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Division morale du travail et recompositions du sens de l’enfermement en Centre éducatif fermé

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Division morale du travail et recompositions du sens de l'enfermement en Centre éducatif fermé

FRAUENFELDER, Arnaud, NADA, Eva Alice, BUGNON, Géraldine

Abstract

Sur la base d'une enquête réalisée dans un CEF de Suisse romande, cet article éclaire le rôle des transformations récentes du champ d'intervention professionnelle dans le processus de recomposition du sens de l'enfermement. À partir de l'analyse des « rivalités » de territoires opposant groupes installés, éducateurs et maîtres socio-professionnels, et nouveaux entrants, agents de détention et corps médical, cet article vise à montrer que la nouvelle économie morale de l'enfermement s'explique moins par les mutations de l'« esprit » des lois pénales que par l'augmentation des rapports d'interdépendance et de concurrence entre les groupes concernés qui s'accompagnent d'une légitimation « savante » du cadre contenant.

FRAUENFELDER, Arnaud, NADA, Eva Alice, BUGNON, Géraldine. Division morale du travail et recompositions du sens de l'enfermement en Centre éducatif fermé. Déviance et société , 2015, vol. 39, no. 4, p. 477-500

DOI : 10.3917/ds.394.0477

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:156154

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DIVISION MORALE DU TRAVAIL ET RECOMPOSITIONS DU SENS DE L’ENFERMEMENT EN CENTRE ÉDUCATIF FERMÉ

Arnaud Frauenfelder, Éva Nada, Géraldine Bugnon

Médecine & Hygiène | « Déviance et Société » 2015/4 Vol. 39 | pages 477 à 500

ISSN 0378-7931

DOI 10.3917/ds.394.0477

Article disponible en ligne à l'adresse :

--- https://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2015-4-page-477.htm ---

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Depuis les années 2000, les Centres éducatifs fermés font l’objet en Suisse, comme dans d’autres pays d’Europe, de dynamiques réformatrices d’apparence contradictoire. D’une part, la diffusion et légitimité croissante des Droits de l’enfant contraint ces institutions à « humaniser » le traitement des jeunes détenus tout en les reconnaissant comme sujets de droit ; d’autre part, la montée des préoccupations sécuritaires en Europe entraîne un ren- forcement des aménagements architecturaux sécuritaires et un durcissement des sanc- tions disciplinaires. Le souci d’offrir une prise en charge appropriée des mineurs en déten- tion, par des formes d’encadrement « pluridisciplinaire » et orientées autour de la promo- tion d’un régime de droits communs en détention (Sallée, 2012), se situe au cœur de cette réforme pénale questionnant le sens même de l’institution carcérale : une institution désor- mais soucieuse de devenir encore plus « humaine » tout en demeurant un espace de priva- tion de liberté parfois renforcé (Chantraine, 2006 ; Fernandez, 2013 ; Bouagga, 2013).

Ces changements s’inscrivent dans le cadre des transformations de la justice pénale des mineurs. Elles viennent ébranler un modèle « protectionnel » de justice en vigueur en Europe à la fin du XIXe siècle, basé sur une conception de l’enfant comme être « en devenir »1.

1 Dans la plupart des pays européens, la mise en place de juridictions spécialisées, où officient des juges des enfants, appliquent le droit suivant l’impératif du « meilleur intérêt de l’enfant » visant à réhabiliter le mineur et à assurer

Division morale du travail et recompositions du sens de l’enfermement en Centre éducatif fermé

Arnaud Frauenfelder Professeur de sociologie Haute école de travail social de Genève

Eva Nada Doctorante en sociologie

Université de Neuchâtel et Haute école de travail social à Genève Géraldine Bugnon Post doctorante en sociologie

Centre romand de recherche en criminologie de Neuchâtel (CRRC)

Sur la base d’une enquête réalisée dans un CEF de Suisse romande, cet article éclaire le rôle des transformations ré- centes du champ d’intervention professionnelle dans le pro- cessus de recomposition du sens de l’enfermement. À partir de l’analyse des « rivalités » de territoires opposant groupes installés, éducateurs et maîtres socio-professionnels, et nou- veaux entrants, agents de détention et corps médical, cet article vise à montrer que la nouvelle économie morale de l’enfermement s’explique moins par les mutations de l’« esprit » des lois pénales que par l’augmentation des rap- ports d’interdépendance et de concurrence entre les groupes concernés qui s’accompagnent d’une légitimation « savante » du cadre contenant.

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Or, depuis la fin du XXe siècle, on assiste en Europe à la promotion des impératifs de puni- tion et de sanction s’incarnant, avec une intensité variable selon les contextes nationaux, dans la notion de « responsabilisation » des mineurs délinquants (Bailleau, Cartuyvels, 2007). Parallèlement, et de manière paradoxale ou pas 2, cette dynamique va de pair avec la montée en puissance, dans les conventions internationales, de nouvelles représenta- tions de l’enfant comme sujet de droit (Milburn, 2009), où dans la procédure pénale, on lui reconnaîtra progressivement le droit d’être auditionné, d’être assisté d’un avocat ou de faire recours. En Suisse, la justice pénale des mineurs est également traversée par ces ten- dances. Si la visée éducative, héritage du « modèle protectionnel » que l’on retrouve dans le code pénal suisse adopté en 1937, est réaffirmée avec force dans le nouveau droit pénal des mineurs adopté en 2003, il n’en demeure pas moins que les deux formes de privation de liberté – mesure de protection en milieu fermé et peine en établissement de détention – sont toutefois nettement plus sévères que le droit précédent (Zermatten, 2008, 96). Si les réaménagements des cadres législatifs et normatifs de la justice pénale des mineurs ont d’ores et déjà été bien étudiés (Queloz, Bütikofer Repond, 2002), la mise en œuvre concrète de ces réformes ainsi que les ambivalences qui en découlent, notamment sur le terrain de l’intervention en milieu fermé, demeurent moins documentées. Cet article entend contri- buer à ce vaste chantier de recherches (Mucchielli, 2005 ; Chantraine, Sallée, 2013) en restituant certains résultats d’une enquête sociologique réalisée dans un centre éducatif fermé (CEF) de Suisse romande entre 2011 et 2013 (Frauenfelder et al., 2013).

Nous avons déjà pu montrer certaines ambiguïtés produites par cette réforme – qui enjoint notamment l’institution à « s’ouvrir sur l’extérieur » – dans le rapport que ce CEF entretient avec le monde externe (Frauenfelder et al., 2015), revisitant l’ambivalence bien connue de l’enfermement carcéral dans nos sociétés démocratiques (Combessie, 1994).

Cet article entend se pencher sur un autre aspect central de la réforme pénale engagée : le rôle joué par les transformations du champ d’intervention professionnelle, qui se carac- térise par une division sociale et morale du travail d’encadrement, sur la recomposition du sens même de l’enfermement (« ce qu’enfermer des mineurs veut dire »). Plutôt qu’ana- lyser les déplacements des référentiels cognitifs, normatifs et moraux de l’institution à partir des mutations de l’« esprit » des lois ou des controverses dans le champ politico- médiatique, nous entendons davantage éclairer l’institution et les transformations axio- logiques et normatives qui la traversent « par le bas »3, c’est-à-dire à partir des luttes sym- boliques engagées par ceux qui concrètement, au quotidien, font cette institution. Cette perspective nous semble d’autant plus heuristique dans un domaine où les controverses professionnelles « internes » demeurent, partiellement tout au moins, déconnectées des controverses publiques « externes » (Chantraine et al., 2011 ; Lenzi, Milburn, 2015). La

son intégration dans la société. En définitive, la justice des mineurs se distingue au cours du XXe siècle de la jus- tice pénale pour adultes en ce qu’elle place la visée éducative comme prioritaire par rapport à la visée punitive.

