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S'engendrer par le langage : la parole adolescente

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Academic year: 2021

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S’engendrer par le langage: la parole

adolescente

Ivan DARRAULT-HARRIS

Université de Limoges et EHESS de Paris

Our approach of the adolescents’ speech will be situated, in an original way, in the interface of linguistics, semiotics of discourse and psychoanalysis. We must not only describe, analyse the linguistic forms taken by the adolescent discourse today, as far as the adolescent speech is the place of the greatest innovation, neological creation. That necessary analyse cannot be sufficient: one must also and especially wonder about the significations of this linguistic creativity continuously renewed and link it with what we can know about the corporal mutation during adolescence (the body is the basic instance of language) and also about the « psychical puberty » which leans on corporal transformations.

The results of that pluridisciplinary analysis (we call it « self-begetting ») open an access privileged to the deep intelligibility of the adolescents’ behaviours and discourses and allow, for example, to conceive an effective prevention of adolescents’ healthy risks, a social and sanitary problem today quite general.

Notre approche pluridisciplinaire de la parole adolescente se situe, c’est son originalité, à l’interface entre la linguistique, l’éthosémiotique et la psychanalyse. Si la linguistique et la psychanalyse sont des disciplines familières de tout un chacun, il n’en va pas de même de l’éthosémiotique, discipline dont nous avons proposé la création à la fin des années 1990. L’éthosémiotique, liée à la théorie sémiotique élaborée par l’École de Paris1, propose de décrire et d’analyser conjointement les comportements et discours humains en les traitant sémiotiquement, soit en construisant une modélisation rendant compte de leur engendrement. Le discours est considéré comme partie intégrée du comportement, lui-même envisagé comme source continue de significations: le sujet humain ne peut pas ne pas signifier.

Quant à la psychanalyse, certaines de ses notions, considérées comme pré-sémiotiques, seront mobilisées, principalement pour élucider la difficile question des relations sémiotiques entre le corps et l’espace psychique du sujet, problème central tout au long de la période adolescente.

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Trois propositions organiseront notre exposé:

1. L’adolescence est la grande période de découverte et

d’investissement de l’écriture dans toutes ses fonctions.

2. L’écriture est une pratique centrale de résolution symbolique de contradictions, de tensions, de conflits insolubles sur la dimension de la réalité.

3. L’écriture, à l’adolescence, possède une vertu auto-thérapeutique, et donc de prévention efficace des conduites à risque mettant en danger la santé, voire la vie même des adolescents.

Le discours adolescent présente toutes les caractéristiques d’un défi paradoxal: le psychiatre Patrice Huerre (1999) qualifie, non sans humour, l’adolescent de « handicapé verbal transitoire », tandis que le peuple adolescent est la source vive de la plus grande créativité langagière orale et écrite, s’exprimant, entre autres, grâce à l’utilisation massive des nouvelles techniques de communication numérique: sms (textos), interventions dans les forums, chats, mails, blogs, etc.

Concernant les pratiques de l’écriture, émergent à l’adolescence trois formes bien particulières: la quête d’une signature (qui peut s’exprimer aussi sous forme de tags envahissant les murs de la cité), le besoin d’écrits intimes de natures fort diverses, enfin le goût de l’épistolaire. On remarquera que le genre nouveau du blog, multimédial, permet de conjoindre ces différentes formes en y adjoignant musique, images fixes et animées.

Cela dit, des inquiétudes se font jour:

- Présence trop fréquente d’injures, d’insultes, certaines racistes, sexistes.

- Expression très lacunaire des émotions, des sentiments. - Montée d’une hyper-sexualisation du discours adolescent.

- Tentation forte de l’addiction, de la conduite à risque, du passage à l’acte auto- ou hétéro-violent.

Dans une première partie, nous aborderons les formes linguistiques du discours adolescent aujourd’hui. Une seconde partie nous amènera à nous interroger sur les sens de cette créativité langagière.

1. Les formes linguistiques du discours adolescent

Soit les énoncés suivants, énoncés oraux2 transcrits par nous-même:

2 Les énoncés oraux proposés dans notre article sont de provenances diverses: énoncés

transcrits sur le vif, mais aussi énoncés référencés dans les dictionnaires de langages adolescents, principalement celui de Jean-Pierre Goudaillier, 2001.

