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Jean-Francois Morot-Gaudry. Jean-François Morot-Gaudry : témoignage. Archorales : les métiers
de la recherche, témoignages, 13, Editions INRA, 159 p., 2008, Archorales, 978-2-7380-1258-6. �hal-
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Pour commencer je voudrais vous demander ce qui a été important pour vous. Selon deux volets scientifique et organisationnel compte tenu de vos fonctions de chef de département. Commençons par le volet scientifique.
En biologie végétale, qu’avez-vous vu évoluer d’important ? Quand j’ai fait mes études supérieures à l’université de Dijon, j’étais très intéressé par la biochimie et par les approches méta- boliques, en particulier par la photosynthèse. C’était dans les années 1964-1965, période des nouvelles découvertes sur le cycle de Calvin et autres voies métaboliques. À l’époque, cela paraissait vraiment extraordinaire de pouvoir suivre, grâce aux isotopes radioactifs de longue durée 14 C, comment le carbone du 14 CO 2 était incorporé et métabolisé par les plantes, les feuilles plus particulièrement, et retrouvé dans les sucres, les acides aminés, les lipides et ensuite dans tous les composés organiques végétaux. Ces approches très biochimiques, méta- boliques utilisant le marquage par les isotopes faisaient suite aux premières découvertes fondamentales sur le métabolisme (glycolyse, cycle de Krebs) développées juste avant-guerre.
On ne connaissait pas encore les enzymes ?
Les enzymes étaient connues depuis des lustres. On appelait cela les diastases, les ferments... Toutefois, l’enseignement de biologie jusqu’aux années 1960 concernait surtout des appro- ches descriptives de botanique et de zoologie. Dans les univer- sités de province, la biochimie et la biologie cellulaire étaient encore très peu enseignées. J’ai eu la chance de rencontrer à Dijon un professeur qui s’appelait Christian Baron, un jeune normalien qui venait d’introduire la biochimie en biologie. Son enseignement était au début des années 60 optionnel et est
devenu après la réforme de 1967, la fameuse réforme Fouchet, obligatoire quand on suivait des études de physiologie et de biochimie.
Si l’enseignement de la biochimie et de la biologie cellulaire était encore peu développé en France, en Angleterre l’enseigne- ment de ces disciplines était de tout premier ordre, voire de meilleure qualité qu’aux États-Unis. L’Allemagne qui avait été l’un des pionniers de la chimie et de la biochimie avant-guerre se remettait de ses cendres et rencontrait également des diffi- cultés à rattraper son retard. Beaucoup de savants allemands d’origine juive avaient d’ailleurs émigré soit en Angleterre, soit aux États-Unis.
D’où votre intérêt pour la photosynthèse ?
La photosynthèse a été mise en évidence dans les années 1780-1800. Il a fallu attendre les années 1930 (van Niel, Wurmser, Hill) pour avoir les premières informations d’ordre chi- mique et physique (oxydo-réduction, spectroscopie...). Les pre- miers résultats biochimiques sur la voie d’assimilation du car- bone photosynthétique, issu du CO 2 , ont été obtenus juste après-guerre, par l’équipe américaine de MM Calvin, Basham et Benson, installée dans les labos laissés vides par l’armée amé- ricaine travaillant sur le nucléaire pour réaliser la bombe ato- mique en Californie, Berkeley notamment. Outre l’acquisition des locaux, ces chercheurs ont eu la possibilité d’obtenir un tra- ceur radioactif du carbone, de longue durée de vie, le 14 C que l’on pouvait fabriquer aisément à la suite des recherches sur le nucléaire. Cela permettait de faire de la biologie dans des conditions de sécurité à peu près correctes et de suivre l’évolu-
tion du carbone assimilé par photosynthèse dans toutes les 69
Jean-François Morot-Gaudry
Travaux sur la nutrition azotée du soja avec S. Chaillou (Prof. Agro).
États-Unis, 1992.
molécules organiques. C’était très nouveau en biologie, le 14 C devenait un outil inestimable pour mettre en évidence les voies métaboliques.