2 Le mouvement tendant à reconnaître les droits de l’enfant induira l’exigence du respect de ses devoirs : Tel est le message désenchanté que la justice des mineurs adresse à l’enfant : loin d’être à l’abri dans son droit individuel, il découvre que la loi l’oblige vis-à-vis des autres, comme elle oblige les autres à son égard. (…) L’enfant entre dans le monde de l’entendement mutuel […] où il va être comptable de ses actes vis-à-vis d’autrui autant que les autres à son égard (Garapon, Salas, 1995, 42-43).

3 Poursuivant les travaux pionniers de Michael Lipsky (1983) plaidant pour un renouveau des études sur l’État à travers la prise en compte des pratiques concrètes de ses agents subalternes.

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dynamique de recomposition du sens de l’enfermement, dont il s’agira de mettre en lu- mière les caractéristiques et les ressorts, ne relève pas d’un plan concerté pas plus qu’elle ne découle mécaniquement de la nécessité systémique de quelque structure abstraite.

Selon une conception à la fois relationnelle et structurelle du social, nous voulons mon- trer que cette construction est le produit de luttes dans le champ et autour du champ [d’intervention professionnelle] visant à redéfinir son périmètre, les missions et les priorités de l’action publique (Wacquant, 2012, 253). Au cours de notre enquête, nous avons pu voir combien la signification conférée à l’enfermement des mineurs était étroitement dépen- dante des formes de coexistence nouvelles nouées et expérimentées au quotidien entre pro- fessionnels dans des rapports à la fois de complémentarité, mais aussi de concurrence, de délégation du sale boulot (Hugues, 1997 [1971]) et de résistances. Autrement dit, nous entendons éclairer 4 les formes de (re)composition du sens de l’enfermement pénal à partir des transformations du champ d’intervention professionnelle saisies dans la matérialité des pratiques engagées, du « jeu » des acteurs professionnels et des justifications ou raisons d’être (Gaspar, 2012) que ces derniers confèrent à leurs pratiques entre les quatre murs du CEF investigué. Nous reprenons ici, à notre compte, cette notion de champ d’inter- vention professionnelle synthétisée par Mauger (2012, 282)5. Heuristique pour appréhen- der l’analyse sociologique d’une configuration sociale de pratiques partiellement hétéro- nomes, ce concept est caractérisé par les propriétés suivantes : la concurrence entre « répa- rateurs » 6 dotés de ressources pratiques et théoriques spécifiques qui partagent la croyance dans la possibilité de trouver une solution pratique au problème qu’ils prennent en charge ; des rapports de force entre « réparateurs » qui dépendent à la fois de la concurrence entre leur disciplines savantes de référence et entre leurs techniques réparatrices; des rapports de force entre « réparateurs » qui varient de la compétition ouverte (avec ses stratégies de distinction, d’autonomisation, de disqualification) à la coopération (avec ses stratégies de délégation, de domination, de contrôle) 7.

Face à l’augmentation des rapports d’interdépendance et de concurrence noués entre professionnels œuvrant dans les quatre murs du CEF investigué, nous verrons comment une certaine économie morale parvient à s’imposer sur l’attitude à tenir à l’égard des jeunes détenus définissant une sorte d’appréhension collective de la détention « appropriée » et ce « qu’il convient de faire » auquel chacun est tenu implicitement de se conformer. Cette économie se manifeste à travers une certaine appréhension du « bon » travail en milieu fermé où prédomine le souci d’être « dans la relation » avec le jeune et des « vertus » –faire réfléchir, responsabiliser, rendre disponible à la relation – que ce cadre « contenant » mobilisé

4 Sur la base d’une démarche d’analyse située au croisement d’une sociologie du travail (Avril et al., 2010) et d’une sociologie de l’institution (Lagroye, Offerlé, 2010).

5 En référence à une enquête menée par Stanislas Morel (2010) revisitant le concept bourdieusien désormais clas- sique de « champ » à la lumière des task areas d’Andrew Abbott (1988).

6 C’est à partir de l’analyse des relations de service proposée par Goffman (1968) que s’est propagée, dans les sciences sociales, la notion de « réparation ». L’usage sociologique du terme « réparateur » dans le cadre d’un « ser- vice » plus ou moins « personnalisé » permet de montrer comment cette notion, qui, dans le sens commun, fait référence à la mécanique et, plus largement, à des actions matérielles, est utilisée parfois par les professionnels rencontrés dans une perspective clinique.

7 Mauger (2012, 282) mentionne une quatrième propriété au « champ d’intervention professionnelle » : l’existence de fournisseurs de « clients » potentiels qui délèguent leur prise en charge à des « réparateurs ». Incarnée par la fonction du juge des mineurs, cette relation de délégation ne sera pas interrogée dans notre démonstration.

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de manière appropriée peut induire auprès de jeunes en terme de modifications d’atti- tude, du rapport à soi et aux autres. Nous verrons aussi que toutes et tous ne disposent pas des mêmes moyens – positions professionnelles, capital culturel – pour s’y ajuster avec le même sentiment de légitimité. Le concept d’économie morale peut se définir selon Fassin et al. (2013, 23) comme la production, la circulation et l’appropriation des valeurs et affects dans un espace social donné. Elles caractérisent donc, pour un moment histo- rique particulier et un monde social spécifique, la manière dont est constituée une ques- tion de société à travers des jugements et des sentiments qui définissent ainsi progressive- ment une sorte de sens commun et d’appréhension collective du problème. Dans notre cas, la question de société définie et « traitée » par les professionnels rencontrés dans le CEF enquêté, est celle de la gestion quotidienne de l’enfermement des jeunes. C’est bien face à ce fait social, le fait de devoir encadrer des jeunes placés par la justice pénale dans une institution carcérale, qu’ils réagissent en tant qu’agents professionnels en mobilisant des jugements et des sentiments divers. Autrement dit, les valeurs, normes et affects mobili- sés par les professionnels dans leurs interventions portent moins sur le bien-fondé de la décision de justice (n’ayant pas prise sur celle-ci) que sur la « bonne » manière d’encadrer et de prendre en charge le(s) mineur(s) concerné(s)8.

Cette contribution est essentiellement basée sur un corpus empirique constitué de sources orales 9 – 21 entretiens individuels qualitatifs semi-directifs10 réalisés auprès de différents professionnels11, 4 entretiens en groupe ( focus group 12) – et comprend trois parties.

Premièrement, il s’agira de préciser certains éléments du contexte – relatif aux cadres matériels, institutionnels – dans lequel cette ouverture à la « pluridisciplinarité » est située et trouve certaines conditions sociales de possibilité. Nous montrerons notamment com- bien le développement du secteur observation et la diminution des temps d’encellulement participent d’un projet d’émancipation d’une vision très carcérale de l’institution en vigueur jusque-là.

Inscrite dans des cadres matériels et soutenus par des directives externes, nous enten- dons, deuxièmement, montrer combien cette préoccupation d’émancipation du carcéral est produite également par le processus même de division sociale du travail faisant suite à l’arrivée de nouveaux venus, le corps médical, les enseignants et les agents de détention.