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1 « Quand t’as un accident, si t’as un aquarium pourave, tu peux avoir la teuté ruinée »

2 « Elle ferait n’importe quoi pour un bec, quel thon! » 3 « Cette meuf est une gazeuse, ça saute au zen! »

4 « C’est un canal+, ce prof, je capte queud » 5 « Chouf le chouf, il est caviar! »

6 « J’peux pas l’encadrer ce demtroche! » 7 « C’est qu’un 16K ce keum! »

8 « La paic citron du bahut, elle est plutôt top » 9 « Jo, j’suis pas kif de lui, c’est qu’une cale »

10 « Les tiags, ça fait jurassique! »3

Ces quelques exemples permettent de repérer certaines procédures de création linguistique4:

- Manipulations phonologiques: la verlanisation de premier et second degré.

Teuté, meuf, keum sont les formes verlanisées de tête, femme et mec (= homme, garçon). Voici la reconstitution du processus à l’œuvre pour les mots femme, flic (fam. Pour policier), père, chien, à fond, fou, moi. Remarquons que des graphèmes muets deviennent sonores: <d>: à donf; <z>: zen.

[fam] > [famœ] > *[mœfa] > [mœf] [flik] > [flikœ] > *[kœfli] > [kœf] [pεR] > [pεRœ] > *[Rœpe] > [Rœp chien > iench fou > ouf moi > [wam] à fond > à donf nez > zen

Une forme historiquement postérieure de manipulation phonologique, le veul, est née dans la banlieue sud de Paris. Elle consiste dans la verlanisation d’un mot déjà verlanisé:

[mœf] > [mœfœ] > [fœmœ]: meuf > feumeu. - Apocope et aphérèse:

Si les adolescents, tout comme les adultes, utilisent le procédé de l’apocope – suppression de la partie finale d’un mot:

3

Translation des énoncés en français standard: 1. Si tu as un casque en mauvais état, tu peux te blesser la tête 2. Elle ferait n’importe quoi pour un bonbon, quelle nouille! 3. Cette fille est une allumeuse, ça saute au nez. 4. Ce prof est incompréhensible, je comprends rien 5. Regarde le pion, il est mignon! 6. J’peux pas l’sentir, ce démoulé-trop-chaud 7. C’est qu’un débile, ce mec! 8. La femme de ménage du lycée, elle est plutôt chouette 9. Jo, j’suis pas amoureuse de lui, c’est qu’une relation intermédiaire entre deux relations sérieuses 10. Les santiags, ça fait vieux.

4

Nous renvoyons le lecteur désireux d’analyses complémentaires à l’ouvrage de J.-P.

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- Biz < bisness; dèg < dégoûtant

- Gèb < gébou < bouger (bouger est verlanisé en gébou) - Tasse < taspé < pétasse (pétasse est verlanisé en taspé)

ils préfèrent le processus d’aphérèse, suppression de la partie initiale du mot, laquelle est à l’origine de difficultés d’intercompréhension5:

- Blème < problème - Gol < mongol/rigole - Rien < algérien

- Absence de conjugaison verbale

De nombreux emprunts verbaux puisent dans les langues tsiganes, même si certains verbes sont des reconstitutions seulement d’apparence (pécho est le verlan de choper, tirav est l’adaptation de tirer = voler):

Bébar (voler; mentir); bédav (fumer); chourav (dérober); craillav (manger); lanceba (dénoncer, balancer); marav (battre;tuer); pécho (attraper); pillav (boire); rodav (regarder); tirav (voler à la tire); etc.6

demeurent invariables, quels que soient les personnes, temps et modes. - Élaboration d’un « créole » pluri-lingue et pluri-ethnique

L’analyse, supposant l’effort d’une quête archéologique, permet de reconnaître la conjonction d’origines historiques et ethniques très diverses donnant naissance à un « créole »:

- Argot: baston, biffeton, blase, chnouf, daron, larfeuille, maille, oseille, tune, 7 …

- Emprunts: arabe, langues tsiganes, langues africaines, argot anglo-américain (slang), parlers locaux français, etc.

- Métaphores: airbags, belette, bounty, fax, findus, Mururoa, skeud, rate, souris.8

- Métonymies: bleu, casquette, crêteux, schneka, double verrou.9

5 Même si le français standard pratique quelquefois aussi l’aphérèse: autobus>bus. 6

Cf. Goudaillier J.-P., 2001.

