C’est avec une troublante accélération que le monde change, que les pouvoirs basculent du bricolage humain vers l’efficacité technique, de la communauté vers l’individu, de la raison vers la séduction. Mais surtout, de l’Occident vers les pays émergents. Nous sommes vieux, ils sont jeunes. Et nous avons perdu le monopole de l’économie du savoir. Nous pouvons regretter cette évolution. Une chose est cepen dant sûre : il faut la regarder en face et lui répondre de ma- nière adéquate. Sans quoi nous nous retrouve- rons marginalisés, négligés par une Histoire im- pitoyable, qui ne se laisse écrire que par ceux qui agissent, qui parlent, qui affirment des va- leurs, des symboles et surtout jouent à leur ma- nière, discrète ou ostensible, le jeu du pouvoir.
Une première manière de réagir se déploie sous nos yeux, un peu partout dans le monde et en Suisse en particulier. C’est le populisme. Au- trement dit, la démocratie de la défiance et du contrôle. On l’a vu à l’œuvre ce week-end.
L’art de tout populisme consiste à sacraliser l’unité du peuple. Puis à faire mine de s’opposer à tout ce qui pourrait lui nuire, les étrangers et les délinquants en particulier (ou, encore plus sym- bolique : les deux réunis dans les mêmes per- sonnes). Pour mieux se mettre en scène dans le rôle de sauveur du peuple, le populisme déploie toute son énergie à agiter le spec tre de la déca- dence et de l’insécurité. Il ne pré sente jamais le monde dans son mélange radical, dans ses sur- prises, ses injustices et ses basculements mas- sifs. Il le place sous la lumière doucereuse d’un idéal de pureté nationale. Avec la promesse que cet idéal, s’il est suf fisamment honoré, l’empor- tera sur les forces obscures et incontrôlables qui mènent le monde.
Prenez l’initiative acceptée ce week-end. On peut y voir une peur profonde des changements en cours. Une réaction contre l’insécurité ressen- tie. Mais il s’agit encore davantage du symptôme d’une crise culturelle. Sous les coups des chan- gements, les masses, comme le relève Pierre Rosanvallon,1 se sont repliées sur elles-mêmes, sans réel projet de société : «aucune énergie ré- volutionnaire ne les projette plus dans l’histoire pour les accorder à une promesse ou à une am- bition». La population est saisie par une sorte de sidération. «Muette, désabusée, déroutée et dégoûtée», elle est en quête éperdue d’une com- préhension. Comme substitut de celle-ci, le po- pulisme lui offre «un théâtre de cruauté», où son égoïsme peut se libérer et tenir lieu de fierté na- tionale. Spectatrice et juge, elle se flatte de dé- noncer les bénéficiaires fraudeurs de son Etat providence, sans voir que les causes du malaise de cet Etat sont avant tout en elle.
Ce week-end, notre pays s’est laissé entraîner dans le piège d’une question accessoire, avec une réponse qui flatte la religion de la pureté mais ne dit rien des grands enjeux du moment.
Elles sont pourtant nombreuses, les questions importantes. Philosophiques, demandant par exemple : de quelle façon hybrider le monde hu- main et celui des technologies, afin que le pre- mier l’emporte sur le second ? Comment proté- ger la personne dans des systèmes de données qui la rendent toujours plus vulnérable ? Ou po- litiques : par quoi répondre à l’émergence de la Chine et de l’Asie, maintenant que l’Occident s’est désindustrialisé et que le monde se désoc- cidentalise ? Ou psychosociales : au moyen de quelle stratégie reprendre le dessus : retrouver l’impression d’être «là où ça se passe» ?
Une autre réaction à la crise actuelle consiste à ne considérer que son aspect économique.
Pour s’adapter, il faudrait déréguler davantage, estiment ses partisans. Ouvrir les frontières commerciales, faire sauter jusqu’au dernier les obstacles financiers.