Si auparavant « chacun faisait un peu de tout » selon le point de vue des éducateurs et maîtres professionnels, groupes professionnels occupant les lieux depuis l’origine, nous décrirons les controverses induites par le processus de différenciation des rôles qui engage

8 Alors que les débats contemporains sur la sanction carcérale et son utilité sont largement dominés par la question du sens de la peine et de sa justesse, la notion d’économie morale de l’enfermement nous semble toutefois plus appropriée que celle d’économie morale de la peine. En effet, dans le CEF étudié, à part quelques rares mandats d’exécution de peine, la grande majorité des jeunes détenus n’ont pas encore été jugés, et sont donc placés en milieu fermé en détention préventive ou en mandats d’observation.

9 Le travail d’enquête a également permis la récolte de sources écrites – dossiers de jeunes (fiches de suivi à usage interne), concepts et protocoles d’intervention institutionnels, articles de quotidiens, débats parlementaires et textes législatifs – qui ne sont quasiment pas mobilisés ici.

10 La durée des entretiens pouvait varier entre 1 h 30 à 2 heures selon les cas.

11 Cinq maîtres socio-professionnels (MSP), neuf éducateurs, deux agents de détention, un médecin, un infirmier et un enseignant, trois membres de la direction.

12 Respectivement : un focus group des membres de la direction, un auprès des membres du service médical, un auprès du personnel du secteur observation et un auprès des MSP.

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une division technique, mais aussi morale du travail : le travail exercé par certains groupes professionnels ne bénéficie en effet pas forcément de la même reconnaissance ni considé- ration que celui exercé par d’autres groupes. À partir de là, nous montrerons les rivalités qui opposent éducateurs et membres du corps médical autour du souci commun d’être dans la relation. Cette préoccupation renvoie d’abord aux techniques mobilisées par les professionnels dans lesquelles la parole et les entretiens divers ont pris une place impor- tante, instaurant ainsi une forme de « gouvernement par la parole » déjà mis en lumière dans d’autres dispositifs de prise en charge des mineurs délinquants (Bugnon, 2014). Plus fondamentalement, ce souci d’être dans la relation porte en creux la trace des remises en cause du pouvoir tutélaire des centres éducatifs fermés depuis les années 1960-1970 (Heller, 2012) tout en s’inscrivant dans un mouvement plus général de transformation du

« gouvernement » des populations : Dans des sociétés qui valorisent l’autonomie et l’éman- cipation individuelle, tant pour des raisons morales que pour des raisons économiques (…), nombre d’agents institutionnels sont amenés à « travailler avec » plutôt qu’à « travailler sur », ou tout au moins à travailler « sur » en travaillant « avec » (Coutant, 2012, 210). Puis, autre face d’une même médaille, nous décrirons d’une part, les stratégies de délégation du « sale boulot », que représente le travail de maintien de l’ordre interne, aux agents de détention et la résistance de ces derniers à ce type de travail révélant en creux la vision dominante d’une conception adoucie de l’enfermement. D’autre part, nous verrons com- ment cette nouvelle conception de la relation éducative et thérapeutique contribue à délé- gitimer le savoir-faire des groupes installés (MSP, « anciens » éducateurs).

Enfin, troisièmement, nous montrerons comment ces luttes symboliques contribuent, par le bas, à recomposer le sens de l’enfermement implicitement partagé. Nous évoque- rons alors le rôle joué par des catégories savantes ou pratiques – la contenance, l’aide contrainte – mises en circulation dans certaines présentations officielles ou discours d’experts, et dont le succès tient sans doute au fait qu’elles sont à la fois mobilisatrices et fédératrices tout en autorisant des formes d’appropriation professionnelle différenciées.

Un CEF soucieux de s’émanciper du « carcéral » : détotalisation et pluridisciplinarité

Le CEF étudié 13 présente la particularité d’être destiné à des séjours de courte durée, ne dépassant généralement pas trois mois. Trois autres établissements analogues existent en Suisse, alors que les onze autres établissements d’éducation fermés situés sur le terri- toire sont réservés à des séjours de moyenne ou de longue durée, de 10-12 mois à 3-4 ans (OFJ, 2013, 6-7)14. Un peu à l’image des maisons d’arrêt pour mineurs, le CEF investigué, d’une capacité de 30 places environ, recueille le « tout-venant des tribunaux », avant et par- fois après jugement, et se trouve dès lors au nœud des contradictions entre l’injonction à

13 Pour préserver l’anonymat du terrain d’enquête et des personnes interviewées, nous sommes contraints d’« invi- sibiliser » le canton concerné. Dans cette même logique, les noms figurant dans les verbatim cités sont fictifs et le terme générique de CEF utilisé pour désigner l’établissement concerné.

14 Sur les 180 établissements d’éducation reconnus par l’Office fédéral de la justice, seuls 15 disposent d’une section fermée (soit 8%).

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l’humanisation 15, et la gestion sécuritaire des flux (Bouagga, 2013, 12). Mis au service du travail d’instruction (détention provisoire) et d’observation (expertise réalisée au service de la décision judiciaire), le CEF englobe toutefois un ensemble d’interventions profession- nelles dont la fonction ne se réduit pas simplement à celle d’auxiliaire de justice. Cette autonomie relative a été partiellement renforcée depuis les années 2000 par le mouve- ment de recomposition du champ d’intervention professionnelle placée sous l’égide de la

« pluridisciplinarité » et s’inscrivant dans un processus plus général de « détotalisation » (Rostaing, 2009) de l’institution-prison. Censée répondre alors à la critique de la « désocia- lisation » induite par l’enfermement16, cette promotion de la pluridisciplinarité – une carac- téristique exigée désormais par le nouveau cadre législatif national adopté17 et faisant par- tie du concordat romand des institutions de détention pour mineurs (2005) – va ouvrir un espace à des formes d’encadrement diverses convoquant des cadres cognitifs, moraux mais aussi des pratiques d’encadrement (Serre, 2009), partiellement tributaires de l’hétérogé- néité des corps professionnels impliqués et questionnant à nouveau frais le sens même conféré à l’enfermement des mineurs.

Référentiel potentiellement mobilisateur, la « pluridisciplinarité » est placée au cœur des politiques d’« innovation » engagées dans les interventions sociales contemporaines et tra- verse fortement l’institution d’enfermement pour mineurs que nous avons étudiée, de même que certains des cadres législatifs qui la sous-tendent. Historiquement, ce référentiel semble apparaître dans les métiers de l’action sociale et sanitaire déjà à partir des années 1970.

En France, à cette période, on va assister dans le domaine du travail social à « la dénoncia- tion de la fragmentation des interventions », à la critique récurrente de la multiplication des services et des types d’intervenants qui se chevauchent sans nécessairement se complé- ter (Castel, 1998, 36). Des réflexions analogues sont menées en Suisse romande visant à réfléchir sur les problèmes posés par la division du travail dans les professions sociales et les professions de la santé (Fragnière, Vuille, 1982, avant-propos). Depuis lors, de nouvelles catégories de pensée et d’action publiques feront progressivement leur apparition. Les poli- tiques promues se doivent d’être désormais transversales et partenariales (Castel, 1998 ; Tabin et al., 2010 ; Frauenfelder, Mottet, 2012), de même que le travail social devient un tra- vail nécessairement pensé (ou voulu) comme étant en réseau (Libois, Loser, 2010) : autant de mots fédérateurs et mobilisateurs qui caractérisent désormais le langage de l’innovation contemporaine dans le domaine des métiers de l’intervention sociale, éducative et sani- taire, en milieu « ouvert » ou « fermé ». Or, telle les deux faces de Janus, cette « culture » de la pluri/interdisciplinarité renferme une réalité hautement ambivalente. Porteuse à la fois de nouveaux défis, d’expériences de potentiels décloisonnements « professionnels » et

15 Cette injonction d’humanisation renvoie aux standards juridiques nationaux et internationaux caractérisant le

« régime de droit commun » des mineurs en détention, souvent partagé sur le plan des valeurs éthiques et d’un idéal moral par les professionnels rencontrés. Certaines manifestations normatives et réglementaires de cet idéal moral – compte tenu des moyens humains disponibles – peuvent parfois susciter des réserves ce qui fait que l’humani- sation est vécue aussi parfois comme une « injonction ».