Vous avez commencé par faire des études littéraires ? J’ai commencé assez tardivement mes études de biologie pour de nombreuses raisons. J’ai fait des études primaires à l’école de mon village, Glanon, en Bourgogne, dans le Val de Saône, près de Nuits-St-Georges et Cîteaux. Ensuite, pour des raisons de santé, j’ai fait des études secondaires dans un pension- nat religieux dans le nord de la Bourgogne après avoir réussi l’examen des bourses en 1955. J’étais boursier de la Répu- blique et l’ai été jusqu’à mon entrée à l’INRA. J’ai même conservé ces bourses à l’époque où le gouvernement de Guy Mollet les avait supprimées pour les instituts privés. Comme j’étais dans un collège renommé pour le niveau de l’enseigne- ment en particulier littéraire, j’ai eu la chance de conserver ce financement sans lequel je n’aurais jamais pu poursuivre mes études secondaires et par la suite supérieures. J’ai réalisé des études classiques de latin, de grec et d’allemand. Honnê- tement, j’étais plus passionné par les maths et la physique que par le grec. Par la suite, j’ai même suivi pendant deux ans un enseignement de philosophie qui m’a beaucoup apporté intel- lectuellement. Entre-temps, j’ai été malade. J’étais de santé fra- gile, comme on disait à cette époque. On me croyait tubercu- leux ou leucémique. J’attrapais tous les microbes qui couraient par la campagne. En conséquence, j’ai commencé la fac de Sciences à 21 ans donc relativement âgé. Cela a été un choc de passer du littéraire aux sciences. Du coup, j’ai suivi les cours de Sciences physiques, chimiques et naturelles (SPCN). Je préférais la physique mais je ne pouvais pas m’aventurer dans ce seul domaine car j’avais d’énormes lacunes en maths. Après avoir suivi l’enseignement de sciences naturelles classique, j’ai choisi l’option de biochimie métabolique parce que je voulais com- prendre les mécanismes du vivant.
Vos parents eux-mêmes étaient...
Mon père était pâtissier dans un petit bourg de Bourgogne, Nolay, patrie des Carnot. Mes parents se sont séparés quand j’avais 6 ans. Je me suis retrouvé avec ma mère et toute la famille chez mes grands-parents maternels qui étaient agricul- teurs. Ils nous ont élevés à un âge où ils auraient dû profiter d’une retraite bien méritée. Ils tenaient une petite ferme de polyculture en Bourgogne. De plus, j’avais un oncle pépiniéris- te. De ce fait, j’ai toujours vécu dans un milieu de petite agricul- ture, jardin, vergers et pépinières.
Il n’y avait pas d’animaux ?
Il y avait des vaches à la ferme mais ce n’était pas de gros trou- peaux. Du côté de mon père, c’est une vieille famille morvan- delle qui a toujours été dans l’alimentation. Les Morot-Gaudry vers 1850, peut-être même avant, étaient de tradition meuniers dans le Morvan à côté de Château-Chinon. Mon grand-père Morot-Gaudry ne pouvant pas reprendre le moulin, était deve- nu pâtissier. Il avait fait le tour de France à la fin du XIX
esiècle, vers 1900 grosso modo, comme compagnon. Du côté de ma famille maternelle, il y avait surtout des agriculteurs, des petits
vignerons et des artisans. Depuis les années 1850, beaucoup des membres de la famille avaient quitté le Morvan ou la plai- ne de Saône pour aller faire fortune, ou tout simplement trou- ver du travail, à Paris ou à Lyon. Sous Napoléon III et la Troisième République, ils ont eu la chance de changer de statut social, en devenant soit militaires, soit instituteurs.Voilà en gros les métiers que l’on pouvait faire quand on sortait du peuple.
J’avais même, du côté de mon père, un cousin qui était devenu professeur à Saint-Louis. Faire des études était considéré des deux côtés de ma famille comme de première importance.
L’instruction permettait de gagner plus aisément sa vie et d’ac- quérir un certain statut social et une liberté de pensée. Mon père et ma mère qui avaient fait très peu d’études étaient convaincus de cela.
Vous étiez le seul enfant ?
Non. J’ai un frère et deux sœurs jumelles. Nous som- mes quatre. Je suis l’aîné.
