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Pierre Piganiol : témoignage

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Academic year: 2021

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HAL Id: hal-02828139

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Submitted on 7 Jun 2020

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To cite this version:

Pierre Piganiol, Denis Poupardin, Bernard Desbrosses. Pierre Piganiol : témoignage. Archorales : les métiers de la recherche, témoignages, 11, Editions INRA, 114 p., 2005, Archorales, : 2-7380-1220-5.

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En 1939, lorsque je suis entré à l’École Normale, j’avais 24 ans.

J’étais très lié alors à Raymond Croland, un biologiste un peu plus âgé que moi et qui, s’il avait survécu, aurait certainement obtenu un prix Nobel. La note qu’il avait fait paraître en 1941 dans les comptes-rendus de l’Académie des Sciences avait, en effet, bien vingt ans d’avance sur les travaux de ses collègues généticiens. Mobilisés après la déclaration de guerre, nous nous sommes retrouvés tous les deux au mois de juin 40 dans le Gers, ayant réussi à sauver le matériel et les hommes, alors que les Allemands nous avaient dépassés déjà plusieurs fois. Le petit groupe que nous avions formé avec le fils du général Stanislas Mangin et René Varin, personnage mieux connu sous le nom de Wibot (il a eu en charge plus tard la surveillance du territoire) a décidé de renforcer nos contacts et de créer une sorte de réseau d’information. Je pensais que nous allions être confrontés à une situation très dure, ayant découvert déjà certains problèmes de l’Allemagne à la suite d’un stage fait dans le Hartz en 1936 dans le secteur de la chimie du pétrole. Un jeune que j’avais rencontré au milieu d’un groupe de “chemises brunes” et mon beau-père qui était un spécialiste du germanisme m’avaient déjà bien mis en garde contre les dérives de plus en plus visi- bles du régime nazi. La structure d’information que nous avons mise en place est entrée rapidement en relation avec Londres.

Malheureusement une de nos agents de liaison qui était char- gée de vérifier les renseignements ayant trait au dispositif installé sur les côtes normandes et dans les régions de Dunker- que et de Bordeaux a été repérée au bout d’un certain temps par un policier français qui lui ayant déclaré sa flamme, a pu transmettre aux Allemands des informations qui ne leur étaient pas destinées. Des Allemands sont venus du même coup, en février 1944, pour m’arrêter, mais j’ai bénéficié alors d’un concours heureux de circonstances : notre radio avait réussi à s’enfuir en les voyant arriver et à nous prévenir à temps. Nous pensions que la situation était sans gravité et que celui qui avait été arrêté ne nous dénoncerait pas. En réalité, nous étions sur- veillés depuis plusieurs semaines et nos agissements étaient déjà fort bien connus. Croland qui travaillait au laboratoire de biologie de l’École Normale, à un étage au-dessus du mien, m’a dit qu’il devait y rester, étant contraint d’attendre Yvan de

Colombelle qui faisait la liaison avec Londres et devait y repar- tir le soir même. Arrêtés par les Allemands, les deux sont morts en déportation.

Pierre Piganiol

Je suis né en janvier 1915. Mon père était professeur d’histoire au Collège de France. Il appartenait à une corporation qui se reproduisait facilement elle-même, mais il a eu la sagesse de penser que la vie serait plus facile pour moi du côté de la chimie que du côté de l’histoire ancienne. Ma scolarité s’est déroulée dans un premier temps à Strasbourg, puis à Paris. J’ai eu la chance d’avoir au lycée Henri IV des enseignants admirables qui ne se contentaient pas de préparer leurs élèves à résoudre un problème ou à réussir à un examen mais qui leur apprenaient à mener une réflexion originale et à s’enrichir sur le plan culturel.

Détachée de la science, la culture se confond hélas, de nos jours, avec les Beaux-Arts et la littérature, alors qu’elle est d’abord une façon particulière de voir le monde, assortie d’un système de valeurs qui oriente les choix et gouverne les actes.

Après deux années passées en classe de taupe, j’ai tiré ma flemme à l’École Normale Supérieure, milieu libre et tranquille où j’ai pu faire à loisir la découverte d’activités théâtrales et cinématographiques.

Nous n’avons pas été en mesure de soumettre à Pierre Piganiol la dernière épreuve de ce texte.

Pierre Piganiol, Jouy-en-Josas,2003.

1941-1943 : assistant à la faculté des Sciences de Paris 1943-1947 : agrégé préparateur à l’École normale supérieure

1947-1958 : directeur des recherches, puis Conseiller scientifique de la direction générale (après 1958) à la Compagnie Saint-Gobain

1958-1961 : détaché au poste de Délégué général du Premier ministre à la recherche scientifique et technique

1965-1972 : président du conseil d’administration de l’INRA 1966-1970 : membre du conseil d’administration du CNRS

1971-1987 : administrateur de sociétés (Société d’études verrières appliquées, du Moteur linéaire, de l’Air liquide...)

1972-1984 : président de la société d’HLM CNH 2000

1972 : conseiller scientifique, puis président (1975-1978) du Centre national de l’emballage et du conditionnement

1975 : président de la commission de la croissance du VII

ème

plan

1990 : président honoraire du comité d’orientation du Centre scientifique et technique du bâtiment

depuis 1962 : membre de l’Académie d’agriculture, consultant Unesco et OCDE depuis 1984 : Administrateur du parc national des Ecrins.

Quelques dates

Photo : Jeanine Goacolou

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Pour gagner un peu plus d’argent et arriver à nourrir ma famille, il se trouve que j’avais accepté un poste d’inspecteur des éta- blissements classés (usines incommodes ou dangereuses). Ce travail avait un double avantage pour moi : il me permettait de découvrir des aspects industriels que je ne connaissais pas, mais surtout d’avoir un Ausweisz allemand m’autorisant à circuler en tout temps. Tous les lundis, je devais me rendre à la Préfecture de police de 14h à 16h. Les Allemands savaient que j’étais assistant ayant en charge l’organisation des travaux pratiques du PCB, près de la place Jussieu. Ils ont mis une heure pour y arriver mais en ont perdu une autre pour venir me chercher à la Préfecture. Étant parvenus dans mon bureau, ils ont fini par mettre la main sur un Jean Piganiol que je ne connaissais pas et qui travaillait au service du personnel. Son épouse était une ancienne élève de mon père, et un de ses rédacteurs était un camarade de lycée de mon frère. Ayant compris que j’étais recherché, il a raconté aux Allemands n’importe quoi, histoire de me laisser le temps de déguerpir. À 6 heures, il leur a décla- ré qu’ils avaient fait erreur et que c’était sans doute un homo- nyme qu’ils recherchaient. Reparti de la Préfecture vers 16 h, je suis revenu à l’École Normale une heure après, mais un de mes collègues m’a fait un signe discret et fait comprendre la néces- sité de m’en retourner.

J’ai vécu le reste de la guerre dans une clandestinité totale jus- qu’à l’arrivée de la division Leclerc.

Physicien et chimiste de formation, vous avez découvert la biologie durant toute cette période troublée, grâce à vos rapports amicaux avec Croland ?

J’avais bien acquis une vision moléculaire de la matière, mais la dimension moléculaire de la vie m’avait jusqu’ici échappé.

Croland qui était un homme remarquable a eu une très grande influence sur moi en m’ouvrant cette porte. Ses travaux sur la génétique de la drosophile avaient une portée prémonitoire et annonçaient déjà le grand mouvement qui allait bouleverser toute la biologie. J’ai pris conscience à cette époque de l’intérêt que présentaient les grosses molécules en biologie. En tant que chimiste, je m’y étais intéressé déjà à l’époque des débuts de l’industrie des plastiques.

Faisait-on déjà une distinction entre la chimie minérale et la chimie organique, la chimie organique

et la chimie biologique ?

Les chimistes ne recevaient pas alors une formation très diffé- rente de celle des physiciens. Les candidats qui se destinaient à faire de l’enseignement subissaient les mêmes épreuves quand ils se présentaient aux concours d’agrégation. La biologie était enseignée à part. Mais si le concours d’agrégation dans cette discipline faisait peu appel à la chimie, celui de physique-chimie excluait tous les apports de la biologie.

Je suis reconnaissant à Croland de m’avoir fait découvrir cer- tains aspects de la biologie que j’ai appréciés.

Qu’êtes-vous devenu, la paix revenue ?

