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INTRODUCTION

Présentation générale

Un nouveau mouvement social est né en Argentine en 2001, dans un contexte de crise socio- économique sans précédent dans l’histoire du pays : le mouvement des entreprises récupérées par les travailleurs.

 

La récupération des entreprises s’est développée comme une alternative à leur fermeture : les travailleurs occupent l’entreprise et relancent la production et la vente de produits. Ce mouvement surgit dans un moment historique de luttes sociales où le rapport de forces est favorable aux travailleurs, permettant le développement de pratiques en dehors du cadre déterminé par la loi. Or, la production et la commercialisation des produits ne sont pas durables sans l’obtention d’une autorisation légale. Les travailleurs s’organiseront et développeront diverses stratégies pour leur reconnaissance juridique et politique.

L’ambition de la présente recherche est de comprendre  le processus d’institutionnalisation de ce mouvement en analysant les formes de gestion et d’organisation internes des entreprises récupérées (ER), les réalignements politiques produits à l’intérieur de leurs organisations ainsi que leurs rapports avec les institutions d’État, les syndicats, le péronisme, et autres organisations sociales et politiques.

Naissance du mouvement des entreprises récupérées

En 1991, dans la ville de Paraná, la fabrique de briques et de tuiles en céramique « Coceramic S.A » se déclare en faillite et licencie ses travailleurs. Face à cette situation, les ouvriers occupent l’usine et relancent la production. Un an plus tard, ils négocient leur dette salariale en échange de l’entreprise1. Coceramic S.A sera la première ER. Des phénomènes similaires se produisent ensuite dans diverses régions de l’Argentine. Entre 1992 et 2000, vingt-neuf entreprises furent ainsi récupérées par les travailleurs2.

                                                                                                                         

1 Voir à ce propos le reportage réalisé par « Canal 11 de Paraná » (25/01/2010).

2 Les chiffres des ER correspondent à notre propre recherche quantitative à partir des données recueillies par Lavaca (2004).

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Ces premières récupérations surgissent de manière spontanée lors d’un conflit qui, dans la plupart des cas, commence par un processus de crise de l’entreprise, marqué par la diminution et/ou le non paiement des salaires, la perte des avantages sociaux, les licenciements et finalement, la fermeture de l’entreprise. Face à cette situation, les travailleurs procèdent, dans un premier temps, à l’occupation de l’entreprise. Mais ils n’ont toujours accès ni aux salaires ni aux indemnisations. Cette situation les amène à envisager la relance de la production de manière « autogérée ». En effet, l’autogestion ne répond pas à une définition fixe, mais s’inscrit dans une dynamique permanente qui prend forme dans les pratiques et les rapports quotidiens des travailleurs. Pour caractériser l’autogestion, la plupart des travailleurs mettent en avant deux éléments centraux : la participation de tous les travailleurs à la gestion de l’ER et la distribution des bénéfices selon le temps de travail (et non pas selon le type de travail effectué).

 

Au départ, ces expériences n’ont pas représenté un enjeu social majeur. Elles se déroulaient hors du regard des médias et de l’opinion publique dans un moment d’émergence et d’accentuation des luttes sociales, caractérisé par Cotarelo et Carrera (2004) comme cycle de révolte.

 

Ce cycle commence en décembre 1993, moment où la ville de Santiago del Estero fut paralysée par des révoltes sociales durant lesquelles les manifestants ont occupé l’espace public et ont incendié le siège du gouvernement. Cet événement a marqué un point d’inflexion sur les formes d’organisation et d’action qui deviendront dominantes durant ce cycle. En effet, des actes de révoltes similaires ont eu lieu dans différentes régions du pays durant toute la décennie jusqu’en 2002.

 

Ces luttes se sont déroulées dans un contexte économique sans précédent : le déficit de création d’entreprises privées, par rapport au nombre de disparitions, a été de 48.000 entre 1998 et 2002. Ceci s’est traduit par une suppression de 431.000 emplois (Castillo et al., 2006 : 43). La fermeture des entreprises a impliqué une diminution de la demande de travail, produisant à son tour un important accroissement du nombre de chômeurs, une augmentation de la concurrence entre travailleurs et une précarisation du travail, comme en témoigne la prolifération des emplois informels et du nombre de salariés vivant en dessous du seuil de

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pauvreté3. Dans ce contexte, la récupération des entreprises est apparue aux yeux des travailleurs comme une alternative pour conserver leurs sources de revenu. En 2001, le nombre des ER a doublé et leurs travailleurs ont forgé leurs premières organisations marquant de la sorte la naissance d’un nouvel acteur social : le mouvement des ER, constitué par diverses organisations visant un objectif commun et déployant des formes de lutte et d’organisation qui acquirent une permanence et une continuité dans le temps.

 

Durant cette année, les grèves et les manifestations s’intensifient. En décembre, la population affamée et à bout en vient au pillage collectif des magasins. Le président de la Nation, Fernando de la Rúa, décrète l’État de siège. Mais dans ce pays, la dernière dictature militaire (qui a fait plus de 30.000 victimes) est fortement condamnée par une population qui s’est forgé une forte conscience politique quant à l’importance de la démocratie. Cette déclaration a pour conséquence la mobilisation spontanée de milliers des personnes. Les 19 et le 20 décembre 2001 sont marqués par d’importants combats de rue. Face à cette situation, le gouvernement ordonne une répression qui provoque, selon les déclarations officielles, plus de trente-cinq morts en deux jours. Mais la répression ne fait pas céder la révolte populaire et, le 20 décembre, De la Rúa est poussé à la démission. Trois présidents intérimaires lui succèdent sans parvenir à stabiliser la situation sociale. Après ces démissions répétées, le 2 janvier 2002, le Congrès nomme Eduardo Duhalde pour achever le mandat présidentiel.