Mon père était très intellec- tuel, à la limite plus que moi ; il était très intéressé par la physique et en parti- culier par les recherches menées par les Curie sur le nucléaire. Malheureusement, après des études à l’école primaire du bourg et au collège chez les frères à Chagny avec le fameux écrivain de la SNCF, Vincenot, mon père avait repris logiquement la suite de mon grand-père et était devenu pâtissier confiseur. Avant-guerre, on n’avait pas la chance ou le choix de faire des études comme on aurait pu le souhaiter. J’ai donc été plus chanceux d’être d’une généra- tion d’après-guerre qui a bénéficié des bourses d’État, impor- tantes à l’époque. Elles payaient entièrement les pensions. Mes sœurs, qui ont cinq ans de moins que moi, ont obtenu aussi des bourses mais toujours du même montant alors que les frais de pension avaient augmenté entre-temps.
La pension loin de sa famille était terrible pour un enfant, non ?
Vu de maintenant cela pourrait paraître le bagne mais c’était un mode de formation extrêmement efficace. Sortant de la campa- gne, nous étions habitués à supporter des contraintes. De fait, la discipline du pensionnat ne m’a pas trop coûté. De plus, je suis assez discipliné de nature et puis à cette époque d’après- guerre on ne voyait pas les choses comme maintenant. Comme beaucoup de mes jeunes collègues, je sortais d’un milieu sim- ple et le fait de pouvoir faire des études, accéder au savoir, nous faisait accepter tous les sacrifices demandés. Donc, nous nous pliions bon gré mal gré à la discipline générale. Oui, c’était assez rude et très militaire. Heureusement, nous faisions beau- coup de sport, ce qui permettait une certaine décompression.
En pension, j’ai appris à travailler bien et vite. Pensez qu’à la petite étude du matin, en 25 minutes nous devions apprendre par cœur environ 12 vers de Corneille ou Racine, voir deux leçons de grammaires latine et grecque, avaler 10 verbes irré- guliers grecs et ingurgiter deux versets en latin des évangiles ou épîtres (en grec si nous le souhaitions). À un tel rythme, nous faisions des progrès. Cependant, si nous possédions les gram-
Glanon, 1950.
Jean-François
maires latine, grecque et allemande parfaitement, quasiment dès la 4
ème(nous commencions le grec en début de cinquième), nous avions de grandes lacunes en vocabulaire et souvent, au lieu de faire appel à notre mémoire et de réfléchir un peu, nous cherchions désespérément dans le Gaffiot ou le Bailly des expressions toutes traduites. Nous passions notre temps à faire des grammaires comparées. Nothing is perfect !
N’y-t-il pas eu un décalage lorsque vous êtes allé à la fac ? Non, pas trop. Finalement, je me retrouvais avec beaucoup de jeunes de milieux relativement simples. Il y avait en particulier beaucoup d’instituteurs qui souhaitaient changer de statut.
C’était dans les années 1960, le développement des collèges - que l’on appelait cours complémentaires - et des lycées, demandait beaucoup de professeurs. On a donc incité les insti- tuteurs à changer de métier et à prendre du galon, à condition de compléter leurs études. Ceux qui le souhaitaient et qui étaient de bon niveau intellectuel pouvaient aller à la fac, pré- parer une licence afin de devenir professeurs des collèges ou des lycées après préparation de l’agrégation pour les plus doués. À la fac, je me suis trouvé dans un bon cru, plusieurs col- lègues sont sortis agrégés et plusieurs ont intégré l’INRA de Dijon. Je ne suis pas le seul. Nous sommes assez nombreux à avoir relativement réussi comme on disait à la campagne.
Quels sont les gens de votre promo qui sont à l’INRA maintenant ?
Il y avait Jacques Gasquez qui est à Dijon, et Ferdinand Cabanne. Il y a au moins ces deux-là mais je sais qu’il y en a eu d’autres.
Après cette école religieuse ?
J’y suis resté jusqu’au bac puis j’ai suivi un enseignement de philosophie pendant deux ans et ensuite j’ai intégré la fac de Sciences à Dijon.
Vous avez eu envie de faire de la philosophie ?