J’ai eu une vie assez agitée après la fin des hostilités : il a fallu en premier lieu que je m’occupe du sort des familles de résis-

tants dont certains avaient disparu. Le réseau dont j’avais fait partie durant la guerre (il a eu plusieurs noms) comportait au total près de 1 000 personnes, dont une centaine étaient décé- dées ou mortes au combat. Sa communication avec Londres avait été le fait d’un homme remarquable répondant au nom de Praxitèle 1 . Grâce à lui beaucoup d’avions anglais ont pu atterrir de nuit. Je me souviens que j’avais réussi à obtenir que l’un d’eux prenne à son bord un professeur de civilisation ger- manique, Vermeilh, qui vivait à Lyon sans se cacher, bien qu’il fût recherché activement par les Allemands.

J’ai poursuivi, par ailleurs, à l’École Normale mes travaux pour l’obtention d’une thèse. Mais ce qui me paraissait être le plus urgent de faire, vu le retard dont souffrait l’industrie française, était d’éclairer les voies qui s’offraient à celle-ci. C’est la raison pour laquelle j’ai donné bénévolement à cette époque un nom- bre considérable de conférences sur la chimie des détergents et des combustibles en m’appuyant sur l’exemple des matières plastiques que je connaissais bien. J’ai été encouragé dans cette voie par Georges Dupont, qui était un patron remarqua- ble, spécialiste de la chimie industrielle organique.

Envisagiez-vous à cette époque de suivre les traces de votre père et de devenir professeur à l’université ? Oui, la voie normale qui m’était proposée était de soutenir une thèse, même si sa réalisation avait été déjà fortement retardée par la guerre. Quand j’ai découvert la littérature allemande qui était très en avance sur la nôtre dans le domaine d’étude que j’avais choisi, je me suis aperçu que tout ce que j’avais effectué précédemment était entièrement à reprendre.

Quel était le sujet de votre thèse ?

Elle portait sur la chimie acétylénique. Son sujet m’intéresse tou- jours 2 et je reste persuadé qu’une structure polyacétylénique possède des paires d’électrons en très grand nombre qui pour- raient être rendues mobiles et lui donner les propriétés des supraconducteurs. Je crois, en effet, à la possibilité de créer des supraconducteurs organiques à base de triple liaison acétylé- nique.

Dans quelles circonstances

êtes-vous entré en contact avec Saint-Gobain ?

Fin 1946, au cours d’un cycle de conférences, j’avais rencontré des gens de Saint-Gobain, qui souhaitaient monter un labo moderne de chimie sur les plastiques, avec l’espoir de fabriquer du verre avec ce matériau. Hély d’Oissel, le président de ce grou- pe m’a convoqué un beau jour dans son bureau pour me faire part de ses projets : il disposait déjà d’un terrain à la Croix-de- Berny pour édifier un Centre de recherches moderne avec 300 scientifiques ; il lui restait à trouver un architecte et à élaborer des programmes de recherche. Ne pouvant refuser une offre de travail aussi alléchante, je suis entré à Saint-Gobain en 1947.

C’est ainsi qu’a débuté pour moi une période passionnante dans la mesure où il y avait tout à faire ! J’ai fait à cette époque la connaissance d’Urbain Cassan, qui s’est révélé être un archi- tecte polytechnicien très imaginatif.

1 J’ai eu la chance de connaître également durant la guerre des résistants dont les noms de guerre étaient Phidias et Périclès !

2 Après la guerre, j’ai fait édifier un chalet de montagne, puis un autre plus grand quand ma famille s’est agrandie.

J’y ai aménagé un petit labo dans lequel

j’espère bien entreprendre avec succès

la dernière expérience que j’ai en projet.

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Comment avez-vous procédé

pour arriver à recruter ces 300 personnes ?

Heureusement, j’avais déjà effectué plusieurs missions en Allemagne alors occupée dans l’industrie chimique de la BASF.

Je m’étais aperçu qu’il y avait dans ce pays plusieurs centaines de Français actifs en ce domaine. L’Allemagne avait une grande avance sur la France, notamment dans le domaine des matiè- res plastiques. J’ai pu en conséquence trouver très vite des per- sonnes correspondant aux profils que je recherchais. C’est ce qui explique que les recrutements se soient effectués sans gran- des difficultés. L’équipe que j’ai constituée s’est révélée être sympathique et très dynamique.

Votre environnement familial vous poussait probablement à faire de l’enseignement et de la recherche

dans un établissement public universitaire, mais ayant goûté durant la Résistance les charmes d’une vie plus aventureuse, vous avez préféré finalement offrir vos services

à une entreprise privée ? Cette décision a-t-elle été pour vous difficile à prendre ?

Non, parce qu’elle s’inscrivait alors dans un vaste mouvement de développement de la France. Mon parcours avait connu antérieurement beaucoup de bouleversements, du fait de la guerre. En 1945, juste avant que ne cessent les hostilités, j’ai reçu mission des services militaires de me rendre à Tübingen, ville dans laquelle devait arriver prochainement la deuxième DB et de mettre la main sur les archives du Kaiser Wilhelm Institut.

C’est ainsi que je suis parti avec une équipe de six personnes, dont le directeur de la documentation du CNRS. La voiture qui avait été mise à notre disposition n’avait pas de freins, mais la deuxième DB a mis immédiatement à notre disposition deux jeeps, un officier d’ordonnance et quelques hommes de troupe.

Pendant plusieurs jours, nous avons cherché en vain. Le same- di suivant, fatigué par nos recherches infructueuses, j’ai deman- dé à notre lieutenant d’ordonnance de nous trouver un endroit où l’on puisse dîner tranquillement. Celui-ci nous a promis de nous faire connaître un endroit que l’on n’oublierait jamais. Le soir venu, monté dans l’une de nos jeeps (alors qu’on tirait encore quelques coups de feu), il nous a fait prendre une route, puis une plus petite, puis une autre encore plus étroite qui mon- tait en spirale au sommet d’une montagne. Après avoir franchi un pont-levis, puis une première et une seconde enceinte, nous avons été accueillis par un majordome, qui nous a fait savoir que sa Majesté, affectée par ce qui s’était passé dans les jours précédents, s’excusait de ne pouvoir nous recevoir personnelle- ment, mais s’en remettait à lui de ce soin. Je me souviens avoir fait ce jour-là un repas très correct avec les diverses rations de l’armée bien arrangées pour la circonstance. Mais je me sou- viens surtout avoir bu du château Pétrus de 82 ans que la reine de Wurtemberg conservait dans ses caves !

Après le repas, j’ai proposé aux personnes qui m’avaient accom- pagné dans cette expédition d’entreprendre la visite du château.

Quelle n’a pas été notre surprise de découvrir un splendide cloî- tre avec une chapelle dans laquelle se trouvaient justement tou- tes les archives que nous recherchions ! De retour au quartier, nous avons averti les services et leur avons demandé d’en pren- dre possession dès le lendemain. Notre mission qui avait piétiné pendant trois jours s’était terminée ainsi le quatrième sur un suc- cès qui devait autant à la chance qu’à notre obstination.

À cette période passée chez Saint-Gobain,

a succédé une autre marquée davantage par votre intérêt pour des questions de politique scientifique.

Pourriez-vous expliquer les raisons et les circonstances qui vous ont conduit alors à vous en préoccuper ?

La situation de l’enseignement supérieur et de la recherche dans les années 1955 - 1956 était vraiment catastrophique en France. Pierre Mendès-France qui en avait pris conscience, avait été le premier à comprendre la nécessité de définir une poli- tique pour y porter remède. Il a invité à la Toussaint 1956 les industriels et les enseignants à en discuter ensemble : cela a été le colloque de Caen qui a duré une bonne semaine. Les débats animés par des personnalités éminentes comme le mathémati- cien André Lichnerowicz ont contribué à sortir de leur torpeur l’Université et ses divers services, mais la communauté scienti- fique a eu du mal à comprendre à cette époque en quoi pou- vait consister une politique pour la science. Ces débats n’au- raient jamais eu le retentissement qu’ils ont connu sans l’aide de Jean-Louis Crémieux-Brilhac, un homme de synthèse remar- quable qui travaillait au CEA, pour dégager les grandes idées dans le tissu filandreux de propositions qui avaient été émises : cet homme hors du commun et extérieur au milieu scientifique avait joué un rôle important à Londres durant la guerre et se trouvait alors à la tête de la Documentation française. Les par- ticipants à une séance trouvaient grâce à lui, dans les dossiers qui leur étaient remis le lendemain matin, un compte-rendu complet des points de vue qui avaient été échangés la veille.