 

Les actes de révolte qui ont traversé cette décennie ont été l’embryon d’un processus d’autonomisation qui a trouvé sa forme centrale dans l’action directe. Les groupes piqueteros, les assemblées de quartier et les entreprises récupérées sont devenus les emblèmes de ces luttes. Et, bien que chacun avançait des revendications particulières, tous exprimaient une forte remise en question du « contrôle » des élites gouvernementales et économiques sur leurs destinées. Cette remise en question du contrôle, mais aussi du pouvoir les a menés à adopter des formes d’organisation « horizontales », ce qui impliqua, pour ces mouvements, une organisation régie par des décisions prises en assemblées générales auxquelles tous les membres participaient. Par ce moyen, ils visaient l’autogestion de l’espace (quartier, usine, communauté,…) et de leurs vies.

 

                                                                                                                         

3 En 2002, le taux de chômage était de 24,26 % (Ferreres, 2005 : 466). Durant le premier semestre 2003, 50 % de la population était pauvre, tandis que 27,7 % vivait dans l’indigence (Journal Página 12, 26/03/2004).

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En 2002, quarante nouvelles entreprises sont récupérées par les travailleurs. La réalité sociale de l’Argentine avait été fortement transformée par et dans le cycle de révolte. Les travailleurs des ER ont recueilli une forte empathie sociale. Elles ont réveillé la curiosité de nombreux journalistes, artistes4 et chercheurs. En 2002, il n’était pas rare de lire ou d’écouter des réflexions autour des ER sur l’existence des « ouvriers sans patrons », sur « l’autogestion », sur « l’expropriation » ou même sur la relation entre le « droit à la propriété privée » et le

« droit au travail » ainsi que sur les tensions entre « légalité » et « légitimité ».

La formation des organisations des entreprises récupérées

Le mouvement des ER est traversé par différents courants et tendances. Une première grande divergence entre les travailleurs concerne les stratégies à développer afin d’accéder à la récupération de l’entreprise. Deux grands courants ont surgi : l’un optant pour la revendication d’expropriation par l’État de l’entreprise et un transfert de propriété aux travailleurs, organisés en coopérative de travail ; l’autre revendiquant l’étatisation des entreprises sous contrôle ouvrier. La première stratégie a donné naissance au Mouvement National des Entreprises Récupérées (MNER) qui a rassemblé la majorité des ER. La deuxième stratégie a été notamment défendue par les ouvrières de l’usine textile pour l’habillement Brukman et par les travailleurs de l’entreprise de carrelage Zanón qui, visant le contrôle ouvrier, furent les organisateurs de la Commission Nationale des Usines Occupées (Commission). Cette revendication fut suivie par très peu d’ER. Cependant, par sa lutte, sa solidarité et ses formes d’organisation et d’expression, Zanón et Brukman sont devenus les emblèmes des ER. La Commission n’était pas exclusivement intégrée par des travailleurs des

                                                                                                                         

4 De nombreux groupes musicaux ont participé aux festivals organisés par les travailleurs des ER. Dans le parking de Zanón, des groupes d’importance nationale et internationale (comme Manu Chao, Rage Against the Machine ou Ska-p) ont défilé lors des concerts organisés par les ouvriers. Des groupes comme Attaque 77 (groupe punk très écouté par la jeunesse argentine) et Las Manos de Filippi ont composé une chanson sur l’histoire des travailleurs de Zanón. Des acteurs se sont aussi solidarisés avec les ER, notamment avec Brukman où des comédiens très médiatisés en Argentine ont joué une pièce de théâtre devant l’usine et d’autres ont posé avec les costumes de Brukman pour faire la publicité de cette usine textile pour l’habillement. En littérature, ce phénomène eut plus de succès dans la section enfants. Les deux livres ayant eu le plus de retentissement sont :

« La fábrica es del pueblo » (Saldaño, 2009), retraçant l’histoire des ouvriers de Zanón et « Duendespor la dignidad » (Narosky, 2007) expliquant la lutte des travailleurs de l’hôtel Bahuen. Pour les adultes nous n’avons trouvé qu’un roman : « QTH. Zanón » (Moya, 2007). Enfin, une diversité de films (documentaires mais aussi fictionnels) ont vu le jour.

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ER mais aussi par des  étudiants, des travailleurs avec et sans emploi, des groupes politiques et d’autres mouvements sociaux.

 

Ces organisations sont nées dans un cycle de révolte qui, vers la fin de l’année 2002, est entré dans une phase descendante laissant la place à la formation d’un nouveau cycle caractérisé par Zibechi (2009) comme cycle de gouvernance durant lequel divers mécanismes de contrôle furent déployés afin de rétablir l’ordre social et politique. Les revendications d’étatisation sous contrôle ouvrier furent exclues des négociations politiques et les travailleurs furent souvent réprimés. Parallèlement, la stratégie visant la formation d’une coopérative par les travailleurs afin de demander le transfert de propriété de l’entreprise fut institutionnalisée.

Toutes les ER ont alors dû former une coopérative pour obtenir un statut légal. Vers la fin de l’année 2003, dans un contexte où la mobilisation commençait à s’essouffler et où les travailleurs qui revendiquaient l’étatisation sous contrôle ouvrier étaient de plus en plus réprimés, la Commission fut dissoute. En même temps, au début de cette année, la première grande rupture s’est produite au sein du MNER, donnant naissance à une troisième grande organisation, plus institutionnelle : le Mouvement National des Fabriques Récupérées par ses travailleurs (MNFR).