J’avais obtenu un bac philo et donc j’ai continué logiquement dans la même voie. À dire vrai, j’ai plus apprécié la philosophie
universitaire que la philosophie de terminale. Cet enseignement m’a ouvert l’esprit. J’ai eu beaucoup de satisfaction à me pro- mener dans l’histoire de la philosophie et y rencontrer les grands esprits responsables des principaux mouvements de pensée des cinq derniers siècles. J’ai beaucoup apprécié la phi- losophie allemande et l’existentialisme. C’est vrai que j’ai perdu en théorie deux années mais à l’époque on pouvait s’octroyer ce luxe ; ce qui est plus difficile maintenant.
Cela vous a donné le temps de mûrir ?
Je pense que cela m’a donné plus de réflexion et plus de cultu- re littéraire et philosophique, que je n’ai malheureusement pas tellement entretenues depuis. J’ai acquis de bonnes bases sur l’histoire de la philosophie, ce qui n’est pas inutile dans la vie.
J’ai été élevé dans la bonne tradition chrétienne de province et quand je suis arrivé à la fac à Dijon, il y avait ce qu’on appelle la Catho qui tenait une place extrêmement importante sur le campus universitaire. La paroisse catholique de l’université ras- semblait tous les étudiants chrétiens qui à l’époque étaient très
Ferme à Glanon, 1962.
Réparation du tombereau.
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nombreux (plusieurs centaines). On y trouvait également des non chrétiens, des étudiants engagés dans l’action sociale comme les étudiants communistes. Tout ce petit peuple se retrouvait une fois par semaine, le mercredi midi je crois, pour assister à une messe pour les croyants et pour partager un repas commun pour les croyants et les non croyants. Nous étions persuadés que par nos études et notre engagement dans l’action sociale, nous allions changer radicalement la société et aboutir à un monde meilleur. C’était quelques années avant 1968, époque où il y avait beaucoup d’espoir. Donc, cela faisait une espèce de melting-pot dans ces rencontres d’étudiants de formation et d’éducation assez différentes. C’était l’époque post-conciliaire où l’on parlait beaucoup d’œcuménisme.
Je me suis retrouvé très vite embrigadé non seulement dans la paroisse étudiante mais également à l’UNEF par Claude Alabouvette, devenu depuis directeur de recherche à l’INRA.
J’ai même fait partie du bureau de l’UNEF pendant trois ou quatre ans avec le fameux Jacques Sauvageot qui sortait des mêmes écoles que moi. C’était la grande époque où l’on croyait à une humanité meilleure, où Catho, P.C. et autres étaient unis.
C’était assez utopique mais extraordinaire, plein d’espoir.
Grâce à l’UNEF, la Catho et autres pressions, je suis parti ensei- gner en Kabylie. Je suis allé en particulier pendant l’été 1967 à Tizi-Ouzou donner des cours de soutien scolaire à des élèves des collèges. J’y ai connu ma femme Yvette, une Bretonne, qui finissait ses études de physiologie animale à Orsay et venait aussi par la Catho et “Études et Chantiers” faire de l’enseigne- ment à Tizi-Ouzou. Ces organisations étaient chrétiennes de gauche, si l’on peut dire. Nous étions logés chez les Pères blancs et les Sœurs blanches. Là, nous faisions pendant les vacances, des cours de rattrapage pour des élèves de 5
ème, 4
èmeet 3
ème.
Après mai 68, j’ai été embrigadé dans l’armée. Pour obtenir un sursis, il fallait faire obligatoirement la préparation militaire.
Comme en pension, nous faisions beaucoup de sport et que j’avais été élevé comme beaucoup d’entre nous dans la discipli- ne, j’ai eu sans problème cet examen militaire. J’ai évité l’Algérie et ce n’était pas rien. Je suis parti au service militaire dans l’artillerie début novembre 1968. C’est une tradition fami- liale, tous les Morot-Gaudry sont artilleurs depuis le grand-père.