Qui était Étienne Bauer dont vous avez parlé aussi dernièrement dans une communication ?

Il n’était pas non plus un scientifique. Curieusement, ce sont les administratifs dont la culture littéraire et juridique était vaste et diversifiée qui ont su mettre de l’ordre dans la recherche et faire avancer les choses. Étienne Bauer était le fils d’Edmond Bauer, un physicien éminent et le gendre de Pierre Auger. Il connais- sait fort bien Francis Perrin mais aussi Jacques Monod et André Lichnerowicz. L’influence paternelle lui avait valu de se retrouver directeur des systèmes de formation du CEA, de développer à un haut niveau ses qualités humaines et une excellente connais- sance des problèmes organisationnels de l’énergie atomique.

Quelles sont les idées les plus importantes qui sont sorties de ce colloque de Caen ?

Mendès-France et les membres de son équipe ont été surtout sensibles à l’idée selon laquelle un pays qui n’avait pas une armature suffisante de recherche était condamné à terme à végéter. Henri Longchambon avait contribué à la création du Conseil supérieur de la Recherche qui avait été rattaché au Premier ministre.Y siégeait une équipe aux effectifs peu impor- tants, mais constituée de personnalités remarquables. Les chan- gements incessants de gouvernement privaient la Recherche de la continuité financière dont elle avait besoin, mais celle-ci souf- frait surtout de l’absence d’une problématique ambitieuse.

L’arrivée de de Gaulle au pouvoir a bouleversé les choses, en 1958. J’ai raconté ailleurs comment, ayant entendu dans un res- taurant les craintes qu’exprimaient Lichnerowicz et Glangeaud 3 sur la désignation d’un responsable de la Recherche par voie autoritaire en l’absence d’un candidat agréé par la communau- té scientifique, je leur avais proposé mes services. De Gaulle, qui

3 L’adjectif “glangeauté” a été utilisé plus tard pour qualifier des discussions débridées, partant un peu

dans toutes les sens. 91

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avait dû se souvenir de moi pour mes faits de guerre et qui connaissait mes ascendances familiales, m’a convoqué le lende- main dans son bureau. Je ne pouvais pas lui dire décemment qu’il s’agissait d’une blague. Il ne m’a pas confié de mission très précise. Il avait l’habitude de juger sur pièces. Si ce qu’il avait en vue ne marchait pas, il n’hésitait pas à changer de bonhomme ou à faire évoluer pragmatiquement ce qu’il avait en tête.

En 1958, de Gaulle décide de créer un Comité interministériel de la Recherche. Cette structure qui permettait

à des scientifiques et à des politiques d’échanger et de confronter leurs idées était à l’époque très originale.

Pourriez-vous en parler plus longuement ?

Qui a été vraiment l’instigateur de cette structure ? Malraux avait été désigné pour piloter l’opération, mais celle-ci n’était pas vraiment au centre de ses intérêts. Il était l’exemple même des hommes qui réduisent la culture aux arts et à la littérature.

Sa vision de la condition humaine était impressionnante, mais les aspects scientifiques échappaient à son intelligence. Il avait heureusement dans son cabinet Geneviève de Gaulle. C’était une personnalité extraordinaire à tous points de vue. Compa- gne de déportation de Mme Zamansky, professeur de maths à la faculté de Jussieu, elle est intervenue avec un tact et une intelligence peu commune dans la création du Comité intermi- nistériel avec l’aide de Lichnerowicz, Zamansky, Étienne Bauer, et Pierre Lelong qui avait été chargé de suivre les affaires scien- tifiques et celles touchant à l’enseignement à l’Élysée.

Ce Comité consultatif de la recherche scientifique et technique (CCST) devait se réunir quatre fois par an. Il comprenait douze scientifiques renouvelables par tiers tous les deux ans.

Vous êtes nommé à sa tête

avec mission d’en tenir le secrétariat ?

C’était une situation qui n’était pas facile à gérer. Le groupe de sages auquel il avait été fait appel était composé de personna- lités scientifiques conscientes chacune de l’importance de la mission qui leur avait été confiée. Le sens des responsabilités qu’ils manifestaient était sympathique, même s’il avait parfois aussi des aspects un peu enfantins. Il fallait que j’arrive à arran- ger les choses. Heureusement, j’ai pu m’appuyer sur un État- major très sérieux. J’ai travaillé au départ avec une trentaine de scientifiques et d’administratifs de haut niveau qui faisaient partie de l’équipe de Longchambon et qui avaient une bonne connaissance des hommes. Quand j’avais besoin de consulter quelqu’un d’important dans un domaine, j’ai toujours trouvé auprès d’eux des suggestions ou des renseignements fort uti- les. Longchambon avait fait, grâce à eux, un énorme travail de dégrossissage et j’ai toujours regretté qu’il n’ait pas eu les moyens d’en tirer lui-même pleinement parti. N’ayant pas eu de gouvernement qui le soutienne, il n’avait pas réussi à prouver le mouvement en marchant.

Pourriez-vous nous parler plus longuement des douze personnalités qui faisaient partie du CCST. Avaient-elles été choisies pour représenter toutes les disciplines scientifiques ? Venaient-elles majoritairement de certaines Facultés ou de certains organismes de recherche ?

Le but avait été de réunir l’ensemble des disciplines. Une liste de scientifiques éminents avait été proposée à l’Élysée. Georges

Pompidou, qui était un littéraire imperméable aux questions scientifiques, avait été chargé d’effectuer un choix.

Confronté à la complexité du groupe gouvernemental et à une réalité scientifique difficile à faire avancer, aux tiraillements mul- tiples entre les institutions, il était nécessaire que je dispose de

“capteurs” me permettant à la fois d’insuffler de nouvelles idées et d’apprécier leur impact ou leur retentissement dans l’opinion. Ayant appris qu’André Cournand, prix Nobel de médecine qui vivait aux USA, était un ami d’enfance de Robert Debré, le père de Michel Debré, alors Premier ministre, j’ai fait appel immédiatement à lui en le priant de devenir conseiller de la DGRST. Ce contact s’est révélé plus d’une fois très utile : chaque fois que nous souhaitions faire passer une idée nouvel- le, nous en avisions André Cournant à charge pour lui d’en par- ler à Robert Debré, sachant bien que Michel Debré et de Gaulle en auraient alors rapidement connaissance.

Ces scientifiques de haut vol auxquels le gouvernement avait décidé de faire appel avaient-ils dans tous les domaines des vues convergentes ? Comment avez-vous réussi à concilier leurs idées et leurs sensibilités différentes afin qu’une politique consensuelle se mette progressivement en place ? Les sensibilités politiques différentes ont assez peu joué. Tous les scientifiques étaient convaincus que l’essentiel était de disposer des postes et des crédits et qu’ils savaient mieux que quiconque ce qu’ils avaient à faire. Plus ils étaient remarquables et moins ils semblaient prêts à s’interroger sur les fondements d’une politique scientifique. Je pense notamment à Charles Thibault. C’était un homme remarquable qui affirmait toujours qu’il ne voyait pas la nécessité d’élaborer une politique scienti- fique : les scientifiques savaient bien eux-mêmes les domaines de connaissances nouveaux dans lesquels il leur fallait s’aven- turer. À quoi, j’étais bien obligé de lui répondre que les moyens d’action se trouvant limités, il fallait bien se résoudre à opérer des choix et faire en sorte qu’ils soient les plus judicieux possi- ble. Comment et sur quelles bases établir des priorités entre les diverses directions envisageables ? La politique scientifique était de mon point de vue l’ensemble des règles qu’il convenait de suivre pour partager au mieux et de la façon la plus efficace possible des ressources financières et humaines limitées affec- tées à des actions de recherche.

La DGRST ne s’est-elle pas employée surtout à lutter contre les gaspillages résultant de leur manque de cohérence et de lisibilité ? L’idée étant que l’on ne savait guère ce que les chercheurs trafiquaient vraiment dans leurs laboratoires et que ceux-ci, attirés par les mêmes sujets à la mode, se marchaient souvent allègrement sur les pieds.

