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Réflexions sur le miracle au haut Moyen Age

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Academic year: 2022

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l'enseignement supérieur public

Réflexions sur le miracle au haut Moyen Age

Monsieur Alain Dierkens

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Dierkens Alain. Réflexions sur le miracle au haut Moyen Age. In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 25 congrès, Orléans, 1994. Miracles , prodiges et merveilles au Moyen Age. pp. 9-30;

doi : 10.3406/shmes.1994.1648

http://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_1995_act_25_1_1648

Document généré le 04/06/2016

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RÉFLEXIONS SUR LE MIRACLE AU HAUT MOYEN AGE

Parler du miracle, du fait miraculeux, du miraculwn pendant le haut Moyen Age est une gageure l. On a récemment beaucoup écrit sur le sujet ; le bref article qui suit ne pourra dès lors pas prétendre à l'originalité et se limitera à présenter une synthèse de quelques recherches importantes, et en particulier les travaux d'André Vauchez 2, de Marc Van Uytfanghe 3, de

1 . Le présent article reprend quelques idées de l'exposé liminaire du congrès consacré aux Miracles, prodiges et merveilles au Moyen Age (XXVe Congrès de la Société des Historiens Médiévistes de l'Enseignement Supérieur Public, Orléans, 3-5 juin 1994). Je tiens à remercier de tout coeur les organisateurs du colloque et ceux qui m'ont fait l'honneur de me demander ce rapport, en particulier André Vauchez, Jean-Patrice Boudet et Michel Balard, auxquels j'associe mes amis Claude Lorren et Stéphane Lebecq.

2. Je pense surtout à sa thèse La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Age, d'après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Paris, De Boccard, 1981 [2e éd. 1988] (Bibliothèque des Ecoles Françaises d'Athènes et de Rome, lère série, 241), p. 11-162 et abondante bibliographie.

3. En plus de sa thèse, Stylisation biblique et condition humaine dans l'hagiographie mérovingienne (600-750), Bruxelles, Palais des Académies, 1987 (Verhandelingen van de Koninklijke Académie voor Wetenschappen, Lettteren en Schone Kunsten van België, Klasse der Letteren, 49, 1987, nr 120) [voir le long compte rendu de la soutenance par J. Fontaine,

« Bible et hagiographie dans le royaume franc mérovingien (600-750). Une soutenance remarquée à l'Université de Gand », Analecta Bollandiana, 97 (1979), p. 387-396], je me contente ici de citer son article fondamental « La controverse biblique et patristique autour du miracle, et ses répercussions sur l'hagiographie dans l'Antiquité tardive et le haut Moyen Age latin », dans Hagiographie, cultures et sociétés IV -XIIe siècles, Paris, Etudes Augustiniennes, 1981, p. 205-233, ainsi qu'une mise au point récente « Die Vita im Spannungsfeld von Légende, Biographik und Geschichte », dans A. Scharer, G. Scheibelreiter (sous la direction de), Historiographie im friihen Mittelalter, Vienne-Munich, Oldenbourg Verlag, 1994

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Martin Heinzelmann 4, de Pierre Boglioni 5, de Guy Philippart 6, de Pierre- André Sigal 7 et de bien d'autres 8. Après avoir tenté une définition du miraculum 9, j'aborderai successivement les aspects théologiques de la question, les Miracula comme textes hagiographiques et les miracles comme faits.

Les définitions habituelles du miracle (« fait extraordinaire où l'on croit reconnaître une action divine bienveillante, auquel on confère une signification spirituelle », « fait surnaturel contraire aux lois de la nature que les croyants attribuent à l'intervention divine », « fait qui ne peut s'expliquer par des causes naturelles et qui est attribué à une intervention divine », etc.) 10 s'appliquent mal à ce que, pendant le haut Moyen Age, on désigne comme signum, miraculum, mirabilia ou virtus, particulièrement parce

(Verôffentlichungen des Instituts fur Oesterreichische Geschichtsforschung, 32), p. 194-221 [la très longue note 10, p. 196-199, comprend une bibliographie quasiment exhaustive sur le miracle dans l'Antiquité tardive et le haut Moyen Age].