Des nouvelles fractures et alliances surgiront au long des années suivantes. En 2012, certaines organisations des ER (nées des ruptures qui se sont produites à l’intérieur du MNER) et des Fédérations des coopératives fondent la Confédération Nationale des Coopératives de Travail (CNCT). Cette confédération est reconnue par l’État comme interlocutrice privilégiée avec des coopératives (dont certaines d’entre elles sont des ER). Elle administre les fonds publics destinés au développement des projets coopératifs, assiste et contrôle la production et se charge de la formation technique et administrative des associés des coopératives.

Genèse d’une recherche

Notre première rencontre avec des travailleurs des ER date de 2002, lorsque nous avons assisté à la deuxième rencontre de la Commission Nationale des Usines Occupées.

Enthousiasmée par la force de ce mouvement, de retour en Belgique, nous avons collaboré avec le « Collectif de solidarité avec la lutte du peuple argentin »5 pour organiser le voyage en

                                                                                                                         

5 Ce Collectif a été fondé en Belgique suite aux événements de décembre 2001.

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Europe d’une ouvrière de Brukman (Ester Valdez) et d’un travailleur de Zanón (Carlos Quiñiñir). À ce moment, nous ne comptions pas entamer une recherche sur les ER. L’idée émerge seulement en 2004, moment où l’ampleur et la profondeur des mouvements sociaux en Argentine avaient fortement diminué et où les ER étaient parvenues à trouver un certain cadre institutionnel pour produire et vendre leurs marchandises. Cette thèse naît ainsi d’un intérêt social qui vise à comprendre le processus traversé par les mouvements sociaux nés dans un cycle de révolte et consolidés dans un contexte de résolution capitaliste de cette crise sociale, politique mais aussi économique. Processus que nous avions décidé d’analyser à travers l’un des mouvements les plus emblématiques. Le choix d’analyser ce mouvement plutôt qu’un autre (comme par exemple les piqueteros) fut au départ motivé par la rencontre en Belgique avec les ouvriers de Zanón et de Brukman. Les discussions entamées à ce moment ont éveillé notre intérêt à creuser plus en profondeur les convergences et les divergences au sein d’un mouvement qui était globalement présenté comme homogène dans les textes scientifiques et journalistiques disponibles à l’époque.

État des connaissances

La naissance du mouvement des ER a donné lieu à une abondante production de recherches scientifiques. Vu le grand nombre de travaux, nous nous limiterons ici à citer les publications des équipes de recherche centrées sur cette problématique. Ensuite nous procéderons à une lecture plus générale des aspects qui n’ont pas été développés dans ces études et que, considérant leur importance, nous avons problématisé dans cette thèse afin d’apporter une analyse originale des ER.

Centro Cultural de la Cooperación del Instituto Movilizador de Fondos Cooperativos (CCC)

Le premier groupe de recherche à avoir édité des travaux sur les ER fut le « Centro Cultural de la Cooperación del Instituto Movilizador de Fondos Cooperativos » (CCC)6. Entre mars 2003 et mai 2004, le CCC a publié quatre cahiers de travail et un livre sur les ER.

 

                                                                                                                         

6 Le CCC fait partie du Consejo Latinoamericano de Ciencias Sociales (CLACSO).

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Les deux premières publications (Rezzónico, 2003 ; Echaide, 2003) ont apporté un éclairage sur la situation juridique des ER. Ces ouvrages nous permettent de comprendre les enjeux stratégiques qui se sont présentés aux travailleurs.

La troisième publication (Cafardo et Domínguez Font, 2003) cherche à déceler les transformations subjectives des travailleurs des ER, notamment en ce qui concerne les rapports de genre et les relations familiales. Ce texte a le mérite de poser la question de l’imbrication entre vie privée et vie publique. Il reste néanmoins fidèle à un moment historique où l’enthousiasme général vis-à-vis de ces expériences (représentant l’utopie de l’autogestion) empêchait parfois de voir d’autres aspects plus problématiques mais bien réels.

 

Enfin, la quatrième publication (Meyer et Pons, mai 2004) répertorie divers problèmes (juridiques, économiques et de gestion) rencontrés par trente ER de Buenos Aires. Ce travail n’a pas eu beaucoup d’échos vu la publication, aux mêmes éditions (CCC), d’une analyse extensive réalisée par treize chercheurs sous la direction du sociologue Gabriel Fajn (2003). Il s’agit de la première recherche élaborée à partir d’une base de données de quatre-vingt-sept ER (sur un total de quasiment 170 ER dans tout le pays en novembre 2003, selon cet auteur).

L’analyse extensive des ER porte sur leur distribution géographique, les secteurs productifs et de services auxquels elles appartiennent, le degré d’utilisation des capacités productives de l’entreprise, l’organisation du travail, les formes de gestion, les modalités de distribution des profits et certains aspects de leurs luttes. Cette publication est très riche en informations mais elle n’interroge nullement la trajectoire historique de ces expériences.

 

Le livre contient toutefois un article rédigé par d’autres auteurs (Davolos et Pelerman, 2003) consacré au rapport entre syndicats et ER. Cet article est d’un intérêt particulier car il permet de rompre avec les prénotions (véhiculées par la plupart des recherches publiées à cette époque) postulant l’apparition des ER comme une forme de lutte nouvelle, déliée de tout rapport avec le syndicat. Or, cette étude relève que des sections syndicales locales ont promu la lutte des ER, analysant les continuités entre cette forme d’action et le répertoire des luttes syndicales des années 1990.