7 Blase: nom; chnouf: drogue; daron: père; larfeuille: porte-feuille; maille, oseille, tune:

argent.

8

Airbags: seins; Bounty: noir qui veut paraître blanc (cf. la friandise); findus: marque de surgelé; mururoa: qui a de l’acné (référence à l’atoll français, lieu d’expériences nucléaires); fax, skeud: verlan de disque, fille plate; rate, souris: fille (mélioratif).

9

Bleu, casquette: contrôleur; crêteux: punk; schneka: qui n’a qu’un sexe; double verrou: fille inaccessible.

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- Une langue en miroir?

Tout se passe comme si l’invention langagière restait fermement reliée à la langue adulte d’origine, donnant comme une image en miroir de celle-ci:

- Verlanisation: CV > VC (consonne-voyelle > voyelle-consonne) - Aphérèse plutôt qu’apocope

- Accent déplacé sur la première syllabe (et non la dernière, puisque le français est une langue d’accentuation de groupe sur la dernière syllabe de chaque groupe rythmique formé).

- Neutralisation des timbres vocaliques au profit de [œ]: les consonnes, et non plus les voyelles, deviennent capitales. On verra ici peut-être l’influence des langues sémitiques, pauvres en voyelles, quand le français en compte 16.

Si la description linguistique de ces formes discursives adolescentes est indispensable, elle ne peut répondre convenablement à la question du sens10 de ces productions, de leur fonction dans la période de l’adolescence. Un examen éthosémiotique de l’engendrement du sens est donc nécessaire.

2. L’engendrement de la signification dans le discours adolescent

2.1 L’adolescent: un emboîtement de sphères (cf. le tableau I en annexe)

La source de production de la signification, non verbale et verbale, est bien le noyau somato-psychique (sur lequel nous reviendrons) engendrant dans les sphères emboîtées les unes dans les autres des « strates » de signification.

- la sphère épidermique constitue chez l’adolescent une surface virtuellement porteuse de significations diverses: tatouages éphémères ou définitifs, piercings, incrustations d’objets,… On peut remarquer que les piercings, en général, soulignent les entrées sensorielles du corps.

- la sphère cosmétique mobilise, outre la peauet les maquillages, le traitement de la coiffure, des ongles (les phanères).

- la sphère vestimentaire.

- La sphère prothétique est constituée des « organes externes » que sont le téléphone portable et le lecteur mp3, par exemple.

10 On reconnaîtra toutefois que J.-P. Goudaillier (2001) dans l’introduction de son dictionnaire,

associe trois fonctions aux langages adolescents: la fonction identitaire, la fonction cryptique et la fonction ludique.

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- la sphère verbale orale, qui garde un solide enracinement corporel: la voix.

- la sphère verbale écrite, sphère la plus éloignée du corps: les adolescents tenteront de réintroduire du corps dans leurs messages écrits, grâce, par exemple, aux émoticons.

Cette hiérarchie de sphères sémiotiques est un instrument clinique destiné à évaluer l’investissement relatif que fait l’adolescent€ de ces différentes strates de signification possibles, et, pour ceux et celles qui en manifestent le besoin, un moyen de les ouvrir à des sphères de signification non ou peu investies.

2.2 Les instances de base: le corps et l’espace psychique

Si l’on se souvient que le souci de l’éthosémioticien est de modéliser l’engendrement de la signification, il s’agit bien de commencer par poser les instances de base qui sont le socle à partir duquel les significations non verbales et verbales s’engendrent, pour aboutir aux comportements et discours directement observables.

Ce socle est en l’occurrence double: le corps soumis à la mutation de la puberté et l’espace psychique soumis lui aussi à la transformation identitaire, ce que P. Gutton (2003) nomme le « pubertaire ».

Le tableau II (voir en annexe) montre sur sa partie gauche les caractéristiques de l’instance de base corporelle:

- la croissance qui est, pour la première fois, discontinue et dysharmonique: survenue d’ « orages hormonaux ».

- les modifications morphologiques incontrôlables;

- et surtout le triple deuil à accomplir par l’adolescent(e): celui du corps infantile, celui des parents du corps infantile et celui du corps que l’on se rêvait d’avoir.