Comme j’avais fait la préparation militaire, j’ai eu le choix fin 1968, à l’expiration de mon sursis, d’être incorporé soit à Montbéliard, soit à Nevers, soit à Nîmes. Début novembre, vu les conditions climatiques, je me suis dit que Nîmes serait peut- être mieux que les casernes de l’est ou du centre. Je suis donc parti à Nîmes faire ce que l’on appelait “les classes”. Après quatre mois, je me suis retrouvé dans un régiment d’artillerie anti-aérienne lié à une école d’artilleurs. Je suis resté dans cette caserne de novembre à avril. Je me suis également occupé à Nîmes de la paroisse protestante qui semblait plus sympathique que l’aumônerie catholique. J’ai visité ainsi les Cévennes avec le Pasteur qui m’a fait connaître la vie des Huguenots à une période difficile et peu reluisante de la France.
Un jour d’avril, alors que je montais la garde, est arrivé un télé- gramme “secret défense” selon lequel j’étais muté d’urgence dans un laboratoire de la Marine qui travaillait sur le nucléaire à Cherbourg, l’École d’Application Militaire à l’Énergie Atomi- que (EAMEA). C’était l’époque où l’on lançait le Redoutable, le premier sous-marin nucléaire. Je n’ai jamais connu la raison exacte de ce changement. Je pense que la Marine avait besoin
d’un chimiste. J’avais un frère qui avait travaillé au CEA et son dossier a dû attirer l’attention des services de renseignement et de sécurité militaire ; c’est une simple supposition. Donc je me suis retrouvé du jour au lendemain muté à Cherbourg. J’y suis resté un an, dans une caserne qui existe toujours d’ailleurs, près de la base de construction des sous-marins nucléaires. Cette caserne dépendait à la fois de l’armée et de la partie militaire du CEA. Là, nous étions une dizaine de chimistes, bénéficiant d’un matériel époustouflant à l’époque. Nous faisions des mesures de radioactivité naturelle pour savoir si les côtes fran- çaises étaient polluées ou non par les déchets de La Hague et surtout par ceux des Anglais, qui à l’époque déversaient sans scrupules tous leurs résidus radioactifs dans la Manche. Les courants les amenaient à Cherbourg.
Pendant un an, j’ai fait de la spectrométrie gamma, pour rechercher le césium, le strontium et d’autres éléments radioac- tifs provenant des essais nucléaires dans les produits vivants et alimentaires. C’était en Occident la fin des essais atmosphé- riques mais les Chinois les pratiquaient encore ; ce qui permet- tait aux techniciens du laboratoire, après analyse des poussiè- res atmosphériques, de déterminer la puissance et toutes les caractéristiques des bombes chinoises. J’ai fait de la radiopro- tection pendant un an dans un laboratoire assez sympathique avec des collègues essentiellement issus de l’université de Caen que j’ai retrouvés après ma libération en région parisienne.
Nous sommes restés amis jusqu’à l’heure actuelle. Cette expé- rience de chimiste a été très enrichissante. Nous recherchions les éléments radioactifs issus des expérimentations nucléaires dans les algues, les poissons, le sable, le lait... C’était une recherche intéressante, très originale à l’époque. Nous avions un matériel extraordinaire mais il y avait des querelles et des jalousies entre les officiers au sujet des plans de recherche ; ce qui a compromis l’efficacité et la qualité de notre travail.
Ce passage dans les laboratoires de la Marine a été pour moi une promotion extraordinaire. Vers la fin des années 60, cela faisait très bien de travailler dans un laboratoire de la Marine sur la radioactivité. Ensuite, le confort n’était pas le même dans la Marine que dans l’armée de terre. Le confort de la Marine était très remarquable alors que celui de l’armée de terre était déplorable.
À l’armée, j’ai terminé ma maîtrise de biologie végétale. En effet, je me suis retrouvé à l’automne 1968 avec l’équivalent de l’ancienne licence, que j’ai dû transformer en maîtrise. Il me manquait une partie d’enseignement pour l’obtenir. Étant d’a- bord incorporé à Nîmes, je me suis inscrit à l’université de Montpellier pour terminer ma maîtrise. Entre-temps j’ai été muté à Cherbourg ; ce qui compliquait la situation. J’ai donc préparé la maîtrise à l’armée, ce qui n’était pas simple. J’ai tra- vaillé beaucoup à cette époque l’écophysiologie. J’ai eu la chan- ce de rencontrer des techniciens de la Marine qui travaillaient en météorologie et me donnaient d’excellents documents et un minimum d’instruction dans cette discipline. J’ai passé brillam- ment un certificat de biologie et d’écologie végétales à Montpellier, tout en étant à Cherbourg et en ayant eu une mononucléose carabinée. Durant les examens à Montpellier, je ne mangeais strictement rien et je me nourrissais exclusivement d’ampoules de fortifiants. J’étais très pugnace et cette expérien- ce difficile m’a renforcé dans ma détermination.