Le rôle du Comité était surtout d’ordre pédagogique et informa-

tif. Faire périodiquement le point des connaissances disponibles

dans certains domaines, mettre les personnalités scientifiques

les plus concernées en rapport les unes avec les autres. C’est ce

que j’ai appelé à cette époque l’effet “vaches maigres” : la

somme des crédits pour la recherche n’atteignait pas alors

0,7% du PIB, ne représentant guère alors que le tiers des efforts

équivalents consentis dans les autres pays. Le malaise très mar-

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qué dans les universités, était moindre toutefois dans les orga- nismes de recherche finalisés comme l’INRA, en raison de leurs rapports privilégiés avec les milieux professionnels. Il importait de trouver rapidement du grain à moudre pour le Comité consultatif et d’éviter que les discussions entre les douze ne par- tent dans tous les sens. Il fallait arriver à organiser et à canaliser les débats et éviter les digressions inutiles comme celles de Sadron, physicien au demeurant fort remarquable qui travaillait au laboratoire des macromolécules de Strasbourg et qui militait ardemment pour un Parlement scientifique prenant progressive- ment le pas sur celui du reste de la nation. Mieux valait inviter ces personnalités reconnues pour leur sagesse et leur expérien- ce à bâtir une série d’actions dans des domaines prioritaires.

C’est ainsi que des actions concertées ont été mises en place en vue de rattraper rapidement les retards pris dans certains domaines et confiées à des hommes compétents. Le Comité a eu le mérite de les choisir judicieusement.

Quelles sont les actions concertées qui ont vu le jour à cette époque ?

Celle qui intéressait le plus l’INRA était celle de la biologie moléculaire. À l’époque de Longchambon, ce terme n’avait jamais encore été prononcé. Un autre domaine d’étude dans lequel la France souffrait de grands retards était l’océanogra- phie. Les quelques scientifiques isolés qui travaillaient sur cette thématique à Roscoff, au Muséum National d’Histoire Naturel- le, dans des unités de la Côte-d’Azur, se disputaient les maigres crédits qui avaient été accordés à cette discipline.

L’INRA souhaitait alors se lancer dans des actions importantes en matière de génétique des populations. Mais, en 1958, les crédits lui faisaient gravement défaut. Il fallait doter cet organis- me de moyens informatiques et d’outils documentaires. Mais

en matière de documentation, l’INRA n’a pas trouvé de person- nes capables de faire avancer beaucoup les choses.

Est-il arrivé que la DGRST force la main à certains organismes de recherche en les poussant à s’engager dans des actions qui étaient peu conformes jusque-là à leurs habitudes ou leurs façons de faire ?

Quand mes fonctions de délégué m’ont amené à m’intéresser à l’INRA que je ne connaissais guère jusque-là, j’ai senti rapide- ment deux choses : une attention très grande de ses personnels à ce que leurs travaux débouchent sur des utilisations concrè- tes, la nécessité de l’arrimage de ces travaux à des questionne- ments plus larges ou plus profonds. Il fallait avoir recours à la recherche fondamentale toutes les fois qu’il était impossible de résoudre un problème par un empirisme raisonnable, mais ne jamais perdre de vue les applications. J’avais quelques idées sur les orientations possibles de la génétique et était convaincu qu’elle allait révolutionner le monde.

Je me souviens d’une chose qui m’avait alors profondément heurté : le mépris très grand que les universitaires avaient pour l’INRA. À une époque où les crédits de recherche étaient peu abondants ses agents étaient considérés comme des culs ter- reux dont les revendications étaient déraisonnables et toujours excessives. Je me suis employé à inciter les scientifiques à tra- vailler ensemble sur des objets communs, quel que soit l’orga- nisme dont ils faisaient partie. Je me suis aperçu très vite des progrès qui pouvaient être réalisés en cette matière. Le difficile étant bien souvent de les amener d’abord à se parler.

Les actions de la DGRST ont-elles eu toutes,

dès le début, un caractère pluridisciplinaire marqué ? Oui, il s’agissait d’abord de faire travailler ensemble des gens d’origine différente.

Pierre Piganiol (à droite) s'entretient avec Edgar Faure, ministre de l'Agriculture, centre INRA de Versailles,1967.

Photo : © INRA

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Mais la structuration de l’INRA en départements organisés autour d’une ou plusieurs disciplines ne constituait-elle pas un obstacle à cet objectif ?

Je ne me souviens pas avoir rencontré de difficultés majeures.

Des hommes, comme Jean Bustarret, comprenaient très bien la dimension pluridisciplinaire des questions qu’ils avaient à résou- dre. Il y avait bien des cloisonnements internes mais jamais de problèmes graves entre les personnes. J’ai gardé le souvenir dans cet organisme d’une grande ouverture d’esprit. Ce qui m’apparaissait en revanche singulièrement manquer, c’était l’art de ses dirigeants de plaider leur cause. L’INRA souffrait à l’épo- que d’une réputation médiocre auprès du ministère des Finan- ces. Henri Ferru avait beaucoup de qualités mais c’était un avo- cat ne sachant jamais très bien trouver le moment opportun pour faire valoir tel ou tel argument. Je l’ai aidé à monter des opérations et à les faire accepter par les Finances en l’invitant à les replacer dans les problèmes plus larges de l’agriculture fran- çaise et de son avenir. Je l’ai incité à rappeler que l’INRA était l’organisme le plus qualifié pour les étudier, couvrant un domai- ne très large de compétences et étant présent à peu près par- tout.

Le ministère des Finances n’était-il pas hostile à cette époque à l’idée de gonfler le budget de l’INRA, par crainte d’excédents agricoles supplémentaires à prendre en charge ultérieurement ?

Nous avons réussi à réfuter cet argument et à trouver au minis- tère des Finances des alliés prêts à raisonner autrement. Avec Henri Ferru, nous avons réussi à bâtir une argumentation contraire en mettant en évidence le rôle positif que l’INRA pour- rait jouer dans la réorientation de certaines productions.Au pro- ductivisme forcené, on pouvait opposer des voies alternatives. Il fallait faire face à la concurrence des marchés mondiaux et confier à une équipe motivée et compétente le soin d’élaborer sur des bases solides une politique agricole pour la France.

Les débats que vous avez eus avec le ministère des Finances ont-ils débouché sur de nouvelles thématiques de recherche ? Non, c’est l’INRA lui-même qui a été vraiment à l’origine de leur changement. L’INRA a pris conscience des évolutions scienti- fiques dans ses domaines de compétence avec une clairvoyan- ce et un courage exceptionnels. La qualité de ses chefs de file, Raymond Février, Charles Thibault ou Germain Mocquot n’y a sans doute pas été étrangère.

Y a-t-il eu des agents de l’INRA qui ont fait partie des douze sages ?

Il y a eu Charles Thibault. Celui-ci n’a pas fait partie dès le début du comité consultatif de la recherche scientifique et technique.

Je crois me souvenir qu’il n’y a siégé qu’au cours de la seconde année. Il y est resté jusqu’en 1961. Thibault avait une façon de dire les choses qui faisait l’admiration des universitaires dont beaucoup étaient fort méprisants pour les recherches appli- quées. Il a fallu que j’explique la façon d’instituer de nouveaux rapports entre la recherche pure et ses applications. Très sou- vent, pour résoudre un problème de recherche appliquée, il faut faire appel à certains aspects de la recherche pure. Les appro-

ches empiriques donnent aussi parfois satisfaction, mais elles sont souvent fort coûteuses.

Dans un ouvrage paru au milieu des années soixante, à l’occasion du vingtième anniversaire de sa création, vous avez rédigé un avant-propos dans lequel vous plaidiez pour le développement de la biologie moléculaire à l’INRA.

Il semble que cette orientation n’ait pas été du goût de tout le monde. Pourriez-vous revenir sur les débats qui se sont déroulés sur cette question ?

Je n’en ai pas gardé des souvenirs très précis. L’utilisation de concepts chimiques macromoléculaires en biologie n’a pas été chose facile. Il fallait ne pas remettre en cause les aspects plus globaux. Seul l’Institut Pasteur disposait d’hommes qualifiés.

Les responsables de l’INRA ont vite compris la nécessité d’en former. Poly avait mauvais caractère mais aimait fort son insti- tut. Je me souviens avec plaisir de la sympathie profonde que ses agents avaient pour les missions de leur organisme.

Je me rappelle du petit groupe informel qui se réunissait à Ramatuelle, tous les ans durant l’été.

Vous avez joué à la DGRST un rôle important pour impulser de nouvelles orientations. L’enveloppe “recherche”, dont on parlait alors, s’est trouvée en nette augmentation.

Elle a été multipliée par trois, en trois ans. En 1962, elle est arri- vée à son sommet pour décroître régulièrement après.

Vous êtes resté trois ans à la DGRST ?