La partie droite du tableau montre en revanche les traits que revêt la transformation de l’espace psychique:

- l’orage hormonal peut induire un « orage thymique »: émotions, affects intenses et inédits impossibles à verbaliser;

- modifications de l’appareil cognitif: perception, raisonnement, jugement.

- et surtout, l’actualisation de fantasmes en sommeil, principalement le fantasme dit d’ « auto-engendrement », hypothétiquement central et organisateur de l’imaginaire adolescent.

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2.3 La liaison corps/psychisme et le fantasme d’auto-engendrement. Un premier problème se présentant à nous devait être résolu, celui de la liaison entre le corps en mutation et l’espace psychique, résurgence du vieux problème philosophique de la jonction du corps et de l’âme.

C’est donc ici la psychanalyse qui nous offre le concept décisif de fantasme qui permit à Freud, dès 1897, d’abandonner sa théorie initiale de la séduction et de poser simultanément l’existence d’une “réalité psychique”: tournant décisif de la naissance de la psychanalyse. Reconnaissons ici notre dette à l’égard de la lecture pénétrante et si suggestive que P.-L. Assoun (1997) fait de Freud dans le premier tome de Corps et Symptôme (la Clinique du corps)11.

Freud, dans les textes allégués par l’auteur, s’interroge sur les relations entre le symptôme organique (que la médecine réduirait à la maladie organique), les transformations introduites dans le corps à cette occasion et l’éclosion de la névrose, “objet de déni et signe d’impuissance pour la médecine” (Assoun, 1997, p. 34)

"Il arrive assez fréquemment que, chez des personnes qui sont disposées à la névrose, sans souffrir précisément d’une névrose déclarée [littéralement: parvenue à la floraison (floriden Neurose), P.-L. A.], une transformation corporelle (Körperveränderung) - par inflammation ou lésion - éveille le travail du symptôme, de telle sorte que ce symptôme donné par la réalité se fait le représentant de tous ces fantasmes inconscients qui guettent l’occasion de s’approprier un moyen d’expression". (Assoun, 1997, p.35)

P.-L. Assoun commente: “L’événement du corps organique produit donc l’éveil du symptôme qui “sommeillait”. On se souvient de l’image des chiens qui dorment: c’est ici l’événement organique qui produit le déclic et fait sortir la névrose de sa torpeur.” (p.36) Plus loin: “La maladie (d’organe) fait la névrose, comme l’occasion fait le larron - et le bénéficiaire, ici, c’est le fantasme, dont le commanditaire n’est autre que le “désir” (Wunsch)!” (Assoun, 1997, p.37)

Mais comment, nous objectera-t-on, passer d’une analyse de ce que Ferenczi dénommait justement “pathonévrose” à l’éthosémiotique du comportement adolescent, sans tomber dans une injustifiable pathologisation de la période adolescente, en suggérant quelque “névrose de croissance”?

Nous pouvons tout d’abord répondre que pour Freud la névrose, bien plus qu’une pathologie, est une forme d’existence psychique. Puis que s’il n’y a point, à l’adolescence, de lésion, d’inflammation, de déchirure corporelle, interprétées comme “effet de castration réel” (p.37), il y a bien nécessité d’assumer une perte irrémédiable, celle du corps infantile, d’accueillir et de faire sien un nouveau corps: “...quelque chose de “neuf” qui arrive au

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corps doit être régulé, qui mérite une position originale, entre “névrose de transfert” et “névrose narcissique”, ajoute Assoun (1997, p.38).

Ainsi nous sentons-nous autorisé à faire fonds sur l’analyse freudienne de ce drame à trois personnages (le(s) fantasme(s), les symptômes organiques, le travail du symptôme) pour penser la relation fondamentale entre le corps adolescent en transformation et la réalité psychique en l’espèce du fantasme, lequel trouve dans la mutation corporelle un plan d’expression inespéré. Et le sémioticien ne peut qu’être sensible:

- à la survenue d’une mise en relation dramatique entre ces instances organique et psychique du sujet, sorte de médiation homogénéisante;

- à l’avènement de la sémiosis12: le fantasme “aux aguets” est une sorte de contenu dépourvu d’expression, une entité sémiotique mutilée et condamnée à l’existence virtuelle. Le fantasme accèdera à la réalisation sémiotique pleine quand, à l’occasion d’une expression corporelle à saisir, il pourra constituer ce tout sémiotique de la névrose.