4. Voir surtout, dans l'optique de la présente communication, M. Heinzelmann, Translationsberichte und andere Quellen des Reliquienkultes, Turnhout, Brepols, 1979 (Typologie des sources du Moyen Age occidental, 33) et « Une source de base de la littérature hagiographique latine : le recueil de miracles », dans Hagiographie, cultures et sociétés..., op. cit., p. 235-259.

5. Par exemple P. Boglioni, « Miracle et nature chez Grégoire le Grand », dans Cahiers d'études médiévales ,1. Epopées, légendes et miracles, Montréal-Paris, 1974, p. 11-102.

6. Je pense particulièrement à l'entreprise coordonnée par G. Philippart sous le titre Hagiographies. Histoire internationale de la littérature hagiographique latine et vemaculaire en Occident des origines à 1550 ; le volume I, qui vient de paraître (Turnhout, Brepols, 1994), est le premier d'une série spécifique {Hagiographies) du Corpus Christianorum.

7. Surtout l'ouvrage tiré de sa thèse de doctorat d'Etat (Paris I, 1981) : P.-A. Sigal, L'homme et le miracle dans la France médiévale (XF-xne siècle), Paris, Cerf, 1985 (Histoire).

Je renvoie aussi à ses nombreux articles sur la question, notamment « Histoire et hagiographie : les Miracula aux XF et XIIe siècles », dans L'historiographie en Occident du Ve au XV' siècle [= Annales de Bretagne et du pays de l'Ouest, 87 (1980)], p. 237-257.

8. Je pense, par exemple, à des actes de colloque ou des recueils d'études, comme Hagiographie, cultures et sociétés..., op. cit. ; Les fonctions des saints dans le monde occidental (IIIe -XIIIe siècle), Rome, Ecole Française de Rome, 1991 (Collection de l'Ecole Française de Rome, 149) ; Santi e demoni nell'alto Medioevo occidentale (Secoli V-XI).

Spolète, Centra Italiano di Studi sull'alto Medioevo, 1989 (Settimane di studio..., 36) ; M.

Heinzelmann (sous la direction de), Manuscrits hagiographiques et travail des hagiographes, Sigmaringen, Jan Thorbecke Verlag, 1992 (Beihefte der Francia, 24) ; etc.

9. C'est par commodité que j'utiliserai fréquemment le mot miraculum pour désigner le

« miracle » pendant le haut Moyen Age ; à l'époque, on parlait plus volontiers de signum, de prodigium, de mirabilia, de virtus. Sur ces questions de terminologie, voir, par exemple, B.

Ward, Miracles and the Medieval Mind. Theory, Record and Event 1000-1215, Londres, Scolar Press, 1982, p. 221, n. 4, qui s'appuie sur le livre classique de R. Grant, Miracle and Natural Law, Amsterdam, 1952.

10. Ces définitions (tirées de dictionnaires classiques comme le Larousse, le Robert,...) sont reprises à l'ouvrage de P.-A. Sigal, L'homme et le miracle..., op. cit. , p. 10.

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qu'elles tendent à donner une connotation positive (« bienveillante ») au miracle ou parce qu'elles postulent une distinction — non ressentie comme telle à l'époque — entre Dieu et Nature ou entre l'au-delà et l'ici-bas. Je préférerais donc définir le miraculum comme le « surgissement inopiné du divin dans le monde des hommes » ou comme l'« intrusion du numineux, du numen, sur terre» h.

Cette manifestation sensible de la puissance de Dieu a, bien sûr, fait l'objet d'abondantes discussions théologiques, dont l'évolution, bien étudiée par Benedicta Ward ™, trouve son aboutissement aux XIIe et XIIIe siècles.

Pour comprendre cette évolution, il convient (on ose à peine y insister tant cela paraît évident) d'oublier les positions polémiques de ceux qui, pour l'Antiquité tardive et le haut Moyen Age, parlent d'invasion du miraculeux, de crédulité, de fléchissement de l'intelligence ou de l'esprit critique ; il faut aussi mettre aux oubliettes le préjugé selon lequel on pourrait commodément distinguer une religion savante, spirituelle, marquée par des idées d'origine platonnicienne, et une religion populaire, grossière voire superstitieuse, particulièrement encline à croire au miracle 13.