D’autres fonctions vous ont-elles par la suite été proposées ? Saint-Gobain qui m’avait “prêté” pour une année, m’a récupé- ré au bout de trois. J’avais ouvert suffisamment de voies pour donner du travail à d’autres gens pendant le même temps.

C’est Maréchal qui a pris ma succession. C’était un très bon scientifique, mais qui a manqué un peu, je crois, de force de caractère. D’autres sont venus plus tard, comme Aigrain, Curien, Fréjac, Grégory et Morin. Certains d’entre eux ont accepté de devenir ministre ou secrétaire d’État au risque d’avoir en charge un secteur parmi d’autres. Paradoxalement, j’ai pu jouer un rôle d’animation plus grand entre les ministres en raison de mon sta- tut interministériel et parce que justement je ne faisais pas par- tie des leurs. J’ai gardé un bon souvenir des rapports que j’ai entretenus avec E. Pisani quand il était ministre de l’Agriculture.

Je lui avais expliqué que j’avais besoin de connaître sa politique pour proposer avec son accord des actions dans le domaine des sciences appliquées.

Quand vous jetez un regard rétrospectif

sur l’action de vos successeurs, observez-vous une évolution dans les objectifs qu’ils s’étaient fixés ?

Non, j’ai l’impression que la problématique est restée toujours

à peu près la même. Il s’agissait de comprendre comment aux

frontières des divers domaines se construisaient les connaissan-

ces. Le scientifique est conduit tout naturellement à retenir dans

les questions qui lui sont posées, les problèmes qu’il a le plus

de chances de résoudre et les questions qui peuvent faire pro-

gresser le plus le niveau des connaissances. Mais l’analyse de

ce que j’appelle la conjoncture scientifique n’est pas bien entrée

encore dans les mœurs.

(8)

S’agissait-il seulement pour le Comité d’avoir

une vue prospective des choses et de repérer dans le champ des thématiques possibles celles qui étaient les plus porteuses d’avenir ? Cette quête et cet examen ont-ils fait appel à des méthodes particulières ?

Cela s’est fait toujours beaucoup au doigt mouillé, mais Pierre- Frédéric Théniere-Buchot (PFTB, comme nous l’appelions volon- tiers), qui était professeur au CNAM, a mis au point et introduit des méthodes plus formalisées. Précurseur, il a énoncé des cho- ses très remarquables qui ont été reprises partiellement par Michel Godet, le concepteur des stratégies en matière de déve- loppement et de recherche.

Les notions qu’ils ont développées avec succès pour traiter le cas du troisième aérodrome de la région parisienne n’ont hélas jamais été appliquées à un domaine de recherche précis.

Il me semble que vous avez pu mener à bien vos fonctions de Délégué grâce aux soutiens politiques solides dont vous avez bénéficié ?

J’ai pu bénéficier aussi d’une conjoncture financière favorable.

Sous Pompidou, les crédits se sont fait plus rares. L’intérêt porté à la recherche a été la négation même du sujet. Les choses ne se sont guère arrangées sous l’ère de Giscard. La recherche a traversé une période de vaches maigres mais surtout sans vision de l’importance des problèmes.

Qu’est devenue la DGRST

avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, en 1981 ?

Elle s’est transformée et a constitué les services du ministère de la Recherche dont J. P. Chevènement a eu la charge.

Vous avez été invité à siéger au Conseil d’administration de l’INRA. Quels souvenirs en avez-vous gardés ?

Je n’ai pas grand-chose à en dire, car il était rare dans cette instance où les représentants de la profession étaient fort nom- breux que l’on aborde vraiment l’examen des orientations scientifiques. Il était plutôt question des grands problèmes poli- tiques de l’agriculture française, mais leur incidence sur le pro- gramme scientifique de l’INRA était passée bien souvent sous silence, relevant du Comité scientifique. Le Conseil d’adminis- tration de l’INRA était une instance relationnelle faisant l’inter- face avec les diverses professions qui étaient à l’époque très divisées et mal structurées. J’ai eu la chance d’y rencontrer des gens très remarquables avec lesquels j’ai pu discuter notam- ment des problèmes de la vulgarisation agricole.

Je suis frappé aujourd’hui par l’évolution rapide des sciences qui a eu lieu depuis une trentaine d’années. Celles-ci tendent à devenir, en effet, toujours plus abstraites, toujours plus difficiles à maîtriser. Elles échappent de plus en plus au bon sens. Cela a été le cas en physique avec la théorie des quantas. Mais la bio- logie connaît aujourd’hui la même évolution avec la prise en compte de mécanismes complexes, notamment dans le domai- ne de la génétique. À la difficulté intellectuelle d’approche s’en rajoute une autre venant du fait que les délais existant entre la découverte des résultats de la recherche fondamentale et leur application tendent sans cesse à se raccourcir. Un organisme comme l’INRA tend de ce fait à cumuler deux missions différen- tes : développer des connaissances scientifiques, mais agir éga- lement sur le milieu économique et social. L’INRA qui est appe-

lé à jouer un rôle de guide non seulement pour ses chercheurs, mais aussi pour l’ensemble des citoyens, s’en acquitte, à mon sens, assez bien si j’en juge par certaines de ses publications, comme le Courrier de l’Environnement ou certains ouvrages de Sciences en Questions. S’intéressant à l’agriculture mondiale, ses apports prennent souvent une dimension géopolitique.

La question des bourses d’étude me paraît aujourd’hui préoc- cupante. Certaines d’entre elles, octroyées par l’OTAN, sont des- tinées à faire venir des étrangers en France ou à envoyer des chercheurs français dans des pays étrangers. L’INRA en a profi- té pendant quelques années en réussissant à envoyer un ou deux boursiers par an aux USA. Le boursier apportait dans ce qu’on désignait alors sous le terme de coopération scientifique ses connaissances et ses savoir-faire, ce qui lui permettait sou- vent de diversifier et d’étendre le champ de ses compétences.

Mais la situation aujourd’hui a beaucoup évolué : les USA qui jouent un rôle important dans le fonctionnement de l’OTAN, ont décidé, en effet, de limiter les bourses des ressortissants des pays européens qui viennent sur leur territoire et de privilégier plutôt l’accueil de scientifiques des pays de l’Europe de l’Est pour de courts séjours. Il s’agit certes d’un moyen utilisé par les USA pour capter dans ces pays de nouvelles intelligences, mais aussi pour éviter que la recherche qui s’y fait encore ne soit frappée d’obsolescence ou ne disparaisse définitivement. La situation tend toutefois de nos jours à se modifier : les Amé- ricains incitant les pays européens à se substituer à eux dans des opérations de mécénat vis-à-vis des Russes.

L’INRA me paraît hélas trop peu présent dans les échanges scientifiques qui s’opèrent entre les Français, les Hongrois, les Tchèques ou les Russes. Le risque est grand, si cette tendance se poursuit, qu’il perde un des grands canaux lui permettant de faire connaître les acquis de la science agronomique française et de mettre celle-ci au contact d’idées, de valeurs éthiques et de modes de raisonnement nouveaux.

Vous n’avez jamais travaillé à l’INRA mais vous connaissez bien cet organisme. Il est conduit à s’interroger aujourd’hui davantage sur son avenir. Plusieurs domaines importants s’offrent à lui dans lesquels il pourrait s’investir :

rester en contact avec le monde agricole et l’aider à produire plus efficacement. Faire en sorte que le consommateur dispose à terme de produits plus goûteux et meilleurs pour sa santé. Mettre au point et développer des pratiques plus respectueuses de l’environnement. Ces différents domaines d’étude dans lesquels l’INRA pourrait songer à s’investir vous semblent-ils contradictoires ?

Cela peut l’être. Tout finit, en effet, par devenir plus ou moins contradictoire avec l’envie irrépressible de gagner toujours plus d’argent. À mon sens, l’INRA est tout à fait apte à surmonter les divergences qui peuvent résulter de ces différents objectifs.

Un autre ne doit pas être oublié : veiller à ce que ses raisonne- ments et ses résultats s’appliquent à l’ensemble de l’Europe et s’étendent aux pays de l’Est. Beaucoup reste à faire encore en ce domaine. L’INRA a des visées souvent trop hexagonales et devrait être plus attentif aux évolutions dans les pays voisins.

L’INRA qui a pris ses distances avec l’agriculture est-il menacé à votre avis par une crise d’identité ?