Freud, rappelle Assoun (1997), se réfère de manière très générique aux fantasmes, sans rien dire de leur contenu. Ne pourrait-on, chez l’adolescent, entrevoir quelque fantasme récurrent s’étant emparé du corps en transformation pour advenir à l’existence sémiotique?

N’oubliant pas la leçon de Freud, qui confère au fantasme une existence transversale (de l’ordre de l’inconscient, du préconscient et du conscient), nous avons rencontré chez l’adolescent, au cours de notre expérience clinique, de multiples manifestations d’un fantasme que nous avons dénommé, “fantasme d’auto-engendrement” (Darrault-Harris, 1994, 1999). Ces manifestations, on le verra, se donnent tant sous les espèces de l’acte que du dire, du non verbal que du verbal, tant la période de l’adolescence est, à nos yeux, un temps où s’impose la prégnance de l’alternative agir/dire.

Le fantasme d’auto-engendrement peut donc tout autant constituer la base générative (au sens sémiotique du terme) d’une conduite à risques que d’un écrit auto-biographique intime. Mais le fantasme, encore une fois, doit l’activation de son existence au corps en mutation, dans le permanent “devenir autre”.

D’où la quête d’identité adolescente qui nous apparaît comme un effort considérable d’assomption, voire de maîtrise des transformations (corporelles, perceptives, émotionnelles, affectives, cognitives, etc.) qui adviennent au sujet.

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2.4 De l’usage d’un tel modèle

Il reste à donner quelques brefs exemples de l’opérativité de ce modèle en construction dans la quête de l’intelligibilité des comportements et discours adolescents (on se reportera systématiquement au tableau II des comportements reproduit en annexe).

On a saisi que l’instance d’énonciation du sujet adolescent est instable, du fait même de la mutation corporelle, de la survenue imprévisible d’affects inédits, des tentatives d’assomption psychique (plus ou moins efficaces) du devenir si peu contrôlable du sujet.

Si l’on accepte l’importance et la pertinence du fantasme d’auto-engendrement chez l’adolescent trouvant expression dans la mutation pubertaire, on peut comprendre, par exemple, certaines conduites à risques de l’adolescent comme un essai de réalisation de la séquence fantasmatique où le couple parental serait détrôné, déposé pour permettre enfin, comme l’écrit une adolescente, « de se faire nêtre (sic) » (Darrault-Harris, 1988, 72-84). La prise de risque mortel constitue une séquence d’actes sur ce point exemplaire: ainsi, par exemple, les adolescents héroïnomanes s’injectaient-ils* quelquefois sciemment une overdose pour la reprendre immédiatement dans la seringue (jeu de la « tirette »): « je me tue, je me ramène à la vie »: on prend ainsi le risque de se tuer pour se donner naissance, pour en quelque sorte « réinitialiser » son existence. Et le franchissement, en mobylette, la nuit, d’un feu rouge, sans lumière ni casque, est un scénario figurativement différent mais syntaxiquement identique13. Dans l’un et l’autre cas, le « coup de fouet » de la réinitialisation aura un effet de courte durée et la répétition, en escalade (même en linguistique la synonymie est impossible!), imposera sa loi. Et bien des tentatives de suicide chez l’adolescent nous apparaissent-elles comme la conséquence du désespoir de l’auto-engendrement réalisé: si présider définitivement à sa naissance est impossible, en revanche, mettre fin à son existence est à la portée de tout un chacun.

2.5 Une autre voie

Fort heureusement, on le sait bien, l’immense majorité des adolescents ne se tourne pas vers l’acte à haut risque pour tenter une impossible résolution de la programmation fantasmatique14.

Il est très frappant de constater, aujourd’hui plus que jamais, que l’adolescence est bien une période de redécouverte de l’écriture sous

13 Chacun garde en mémoire la séquence du film de N. Ray (avec James Dean), La fureur de

vivre, où un groupe d’adolescents conduisent des voitures « empruntées » vers un ravin en s’éjectant au dernier moment. L’un d’eux ne peut y parvenir.

14 Il n’est pas inutile de rappeler ici que 80% des adolescents vivent bien leur adolescence, et

qu’un très petit nombre, heureusement, présente un tableau réellement psychopathologique.

