réflexion
1936 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 5 octobre 2011
Au seuil de l’année 2011, la torpeur intel
lectuelle francophone était secouée par la parution, et surtout le succès faramineux, du petit manifeste de Stéphane Hessel, In
dignezvous.1 Trois semaines plus tard, le monde, médusé, assistait à la révolution des jasmins en Tunisie ! Pas de relation de cause à effet, certes, mais une coïncidence qui dépasse le simple hasard : la jeunesse du XXIe siècle, à qui s’adresse Hessel, trou ve ses propres moyens de s’opposer aux abus des puissants de ce monde.
Le succès époustouflant de cette petite brochure de Stéphane Hessel (2 millions d’exemplaires vendus en quelques semai
nes) a d’emblée irrité les bienpensants, surtout ceux qui ont pignon sur rue et qui supportaient mal qu’un vieillard de 94 ans
trouve un pareil écho dans notre société blasée, en particulier auprès de la jeunesse.
Les réactions n’ont donc pas tardé, criti
quant le vieil homme avec une condescen
dance se voulant bienveillante, mais qui masquait mal une méchante jalousie.
Ainsi notre jeune retraité, Pascal Cou
chepin, atil proféré publiquement sur les ondes de la Radio Romande des propos méprisants à l’égard de Stéphane Hessel,2 empreints d’une rigidité toute sénile. Je le cite : «L’indignation, c’est une émotion, c’est un mouvement d’humeur, c’est un cri im
productif,… l’indignation, moi je trouve ça pathétique de la part de ce vieillard. Son indignation est inefficace et improductive».
Et plus loin, répondant au journaliste : «Les valeurs, c’est quelque chose de stérile.»
Com me le relatait le sociologue Bernard Crettaz dans l’Hebdo du 13 janvier : «L’ex
ministre et Hessel se sont ensuite affrontés à l’antenne dans un débat vif, où la cour
toisie de façade fut souvent dépassée par l’envie couchepinienne de réduire Hessel à un tremblotement de bonne conscience gauchiste guidé par une émotion honnie face à la sacrosainte rationalité.»
Que Monsieur Couchepin ne soit plus capable de s’indigner face aux injustices subies par tant d’hommes, de femmes et
d’enfants sur cette planète est bien triste, même si personne ne peut évidemment l’y contraindre. Mais qu’il se soit permis de porter un jugement hautain sur ce grand homme de 94 ans, héros de la résistance au nazisme, évadé des camps de la mort et co
rédacteur, trois ans plus tard, de la Décla
ration Universelle des Droits de l’Homme, est proprement affligeant !
Quelques jours après ces événements, je retrouvais à ma consultation MarieLouise, 85 ans, dont la jeunesse de cœur me fas
cine et me réconforte. MarieLouise, très tôt sans père ni mère, a connu les affres de l’orphelinat. Elle préfère ne plus en parler même si elle lâche parfois de brèves allu
sions témoignant de la souffrance qu’elle y a connue. Tombée amoureuse d’un autre enfant maltraité, MarieLouise a cultivé l’art du bonheur avec vir
tuosité durant toute sa vie, malgré les vents contraires parfois tem pé
tueux. Soixante ans plus tard, elle est toujours aussi amoureuse de Claude, même si ce der nier est malheureu
sement devenu dément. MarieLouise n’a pourtant pas été épargnée par les épreuves de la vie, notamment dans le domaine de la santé. Opérée à maintes reprises, elle est sévèrement handicapée et souffre d’impor
tantes douleurs du lever au coucher. Qu’im
porte, cassée en deux par une colonne ver
tébrale très endommagée, elle fait régu
lièrement ses courses, par tous les temps, un kilomètre aller et retour avec son rolla
tor. Et chaque jour, elle monte, à l’aide du même engin, trouver son amoureux main
tenant admis dans un home (MarieLouise a dû accepter le placement de Claude, la mort dans l’âme, épuisée de s’être occupée de lui jour et nuit). Un trajet de 800 mètres, à la montée, qu’il pleuve ou qu’il neige. Je la vois se faufiler parmi les grosses 4X4 conduisant les enfants à l’école juste en dessous de mon cabinet. Où trouvetelle cette force incroyable ?
Et MarieLouise, toujours souriante, re
mon te le moral de toutes les personnes qu’el le côtoie, y compris des soignants qu’elle rencontre, trop souvent à son goût, lors des multiples hospitalisations des der
nières années. Toujours positive, elle sait admirer la fleur au bord du chemin ou écou
ter le chant d’un oiseau. Elle cultive quoti
diennement la reconnaissance, sait don ner avec générosité et recevoir avec gratitude.
Mais si MarieLouise s’émerveille tous les jours, elle s’indigne aussi très souvent : l’injustice, partout dans le monde, lui de
meure intolérable, ce qu’elle exprime haut et fort. Elle se bat avec la dernière énergie si son mari ou elle en subissent les consé
quences. Lorsqu’elle téléphone à la caisse maladie qui refuse de payer les frais de l’aide familiale, je n’aimerais pas être la jeune employée à l’autre bout du fil, ni son chef à qui elle demande, avec autorité, de par
ler. Où puisetelle cette force ?
Depuis tant d’années que j’ai le privilège d’être son médecin, j’ai compris un des fon
dements de son tempérament : MarieLouise a gardé intactes de son enfance sa capacité d’émerveillement et celle qui lui est intime
ment liée, d’indignation. Ces deux facettes d’un même diamant sont essentielles à l’en
fant : sans la première, qui apparaît dans les tout premiers mois de vie, il ne découvre pas le monde, sans la seconde, qui se ma
nifeste quelques années plus tard, il subit ce même monde. Estce le statut d’orphe
line qui a permis à MarieLouise de conser
ver si fraîches ces deux facultés combien précieuses ? La question est ouverte. Ce qui est certain, c’est que de les avoir gardées bien vivantes lui donne une ouverture d’esprit magnifique. La preuve ? Elle, la Zürichoi se, nous apporte régulièrement des gros cor
nets de Läckerli bâlois !
Dans son pamphlet contre Stéphane Hes
sel, Pascal Couchepin répétait en boucle les mots de «solution concrète», les opposant à l’indignation (en substance, l’indignation de ce pauvre vieillard est inutile, ce qu’il faut, c’est agir). Mais comme nous l’a mal
heureusement démontré notre ministre de la Santé tout au long de son mandat, agir lorsqu’on a perdu sa capacité d’écouter, d’observer, de s’étonner, de s’interroger, de s’émerveiller ou de s’indigner, produit une action vide de sens, pour ne pas dire une action débordante de nonsens !
Dr François Pilet Chemin d’Outé 3, 1896 Vouvry
1 Hessel S. Indignez-vous. Montpellier : Editions Indigè ne, décembre 2010.
2 Radio Suisse Romande La 1ère, La chronique de Pas- cal Couchepin : le temps retrouvé, mardi 4 janvier 2011.
… agir lorsqu’on a perdu sa capacité d’écouter, d’observer, de s’étonner ou de s’indigner, produit une action vide de sens …
Émerveillement et indignation, moteurs de vie, jeunesse du cœur
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