Je crois que tous les organismes de recherche traversent une

même crise, provoquée par l’éclatement des disciplines et le 95

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rapprochement de plus en plus marqué de la connaissance scientifique et de ses applications. La génétique fournit un exemple très net de cette double évolution. L’INRA se trouve un peu en porte-à-faux en ce domaine, étant un organisme de recherche fondamentale, mais appelé également à soutenir une branche de production. Il ne peut se sortir de cette contradic- tion qu’en se situant au centre d’un réseau d’influence impor- tant. Prenant conscience du fait qu’il ne peut appréhender à lui seul tous les problèmes à traiter, il doit s’engager dans une poli- tique de collaboration avec les autres organismes de recherche pour avoir accès aux méthodes d’investigation les plus sophis- tiquées. L’INRA doit accepter notamment de détacher dans des structures communes certains de ses chercheurs en finançant sur son propre budget des actions bénéfiques à d’autres. Nous en sommes loin aujourd’hui.

Pour être présent sur les fronts divers de la connaissance, l’INRA doit se situer au centre d’un réseau multidisciplinaire et s’effor- cer d’en devenir l’animateur. Mais l’article récent de Mme Haigneré dans le Monde n’est guère de nature à le conduire dans cette voie. Comme l’État n’a pas assez d’argent, elle sou- haite que le secteur privé s’implique davantage. Cette déclara- tion de principe ne mène évidemment à rien. Il est urgent de s’interroger de nos jours sur les fondements d’une politique scientifique nouvelle. L’essentiel est d’attribuer à chaque orga- nisme de recherche public important des ressources suffisantes pour leur permettre de mener à bien des actions concertées.

N’est-on pas arrivé à un point où les organismes de recherche publics, travaillant souvent ensemble avec d’autres organismes européens sur des thématiques transversales, n’ont plus trop de spécificités les uns par rapport aux autres ? Au lieu de continuer à raisonner au niveau de chacun d’eux à l’échelle de l’hexagone, ne faudrait-il pas envisager une refonte partielle de leurs prérogatives et leurs domaines de compétences respectifs ? La dispersion actuelle des thématiques et leur recouvrement partiel ne me paraissent pas un défaut très grave. L’INSERM appréhende les questions alimentaires sous un angle assez dif- férent de celui de l’INRA. Les deux points de vue loin d’être antinomiques sont complémentaires. Il n’en est pas de même des questions touchant à l’environnement que les Verts abor- dent souvent avec agressivité. Le CNRS entreprend leur étude avec une certaine naïveté, ayant mis plus de temps que l’INRA à prendre conscience des liens qu’elles entretiennent avec des problèmes de sol et d’écologie encore mal élucidés.

La création des UMR entre les organismes n’a-t-elle pas pour effet de renforcer la cohérence de leurs objectifs et de favoriser la convergence des diverses thématiques ? C’est une évolution probablement inévitable : plus la science progresse et plus se posent des problèmes pluridisciplinaires.

L’INRA est bien placé pour les étudier. Il se doit d’être au cen- tre d’un réseau, empruntant à chaque organisme ce dont il a besoin pour travailler au succès de ses propres objectifs.

Et plus globalement aussi sur ceux du réseau dont il ferait partie ! Oui, bien sûr. Le développement de la production du riz passe probablement par une amélioration génétique. Est-ce pour autant à l’INRA de se lancer dans une recherche analytique sur

le génome de cette plante ? N’est-il pas préférable qu’il s’en décharge sur d’autres, si par des coopérations judicieuses, il réussit à garder le contrôle et l’initiative des opérations com- plexes qu’implique un tel décryptage ?

Pensez-vous que l’INRA serait avisé de s’investir dans des domaines thématiques

relevant surtout à ce jour du CIRAD ou de l’ORSTOM ? Je pense qu’il aurait tout intérêt à entretenir et développer avec ces deux organismes des rapports très étroits. Il ne peut se dés- intéresser complètement de ce qui se passe en Afrique. Il n’est pas obligé de s’implanter dans cette région du monde, mais il doit veiller à coopérer très fortement avec les organismes spé- cialisés que l’on vient de citer, comme avec le CIHEAM (Centre international de hautes études agronomiques méditerranéen- nes). Je suis heureux de saluer à cet égard le rôle important qu’a joué en ce domaine Raymond Février, l’ancien directeur général de l’INRA. Je ne pourrais que me réjouir de voir des agents de l’INRA détachés temporairement à Abidjan ou dans d’autres grandes villes africaines. L’INRA me paraît avoir la capacité intellectuelle de répondre à l’ensemble des problèmes qui se posent, et notamment à ceux qui ont un caractère pure- ment géopolitique. Mais y a-t-il vraiment aujourd’hui dans cet organisme des personnes qui réfléchissent aux problèmes géo- politiques qui se posent à la nouvelle Europe et soient en me- sure d’orienter les décisions ? Rien n’est moins sûr, à mon avis.

J’ai l’impression qu’il y a comme un manque. Quand Mme Haigneré évoque les coopérations scientifiques à développer entre les milieux universitaires et les milieux industriels, c’est ne voir les problèmes que par le petit bout de la lorgnette. Les pro- blèmes de la recherche ont acquis aujourd’hui une dimension géopolitique. Il suffit pour s’en rendre compte de voir tous les efforts qui sont effectués de nos jours pour que les boursiers russes qui viennent en France apprennent notre langue et acquièrent des rudiments de culture libérale. Les labos français devraient s’inspirer de ce que font leurs homologues au Ca- nada. Ceux qui reçoivent des boursiers ont à coeur, en effet, de les encadrer et de mettre à leur disposition les éléments d’infor- mation dont ils ont besoin (coupures de presse et articles de journaux plus spécialisés) pour les aider à prendre connaissan- ce et saisir les problèmes de tous ordres auxquels ils sont eux- mêmes confrontés. L’INRA devrait s’attacher de même à faire comprendre à ses partenaires le nouveau contexte qui risque bientôt de s’imposer sur les marchés agricoles. Il suffit pour en voir les prémisses de songer à la concurrence sévère exercée par les vignobles roumain ou moldave sur les produits de la filière viti-vinicole française. À la tête d’un réseau qu’il aurait vocation à animer, l’INRA devrait être un centre de réflexion agissant sur les organismes gouvernementaux.

Vous avez travaillé dans un laboratoire de recherche publique.

Que pensez-vous des tâches de plus en plus écrasantes demandées aux personnels scientifiques à qui l’État tend à accorder de moins en moins de moyens : produire des connaissances nouvelles dans leurs domaines respectifs, participer à l’occasion à des travaux d’expertise, encadrer des thésards et contribuer à leur formation, avoir des rapports étroits avec les professionnels et les pousser à l’innovation...

La seule façon qu’ils ont de s’en sortir est de déléguer à d’au-

tres les tâches mineures qu’ils sont souvent en peine de pren-

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dre en charge. Il est regrettable que les équipes de l’INRA dispo- sent en nombre trop faible de petites mains pour les seconder.

C’est un fait incontournable : dès qu’il existe un scientifique qualifié, ses compétences tendent à être exploitées par tous, surtout s’il travaille en réseau. Je le vois bien au labo de chimie de l’École Normale Supérieure. Le thésard a besoin rapidement d’avoir de l’aide, ayant bien d’autres choses à faire qu’à mani- puler. Il en est de même dans l’industrie où l’on estime que pour qu’un ingénieur de recherche puisse remplir pleinement son rôle (contacts avec les bureaux d’étude, prospection de la clien- tèle, ...), il doit pouvoir être épaulé par au moins deux assistants techniciens de niveau supérieur. Le professeur-chercheur qui arpentait son labo en blouse blanche et qui faisait tout par lui- même était une image encore très prisée au début du XX

ème

siè- cle. Mais c’est aujourd’hui un stéréotype relevant définitivement du passé.

Il semble à en croire les enquêtes d’opinion que l’on assiste de nos jours à une certaine désaffection des jeunes

pour la science. Celle-ci fait peur. Son étude apparaît rebutante et offrant moins de débouchés rémunérateurs que celle ouvrant sur le commerce, la finance, voire la publicité.

Comment redresser cette situation ? Comment rendre aux activités scientifiques le prestige dont elles jouissaient dans les années soixante, au moment où vous étiez à la DGRST ? Il faudrait remonter très en amont et incriminer la façon dont sont enseignées aujourd’hui les sciences dans les lycées. C’est vraiment catastrophique. Les professeurs ont souvent affaire à des élèves qui ne savent pas toujours lire, qui s’expriment mal et sont peu motivés à travailler. Ils sont obligés de faire bien d’autres choses, en conséquence, que l’enseignement des no- tions qu’ils sont chargés de transmettre et de faire compren- dre. Je crois qu’il y a, hélas, toute une éthique de l’enseigne-

ment à recréer. Il convient à cet égard de rendre hommage aux efforts méritoires de l’INRA pour communiquer, sans jamais tomber dans le travers de simplifications abusives.