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Facultad Abierta

En 2002, fut créé le « Programa Interdisciplinario de Transferencia Científico-Tecnológica con Empresas Recuperadas por sus Trabajadores » de la Facultad Abierta. Ce groupe de recherche est composé de dix-neuf chercheurs et de septante-sept étudiants de l’Université de Buenos Aires sous la direction (jusqu’en 2008) de l’anthropologue et vice-doyen de la Faculté de Philosophie et Lettres, Hétor Hugo Trinchero puis, de l’anthropologue Andrés Ruggeri7.  

En 2003, la Facultad Abierta a publié les résultats d’une analyse extensive de 59 ER sur un total de 128 ER (Trinchero, 2003). En 2005, une deuxième publication a été réalisée à partir de 72 ER (Trinchero, 2005). Enfin, en 2010, une troisième analyse sur la base de 85 ER sur un total de 205 ER a été effectuée (Ruggeri, 2010). L’intérêt de ce travail réside dans l’importance du dernier recensement, car il n’y avait plus eu de relevé des ER depuis 2005.

Concernant la première publication, la recherche dirigée par Fajn (2003) était plus extensive et, en outre, elle considérait pratiquement les mêmes variables. Pour ce qui concerne le deuxième recensement, le travail publié quelques mois auparavant par le collectif de journalistes Lavaca8 s’est avéré plus éclairant.

 

La Facultad Abierta est devenue une structure de référence. Depuis 2005, elle a participé, sous la direction de l’Institut National de Technologie Industrielle (institution gouvernementale) au

« Réseau Assistance Technique et Innovation pour les ER » ayant pour but la formation en gestion et l’assistance technique aux travailleurs des ER. En 2007, elle a créé un centre de documentation sur les ER et l’économie solidaire. En outre, Facultad Abierta a organisé quatre colloques internationaux sur l’autogestion et leurs chercheurs ont obtenu une prime du Ministère de l’Éducation afin de réaliser un recensement des ER dans les pays du Mercosur.

Lavaca

La recherche publiée par cette équipe (2004, rééditée et actualisée en 2007) est d’une importance singulière parmi les sources bibliographiques sur les ER. Lavaca est une

                                                                                                                         

7 Les facultés de Sciences Sociales, Philosophie et Lettres, Ingénierie et Sciences Exactes de l’Université Nationale de Buenos Aires participent à ce projet.

8 Les responsables des recherches concernant les ER sont : Claudia Acuña, Judith Gociol, Diego Rosemberg et Sergio Ciancaglini. Avi Lewis et Naomi Klein ont rédigé le prologue de l’ouvrage.

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coopérative de travail constituée de journalistes se consacrant non seulement à la communication, mais aussi à la recherche. L’intérêt de leur ouvrage réside dans son apport d’une liste synthétique sur l’histoire de 161 ER en 2004. Cette liste comprend : le secteur auquel appartient chaque entreprise, leur distribution géographique, le nombre de travailleurs concernés, le processus de récupération, la date de création de la coopérative, le potentiel économique, les avantages et/ou les inconvénients dans le marché, le système de redistribution des profits, la situation légale et les formes de gestion. Ce travail constitue une référence incontournable pour les chercheurs qui n’ont pas accès aux bases de données employées dans les études extensives. En même temps, c’est la première publication contenant des informations sur toutes les ER recensées alors qu’il est très difficile de connaître leur nombre exact. Les recherches existantes avaient tendance soit à le surestimer soit à le sous-estimer. Ainsi, Fajn avançait un total de 170 ER en novembre 2003 (Fajn, 2003 : 9) mais n’en fournissait pas la liste. Pour sa part, Trinchero considérait, à travers une analyse plus minutieuse, mais centrée essentiellement sur Buenos Aires, l’existence de 136 ER à la fin de 2004 (Trinchero, 2005 : 5).

 

Malheureusement, l’édition actualisée du livre (2007) n’atteint pas le même niveau de rigueur : à l’exception de quelques ER retirées de la liste (car elles n’existaient plus) et de quelques nouvelles intégrées, les auteurs n’ont pas véritablement  procédé à d’autres mises à jour des informations. Entre autres, le nombre de nouvelles ER semble être bien inférieur au nombre d’entreprises qui furent récupérées entre 2004 et 2007 : selon le troisième recensement des ER de la Facultad Abierta, entre 2005 et 2007, vingt-cinq entreprises  furent récupérées (Ruggeri, 2010 :12), tandis que la liste de Lavaca n’en reprend que douze (entre 2004 et 2007).

Programa de Investigación sobre Cambio Social (P.I.CA.SO)

Il faut souligner l’intérêt des recherches du « Programa de Investigación sobre Cambio Social » (P.I.CA.SO)9. L’équipe est constituée de cinq chercheurs de la faculté de sociologie de l’Université de Buenos Aires, sous la direction de Julián Rebón. En 2004, Rebón a publié un ouvrage contenant les premiers résultats de recherches. Il s’agit d’une étude quantitative

                                                                                                                         

9 Ce programme de recherche s’est développé au sein de l’Institut Gino Germani de l’Université de Buenos Aires.

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portant sur vingt-six ER de Buenos Aires et qui apporte aux travaux cités plus haut une analyse sur la dimension politique du processus de récupération des entreprises.

 

En effet, Rebón cherche à comprendre ce qui a amené les « acteurs » à récupérer une entreprise. Il remet en question les explications « dominantes sur l’activisme ou sur la crise et la protestation sociale en tant que facteurs déterminants du processus de récupération » (Rebón, 2004 : 30). Selon Rebón, les conditions « objectives » ne déterminent pas de manière mécanique les prédispositions des travailleurs à « l’action collective ». En même temps,

« l’activisme » ne peut pas expliquer à lui seul pourquoi la récupération des entreprises surgit à tel moment historique et dans telle région du monde. L’activisme ne crée donc pas les conditions du processus de récupération des entreprises, mais il permet son développement lors des moments de crise sociale (Rebón, 2004 : 30-31).