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toutes ses formes, y compris celles que permettent les nouvelles technologies de communication. Ainsi, pour commencer, le goût de se donner une signature, cet idéogramme exprimant toute l’identité, acte d’énonciation quasi sans énoncé qui peut revêtir la forme murale des tags. Passion, aussi, pour l’épistolaire dans ses mutations actuelles: SMS, courriels, interventions dans les forums sur Internet, réseaux sociaux, etc. Et toujours ce goût de l’écrit intime, qui explose littéralement dans la création des blogs, nouveau genre qui permet d’ailleurs de cumuler autobiographie et épistolaire en mobilisant une communication multimédia.

Il existe donc, fort heureusement, un autre parcours possible, une autre conversion sémiotique du fantasme d’auto-engendrement, radicalement distincte. C’est bien là que nous plaçons ce phénomène de l’intérêt assez subit et original que porte l’adolescent à l’écriture, ou, pour être plus précis, au discours autobiographique. C’est la découverte de la fonction « miroir » de l’écriture qui fascine l’adolescent, non le miroir bien réel qui lui renvoie les éruptions acnéiques démoralisantes, mais le miroir symbolique qui, comme dans les contes, est un témoin narcissique fiable, euphoriquement déformant.

Si l’on y regarde de plus près, le discours auto-biographique permet à l’adolescent(e) de réaliser symboliquement ce que lui dicte dangereusement le fantasme, si d’aventure s’impose le passage à l’acte: l’énonciateur adolescent, dans l’écrit intime (ou l’oral intime de la si longue conversation téléphonique avec un pair proche15) projette un « je » dont il est le responsable de l’existence, qui est lui-même mais aussi, comme nous l’a appris Rimbaud, un « autre ». Belle dérive symbolique du fantasme accompagnée, cette fois-ci, d’apaisement et de résolution.

Aussi pensons-nous depuis longtemps que l’ouverture à l’écriture, pour les adolescents en difficulté de quête d’identité, dans la tentation de l’acte, est une voie de remarquable résolution, ainsi dans les ateliers d’écriture qui leur sont proposés ici ou là, dans les quartiers difficiles, les foyers, voire l’univers carcéral.16

Mais il est aussi patent qu’entre la voie de la conversion sémiotique du fantasme dans le passage à l’acte plein de risques (se mettre en échec scolaire fait partie de cet itinéraire de conversion) et celle qui conduit du

15 Signe des temps, les adolescents ont abandonné cette pratique de la communication

téléphonique interminable pour se tourner vers la communication écrite des SMS ou des interventions via Internet.

16 Nous avons pu mener une réflexion et recueillir une expérience sur les ateliers d’écriture

destinés aux adolescents, y compris dans les établissements scolaires, grâce à la collaboration d’écrivains profondément engagés dans cette démarche: François Bon, Jacques Séréna, Valère Novarina.

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fantasme aux pratiques d’écriture17 existent de multiples formes intermédiaires, transitoires, l’adolescent ayant le génie de se situer, souvent, dans l’entre-deux indécidable.

Ainsi le corps, on l’a vu, peut-il être lui-même considéré comme une surface d’inscription: tatouages, piercings, scarifications, traces, signes réversibles ou indélébiles seraient les indices d’une écriture qui impose au corps la marque d’une maîtrise, voire d’un asservissement: faire sien ce corps qui mue et quitte l’ancienne enveloppe infantile. Illusion du contrôle d’un corps qui tente de s’échapper de toutes parts.

De l’écriture sur soi au tag, il n’y a qu’un pas: le tag est bien toujours, nous l’indiquions, une forme de signature répétée en frises – signe logogrammique que recherche typiquement l’adolescent et qui le dirait tout entier: le tag conjoint l’acte symbolique d’écriture et l’acte presque toujours délictueux, risqué, voire dangereux; le tag ne dit rien du monde ni même du sujet: c’est la trace d’une quête de pure énonciation.

Du tag éventuellement rageur, il est aisé de passer à l’injure, « taggage verbal » de l’autre, justement acte de langage (qui peut aussi constituer un délit) conjoignant magnifiquement le dire et l’agir.

Ces formes sémiotiques intermédiaires (et tout particulièrement les pratiques d’ « écriture » sur son propre corps) sont autant d’exemples du phénomène – pour nous central à l’adolescence – de conversion sémiotique d’une parole souvent impossible en acted’ostension à l’aide du corps: ponctuation emphatique du piercing, qui souligne les entrées sensorielles18 du corps (oreilles, yeux, nez, lèvres,…) mais aussi souvent le nombril, par où la vie fœtale est entrée.