Vous avez publié un ouvrage intitulé “La recherche mal menée ?” 4 . Quelles sont les idées les plus importantes que vous avez souhaité à l’époque faire passer

dans cet ouvrage ? Vous paraissent-elles encore d’actualité, au vu de la crise qu’a traversée récemment la recherche ? Un séminaire sur l’histoire de la DGRST a été organisé derniè- rement à la Maison des Sciences de l’Homme. Celle-ci a décidé d’inviter des gens très qualifiés à réfléchir sur le thème

“Demain, la recherche”. Mais jusqu’ici, je dois dire que les arti- cles que j’ai pu recevoir ne répondent pas à mes attentes. Les liens entre la recherche à un moment donné et la structure de l’ensemble de la connaissance à la même époque n’ont guère été abordés. La politique de la recherche ne se réduit pas à demander toujours plus d’argent. Mais si les aspects financiers sont importants, ils ne doivent pas contribuer à tarir la réflexion sur des points essentiels : quelles sont les questions à étudier, quelles sont celles qu’il convient d’examiner en priorité ? Quelles sont celles dont la résolution sera la plus lourde de conséquences bénéfiques.

Ma contribution à ce débat est venue d’un papier que j’ai dû faire sur le problème des bourses d’étude à octroyer. Comment les distribuer pour qu’elles aient le plus d’impact ? J’ai l’impres- sion que rares sont les gens qui acceptent de s’interroger sur ce type de questions. Certes un chercheur est le mieux placé pour dire dans son domaine lesquelles des recherches lui semblent être les plus prometteuses d’avenir. Autant que je le connaisse, le mécanisme interne de hiérarchisation des problèmes dont dispose l’INRA me paraît à cet égard plutôt satisfaisant.

4 Pierre Piganiol qui a publié plusieurs ouvrages sur la politique scientifique et les industries verrières, a notamment écrit : “Maîtriser le progrès” (1968),

“Du nid à la cité” (1970),

“La recherche mal menée ?” (1987).

Photo : Bertr and Nicolas

97

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Le contexte de la recherche semble avoir évolué singulièrement au cours des années. À l’époque gaullienne, la politique en ce domaine se voulait être à la fois volontariste et réaliste : les moyens d’action étant limités, il s’agissait d’essayer de les répartir au mieux. Cette préoccupation s’est estompée curieusement à l’époque libérale. Beaucoup de scientifiques réclamant toujours plus de postes et de moyens et s’estimant les mieux armés de décider de l’usage le meilleur à en faire.

Ce dilemme est permanent. Il me semble quand même qu’il convient de réfléchir aux recherches dont les résultats ont des chances d’avoir le plus d’impact intellectuel (nouvelle vision de la connaissance) 5 et économique. Les adeptes du laisser-faire peuvent avoir raison sectoriellement, mais jamais sur l’ensemble des fronts de la connaissance. L’orientation de la recherche peut se faire par l’amont en vue d’une compréhension plus grande du monde qui nous entoure et ou par l’aval par les applications qui ont des chances de se révéler les plus utiles. Un équilibre doit être trouvé souvent entre ces deux pôles. C’est ce qui s’est passé dans le domaine de la physique du solide qui a débouché au niveau des applications sur les transistors et les lasers.

Comment appréhendez-vous cette notion de demande sociale dont on nous rebat tant les oreilles ? Est-elle autre chose qu’un artifice rhétorique permettant aux responsables de la recherche de justifier après coup les options qu’ils ont finalement retenues ?

La demande sociale qui s’exprime de façon confuse et naïve, revient dans les discours comme une tarte à la crème. Elle se réduit souvent à demander plus pour moins cher. Elle est faus- sée par l’omniprésence de la misère. La demande sociale devrait importer moins que l’évaluation du progrès social pos- sible dans l’orientation des travaux scientifiques.

Pensez-vous que les orientations de la recherche puissent être éclairées utilement par les techniques de rationalisation des choix budgétaires (RCB) ?

Je me suis intéressé à ces techniques qui ont concerné en pre- mier lieu les aspects militaires et qui visaient à mieux ajuster les moyens aux objectifs. Ces techniques sont apparues aux USA dans les années cinquante (PPBS) et ont été reprises plus tard par l’OCDE. Des chercheurs du Conservatoire des Arts et Mé- tiers se sont employés à les faire connaître en France, je pense à Saint-Paul qui avait fondé un petit cabinet de conseil, puis à Teinière-Buchot qui a rédigé une multitude d’ouvrages intéres- sants sur la notion “d’arbres de pertinence”.

J’ai eu recours souvent au mode de raisonnement apporté par cette façon nouvelle de voir, mais sans aller vraiment jusqu’au stade du calcul proprement dit.

En matière de recherche, reste à déterminer toutefois le niveau le plus pertinent auquel il convient de se situer.

Les décisions peuvent être, en effet, fort différentes selon que la cohérence des actions est recherchée au niveau d’un État (voire d’un ensemble d’États), d’une région ou d’un laboratoire.

Il serait dangereux que l’INRA actuel se fragmente en unités plus petites et indépendantes les unes des autres au nom de la décentralisation. Une coordination des programmes s’avérerait alors nécessaire mais bien difficile dans les faits à réaliser.

L’adhésion des populations est facilitée sans doute par des microprogrammes, des actions bien localisées. Mais la cohéren- ce globale risque fort de s’avérer moins perceptible. Celui qui

éprouve un besoin de recherche a du mal à trouver de nos jours un interlocuteur capable de répondre à ses attentes. L’INRA est confronté à un problème grave de communication pour expli- quer ses objectifs et en faire comprendre les raisons.

Dans l’ouvrage qu’il a consacré à l’histoire de l’INRA, Jean Cranney raconte que le ministre Bonnet

vous avait proposé de prendre la direction de cet organisme et que vous aviez refusé. Comment cela s’était-il passé ? Je ne sais pas ce qui a pu l’induire en erreur. J’ai connu à Saint- Gobain un agronome du nom de Richard. Il se peut qu’il ait ren- contré le ministre et lui ait parlé de moi. Mais les choses en sont restées là.

L’auteur de l’ouvrage précité parle également d’une mission qui vous avait été confiée par le ministre Boulin sur les relations entre l’INRA et les instituts techniques professionnels.

J’ai rencontré Boulin qui était intéressé effectivement par cette question, mais il ne m’a pas confié d’étude particulière. Je lui ai expliqué que les modèles de la fonderie et du textile qu’il avait en tête étaient d’une nature un peu différente. On était là dans le domaine de la bonne physique mécanique bien simple. Avec l’INRA, nous nous trouvions dans celui de la biologie : il ne fal- lait plus du tout aborder de la même façon les problèmes et rai- sonner en envisageant l’INRA au centre d’un réseau. Mais les instituts techniques sont des organes de transfert de la connais- sance refermés parfois un peu trop sur eux-mêmes. Il serait sou- haitable qu’ils soient liés plus étroitement à l’INRA et ne se considèrent plus comme possesseurs d’une chasse gardée.

Vous avez siégé longtemps au Conseil d’administration de l’INRA. Avez-vous été conduit à débattre des procédures d’évaluation de ses personnels ?

Quelles réflexions ces questions vous inspirent-elles ? Il importe évidemment d’évaluer les personnels scientifiques et tous ceux qui les aident dans leur travail. Mais il ne faut pas tomber dans les excès d’un formalisme trop étroit. J’avais été chargé de recruter à La Croix de Berny les 300 personnes qui devaient travailler ensemble au sein d’un vaste laboratoire Saint-Gobain. Mais comme il n’existait pas alors de procédures d’évaluation, il a fallu que j’en institue afin de procéder aux embauches et d’attribuer des primes de fin d’année à tous ceux qui le méritaient. Recevoir des gens, comprendre ce qu’ils ont dans la tête sont des tâches assez faciles, s’ils n’ont pas l’im- pression de passer un examen. Il m’arrivait souvent quand il fal- lait que je recrute des gens pour des postes importants que je leur demande de m’accompagner ailleurs où je devais me ren- dre et de bavarder ensemble en chemin. J’ai pu découvrir ainsi sans qu’ils aient à s’angoisser des personnalités attachantes aux centres d’intérêt très variés. Porter un jugement sur les per- sonnes au vu des résultats qu’ils ont obtenus est une tâche autrement délicate car il est rare que les hommes agissent seuls. Il importe en conséquence d’apprécier les rapports qu’ils entretiennent avec leur entourage professionnel. Jouent-ils le rôle de ferment ou de poids mort ? L’exposé de leurs objectifs et de leur démarche scientifique peut se révéler à cet égard très éclairant, infirmer ou confirmer les impressions laissées par une visite dans les laboratoires. Les évaluations qui réclament une connaissance attentive des individus ne peuvent se concevoir de façon satisfaisante qu’en vivant étroitement à leur contact.