 

Rebón affirme que, pour s’engager dans la récupération d’une entreprise, les travailleurs ont besoin de « preuves concrètes » démontrant que la récupération est possible, ainsi que des connaissances (surtout légales) sur les procédures à suivre afin de récupérer une entreprise.

Dans 90 % des ER analysées par cet auteur, les connaissances et les preuves sur la possibilité de récupérer une entreprise ne proviennent pas des travailleurs mais sont fournies par des

« promoteurs » externes à l’entreprise (Rebón, 2004 : 67-68). Rebón analyse le rôle de ces promoteurs en centrant son regard sur les stratégies politiques qu’ils développent afin d’atteindre leurs buts. Sa recherche repose quasi exclusivement sur les résultats des enquêtes réalisées au sein des ER et sur des entretiens approfondis effectués avec des membres du MNER (tandis que les promoteurs des autres organisations ne sont pas interviewés). Cet ouvrage est d’un grand intérêt dans le sens où il met en lumière l’existence et le rôle des promoteurs. Mais il n’offre pas d’explication concernant les processus spécifiques de formation du mouvement des ER et de ses organisations ainsi que sur la manière dont certains promoteurs parviennent à s’imposer parmi d’autres au sein de ce mouvement. En 2006, Rebón a publié un nouvel ouvrage avec Ignacio Saavedra (ancien membre du MNER). Mais celui-ci n’apporte pas vraiment d’éléments nouveaux. Il s’agit d’une synthèse de son livre précédent.

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Bilan général des recherches sur les entreprises récupérées

En dépit de la riche et abondante production scientifique concernant les ER, beaucoup d’éléments restent à examiner. La plupart des recherches se sont centrées sur deux questions majeures : l’analyse des résultats de la lutte des travailleurs, c’est-à-dire les pratiques sociales et économiques développées dans le processus productif ; et l’étude sur les stratégies politiques, souvent réduites aux actions juridiques, entamées par les travailleurs (et/ou par leurs promoteurs) afin de récupérer l’entreprise. Mais force est de constater qu’il n’existe pas de recherches spécifiques sur le processus de lutte, de formation et de dissolution des organisations des ER. Dans ce sens, le mouvement des ER est souvent présenté comme étant un mouvement uniforme.

 

Certes, des recherches s’intéressent aux rapports sociaux et politiques contenus dans le processus de lutte des travailleurs, mais il s’agit d’études de cas centrées sur l’analyse de certaines ER. Parmi ces travaux, il faut souligner l’importance des thèses doctorales de Maxime Quijoux (publiée en 2011) et de Fernando Aiziczon (publiée en 2009). Quijoux fait une analyse lucide sur les formes de gestion ainsi que sur les relations sociales et politiques des ouvrières de Brukman et de La Nueva Esperanza (usine de ballons de baudruche, située dans la ville de Buenos Aires). Quant à Fernando Aiziczon, il a réalisé un travail minutieux sur le processus de lutte des travailleurs de Zanón mais, comme Quijoux, il n’aborde pas la lutte de la Commission Nationale des Usines Occupées, qui fut dirigée par ces travailleurs (de Zanón et de Brukman). Ces recherches nous offrent néanmoins d’intéressantes clés de compréhension sur les vécus (sociaux et politiques) de ces ouvriers, nous permettant de mieux cerner leurs rapports avec cette organisation.

 

En effet, nous n’avons trouvé aucune recherche scientifique portant sur la Commission. La plupart des travaux sur les ER évoquent sa courte existence, mais ils n’analysent pas son processus de formation et de dissolution. Ainsi, par exemple, les recherches dirigées par Rebón, Trinchero et Ruggeri se limitent à affirmer l’échec de la revendication d’étatisation sous contrôle ouvrier en concluant qu’elle n’était pas réalisable (voir par exemple Trinchero, 2005 : 17-18 ; Rebón et Saveedra, 2006 : 52-53). En partant du constat que les travailleurs ont été poussés à récupérer leurs entreprises afin de ne pas perdre leurs sources de revenus dans un contexte de crise économique, ces auteurs postulent que la formation des coopératives correspondait aux urgences juridiques des travailleurs, leur permettant de relancer la

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production rapidement et sans trop de contraintes. Nous ne pouvons pas émettre d’objections à cet état de fait, cependant ces analyses tendent à réduire la lutte des travailleurs à des stratégies ayant des buts purement économiques (visant des objectifs immédiats). Ce point de vue empêche de cerner les moments de continuité et de rupture au cours de la lutte et lors desquels se sont forgés des objectifs plus politiques ou plus économiques. En 2001, les travailleurs des ER n’ont pas été les seuls à vivre la fermeture des entreprises et donc à voir disparaître leurs sources de revenus. En outre, cette démarche analytique ne nous permet pas de comprendre pourquoi les travailleurs de Brukman et de Zanón ont mis tant de temps avant d’abandonner leur revendication d’étatisation sous contrôle ouvrier et à s’organiser en coopérative, alors que cette stratégie représentait le chemin le plus direct et réalisable pour obtenir une autorisation légale à leurs activités productives et commerciales.