Quand j’étais à Cherbourg, je revenais régulièrement dans ma
famille en Bourgogne. Paris était sur le trajet Cherbourg-Dijon.
J’en ai profité pour reprendre contact avec Yvette que j’avais un peu perdue de vue au cours des événements de mai 68.
À la fin de mon service militaire à Cherbourg, je me suis inscrit au DEA de Biologie végétale dirigé par le professeur Alexis Moïse. C’était un DEA très renommé dans la nouvelle universi- té d’Orsay, très orienté sur le métabolisme, la photosynthèse et les premières approches moléculaires chez les plantes. Y ensei- gnaient notamment Marie-Louise Champigny, M. Lioret, Robert Bourdu et Claude Costes, professeur de Biochimie à l’Agro qui donnait d’excellents cours sur les méthodes de marquage par les isotopes et la structure des biomembranes. Cela m’a plu tout de suite. J’ai commencé mon DEA en finissant l’armée.
J’avais acquis une certaine expérience à travailler dans le milieu militaire. Toutefois, je ne pouvais pas suivre les cours et je ne pouvais obtenir des permissions que pour effectuer une partie des travaux pratiques de biologie cellulaire. Dans ces conditions particulières, les collègues du DEA m’enregistraient les cours que ma future femme me renvoyait en les retranscrivant en par- tie sous forme écrite. Je reprenais ces cours le soir au mess, après la journée militaire, et les remettais en forme. Cela n’était pas facile car l’ambiance de la caserne n’était pas très favora- ble au travail. Malgré cela, j’ai passé avec succès le DEA à Orsay en 69 après avoir été libéré des obligations militaires.
Après mon DEA, je n’avais pas de travail et je ne savais pas trop où aller. J’avais réalisé mon stage pratique de DEA à Besançon chez J. Dubouchet, un professeur de Dijon, qui avait été muté entre-temps en Franche-Comté, et un ancien élève du fameux professeur de Lausanne, Pillet, spécialiste reconnu de l’auxine.
Après quelques mois de travail, j’ai vu très vite que ce n’était pas ma voie. Je suis revenu en région parisienne. Moïse m’a dit : “Vous devriez aller voir à l’INRA de Versailles. Il y a peut- être des endroits où vous pourriez travailler”. J’ai été aidé éga- lement par le patron d’Yvette, le professeur Busnel de l’INRA de Jouy-en-Josas qui connaissait très bien l’Institut. Il m’a conseillé de faire le tour des laboratoires de biologie végétale de l’INRA de Versailles. J’ai rencontré Georges Morel, chercheur très impressionnant, Jacques Mossé, Yves Coïc et Eugène Jolivet.
J’ai eu des pressions très fortes de la part de Moïse et de Mossé pour travailler chez Jolivet qui souhaitait développer des appro- ches de photosynthèse sur différents génotypes de maïs. Le pro- fesseur Moïse était très connu à l’époque dans le monde de la biologie végétale et particulièrement influent dans les Commis- sions CNRS. En octobre 69, après mon mariage avec Yvette, j’ai obtenu un poste au CNRS, pour travailler à Versailles sur le sujet proposé par Jolivet. Je crois également que mon dossier CNRS avait été apprécié par Claude Martin et Gustave Drouineau, chercheurs INRA très estimés également dans les milieux de la recherche.
Dans votre travail scientifique, qu’avez-vous trouvé de plus marquant ? Qu’est-ce qui vous a apporté satisfaction ?
Je me suis retrouvé fin 1970 à l’INRA de Versailles, au labora- toire du métabolisme, dirigé par Eugène Jolivet. C’était la gran- de époque de la Science du sol (Hénin, Chaussidon, Mamy...) et des agronomes physiologistes, Eugène Jolivet, Yves Coïc. Les labos étaient très liés à la profession, aussi bien à la grande cul- ture qu’à l’horticulture pour la nutrition minérale hors sol par exemple. En revanche Georges Morel et Jacques Mossé me-
naient des recherches en biolo- gie plus fondamentales. Morel développait des recherches de pointe sur les protoplastes avec de jeunes chercheurs de ma génération, Yves Chupeau et Jean-Pierre Bourgin. J. Mossé et Baudet étaient les spécialistes des protéines des graines.