5 À l’époque d’Einstein, il aurait été judicieux pour un organisme du genre de la DGRST d’aider au financement de travaux sur le rayonnement du corps noir.

• Résistance • Saint-Gobain

• recherche publique/privée

• politique de la recherche • colloque de Caen • Charles de Gaulle

• Pierre Mendès-France

• comité consultatif de la recherche scientifique et technique (CCST)

• DGRST • Charles Thibault

• financement de la recherche • INRA

• génétique • pluridisciplinaire

• Henri Ferru • Germain Mocquot

• Jean Bustarret • Raymond Février

• biologie moléculaire • Jacques Poly

• Edgar Pisani • UMR • Pays de l’Est

• Afrique • CIRAD • ORSTOM

• CIHEAM • demande sociale

• évaluation • métier de la recherche

• Sciences en Questions

ITEMS

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Mais, pour des raisons diverses, elles tendent de plus en plus à être confiées à des personnalités étrangères aux organismes de recherche dans lesquels ils travaillent.

Vous avez assisté à l’évolution des métiers de la recherche.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur eux ? Ont-ils conservé leur caractère exaltant ou sont-ils devenus au fil des années moins attractifs et de plus en plus contraignants ?

Je ne suis pas persuadé qu’ils aient tellement changé. Ils ont connu une spécialisation croissante. On observe surtout cette évolution au niveau de la documentation. Je me souviens des premières années que j’ai passées à l’École Normale. Le patron était très ouvert et connaissait bien tous ses thésards. À côté de lui, il y avait un petit homme qui passait son temps à lire. Quand un jeune butait sur une difficulté pour mener à bien ses manips, il allait lui rendre visite. Cette encyclopédie vivante l’invitait à se reporter à certaines revues dont il connaissait précisément tou- tes les références. Les services multiples de communication qu’il rendait étaient loin d’être toujours remplacés par le net. Les personnes qui savaient trier la documentation en fonction des besoins des scientifiques avaient une fonction essentielle dans les labos, mais constituent hélas une espèce en voie de dispari- tion. Les chercheurs sont obligés de le faire à leur place, aux dépens d’autres activités.

Les chimistes sont très sensibles à une autre difficulté qui se pose dans les labos : l’appareillage. À l’INRA, il n’existe pas, comme à l’École Normale, de section d’appareillage pour discu- ter des appareils à acheter ou à fabriquer. Une unité allant au- devant des besoins des chercheurs en ce domaine leur permet- trait pourtant d’être plus productifs. Les prix Nobel de chimie ont toujours été accordés aux scientifiques qui avaient réussi à améliorer leurs appareillages.

Beaucoup de scientifiques travaillent en vue d’accumuler des connaissances. Mais l’accumulation des connaissances n’aboutit-elle pas souvent à tarir la réflexion sur la finalité du travail effectué ?

Je suis de ceux qui pensent qu’il ne sert à rien d’empiler des informations. Ce dont la société a besoin, c’est qu’elles soient transformées en éléments de connaissance, c’est-à-dire qu’elles soient ordonnées, maîtrisées, reconstruites et qu’on ait repéré les failles, les endroits où elles ne sont pas arrivées encore à maturité. La connaissance se distingue d’un stock d’informa- tions ou de savoirs partiels par le fait qu’elle est d’abord une réflexion sur la structure de ce que nous pensons et sur la signi- fication de ce que nous pouvons observer. C’est tout l’intérêt des petits ouvrages Sciences en Questions que l’INRA publie depuis quelques années. Le savoir est quelque chose à la limi- te de très passif. À l’inverse, la connaissance est active.

La plupart des organismes de recherche publique sont, en France, des EPST (établissement public à caractère scientifique et technique). Cette forme juridique

vous paraît-elle adaptée aux missions qui leur sont confiées ? Il me paraît essentiel que ces organismes aient les moyens de gérer complètement leurs ressources sans être obligés de pas- ser sous les fourches caudines de multiples contrôleurs finan- ciers. Les EPST, comme les EPIC, offraient cette possibilité. Il n’est pas sûr toutefois que le statut des EPST soit très favorable à la passation de contrats. Cela risque d’être gênant pour l’INRA s’il est appelé à jouer un rôle plus grand au sein d’un réseau dans

lequel s’agrégeront des universitaires et des représentants d’au- tres organismes de recherche. La collaboration avec d’autres labos suppose une clarification des efforts financiers effectués par chacun. C’est dans cette optique qu’il convient de s’interro- ger sur le statut de l’INRA. Lequel est celui le plus à même de lui conférer un rôle de premier plan dans l’animation de ce réseau ?

À l’époque du général de Gaulle, le Plan était considéré comme une ardente obligation”. Aujourd’hui, les idées libérales ont pris le dessus. Peut-on concevoir à votre avis une politique de recherche dans ce nouveau contexte ?

Une politique de recherche s’inscrit dans le long terme mais doit sans cesse pouvoir être révisée. Je considère qu’elle doit reposer sans cesse sur l’état des connaissances. Une politique de recher- che doit tenir compte toujours des nouveautés qui apparaissent et être évolutive. Il est rare toutefois qu’elle mérite des ruptures brutales. Le poids des organismes contribue heureusement à maintenir une certaine inertie. Même ceux qui parlent de “plan glissant” sont tenus de préparer les changements en douceur.

À vouloir toujours coller à la demande sociale, la recherche publique n’encourt-elle pas le risque de se confondre à la longue avec la recherche privée et de perdre de plus ce qui faisait son identité ?

Prenons l’exemple de l’industrie pharmaceutique : la ligne de séparation entre recherche publique et recherche privée se voit facilement étant bien tracée. Dans le premier cas, les scienti- fiques cherchent à accumuler surtout des connaissances. Dans le second cas, ils se proposent d’abord de les appliquer en fonction d’objectifs sanitaires, médicamenteux ou médicaux. L’INRA se trouve dans une situation un peu différente. Il n’y a pas devant lui de structure privée puissante capable de faire de la recherche.

Rien que des exploitations agricoles ou de petites industries dispersées, pas très riches et sans grands moyens intellectuels.

L’INRA est tenu dans ces conditions de se substituer largement au secteur privé dont les carences en matière de recherche sont manifestes. Cette situation inconfortable exige évidemment de lui beaucoup de sagesse et de savoir-faire. Elle tend toutefois à évoluer avec la création de firmes travaillant sur le génome.

Ces divers aspects et leurs incidences scientifiques devraient donner lieu à davantage de débats dans les réunions du Conseil d’administration de l’INRA, mais celui-ci vise plus à concilier les points de vue des personnes qui y siègent et à développer leur information et leur compréhension mutuelles. Cela s’explique en partie par le grand décalage qui a toujours existé dans les hauteurs de vue qui s’exprimaient entre les responsables de l’INRA comme Jean Bustarret, Jacques Poly ou Raymond Février et les représentants invités de la profession agricole.

Quel message souhaiteriez-vous faire passer à des jeunes se proposant aujourd’hui de faire carrière à l’INRA ?

En admettant qu’ils aient tous été bien formés et que ce sont tous d’excellents scientifiques, ingénieurs ou techniciens, je leur conseillerais d’avoir une attitude humaine de nature à faciliter leur intégration dans le milieu particulier qui sera le leur, de ne pas s’isoler et se refermer sur eux-mêmes, chacun dans leur coin et de se rappeler qu’ils font partie d’un ensemble plus vaste dans lequel ils se réaliseront pleinement. Ils doivent être cons- cients, par ailleurs, de leurs devoirs vis-à-vis de la collectivité sociale qui les emploie et pour laquelle ils sont censés œuvrer,

pas toujours avec une vision claire des objectifs à atteindre. L 99

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