Pour rester dans la sphère du langage et l’illustrer quelque peu, si le linguiste est sensible à l’extrême rareté des moyens d’expression linguistique des affects dans les sociolectes des jeunes (et tout particulièrement en Français Contemporain des Cités19), il est attentif, a contrario, à la créativité langagière des adolescents, cette créativité étant pour nous un phénomène, là encore, de conversion ultime du fantasme d’auto-engendrement: le sujet qui s’est symboliquement fait lui-même (le self-made man n’est-il pas toujours le grand mythe américain, adolescent, de la réussite?) doit se forger un idiome qui dit son identité irréductible aux signifiants de la langue adulte.

Et l’accélération de la mutation corporelle, de la croissance peut se lire convertie dans une extrême accélération du temps de la langue, de la

17 Il faudrait indiquer ici que l’écriture ne saurait constituer la seule voie de résolution: toute

forme sémiotique permettant de donner corps symbolique à l’auto-engendrement est à retenir, ainsi, par exemple, la pratique du jeu dramatique, du théâtre.

18 Comment ne pas évoquer ici le jeu infantile consistant à montrer les parties du visage sur

demande rituelle de l’adulte?

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diachronie: il faut des décennies, voire un bon siècle pour qu’un mot entre dans la langue, y vive et en sorte pour rejoindre le cimetière des mots, les dictionnaires historiques. Une trouvaille adolescente: une verlanisation (dégage de là! > gagedédale!), une expression soumise à l’apocope (un « demtroche » < « démoulé trop chaud »), une métaphore (une fille attractive est peut-être encore, à l’heure où nous écrivons, un « saumon »; on connaissait un « thon », tout juste le contraire) ont une durée de vie très limitée, au grand désespoir des adultes, condamnés à ne réutiliser qu’une langue adolescente déjà morte!

Pour conclure

En résumé, tout se passe donc comme si l’adolescent, confronté à la fois à la révolution corporelle de la puberté et à la transformation psychique du « pubertaire », vivait aussi et nécessairement une importante perturbation de la production de signification verbale et non verbale supposant des déséquilibres, des lacunes, des impossibilités, des court-circuits, des processus de compensation et de conversion.

Et ce sont bien ces conversions subtiles, inattendues, du corps et du psychisme qu’il faut retrouver dans les comportements et les discours des adolescents au terme du parcours sémiotique souvent inédit, complexe, de leur engendrement.

Cette recherche d’une modélisation comportementale – trop rapidement esquissée – appuyée, de manière forte, sur la psychanalyse, doit à l’évidence servir la lecture, la compréhension des productions sémiotiques multiformes des adolescents. Cette quête prend un sens particulier dans une actualité politique et médiatique souvent entachée de démission sémiotique: à quoi bon perdre son temps à tenter de comprendre l’insupportable, donc l’incompréhensible, ainsi la violence considérée a priori comme dépourvue de sens? Alors qu’il est si simple et rapide et efficace d’organiser répression et punition, en sacrifiant la quête du sens? Moyennant quoi les adultes se mettent dans l’impossibilité de penser, de concevoir et de mettre en œuvre tant la prévention, par exemple, des conduites à risques que la juste sanction des actes transgressifs.

Notre psychosémiotique, modestement, entend lutter efficacement contre cette démission sémiotique et rappeler au monde des adultes ce devoir imprescriptible de réception et de lecture des faits, gestes et discours adolescents.

Ce devoir de sémiotisation est la condition même de leur admission et de leur intégration dans l’univers de l’adultité.

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Bibliographie

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Benveniste, E., (1966, 1974): Problèmes de linguistique générale, tomes 1 & 2, Gallimard, Paris. Coquet, J.-C., (éd.), (1982): Sémiotique. L’École de Paris, Hachette, Paris.

- (1997): La Quête du sens, Paris PUF.

Darrault-Harris, I, (1988): Mort et résurrection d’un sujet: un exemple d’énonciation écrite », Art et Thérapie, 26-27, 1988, 75-84.

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Annexes:

TABLEAU I: Les sphères sémiotiques

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Références

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