Venant du CNRS, j’ai eu un peu de mal à m’adapter à Versailles.
On m’a chargé de la photosyn- thèse et cela tombait bien parce que c’était un peu mon dada. Je suis resté cinq ans en tant que CNRS à Versailles chez Jolivet.
E. Jolivet était un vrai agronome issu de l’Agro très lié à la pro- fession. En particulier, il s’occupait beaucoup de l’endive. C’était la période où l’INRA avait pris en charge le problème de la cul- ture de la chicorée et du forçage de sa racine pour obtenir le chicon, l’endive du commerce. La chicorée est cultivée en plein champ comme la betterave. On récolte les racines et on les force à l’obscurité pendant trois semaines pour obtenir le déve- loppement d’un bourgeon de feuilles jaunes pâles, le chicon d’endive. En 1970, le forçage se réalisait à l’extérieur, sur du fumier, les racines étant recouvertes de paille et de terre. Au bout de quelques semaines, on déterre les cultures pour récu- pérer les chicons d’endive développés exclusivement sur les réserves des racines.
L’INRA et les Instituts techniques comme le CTIFL ont voulu changer tout cela et mettre au point des techniques plus modernes, plus reproductibles et moins fastidieuses. En effet, récolter les chicons de chicorée à l’extérieur dans le nord de la France en hiver n’est pas une sinécure. Les chercheurs, ingé- nieurs et techniciens versaillais ont beaucoup œuvré dans ce domaine. Deconninck, ingénieur CTIFL, basé à Versailles, Mme Christiane Lesaint, la collaboratrice de Yves Coïc, ont mis au point les systèmes de forçage hors sol des racines de chicorée dans des sortes de poubelles avec un minimum de solution nutritive, adaptée pour le forçage de l’endive. L’équipe d’Hubert Bannerot de la station d’amélioration des plantes de Versailles a recherché de nouveaux génotypes de chicorée plus confor- mes avec ce type de forçage. E. Jolivet, qui s’occupait de nutri- tion minérale et du métabolisme, s’est intéressé à la physiolo- gie de la racine de chicorée. Les racines tubérisées de chicorée sont récoltées en octobre comme les betteraves. On les conser- ve en chambres froides à 2-4 °C pendant tout l’hiver. À date souhaitée, on les retire des chambres froides et on les place en forçage dans des pièces ou abris obscurs pendant trois semai- nes, à 18-20 °C, la base plongeant dans la solution nutritive, pour obtenir les chicons d’endive. Cependant, on peut rencon- trer des déboires. Pour obtenir un produit de qualité, il faut tenir compte de l’état physiologique de la racine, de l’état de ses réserves qui déterminent la qualité du chicon. Jolivet travaillait alors avec Vincent Fiala, un chercheur tchèque qui avait fui le régime communiste. Après avoir réalisé une approche de phy- siologie biochimique de l’état des réserves, en particulier des sucres (fructanes, polymères de fructoses) et des acides aminés, ils ont mis au point un test assez simple, le test d’oxydoréduc- tion, qui permet de suivre l’état physiologique global de la raci-
Versailles, 1974.
Expériences de marquage des maïs par
14CO
2.
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ne d’endive et de déterminer à quel moment elle est apte à être mise au forçage. Ce test amélioré par Sylvie Wuillème et Mme Nicol au laboratoire a été très largement utilisé après par la pro- fession. Cela a permis de déterminer avec précision l’état physiologique de la racine d’endive et d’aboutir à de très beaux produits de forçage par la suite.