16 Ce processus de détotalisation entend répondre à la critique de la « désocialisation » alimentée, notamment, par l’enquête de Goffman (1968) sur l’hôpital psychiatrique. L’auteur montre comment les « institutions totales » consti- tuent dans nos sociétés modernes des espaces clos, coupés de l’extérieur et visant à tenir la population recluse éloignée du reste de la société.

17 Le droit pénal des mineurs (Dpmin) (2007) stipule que les mineurs en détention avant jugement doivent bénéfi- cier d’une « prise en charge appropriée » (art. 6, al. 2, 2e phrase).

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d’enrichissements, elle est le théâtre également de contradictions et de tensions, décou- lant de la diversité des acteurs professionnels en (co)présence, comme en témoignent certains enquêtés sur le ton de l’évidence :

Dans cette même institution interviennent la culture des gardiens, la culture des édu- cateurs, la culture des médecins, ces confrontations-là génèrent des tensions, génèrent des difficultés à gérer, génèrent des conflits (Frédéric18, 45-50 ans, membre de la direc- tion, diplôme de travail social, a travaillé comme assistant social, arrivé au CEF en 2005).

Si les transformations du champ d’intervention professionnelle vont contribuer largement – comme nous essayerons de le montrer infra – au travail de recomposition de l’« esprit » de la prise en charge des mineurs engagée au sein du CEF concerné, cette nouvelle vision de l’en- fermement caractérisée par une préoccupation d’émancipation du « carcéral » est également tributaire des « cadres » institutionnels, matériels et juridiques dans laquelle elle s’inscrit.

En premier lieu, on peut mentionner que le CEF étudié a connu un réaménagement spatial caractérisé par le rapatriement du « secteur observation » sur le même site que le

« secteur de détention préventive »19. Particulier à l’histoire de l’établissement concerné, ce nouvel agencement, initié par la direction de l’époque révélant la marge de manœuvre dont bénéficient généralement les responsables d’établissements d’éducation fermés (Heller, 2012), est vécu par de nombreux professionnels comme une opportunité pour développer de nouveaux modes d’intervention socioéducative :

Auparavant, c’était très cloisonné, il y avait la prison et la mesure d’observation qui était à l’extérieur. [Le directeur arrivé au début des années 2000] a développé cette mesure d’observation à l’intérieur (…), et les éducateurs ont eu un rôle diffé- rent, plus ouvert (…). Pour nous autres éducateurs, ça donnait un aspect intéressant, pouvoir s’ouvrir sur l’extérieur ! (Anne-Françoise, membre de la direction, 50-55 ans, formation d’infirmière en soins psychiatriques, a travaillé dans le handicap mental, arrivée au CEF en 1993).

Signe de cet engouement en faveur de l’observation, certains professionnels ayant débuté en détention préventive, demandent à changer de secteur :

J’ai commencé en préventive en 2005. Au bout de quelques années, j’ai fait la demande pour travailler en observation […] J’avais envie de faire un autre travail avec les jeunes. Pour moi, la préventive, c’est plus du travail où on fait face à des situations

18 Afin d’éviter les répétitions inutiles, dans la suite du texte, lorsque les propos d’un même enquêté sont mention- nés, seul le prénom fictif figure.

19 Le CEF est défini comme « un centre éducatif de détention et d’observation pour mineurs » (Règlement du centre éducatif de détention et d’observation, 3 novembre 2004, F 1 50.24.). Si le juge peut recourir à une diversité de motifs de placement, sanction disciplinaire, révocation du sursis, dans la pratique, la plupart des mineurs peuvent être placés, au maximum une semaine dans le cadre d’une « détention préventive » et au maximum trois mois dans une « mesure d’observation ». Toutefois, le contenu du mandat diffère : alors que la détention préventive a pour fonc- tion de maintenir le mineur « à disposition de la justice » en évitant les risques de fuite ou de collusion, la mesure d’observation est une intervention de crise, ordonnée pour « statuer sur la mesure de protection ou la peine à pro- noncer » via une « enquête » approfondie sur la situation personnelle du mineur (Art. 9 DpMin, 2003).

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extrêmes, tandis qu’en observation on peut mettre en place des projets, on rencontre les assistants sociaux, voilà, la démarche m’intéressait (Marianne, éducatrice, 40-45 ans, licence en psychologie, a travaillé dans le handicap mental, arrivée au CEF en 2005).

En deuxième lieu, cette forme de réinvestissement symbolique et humain autour du sec- teur observation est concomitante de la diminution des temps d’encellulement. En phase avec de nouveaux standards juridiques internationaux, ce processus relève d’une dyna- mique plus générale présente dans d’autres centres éducatifs fermés. Dans le cas précis, cette volonté de diminuer les temps d’encellulement sera relayée par les autorités locales de la juridiction des mineurs au moyen d’une directive à destination des professionnels du CEF les enjoignant à sortir les jeunes des cellules au minimum huit heures par jour.

Fort de ces processus matériels, institutionnels et réglementaires, l’acte d’enfermement sera investi de nouvelles significations, comme le laissent entendre certains enquêtés.

On a remarqué que depuis 2008, il y a eu mille recommandations […]. On a senti un vent de… Moins de répression, moins de punition, de carcéral et tout ça (Julie, édu- catrice, 30-35 ans, diplôme de travail social, premier emploi, arrivée au CEF en 2005).

Facilitant l’accès des mineurs à un régime de droit commun en milieu fermé, plus proche de la vie sociale à l’extérieur de l’institution, cette forme de décloisonnement interne de l’institution, n’ira pas sans modifier l’image que les employés de l’institution s’en font.

Division morale du travail et luttes symboliques

Inscrit dans des cadres matériels et institutionnels, nous allons voir maintenant com- ment ce souci d’émancipation du carcéral se produit également dans et par le processus même de division sociale du travail faisant suite à l’arrivée de nouveaux venus, corps médi- cal et agents de détention. Espace de pratiques d’encadrement traditionnellement occupé par les maîtres socio-professionnels et les éducateurs depuis sa création en 1964, le CEF étudié sera investi, à partir des années 2000, par des agents de détention (en 2002) ainsi que par des professionnels du médical (en 2005).

Or, l’arrivée de ces nouveaux acteurs professionnels venant de l’extérieur va produire un déplacement de l’axiomatique dominante du champ local d’intervention professionnelle reconfigurant en profondeur le sens de l’enfermement. Le projet d’humanisation de l’ins- titution porte avec lui le souci de marquer ses distances à l’égard d’une image plus carcé- rale conférée à l’institution jusque-là. Au-delà du caractère réducteur des oppositions sym- boliques mises désormais en circulation entre collaborateurs du CEF, il est indéniable que les transformations du champ d’intervention depuis les années 2000 se solderont donc par une augmentation considérable de la division sociale du travail engagée entre les profes- sionnels impliqués. Répondant au mandat spécifique de gestion de l’ordre interne et du maintien de la discipline, l’arrivée des agents de détention en 2002, dont la présence nou- velle va de pair avec un renforcement sécuritaire des aménagements architecturaux mis en place, va entraîner une logique de recomposition du travail d’encadrement engagé par les groupes « installés » et de leur territoire. À cet égard, contrairement au corps médical,

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aux MSP et au corps enseignant disposant chacun de leur propre espace de travail délimité par des aménagements intérieurs spécifiques, notons que les éducateurs et les agents de détention ont pour point commun de partager le même espace de travail, c’est-à-dire l’espace carcéral dans son ensemble.