 

Il nous semble que ces lacunes résultent du manque d’études systématiques préalables sur le processus de formation du mouvement des ER dont les facteurs économiques, les

« opportunités politiques » et l’existence des promoteurs sont des éléments clés. Mais ils ne nous permettent pas de comprendre le processus par lequel certains promoteurs plutôt que d’autres parviennent à s’imposer à certains moments historiques. Un travail systématique sur ce processus devrait donc se concentrer sur les relations qui se produisent et se reproduisent lors des conflits sociaux et les diverses organisations qui surgissent de ces expériences. Dans ce sens, la démarche développée par Edward Palmer Thompson, nous semble d’un grand intérêt car elle implique l’observation des relations de classes dans leurs dynamiques contradictoires et conflictuelles, sans postuler quels devraient être leur conscience et leurs intérêts, mais en observant les processus par lesquels les hommes forment leur conscience et perçoivent des intérêts communs (Thompson, 1988).

Problématisation et démarche méthodologique

L’ambition de la présente thèse est de pallier l’absence d’étude sur le processus de formation et de développement du mouvement des ER. Elle cherche à relier l’expérience des travailleurs et celle du mouvement. Ces expériences se déroulent dans un moment historique essentiel d’institutionnalisation des organisations sociales nées durant le cycle de révolte. Notre étude cherche à déceler le processus par lequel certaines organisations du mouvement des ER ont participé à ces transformations (tandis que d’autres furent exclues des négociations) ainsi que l’impact de cette ouverture politique sur le mouvement des ER. Pour cela, nous analysons les influences réciproques sur la construction de ce mouvement : les formes de gestion,

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d’organisation et les relations de travail au sein des ER ; les trajectoires de lutte et les diverses organisations qui en résultent, en relation permanente avec l’évolution des réalités économiques, politiques et sociales spécifiques à chaque période envisagée. À cette fin, nous avons procédé à une étude extensive et intensive. L’intérêt de combiner ces approches répond à l’objectif général de cerner les rapports complexes et dynamiques qui lient ces deux niveaux d’analyse dans le processus de construction d’un acteur social.

 

Étant donné que les analyses extensives existant avant 2010, étaient insuffisantes pour répondre à bon nombre des questions posées par cette thèse, nous avons entrepris un travail de dépouillement et de traitement statistique des informations détaillées dans l’ouvrage de Lavaca (2004 : 109-185) pour élaborer notre propre analyse. Cette analyse nous permet d’appréhender le phénomène dans son ampleur, mais elle n’est pas pertinente pour comprendre en profondeur les pratiques concrètes des travailleurs et de leurs organisations.

En revanche, l’analyse qualitative, dépourvue d’une approche extensive, risque de nous enfermer sur l’étude des situations particulières sans comprendre le processus global. Ces deux démarches sont donc complémentaires. Dans ce sens, nous avons interviewé des dirigeants des diverses organisations des ER, des avocats et enfin des travailleurs de six ER.

Dans trois d’entre elles, nous avons réalisé une enquête de terrain. Ces ER sont Brukman, Zanón et la Clinique Junín.

Approches théoriques de recherche

Le mouvement des ER est constitué par diverses organisations qui résultent de l’accumulation d’expériences des travailleurs. Ces expériences sont traversées par celles héritées du passé.

Comme soutenait Karl Marx : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans des conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. […] Et même quand ils semblent occupés à se transformer, eux- mêmes et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, c’est précisément à ces époques de crise révolutionnaire qu’ils évoquent craintivement les esprits du passé […] » (Marx, rééd. 1969 : 15).

 

Le présent travail entend donc analyser le mouvement des ER en considérant autant les conditions héritées du passé que celles vécues par ces travailleurs durant le cycle de révolte au

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cours duquel ils créent leurs premières organisations et, ensuite, durant le cycle de gouvernance, période de leurs consolidations.

Le cycle de révolte

Cotarelo et Carrera (2004) emploient le concept de « révolte » tel qu’il est décrit par Engels (rééd. 1960). Dans ce sens, « la révolte » implique une vision des rapports historiques des classes sociales et fait référence à une lutte exprimant une protestation sociale. En effet, Engels présente la révolte des ouvriers anglais contre la bourgeoisie (commencée peu après les débuts du développement de l’industrie) comme une échelle comprenant différentes phases allant des formes les plus inciviles et inconscientes (comme le crime ou le vol) jusqu’à l’insurrection (Engels, rééd. 1960 : 193-195).

 

Selon Carrera, un cycle de révolte n’est pas un processus linéaire. Sur une période plus ou moins longue, un cycle de révolte passe par divers moments d’essor (expansion) et par d’autres moments de crise (contraction et stagnation). Il s’agit d’un mouvement en spirale qui s’étend ou se contracte (Carrera, 2008 : 91). Le cycle ne fait pas allusion à un cercle fermé, mais à un processus non linéaire.

 

Cotarelo et Carrera (ainsi que le groupe de recherche qu’ils animent, le PIMSA10) analysent les formes prises par les actes de révolte qui traversent ce cycle en observant les moments de genèse, de formation, de développement et de crise. Selon ces auteurs, un cycle passe de la prédominance des formes spontanées aux formes plus structurées ou vice-versa11 (Carrera, 2008 : 91-92). Klachko complète l’explication de Carrera en soulignant que les formes d’organisations structurées sont plus conscientes que celles qui apparaissent à un moment donné de manière plus spontanée. Si l’auteure associe le terme « conscient » au terme

« structuré », elle explique qu’il s’agit d’un processus dans lequel ce qui à un moment représente une forme d’organisation consciente par rapport à une forme spontanée préexistante peut, a posteriori, être perçu comme spontané par rapport à une forme d’organisation consciente plus développée (Klachko, 2007 : 159). Ces auteurs emploient le concept de « conscience » développé par Antonio Gramsci, selon lequel il n’existe pas

                                                                                                                         

10 « Programa de Investigación sobre el Movimiento de la Sociedad Argentina » (PIMSA).

11 En espagnol, Carrera emploie les concepts de « spontané » et « systématique ». En français, il nous semble plus approprié de parler des formes d’organisation « structurées » et non pas « systématiques ».

