Cas clinique et revue brève
Repérage et évaluation de la polydipsie primaire chez un patient présentant un trouble addictif : proposition d’un algorithme diagnostique et d’un outil de dépistage à partir d’un cas clinique
Identification and assessment of primary polydipsia in a patient with addictive disorder: Proposal of a diagnostic algorithm and a screening tool from a clinical case
A. Bourla
a,∗, C. Gheorghiev
baCCA, Service de psychiatrie, hôpital Saint-Antoine, 75012 Paris, France
bService de psychiatrie, hôpital d’instruction des armées Sainte-Anne, 83800 Toulon, France
1. Observation
Monsieur T. est un légionnaire de 43 ans, célibataire sans enfant, hospitalisé pour un sevrage sur une alcoolo-dépendance ancienne, initialement«festive»puis solitaire avec depuis plusieurs années la consommation d’une bouteille de Whisky tous les soirs (soit 280 g d’alcool par jour), parfois sur un mode dipsomaniaque ou à visée sédative. L’examen clinique d’entrée ne révélait aucun autre antécédent, ni psychiatrique, ni organique, ni personnel, ni familial. Le bilan initial était sans particularité, aucun stigmate biologique ou physique de l’alcoolisation n’ayant été retrouvé (biologie, échographie hépatique, IRM cérébrale, BEARNI, MMS, examen neurologique strictement normaux). Le sevrage est simple, mais rapidement les équipes soignantes nous alertent sur une importante consommation en eau, le patient réclamant de manière habituelle jusqu’à 6 L d’eau par jour. Cette conduite était décrite comme ancienne par le patient, et rationalisée car rapportée à la nécessité de s’hydrater pour compenser des pertes liées à une activité physique intense (footing, entraînement militaire) qu’il ne pratiquait pourtant plus depuis le début de l’hospitalisation. Par ailleurs, il décrivait que moins l’envie d’alcool se faisait ressen- tir, plus sa consommation en eau augmentait. Des explorations
∗ Auteur correspondant.
Adresse e-mail :Alexis.bourla@gmail.com(A. Bourla).
conjointes avec le service d’endocrinologie et de néphrologie ont permis de mettre en évidence qu’il s’agissait d’une polydipsie pri- maire après réalisation d’une IRM centrée sur l’hypothalamus, la post-hypophyse et la tige pituitaire (afin d’éliminer une cause grave de diabète insipide central) puis d’un test de restriction hydrique. Ce test a été marqué, quelques heures après sont début, par un trouble du comportement à type d’irritabilité et agressi- vité envers le personnel du service d’endocrinologie, nécessitant l’intervention de membres de notre service afin d’apaiser le cli- mat relationnel, devant un comportement totalement inhabituel chez ce patient d’ordinaire calme et cordial. L’interruption du test et la reprise des apports hydrique permettent d’amender ce trouble, et rapidement le patient va critiquer son compor- tement expliquant qu’il n’a « pas compris » ce qui lui arrivait, qu’il avait eu un sentiment de«malaise inexplicable». Un travail psychothérapeutique orienté (information, éducation, journal des consommations, puis diminution progressive des apports) va per- mettre au patient de réduire sa consommation jusqu’à 1,5 à 2 L/jour à la fin de l’hospitalisation. Huit mois après le sevrage et la sortie, le patient est toujours abstinent et la prise en charge se poursuit en ambulatoire.
2. Discussion
La polydipsie primaire est définie comme un trouble du compor- tement alimentaire caractérisé par l’ingestion de liquide (en
Fig. 1.Algorithme diagnostic d’une polydipsie.
général de l’eau, mais parfois aussi des sodas, thé ou café) dans d’importantes quantités : plus de 3 litres par jour et parfois jusqu’à 20 litres dans les cas les plus graves[1,2]. Identifiée par Rown- tree[4]chez des patients présentant des troubles psychiatriques dès 1923, cette prise massive d’eau est en général bien tolé- rée par l’organisme car le rein possède d’importantes propriétés d’adaptation, et ce n’est que lorsque ces dernières sont«dépas- sées»que les complications s’installent. Il s’agit d’un diagnostic parfois complexe en ce qu’il ne peut être que d’élimination, qu’il est souvent méconnu et en général sous-estimé puisqu’il pourrait tou- cher jusqu’à 20 % des patients souffrant de pathologie psychiatrique chronique[3–5]. Un algorithme diagnostic (Fig. 1) élaboré conjoin- tement par des endocrinologues, néphrologues et psychiatre se doit d’être appliqué devant toute suspicion de polydipsie chez
un patient atteint de troubles psychiatriques (notamment psy- chotiques, addictifs, retard mental, neuropsychiatrique), suspicion pouvant être renforcée par un outil de dépistage spécifiquement élaboré pour : le« Polydipsia Screening Tool » [6] (Fig. 2). Les troubles du comportement ne sont habituellement pas décrits lors des tests de restriction hydrique pourtant il a été clairement démontré que des altérations ioniques (y compris transitoires, y compris dans de faibles proportions) peuvent entraîner des modi- fications comportementales, a fortiori si ces altérations concernent la natrémie ou la calcémie[7]. Nous formulons ainsi l’hypothèse que des modifications fines de l’équilibre ionique chez les patients pré- sentant une polydipsie primaire peuvent expliquer en partie toute une série de variations comportementale et seraient possiblement un facteur de résistance au traitement, notamment neuroleptique
Fig. 2.Polydipsia Screening Tool®.
et nous incitons ainsi nos collègues à prendre en compte ce fac- teur. Les intoxications à l’eau peuvent avoir des conséquences fatales et pourraient aussi expliquer une partie des morts inexpli- quées aux seins des services de psychiatrie[8]. Enfin, cela interroge deux dimensions propres aux pathologies addictives : l’existence a minima d’un syndrome de sevrage à l’eau et l’irritabilité induite par l’impossibilité de satisfaire une compulsion (critère de Good- man). Enfin, cette majoration de l’appétence pour l’eau à mesure que l’envie d’alcool s’estompait fait évoquer la notion non consen- suelle mais observée en pratique clinique de«déplacement»de l’addiction, qui nous apparaît chez ce patient plutôt la marque d’une addiction comportementale, avec son caractère stéréotypé, répéti- tif et excessif.
Déclaration de liens d’intérêts
Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts.
Références
[1]Goldman MB. A rational approach to disorders of water balance in psychiatric patients. Hosp Commun Psychiatry 1991;42(5):488–94.
[2]Sleeper FH. Investigation of polyuria in schizophrenia. AJP 1935;91(5):
1019–31.
[3]Illowsky BP, Kirch DG. Polydipsia and hyponatremia in psychiatric patients. Am J Psychiatry 1988;145(6):675–83.
[4]Mercier-Guidez E, Loas G. [Polydipsia: review of the literature]. Encéphale 1998;24(3):223–9.
[5]Verghese C, de Leon J, Josiassen RC. Problems and progress in the diagno- sis and treatment of polydipsia and hyponatremia. Schizophr Bull 1996;22(3):
455–64.
[6]Reynolds SA, Schmid MW, Broome ME. Polydipsia screening tool. Arch Psychiatr Nurs 2004;18(2):49–59.
[7]Braconnier A, Vrigneaud L, Bertocchio J-P. [Hyponatremias: from patho- physiology to treatments. Review for clinicians]. Nephrol Ther 2015;11(4):
201–12.
[8]Loas G, Mercier-Guidez E. Fatal self-induced water intoxication among schizo- phrenic inpatients. Eur Psychiatry 2002;17(6):307–10.