Parmi les premiers concernés, les éducateurs pourront désormais se concentrer autour des tâches d’accompagnement et d’écoute, et déléguer la fonction de contrôle et de surveil- lance aux agents de détention, alors qu’une forme de « socialisation comportementale » sera déléguée aux maîtres socio-professionnels (MSP). De l’autre côté, l’arrivée du corps médical en 2005 n’ira pas sans incarner, de manière prototypique, le projet d’humanisa- tion de l’institution remis au goût du jour par la défense d’un régime de droit commun en détention.

Les transformations de la morphologie sociale du champ d’intervention concerné ne sont pas sans conséquence sur la dynamique de recomposition du sens de l’enfermement.

Ainsi c’est à travers le « jeu » des acteurs professionnels concernés et leurs manières de justifier leur présence que ce sens se construit socialement, comme nous allons le voir. Plu- tôt que de décrire les réactions de l’ensemble des groupes professionnels concernés par cette réforme pénale, nous avons fait le choix de nous limiter aux témoignages de ceux dont la position occupée dans la nouvelle configuration locale est révélatrice de manière exemplaire 20 des enjeux normatifs et moraux qui traversent ce champ et viennent modifier son économie symbolique. Ainsi on exposera dans un premier temps les luttes de concur- rence (Bourdieu, 1978) entre corps médical et éducateurs autour d’une nouvelle concep- tion dominante de la « bonne » prise en charge, pour ensuite documenter la réception du

« sale boulot » que cette nouvelle vision humanisante délègue aux agents de détention, dont la présence nouvelle, sans doute en phase symboliquement avec un cadre sécuritaire renforcé des aménagements architecturaux, demeure néanmoins quantitativement minori- taire par rapport aux autres groupes professionnels représentés 21.

Corps médical et éducateurs :

un souci partagé de vouloir être « dans la relation »

Les premières actions entreprises par le personnel soignant à son arrivée en 2005 dans le CEF concerné sont emblématiques de la mission d’humanisation que le corps médical cherche à incarner symboliquement en milieu fermé, notamment vis-à-vis de l’extérieur.

Constatant les manquements de certaines infrastructures d’hébergement du CEF, les membres du corps médical vont s’atteler à les porter à l’attention publique afin d’amélio- rer les conditions de détentions des jeunes détenus qui leur paraissent ici inacceptables.

Très rapidement quand je suis arrivé ici… J’y ai été un peu, un peu fort peut-être, mais c’est vrai qu’il y a une cellule 17, qui est le cachot. Et j’ai constaté qu’en plein hiver,

20 Nous concentrerons notre analyse sur les rapports entre le corps médical, le corps éducatif, les agents de détention et les MSP car ils présentent une certaine profondeur historique et révèlent de manière exemplaire ces reconfi- gurations, là où le corps enseignant arrivé dans le CEF fin 2010 est, au moment de notre enquête, encore un peu en retrait de ces enjeux de concurrence.

21 Les agents de détention sont les moins nombreux, alors que les éducateurs représentent la catégorie occupant déjà le terrain et qui est la plus représentée parmi l’ensemble des employés du CEF, suivie des MSP.

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cette cellule n’était pas chauffée… La direction m’avait alors assuré qu’elle règlerait le problème (…), mais ça n’a pas été le cas… Donc très rapidement j’ai envoyé direc- tement une lettre à la commission des visiteurs [de prison] en accord avec mon chef (Philippe, personnel médical, 50-55 ans, formation d’infirmier en psychiatrie, a tra- vaillé en pédopsychiatrie, arrivé au CEF en 2006).

Fort de ces revendications humanistes, le personnel médical cherchera alors à investir le milieu carcéral à travers des logiques singulières. Si avant 2005, le corps médical ne dis- posait pas de bureau à l’intérieur du CEF et intervenait alors ponctuellement lors d’exper- tises psychiatriques externes, désormais, il fait bel et bien partie du personnel 22 œuvrant dans cette institution au quotidien, en phase avec la conception désormais pluridiscipli- naire de la prise en charge préconisée. À l’interne, l’action entreprise par ce nouvel acteur semble engager une réforme comprenant deux volets. C’est à la fois la diffusion à l’interne de nouvelles catégories de perception des publics concernés qui est entreprise, mais aussi les possibilités d’une prise en charge d’un public « souffrant » en milieu carcéral qui sont expérimentées.

Pour nous, notre vision, notre représentation c’est de dire que l’acte délinquant c’est un symptôme de quelque chose et ce n’est pas une fin en soi… Pour nous, c’est vraiment le symptôme d’un trouble sous-jacent. Nous on se dit «ils ne sont pas délin- quants, ce sont des jeunes en difficulté» c’est comme ça qu’on essaie de se les représen- ter même parfois quand ils ont commis des actes effectivement graves ce qui heureuse- ment n’est pas le plus fréquent (Grégoire, membre de la direction médicale, 35-40 ans, études de médecine, formation et expériences professionnelles en psychiatrie péni- tentiaire, arrivé au CEF en 2006).

Ici je suis plus vécu comme « le bon » auquel on a envie de parler, de se confier, des fois on peut même dire « je viens vous voir pour éviter d’être en cellule ». Je dis : « pas de problème », il y a toujours quelque chose à discuter, à parler. Ou des fois ce que j’appelle la bobologie c’est un petit truc et il veut rester une demi-heure à discuter d’autre chose ! Donc c’est important que j’aie cette place-là, et c’est une place assez unique… je leur donne aussi la confidentialité des entretiens, tout ce qui est dit ici est sous couvert du secret médical, reste confidentiel. Et ça fait partie de leur droit de venir voir l’équipe médicale. Je suis à disposition quand ils ont un coup de cafard, de stress… et ils sont assez preneurs… à l’intérieur. J’ai rarement des problèmes avec les jeunes… ils savent, ça doit se dire entre eux, qu’ils peuvent compter sur moi, faire appel à moi, si je viens c’est plutôt pour aider (Philippe).

Influencé par cette nouvelle donne, à la fois concrète et symbolique, le personnel éduca- tif sera implicitement incité par les rapports de domination symbolique entre « réparateurs », liés à la concurrence entre leurs disciplines savantes de référence 23 et aux différences du

22 Le « service médical » – travaillant dans le CEF mais rattaché à un autre ministère que les autres employés du CEF – est composé de médecins-psychiatres, de psychologues, d’un médecin généraliste, d’un infirmier et d’un secrétariat.

23 N’ayant guère le même statut que le psychiatre engagé, l’infirmier peut s’appuyer sur cette légitimité médicale et les effets qu’elle induit, alors que les éducateurs ne disposent pas des mêmes supports de légitimation de leur prise de position.

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capital culturel détenu, à recomposer son intervention autour des « missions d’écoute » et

« d’accompagnement » des jeunes. Ces référentiels semblent rentrer en résonance étroite avec son ethos professionnel, tout en déléguant, non sans heurts parfois, les tâches de sur- veillance et de contrôle aux agents de détention. Ainsi « pouvoir rentrer en matière » avec le jeune, pouvoir trouver un jeune « disponible à la relation », représentent les épreuves critiques auxquelles les éducateurs sont confrontés, légitimant ou non le sens conféré à leur intervention.