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d’actions humaines purement spontanées car il n’existe pas d’action humaine qui ne passe pas par la conscience (Gramsci, rééd. 1978 : 184-185).

Cycle de gouvernance

L’analyse présentée par les chercheurs de PIMSA sur les cycles de révolte nous sert à comprendre les moments de luttes et leurs caractéristiques. Selon ces auteurs, la fermeture de ce cycle est caractérisée par la diminution quantitative et qualitative des luttes. Le cycle de gouvernance présenté par Raúl Zibechi (2009) nous permet de compléter cette périodisation en nous offrant des grilles de lecture pour comprendre les processus de fermeture d’un cycle de lutte et le passage vers un nouveau cycle, qui ne sera plus caractérisé par la prédominance des actes de révolte, mais par des actions institutionnelles. En effet, l’année 2003 marque non seulement un rapport de force défavorable aux travailleurs, mais aussi un moment historique où l’État parvient à récupérer sa légitimité et à déployer de nouvelles formes de contrôle sur les mouvements sociaux.

 

Selon Zibechi, le nouveau cycle de gouvernance est caractérisé par l’instauration d’une bonne gouvernance qui parvient à replacer l’État comme acteur central dans une société où celui-ci avait été délégitimé et où les mouvements sociaux avaient pris une place centrale (Zibechi, 2009 : 104-105). Zibechi reprend des concepts formulés par Michel Foucault afin d’expliquer les mécanismes déployés dans une « bonne gouvernance ». Ces mécanismes consistent à

« prendre appui sur la réalité » d’un « phénomène, ne pas essayer de l’empêcher, mais au contraire de faire jouer par rapport à lui d’autres éléments du réel, de manière que le phénomène en quelque sorte s’annule lui-même »(Foucault, rééd. 2004 : 61).

 

Bien que le cycle de gouvernance décrit par Zibechi soit intéressant pour analyser les mouvements sociaux en Argentine (et dans une grande partie de l’Amérique latine), l’auteur part d’un a priori sur « l’autonomie » des mouvements sociaux pour ensuite se centrer sur l’étude de leur institutionnalisation. Zibechi ne problématise pas le fait que cette institutionnalisation répond en bonne partie aux revendications mêmes des acteurs

« autonomes ».

 

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Contrairement à cette analyse, Sidney Tarrow (rééd. 2004) considère que le succès des mouvements sociaux implique leur institutionnalisation12. À l’inverse, Eve Chiapello et Luc Boltanski (1999) analysent l’institutionnalisation des revendications des mouvements sociaux en tant que mécanisme par lequel le capitalisme13 se nourrit de sa critique en réintégrant et en s’appropriant certains aspects. Ainsi, il ne s’agit pas simplement d’analyser le déploiement de mécanismes de contrôle étatiques contre l’autonomie des mouvements sociaux ni le succès ou l’échec de ces mouvements en soi, mais de comprendre les représentations partagées entre ceux-ci et le capitalisme.

 

En effet, selon Chiapello et Boltanski, si le capitalisme peut récupérer à son profit des critiques qui lui sont adressées c’est parce qu’il maintient des affinités avec celles-ci. Ces affinités sont liées au caractère contradictoire du capitalisme, en même temps qu’à l’incomplétude de sa critique. Les auteurs reprennent la contradiction formulée par Castoriadis pour qui « le système capitaliste ne peut vivre qu’en essayant continuellement de réduire les salariés en purs exécutants - et il ne peut fonctionner que dans la mesure où cette réduction ne se réalise pas ; le capitalisme est obligé de solliciter constamment la participation des salariés au processus de production, participation qu’il tend par ailleurs lui-même à rendre impossible » (Castoriadis, 1979 : 106). Le caractère incomplet de la critique tient du fait que « les références normatives sur lesquelles elle s’appuie sont elles- mêmes inscrites partiellement dans le monde » (Chiapello et Boltanski, 1999 : 87).

 

                                                                                                                         

12 Tarrow compare le mouvement étudiant de Mai 68 français avec le mouvement des femmes aux États-Unis depuis les années soixante (sans différencier les divers courants existants au sein de ces mouvements ni leurs transformations depuis les années soixante jusqu’à nos jours) afin de savoir : « Qu’est-ce qui explique les spectaculaires différences entre le succès du mouvement des femmes aux États-Unis et l’échec des étudiants en France ? » (Tarrow, 2004 : 242). Il postule l’échec de ce dernier mouvement par l’instauration de la Réforme universitaire suite aux conflits de Mai 68. Le succès du mouvement des femmes repose sur l’influence qu’il a su obtenir au sein des partis politiques dominants, spécialement dans le Parti Démocrate qui fut transformé en « une boîte de résonance utile pour les préoccupations féministes ». Au contraire, le mouvement des étudiants en France n’est pas parvenu à obtenir du poids dans les partis gouvernementaux de ce pays (Tarrow, rééd. 2004 : 242-244).

13 Les auteurs définissent le capitalisme comme étant « une exigence d’accumulation illimitée du capital par des moyens formellement pacifiques. C’est la remise en jeu perpétuelle du capital dans le circuit économique dans le but d’en tirer un profit (…) qui est la marque première du capitalisme et qui lui confère cette dynamique et cette force de transformation » (Chiapello et Boltanski, 1999 : 37).

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Ainsi, Chiapello et Boltanski cherchent à dégager les « représentations partagées » qui justifient le maintien du capitalisme et les nouvelles formes d’organisation du travail, tout en s’assurant le consentement des groupes dominés. Cette démarche nous permet d’analyser le processus de structuration du mouvement des ER dans le nouveau cycle de gouvernance décrit par Zibechi tout en considérant d’abord les représentations partagées entre ce mouvement et l’esprit du capitalisme14 afin de comprendre le processus par lequel les mécanismes de contrôle déployés par l’État se forment et deviennent efficaces.