En début des années 1990, Vincent Fiala, Anis Limami et moi- même, avons continué les recherches sur la chicorée. En parti- culier nous avons essayé d’améliorer nos connaissances sur la physiologie de la racine et l’état de ses réserves, de manière à utiliser moins de nitrate lors du forçage, dans le but de réduire la pollution des nappes phréatiques en hiver. Il faut faire remarquer qu’un forçage des racines uniquement par l’eau n’aboutit à rien de bon. Seul un forçage en présence de solu- tion nutritive riche en nitrate amène à de bons résultats. Si le nitrate favorise la qualité du produit formé, il ne s’accumule pas dans le chicon.
Nous avons mené également, en relation avec les collègues de Génétique et d’Amélioration des Plantes, des approches de génétique moléculaire, recherchant des QTL liés à l’azote, au carbone et à la qualité du chicon d’endive. Tous ces résultats ont été exploités par la Fédération Nationale des Producteurs d’Endives (FNPE). En vingt ans, grosso modo, l’INRA de Versail- les en collaboration avec la FNPE et le CTIFL, par des approches génétiques, physiologiques et technologiques, a permis à la France d’être le premier producteur d’endives. Ces techniques ont été utilisées par les collègues belges et hollandais. Pour l’instant, ces recherches sont un peu au point mort. Le système de forçage hors sol est au point et permet de travailler dans des conditions acceptables. Il y a toujours quelques forçages de type traditionnel au champ mais cette technique de travail est très minoritaire par rapport au forçage hors sol ; il correspond à une demande de type culture biologique.
Y a-t-il des différences entre celles qui sont forcées et les autres ?
L’endive est quelque chose d’assez simple. Le chicon, c’est 95%
d’eau. Il contient quelques sucres polymérisés, de la cellulose par exemple, des acides aminés et quelques vitamines. Il renfer- me également des composés favorables au développement de bactéries intéressantes pour notre intestin. L’endive remplace la salade dans le nord de la France et de l’Europe, elle n’apporte que des fibres, quelques vitamines et de l’eau et quasiment rien au niveau énergétique ; c’est un excellent produit diététique.
Y a-t-il une différence de goût ?
Honnêtement, à mon avis, il n’y a pas beaucoup de différence de goût entre des endives traditionnelles, forcées sur du fumier au champ et les endives cultivées hors sol. Je respecte toutefois les personnes qui souhaitent des endives forcées sur du fumier en extérieur, le coût en étant plus élevé. La culture d’endives hors sol est plus aisée et plus régulière en qualité, les conditions de forçage étant mieux maîtrisées.
L’amertume, par exemple ?
L’amertume a été supprimée de la chicorée par voie génétique.
Quand j’étais gamin, on cultivait des endives de type ancien en Bourgogne dans les caves. Plus personne ne voudrait consom- mer ce type d’endive qui était extrêmement amer. On a sélec- tionné maintenant des génotypes peu amers plus acceptables par le public des villes. Certains le regrettent ; on pourrait remet- tre de l’amertume dans les nouvelles variétés, mais apparem- ment ce n’est pas à l’ordre du jour. On recherche plutôt des chicons d’endive colorés comme l’endivia. Dans tous les cas, ces nouvelles techniques de production d’endives permettent d’avoir un produit peu cher, de qualité, sur une grande partie de l’année, d’octobre à mai. On peut même en obtenir l’été puisque l’on peut garder les racines au froid mais ce n’est pas très intéressant, la concurrence des salades étant trop forte. La chicorée est une plante qui s’est extrêmement bien prêtée à ce type de forçage hors sol, en abris couverts.
Ce qui est intéressant dans cette recherche sur l’endive, c’est une triple approche. Il y a, à la fois, améliorer les conditions de travail difficiles des gens qui les cultivent...
C’était la chose essentielle. Ce travail est devenu beaucoup moins pénible et permet de contrôler la qualité du produit.
Ensuite économiser des nitrates et puis accroître la durée de production
La culture de l’endive est très bien maîtrisée même s’il reste encore certains problèmes à résoudre dont les pathologies. Les chercheurs de Versailles s’en sont occupés il y a une quinzaine d’années. Pour réduire ces problèmes, il faut veiller à ce que la teneur en azote des chicons ne soit pas trop élevée. Un força- ge réalisé avec beaucoup d’azote favorise généralement le développement de bactéries pathogènes qui risque de gâcher irrémédiablement la qualité des chicons, les rendant invenda- bles.
Photo :©INRA - Jean Weber