On essaie quand même de voir un petit peu s’ils [les jeunes] sont prêts. C’est clair que si on sent qu’il n’y a aucune possibilité de rentrer en matière, on va plutôt passer par la voie médicale, les psys, et on va essayer de faire un travail. Mais quand on sent que c’est de notre ressort, qu’il existe encore des possibilités, que c’est conflictuel, mais qu’il y a encore quelque chose, qu’il suffit d’un médiateur pour faire quelque chose, nous, on tente (Anissa, éducatrice, 25-30 ans, diplôme travail social, premier emploi, arrivée au CEF en 2011).

Tant pour les éducateurs que le corps médical, psychiatres et personnel soignant, l’enjeu commun consiste donc à tenter de se « démarquer » et de mettre à distance en quelque sorte l’indignité sociale de certaines pratiques de surveillance et de discipline. Pour le dire autre- ment, si d’un point de vue phénoménologique le geste du personnel médical n’est pas celui du geste éducatif, s’ils mobilisent parfois des étiologies concurrentes au sujet « des pro- blèmes des jeunes », ils se retrouvent généralement dans une mission d’humanisation de la détention orientée autour d’un travail d’écoute et d’accompagnement. Cette préoccu- pation commune est aussi une manière de décloisonner l’institution et de faire accéder le jeune à un « régime de droit commun » en milieu fermé et de réactiver certaines disposi- tions critiques envers l’enfermement acquises dans le cadre de leur formation et expérience professionnelle au principe de la conviction que la détention comporte un « risque de déso- cialisation » pouvant renforcer l’« identité délinquante » des jeunes concernés. L’importance commune conférée par ces deux corps professionnels au fait d’« être dans la relation », et qui explique l’existence même de petites rivalités en la matière, ne se manifeste jamais aussi bien dans la critique croisée d’instrumentalisation de la relation par la médicalisa- tion adressée parfois au corps médical par les éducateurs ou de réduction de la relation à la définition du cadre que le corps médical adresse aux éducateurs.

On est les « bons » du médical, moi je trouve la blouse blanche, on a le bon objet, contrairement aux éducateurs qui posent le cadre (Philippe).

Ce qui est plus compliqué, c’est quand le traitement est clairement l’enjeu d’une relation avec le thérapeute. Où vraiment le mineur va voir le médecin pour obtenir le traitement. Que le médecin va administrer un traitement minime, avec plus l’idée de pouvoir faire venir le jeune dans le bureau, après. C’est peut-être là que c’est plus compliqué pour nous (Noémie, membre de la direction, 35-40 ans, licence en droit puis en sciences de l’éducation, premier emploi, arrivée au CEF en 2000).

Autrement dit, la préoccupation commune autour des conditions d’humanisation, réac- tivée par les actions et réactions des uns et des autres, est au principe de transformations

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de l’axiomatique du champ d’intervention professionnel. Or, cette préoccupation com- mune semble renforcée par un certain brouillage du vocabulaire en usage entre corps médical et éducatif, où les référentiels cognitifs du soin sont aisément appropriables et mobilisables par des acteurs professionnels extérieurs au monde médical stricto sensu. Il est bien possible, en effet, que la référence au soin, plus large et plus vague que les notions de thérapie ou de traitement d’une maladie, soit un moyen d’élargir le spectre des prises en charge possibles, en les débarrassant d’un souci de distinction stricte entre maladie et santé.

Le soin donne l’illusion aux différents acteurs qu’ils font la même chose, qu’ils ont les mêmes valeurs, que les médecins et le psychologue, mais aussi l’éducateur, et même, dans une certaine mesure, le juge, prennent soin de celui dont ils ont la charge (Doron, 2011, 92)24. Émancipée du langage strictement médical, l’idée de soin reste toutefois marquée de manière sous-jacente par son empreinte. Si bien que les éducateurs semblent occuper une posi- tion symboliquement moins avantageuse que les membres du personnel médical dans cette lutte de concurrence orientée autour du monopole de définition légitime de la « bonne » prise en charge ajustée aux besoins des usagers, dynamique bien perçue dans les propos de l’infirmier susmentionné. En même temps, les éducateurs sont le corps professionnel qui demeure, quantitativement parlant, le plus représenté parmi l’ensemble des profes- sionnels œuvrant dans l’institution. Si le sens de l’enfermement, les modes d’intervention préconisés et les formes de thématisation discursive des publics sont redéfinis, ces trans- formations se donnent également à voir en miroir dans la réception que les agents de déten- tion se font du travail qui leur est conféré mais aussi dans des manières originales dont ils s’approprient leur fonction.

Éducateurs versus agents de détention :

délégation et résistance devant le « sale boulot »

En contraste avec la critique adressée par l’infirmier lors de son arrivée dans l’institu- tion en 2005, les agents de détention vont déplorer combien l’institution concernée dé- roge – par tout un ensemble de routines et d’habitudes mises en œuvre quotidiennement par ses employés – à certaines règles jugées élémentaires de sécurité pour une « prison pour jeunes ».

Au début en fait, ce qui m’a frappée, et mes collègues [les deux agents de déten- tion] avaient aussi de la peine, c’était la sécurité. Parce que nous, c’est normal, c’est notre profession, nous on voit tout ce qui peut être un danger, les règles ne sont pas suivies. Ça, c’est un peu difficile au début. Les portes qui restent ouvertes, les clés qui s’oublient, c’est vrai que ça nous choque, parce qu’on sait qu’on est dans une prison, malgré tout… pour jeunes. Alors là, la sécurité compte avant tout (Sandra, agente de détention, 50-55 ans, apprentissage employée de commerce, a travaillé dans secré- tariat petite entreprise, expériences en milieu carcéral de plusieurs années, arrivée au CEF en 2005).

24 Peut-être derrière ce mouvement de recomposition de la psychiatrie publique, soucieuse de sortir de la délimita- tion pathologique de sa mission, qui se veut plus proche des gens, on aurait à faire moins à une psychiatrisation du social qu’à une sanitarisation de la psychiatrie, comme le soutien D. Fassin (2004, 35).

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Or, tout en soulignant l’importance du respect de certaines consignes de sécurité consubstantielles à ce type d’établissement, manière sans doute aussi de justifier à soi et à autrui combien leur présence est « nécessaire » et de répondre au mandat qui leur est confié, les agents de détention estiment aussi que certaines des demandes d’intervention qui leur sont adressées, par les éducateurs en premier chef, ne sont pas toujours justi- fiées. En effet, ils peuvent, certes parfois, reprocher aux éducateurs de « ne pas assez » faire appel à eux, mais aussi de « trop » faire appel à eux dans les circonstances qui leur semblent incongrues où la sécurité des uns et des autres n’est guère mise à mal, comme le laisse entendre Sandra :

[Souvent les éducateurs] demandent au gardien d’intervenir. Alors c’est rare qu’ils disent «D’urgence» mais ça peut arriver, très vite, venez vite ! Des fois ils nous disent de venir très vite et le jeune est dans sa cellule. Ça c’est très beau aussi, et eux ils sont derrière la porte. Alors dans ces cas-là, je leur dis que ce n’est pas la peine de nous faire venir en urgence, parce que ça risque rien, il ne faut pas ouvrir la porte, c’est tout. Parce qu’on les entend, les jeunes, ils tapent, et voilà. Des fois ils devraient nous dire dépêchez-vous, et puis ils ne nous le disent pas (Sandra).