Oui, sauf que la Suisse se trouve face au danger majeur que son système bancaire, aussi hypertrophié que sous-contrôlé, ne fasse un jour prochain plonger l’ensemble du pays, à la manière de l’Islande ou l’Irlande. Aucun parti ne semble décidé à mettre ce problème à son agenda : on dirait qu’il n’y a d’autre posture pos- sible que d’accepter que le système financier ait tous les avantages du libéralisme sans les in- convénients. Il semble beaucoup plus important, dans notre démocratie de la pureté, d’expulser les petits délinquants étrangers que de prévenir la possible faillite de la Suisse entière (excepté ses ultrariches).
Et les médecins ? Ce sont de drôles de neinsa- gers, avouons-le. Mais pas, mais alors pas du tout, de la veine populiste. Cette affaire de la pure té du peuple les amuse – ou plutôt les in- quiète.
La médecine, c’est la grande aventure de la diversité. C’est à la fois une totale adhésion à la modernité technologique, source d’immenses avancées dans le domaine des soins, de la lutte contre la souffrance, de l’allongement de la vie.
Et une mise en demeure continuelle faite à cette technologie de respecter l’humain, dans sa com- plexité, dans ses différences, dans ses méan- dres qui ne sont pas faits de la même logique effi cace. Plus qu’à un simple encouragement de la technologie, la médecine ressemble à une entreprise de façonnage et de régulation.
Mais ils ne sont pas non plus, les médecins, de la veine économique. Celle qui affirme qu’il faut laisser tomber le social, en rabattre dans le
domaine de la solidarité, sans quoi la bataille mondiale sera perdue face aux pays les moins- disants dans ce domaine. La conviction de la médecine, c’est qu’en aucun cas l’économie ne suffit à faire société.
La seule discussion laissée par les politiques aux médecins est actuellement : réseaux ou pas réseaux ? Quelle valeur du point ? Allez-vous ava- ler la potion des DRG sans aide, ou faudra-t-il vous y contraindre (eh oui : la nutrition forcée, toujours elle) ? Accepterez-vous de vous plier aux injonctions de l’efficience vue par les assu- reurs maladie, ou finirez-vous comme une ré- serve d’Indiens ? Mais non. Tout cela est secon- daire. Ce que nous voulons discuter, c’est : vers quoi diriger la médecine ? Quels contours et prio- rités culturelles lui donner ? Que sera-t-elle en 2020 : une entreprise hyperefficace, une ma- nière d’être ensemble, une compréhension de la diversité ?
Des réseaux ? Oui, bien sûr, c’est important justement pour mieux mettre la technologie au service des personnes. Mais sortons des rêves de contrôle que caressent les assureurs. Il s’agit d’y injecter des intentions et des valeurs. De sa- voir pourquoi on les construit et vers quoi on souhaite qu’ils aillent.
Comme toute activité, mais avec une responsa- bilité particulière, la médecine doit s’adapter au monde qui change. Il lui faut inventer du nouveau.
Mais son évolution ne peut pas se contenter de quelques aspirations marchandes calquées sur le système des entreprises, et surtout prônées par le système qui veut en faire la gestion. Le monde qui l’attendrait, alors, pourrait bien res- sembler à celui de Michel Houellebecq :2 froid, lisse, efficace, cynique, annonçant la fin de l’hu- main, le début de la débandade, le monstrueux qui s’invite dans le quotidien, tranquillement, avec un sourire forcé.
En médecine aussi, le grave serait que «la carte» devienne «plus importante que le territoire»
pour reprendre la vision houellebecquien ne. Que, du malade, les paramètres remplacent la réalité.
Que les normes, les chiffres, les stéréotypes l’emportent sur l’existence souffrante, au point de se substituer à elle. La médecine arriverait alors au bout d’elle-même, ayant épuisé ses res- sources, mais pourtant parfaitement adaptée, en avance sur son temps.
Bertrand Kiefer
Bloc-notes
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Revue Médicale Suisse–
www.revmed.ch–
1er décembre 20101 Rosanvallon P. La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance. Paris : Ed. du Seuil, 2006.
2 Houellebecq M. La carte et le territoire. Paris : Ed Flam- marion, 2010.
Crise culturelle
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