cor- pus célinien s’est trouvé davantage en adéquation avec les possibles lit- téraires de son époque, et c’est pour- quoi sa réception se présente comme un symptôme particulièrement éclai- rant de l’état de la littérature au XXe et XXIsiècles – du moins en France et de ce que l’on a bien pu entendre par là dans cet espace historique.

poUr concLUre

La recension des quelques ma- nuels mentionnés ci-dessus quoique très sommaire pose cependant la question de l’attention accordée au contexte historique des œuvres. La focalisation de manière quasi exclu- sive sur la dimension esthétique à bien des égards formaliste induit un modèle de lecture pour lequel la vé- rification de l’attestation n’est pas un critère de valeur dans l’appréciation d’un texte. Mon propos ne consiste pas pour autant à critiquer de ma- nière surplombante ces ouvrages et encore moins la pratique des ensei- gnants, mais à apporter quelques éléments de réflexion sur l’ensei- gnement de la littérature scolaire – de rendre étrange ce qui est perçu bien souvent comme une évidence,

par exemple une littérarité atempo- relle qu’il est possible de définir par un style qualifié de littéraire, ce qui relève d’un raisonnement tautolo- gique48. Aujourd’hui encore l’ensei- gnement littéraire dans le secon- daire est tributaire du divorce au XIXe entre les Belles Lettres et l’Histoire appelée à devenir science sociale.

Or, Jablonka soutient que « L’histoire est moins un contenu qu’une dé- marche, un effort pour comprendre, une pensée de la preuve. Si les Mé- moires d’outre-tombe et Si c’est un homme sont plus historiques que les romans de cape et d’épée, ce n’est pas parce qu’ils parlent de Napoléon ou d’Auschwitz  ; c’est parce qu’ils produisent du raisonnement histo- rique  »49.  Mais encore faut-il préci- ser que ce raisonnement historique est fortement contraint par le genre du texte dans lequel il s’insère : il ne peut être le même dans un roman même en partie autobiographique comme celui de Céline et un témoi- gnage comme celui de Lintier ou Genevoix. Dès lors, la discussion sur la meilleure façon de traiter les évé- nements historiques (par la fictiona- lisation avec Céline ou par le factuel avec les témoignages, risque fort de tourner en rond et de rester stérile,

si elle n’est pas accompagnée d’une prise en compte de ce que Vernant appelle les registres de véridicité50.

Certes, l’enseignement littéraire n’est pas imperméable aux violences politiques qui ont bouleversé les socié- tés du XXe siècle, mais il s’y confronte avec sa logique institutionnelle propre en procédant à des choix dans les pro- grammes, dans les corpus, en favo- risant une certaine herméneutique.

S’interroger sur la raison de ces choix amène donc à considérer la littérarité valorisée dans les prescriptions non pas comme un état de fait intemporel relevant uniquement de l’esthétique, mais comme un produit de l’histoire,

objet d’une lutte idéologique. C’est mettre l’accent sur la construction sociale de la littérature enseignée.

Et, peut-être le moment est-il venu de s’émanciper d’une certaine dévo- tion littéraire, ce qui permettrait dans les classes de littérature de rendre audibles d’autres voix, celles en par- ticulier de ces auteurs qui par leurs témoignages contribuent de manière essentielle à une réflexion sur les liens de l’esthétique avec la connais- sance. Il ne s’agit donc pas tant de dé- fendre l’étude d’Hyvernaud à la place de Céline, mais pourquoi pas à côté, en contrepoint – et au besoin comme un antidote.

47. Cette expression est empruntée à Jacques Rancière qui la définit ainsi : « système d’évidences qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives […]. Le partage du sensible fait voir qui peut avoir part au commun en fonction de ce qu’il fait, du temps et de l’espace dans lesquels cette activité s’exerce », in Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique Editions, 2000, p. 12.

48. Etrange au sens de Ginsburg (2001), c’est-à-dire en provoquant une défamiliarisation qui, prenant un sens profondément historique et philosophique, transforme l’évidence en objet de réflexion. Cf. Carlo Ginsburg, A distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001.

49. Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014, p. 11.

50. Cf. Denis Vernant, Discours et vérité. Analyses pragmatique, dialogique et praxéologique de la véridicité, Paris, Vrin, 2009. Vernant indique par exemple trois registres de véridicité : scientifique, artistique, politique.

Il s’oppose à l’idée que l’on puisse apporter une réponse simple et unique à la question de la vérité  : position « correspondantiste » qui considère « les “faits” comme des données directement accessibles dans une perspective naïvement réaliste  […] Qui pourra croire que les procédures de vérification sont les mêmes pour le physicien, le chimiste, le biologiste, l’économiste, le politicien, le juriste, le médecin, le plombier, la cuisinière, etc. ? Les modalités de recherche et d’établissement de la vérité constituent des procédures dialogiques et intersubjectives qui dépendent des champs considérés et des types de problèmes rencontrés. Il importe donc de tenir compte de la spécificité des registres de véridicité » (p. 216).

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