Or, du point de vue des éducateurs, cette appréciation de la nécessité ou non d’appeler le

« gardien » n’est guère évidente. Par effet de ricochet, elle vient parfois alimenter certaines divergences entre éducateurs, dont les points de vue varient, notamment, selon l’ancien- neté de leur présence. Apparemment, ceux qui étaient déjà dans les murs du CEF avant l’arrivée des agents de détention et pour qui l’exercice d’une fonction de surveillance et de contrôle faisait partie de l’ethos professionnel, se trouvent parfois en désaccord avec des éducateurs arrivés plus récemment qui ont appris à déléguer, tant il ne s’agit guère de

« faire la wonder woman » :

À midi, à l’heure du repas, il y a un gardien qui dit « vous avez les félicitations du gardien, toi tu fonctionnes bien, tu nous appelles quand il le faut » et là, j’étais avec l’éducatrice qui était montée pour m’aider. Elle dit « oui, mais quand même, des fois, on n’a pas besoin de vous, c’est pas tous les jours », puis j’ai dit « moi, quand je sens que j’ai besoin, je les appelle peu importe les commentaires ou quoi, ça ne veut pas dire que je suis faible ou... je ne suis pas là pour faire le Wonder Woman… » (Felicia, auxiliaire-éducatrice, 45-50 ans, diplôme de chimiste, réorientation professionnelle dans le social et période de chômage, arrivée CEF au en 2008).

Ces témoignages révèlent combien le processus de délégation des tâches de surveillance et de contrôle aux agents de détention faisant suite à la nouvelle division sociale du travail d’encadrement des jeunes ne se manifeste pas sans contrariétés, et ceci tant du point de vue des éducateurs que des agents de détention. Pour les éducateurs qui étaient dans les murs avant l’arrivée des « gardiens », cette délégation ne va pas toujours de soi tant elle remet en cause des prérogatives et des tâches qu’ils avaient pris l’habitude d’endosser, et qu’ils expriment non sans une certaine dose de nostalgie, selon laquelle on savait davan- tage « les tenir », ou se « faire respecter » auparavant :

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Quand vous prenez un Didier, un Laurent, justement, l’autre jour on discutait avec eux, parce que Laurent il a bientôt fini, « À l’époque vous n’aviez pas besoin de gardiens, vous arriviez à vous faire respecter ». Et Laurent fait « C’était une autre époque ! » (rires). Mais il y a quelque chose qui s’est lâché à un moment donné, je ne sais pas (Fabrizio, agent de détention, 45-50 ans, apprentissage de mécanicien, a tra- vaillé dans milieu carcéral pour majeurs, arrivé au CEF en 2006).

Au contraire, pour les « nouveaux » éducateurs, arrivés dans l’institution après les agents de détention, cette délégation fait partie du contexte général d’intervention tenu pour allant de soi, elle permet aux éducateurs de se concentrer sur les tâches « nobles » de leur métier en phase avec les nouvelles conceptions de ce que éduquer veut dire (Delay, Frauenfelder, 2013). Si les agents de détention n’ont pas toujours l’impression que le motif de la demande des « éducs » est pleinement justifié, nos observations montrent aussi l’existence de controverses portant sur les « manières » mêmes d’exercer la surveillance, certains éducateurs leurs reprochant parfois de trop empiéter sur leur « territoire », surtout lorsqu’ils se trouvent en situation de coprésence.

C’est difficile, surtout à l’heure du repas. Si un jeune commence à parler, le gardien qui le remet à sa place et puis le jeune, il dit «mais t’es qui toi ? T’es un éducateur ou…

mais tu es là, tu as envie de lui dire tais-toi, fais ton boulot et sécurise-nous, c’est tout, mais cherche pas les tensions» des fois y en a, ce genre de conflits (Felicia).

Si les éducateurs semblent soucieux de sauvegarder leur prérogative professionnelle, dans certaines situations, ils peuvent laisser les agents de détention « dépasser largement leur rôle », reconnaissant même parfois les bienfaits de leurs initiatives.

[Ce week-end], « on a fait un match de foot… Il y a [un agent de détention] qui entraîne à l’extérieur une équipe de jeunes… et qui est venu sur le terrain et qui a commencé à nous régler. Je ne sais plus qui a commencé à driller un peu les jeunes en disant «mais tu vois, tu ne peux pas jouer comme ci, comme ça… », moi je ne suis pas du tout outillée pour ça, je sais que le foot ça se joue avec un ballon mais ça s’arrête là. Alors [l’agent de détention] était là au bord du terrain, simplement, même pas derrière les grillages, il s’est mis à l’intérieur… puis il donnait les consignes

«attend… regarde derrière… machin va marquer ! ». Voilà c’est quelque chose, initia- lement pas forcément son rôle mais, […] ils ont joué trois quarts d’heure en tout cas, c’était génial ! (Focus group éducateurs secteur observation).

Or, ce type de contre-exemple semble davantage confirmer la règle. Si l’éducatrice valo- rise ici l’initiative de l’agent de détention, c’est d’abord parce qu’elle ne se sent pas com- pétente pour animer une activité sportive. Par ailleurs, l’« inversion des rôles » se fait de manière tout à fait informelle lors d’une activité codée comme étant avant tout « récréa- tive » et non pas « éducative ». C’est donc parce qu’elle ne se sent pas mise en danger sur son territoire d’action qu’elle trouve tout à fait légitime l’initiative du gardien d’inter- venir auprès des jeunes à travers des gestes qui semblent dépasser largement le strict maintien d’ordre.

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Ceci étant dit, il est indéniable qu’une grande partie du travail effectué par les gardiens intègre de fait une dimension relationnelle aux pratiques de surveillance. La maîtrise de certaines compétences communicationnelles semble par exemple inhérente lors de fouilles au corps, moment particulièrement délicat :

Moi j’ai des jeunes filles ici, quand je faisais leurs retours, parce qu’il y a une cer- taine intimité qui se crée, parce qu’elles sont obligées de se déshabiller devant moi, c’est gênant pour elles, en pleine adolescence. Mais le fait que ça crée un lien, elles se sentent à l’aise, et au bout d’un moment, des fois, elles me disent des choses qu’elles ne diraient pas à un éducateur, parce qu’elles se sentaient en confiance. À dire « Tu n’iras pas dire ! » Elles avaient besoin d’en parler. Plus vous les écoutez, plus ils vont avoir confiance. Mais il ne faut surtout pas trahir, c’est ça aussi. Et puis leur expli- quer qu’ils sont normaux, il ne faut pas les rabaisser non plus. Faut pas les infanti- liser non plus, parce qu’ils sont dans l’adolescence, ils se cherchent en plus. C’est un âge tellement difficile, je ne sais pas si vous vous rappelez quand vous y étiez, mais franchement ! (rires) (Sandra).

Lorsque les jeunes arrivent au CEF et sont fouillés, ou alors lorsqu’il faut les remonter en cellule car ils ont enfreint le règlement, les tensions peuvent être particulièrement vives. Ce qui nécessitaient, de fait, de la part des agents de détention certaines compé- tences d’écoute pour les apaiser et contenir a minima la violence inhérente à l’univers carcéral. Dans ces circonstances, le professionnel concerné se retrouve dans une situa- tion contradictoire. Il fait régner l’ordre, mais il accomplit parfois sa mission moins par l’usage de la force que par ses compétences relationnelles.

Quand on le monte, le jeune a besoin de s’exprimer, souvent. Souvent il sent une injustice. Alors il nous raconte. Alors on écoute, mais on ne va jamais donner de juge- ment, jamais, on ne peut pas dire « Ouais, ils ont eu tort » jamais. On ne peut pas se permettre (Fabrizio).