 

Enfin, les outils conceptuels développés par le modèle des opportunités politiques de Tarrow nous permettent d’analyser l’impact du mouvement des ER sur le système politique et vice- versa, ainsi que le processus par lequel ces expériences s’institutionnalisent. En effet, Tarrow analyse la structure des opportunités politiques en s’intéressant à l’ensemble des opportunités qui se manifestent selon le contexte gouvernemental dans lequel émergent des mouvements sociaux et qui contribuent à leur développement. Selon cet auteur, l’action collective peut contribuer à définir de nouvelles opportunités politiques. Ainsi, un mouvement social peut voir sa propre structure d’opportunités changer du fait de son action, mais il peut aussi contribuer à étendre les opportunités à d’autres groupes, même opposants. Et, enfin, il peut créer des opportunités pour les élites au pouvoir (Tarrow, rééd. 2004 : 130-132).

Plan de la thèse

Le premier volet de cette thèse, auquel nous consacrerons le chapitre III, analyse les organisations des ER. La diversité de ces organisations cumulée à l’absence de travaux systématiques à leur sujet, nous a amenée, dans un premier temps, à croiser des questions concernant l’origine, les convergences et les divergences des principales organisations des ER, analysant respectivement leurs réseaux politiques, leurs projets, leurs stratégies, leurs revendications, leurs formes d’actions et d’organisation interne. L’intérêt de ce chapitre réside, notamment, dans l’analyse des réseaux politiques auxquels les organisations des ER sont connectées. Jusqu’ici, aucune recherche ne leur avait été consacrée de manière systématique. Enfin, dans ce chapitre, nous analyserons les différences entre ce que Julián Rebón appelle les promoteurs et ce que nous concevons comme dirigeants ou comme

                                                                                                                         

14 Chiapello et Boltanski comprennent par esprit du capitalisme un « ensemble de croyances associées à l’ordre capitaliste qui contribuent à justifier cet ordre et à soutenir, en les légitimant, les modes d’action et les dispositions qui sont cohérents avec lui » (Chiapello et Boltanski, 1999 : 46).

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médiateurs politiques. Une différenciation essentielle dès lors qu’il s’agit d’analyser les formes d’organisation interne de ces organisations et ce qu’elles entendent par

« autogestion ».

 

Les chapitres IV et V, occupent le second volet de la thèse où nous nous concentrerons sur les processus de récupération des entreprises, les caractéristiques générales des ER (chapitre IV) et la manière dont ces travailleurs pratiquent « l’autogestion » (chapitre V). À travers une analyse extensive, ces chapitres décrivent l’existence d’une diversité d’actions, de stratégies et de pratiques des travailleurs. Nous verrons que les définitions et les revendications défendues par les organisations des ER ne correspondent pas toujours à celles soutenues au sein des ER qui les intègrent. Mais, nous constaterons aussi qu’il existe des tendances similaires entre les ER qui adhèrent à une organisation plutôt qu’à une autre ou parmi celles qui ne font partie d’aucune organisation, dont la proportion n’est pas négligeable (32 % des ER en 2004, selon notre analyse). L’analyse extensive sera complétée par des exemples de cas précis permettant d’approfondir certains aspects qui ne sont pas appréhendables par le biais des statistiques.

Nous verrons à quel point les formes d’organisation et de gestion du travail sont étroitement liées aux vécus de chaque groupe de travailleurs ainsi qu’aux facteurs techniques et économiques propres à chaque ER et à leur secteur de production spécifique. Enfin, la description concernant les déroulements juridiques, politiques et économiques traversés par ces travailleurs nous permettra de mieux cerner les processus par lesquels ils forment leur conscience et perçoivent leurs intérêts.

 

Le troisième volet de cette thèse fera l’objet des deux chapitres suivants où nous étudierons le processus de formation des expériences décrites dans les chapitres précédents. Nous l’aborderons en analysant les formes de lutte et d’organisation des travailleurs ainsi que les tensions existantes au sein de leurs organisations dans le cycle de révolte (chapitre VI) et dans le cycle de gouvernance (chapitre VII). Nous verrons comment les travailleurs forment leurs stratégies selon les contextes et les circonstances économiques, politiques, sociales et juridiques spécifiques et donc comment certaines organisations d’ER parviennent à se consolider sur la durée tandis que d’autres disparaissent. Les questions qui seront développées au long de ces chapitres nous conduiront à analyser les réalignements politiques produits à l’intérieur des organisations ; leurs rapports avec les institutions d’État, les gouvernements et leurs réseaux politiques, leurs stratégies de négociation et/ou de confrontation ainsi que les

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processus de continuité et de rupture de la lutte dans lesquels sont forgés des objectifs plus politiques ou plus économiques.

 

Avant d’aborder ces chapitres, nous expliquerons la méthode utilisée pour recueillir les données sur lesquelles cette thèse a été construite. Ces chapitres seront précédés d’une présentation générale sur la genèse et la formation de la classe laborieuse argentine, à laquelle nous consacrerons le chapitre I. L’expérience des travailleurs des ER est une expression particulière de l’histoire collective de la classe laborieuse argentine. Cette présentation est donc essentielle à la compréhension des constructions historiques des rapports sociaux et politiques hérités du passé que nous verrons, au long de cette thèse, les travailleurs des ER

« évoquent craintivement » lorsqu’ils sont occupés à accomplir « leur propre histoire ».

 

Références

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