Essentielles et inhérentes au métier d’agent de détention (Lechien, 2001), ces compé- tences le sont sans doute d’autant plus dans une prison pour mineurs où l’usage de la force n’a pas la même légitimité que dans les espaces de détention pour adultes, comme le laisse entendre Fabrizio : Alors qu’ici les jeunes il faut les maîtriser, il faut pas leur faire de mal, il ne faut pas se permettre ce qu’ils se permettent [dans la prison pour majeurs]. Sans que cette compétence relationnelle leur soit ouvertement reconnue ou perçue tant elle est à l’interne mobilisée parfois en dehors du regard des autres groupes professionnels, tout se passe comme si les gardiens luttaient aussi pour conférer à leur mission de sécurisation une conception relativement élargie : communiquer, écouter et négocier doivent permettre de maintenir l’ordre interne et la tranquillité tout en assurant la sécurité collective 25. On peut s’interroger dans quelle mesure ce souci des surveillants de « renouveler » leur métier ne porte pas l’empreinte des « effets de champ » vus supra : une vision moins carcérale

25 Cette logique paraît en phase avec l’idée d’une « sécurité active », qui s’enseigne notamment dans la formation des agents de détention depuis les années 1990 en France (Chauvenet et al., 2008).

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diffusée désormais par le personnel médical, les « nouveaux » éducateurs et les enseignants, ensemble de professionnels proche du pôle pédagogico-thérapeutique avec lesquels ils doivent bien composer au quotidien. En même temps, force est de constater que ces com- pétences relationnelles et communicationnelles engagées par les gardiens ne sont pas toujours reconnues par les éducateurs, par crainte de voir leur territoire d’intervention mis à mal ; ces derniers les renvoient donc à une dimension étroitement sécuritaire de leur métier. L’utilisation de la force et le maintien de l’ordre interne prennent des allures de

« sale boulot », alors qu’ils sont les aspects valorisés du travail des agents de détention dans la prison pour adultes expliquant aussi pourquoi ils évitent d’être affectés au CEF.

De ce fait, la nature du « sale boulot » varie d’un contexte à l’autre. Indices d’un champ d’interventions en profonde recomposition, on voit combien les divisions sociales entre éducateurs et agents de détention relatives à la façon de concevoir le travail d’encadre- ment des jeunes détenus s’accompagnent, presque inévitablement, de formes de division morale du travail opposant une partie « noble » du métier à un travail plus « ingrat ». Ainsi la nouvelle orientation axiologique du champ d’intervention présente en quelque sorte cette propriété particulière de réunir tout en divisant chacun des groupes professionnels autour de valeurs implicites conférées aux pratiques d’encadrement, mais dont les moyens dont ils disposent pour les faire reconnaître demeurent inégalement distribués.

Une nouvelle définition du « bon » travail qui délégitime les groupes installés

Dans cette nouvelle configuration sociale et morale, on constate également combien le désarroi des MSP, groupe installé depuis l’origine dans le CEF concerné, renseigne sur la division sociale du travail engagé. À certains égards, au regard de la distance sociale res- sentie face aux nouveaux référentiels normatifs et moraux préconisés, les attitudes des MSP face à la réforme semblent témoigner de certaines analogies avec celles des « anciens » éducateurs26 et des agents de détention. On a pu montrer ailleurs (Frauenfelder et al., 2015) combien l’esprit d’ouverture symbolisé par la nécessité de l’accès des jeunes à un régime de droits communs en détention se solde par la mise en concurrence entre groupes professionnels autour du type d’activité et d’occupation à favoriser pour tourner le jeune vers l’extérieur, concurrence où les MSP sont mis à mal. Ainsi en va-t-il de la place toujours plus réduite des ateliers manuels, qui malgré leur capacité apparente à recréer un envi- ronnement de travail proche du monde extérieur, sont concurrencés par les autres acti- vités proposées (pédagogiques, thérapeutiques) faisant suite au rétrécissement des temps d’encellulement et aux soucis d’« activer » les jeunes (Solini, Basson, 2012). Le désarroi des MSP résulte donc, d’une part, des déplacements d’une conception « réaliste » du lien avec l’extérieur – insertion dans le monde du travail – au profit d’une conception pédagogico- thérapeutique orientée autour de la fabrique d’un sujet « responsable » capable d’identi- fier ses sources de risques, ses ressources et les situations pouvant conduire à un com- portement délinquant (Quirion, 2012). D’autre part, le désarroi relatif des MSP exprime- t-il également une délégitimation relative de leur savoir-faire en matière d’encadrement

26 Ces différences internes au groupe des « éducs », montre combien certaines tensions entre acteurs par rapport à l’encadrement « qui convient » peuvent aussi se jouer au sein même d’un corps professionnel (Milly, 2004).

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des mineurs (où « apprendre à travailler » relevait d’une véritable « école de la vie » consi- dérée aujourd’hui comme désuète devant une insertion devenue incertaine) face aux nou- velles formes de prise en charge préconisées par les membres du personnel médical et les

« nouveaux » éducateurs occupant des positions désormais plus élevées dans la hiérarchie du CEF en partie conférée par la professionnalisation du métier d’éducateur liée à l’institu- tionnalisation d’études supérieures en travail social et donc de titres scolaires détenus. Cette mobilité collective (Hughes, 1997, 77) récente leur permet de légitimer leurs « manières » de faire, à l’image des références socio-éducatives et thérapeutiques savantes qu’ils convoquent parfois dans leur propos. Au final, c’est leur affinité élective avec une forme d’ethos éduca- tif populaire qui semble desservir les MSP face aux nouvelles conceptions éducatives mobi- lisées par les autres groupes professionnels qui demeurent moins attachés à la recherche d’une conformité extérieure des comportements – « la socialisation comportementale » – qu’à l’intériorisation des normes et la maîtrise de soi.

Vers une recomposition du sens de l’enfermement : entre « contenance » et « aide contrainte »

L’analyse du processus de division du travail engagé durant les années 2000 dans le CEF investigué montre combien ce processus a contribué à reconfigurer les territoires d’inter- vention d’une part et le sens que les professionnels confèrent à l’enfermement, d’autre part.

Cette dynamique de recomposition du sens de l’enfermement est certes produite par ces luttes symboliques et les rapports de force traversant le champ concerné, mais elle se légi- time également autour de certains mots d’ordre, référents plus ou moins savants mis en cir- culation au sein de l’institution, parfois rapportés sur certaines présentations officielles, parfois mentionnés dans les propos de certains membres de la direction ou des profession- nels rencontrés. Or, il ressort que la « contenance » ou encore l’« aide contrainte », repré- sentent les deux référents permettant de légitimer les vertus potentiellement émancipa- trices de l’enfermement dans un contexte de réforme pénale caractérisée par l’humanisa- tion du milieu carcéral conjuguée à l’affermissement sécuritaire de ses infrastructures architecturales.

De nombreux matériaux analysés témoignent de l’importance consacrée au « cadre conte- nant » de la prise en charge et ceci bien souvent dans une rhétorique qui associe « conte- nance » et échanges entre le dedans et le dehors, comme en témoigne cet extrait du concept officiel du CEF :

Si le mur de la prison est un puissant contenant, ce n’est qu’un mur. Or, c’est entre ces murs qu’un véritable travail de réflexion et de mentalisation doit avoir lieu dans un échange permanent entre le dedans et le dehors. Alors, la parenthèse-prison peut devenir un outil éducatif, pédagogique et psychothérapeutique de grande valeur (Direction du CEF, Concept général, 2010, 12-13).

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