Le statut théologique du miracle

Au tout début du Moyen Age, le miracle est une notion à la fois complexe et ambiguë, pour trois raisons principales. D'abord, comme l'Antiquité classique et païenne avait toujours admis l'intervention divine (dieux, demi-dieux, héros, etc.) dans le monde des hommes, le fait

« miraculeux » en lui-même n'avait jamais demandé d'explication particulière ; il n'en est plus de même dans un monde devenu chrétien.

Ensuite, parce que la société chrétienne trouve son fondement idéologique dans les Ecritures Saintes, or la Bible — qu'il convient de surcroît d'interpréter dans une perspective eschatologique — ne propose pas la même doctrine en ce qui concerne le miracle dans l'Ancien et dans le Nouveau Testament. Enfin, parce qu'il a toujours existé, parmi les autorités

11. Sur ces définitions, voir, par exemple, A. Dierkens (sous la direction de), Apparitions et miracles, Bruxelles, Editions de l'Université de Bruxelles, 1991 (Problèmes d'Histoire des Religions, 2), surtout p. 185-190. Dans le même ordre d'idées, voir A. Angenendt, Das Fruhmittelalter. Die abendlândische Christenheit von 400 bis 900, Stuttgart-Berlin-Cologne, VerlagW. Kohlhammer, 1990, par ex. p. 182-189.

12. B. Ward, Miracles and the Medieval Mind., op. cit. Les principaux articles de Soeur Benedicta Ward ont été récemment réimprimés dans un volume intitulé Signs and Wonders.

Saints, Miracles and Prayers from the 4th to the 14th Century, Hampshire, Variorum, 1992 (Collected Studies Series, CS 361).

13. Dans divers articles, M. Van Uytfanghe a cité des exemples éloquents de ces visions pessimistes caricaturales : ainsi La controverse biblique... , op. cit. , p. 205.

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chrétiennes, un courant sinon nettement sceptique envers le miracle, au moins fort prudent à l'égard de celui-ci ; dans cette optique, la morale, la conduite, l'éthique apparaissent, pour le Salut, d'une importance nettement supérieure au miracle.

Dans l'Ancien Testament, on le sait 14, le miracle n'existe pas en tant que tel : la Nature en elle-même reflète la volonté ou l'action divine et tout phénomène a priori inexplicable doit être interprété comme message de Dieu ; la condamnation des miracles magiques — dont l'existence n'est pas niée et apparaît donc comme dangereuse — n'en est que plus forte (Exode XXII, 17 : « Tu ne laisseras pas vivre une sorcière », etc.). Avec le Nouveau Testament, une des difficultés nouvelles qui se font jour est relative d'abord au rôle respectif du Père et du Fils dans le miracle, puis au statut des miracles réalisés par les apôtres. Comme l'a relevé Marc Van Uytfanghe,

« Jésus lui-même attribue au Père les oeuvres qu'il accomplit mais il est également conscient "qu'une force sort de lui, qui guérit tous" (Me V, 30 ; Le VI, 19) [...], il transmet le pouvoir thaumaturgique à ses disciples, voire à tous ceux qui croiront en lui » 15 : la foi est préalable au miracle « qui n'est pas quelque chose de mécanique, mais qui est indissociablement lié à la prédisposition subjective du miraculé » 16. Par ailleurs, en ce qui concerne les apôtres, « les virtutes accomplies au nom du Seigneur sont autant de gages divins de la nouvelle foi et jouent un rôle décisif dans son expansion rapide » 17. En somme, les miracles sont essentiellement destinés aux non- croyants qu'il s'agit de convaincre de la puissance du Dieu des chrétiens ; ce rôle particulier — on le verra — est attesté dans l'histoire ultérieure de la christianisation (« Tatmission »). Mais, aux IIe et IIIe siècles, on se demandait s'il fallait lier le miracle directement au Christ et aux apôtres ou si l'on pouvait en imaginer ou, mieux, en voir une suite historique ; la tendance majoritaire semble alors bien être que les miracles avaient cessé ig et que le

14. Pour tout ce qui suit, je reprends les arguments — à mon sens, décisifs — de M. Van Uytfanghe, La controverse biblique..., op. cit. Voir aussi, du même auteur, « Scepticisme doctrinal au seuil du Moyen Age ? Les objections du diacre Pierre dans les Dialogues de Grégoire le Grand», dans Grégoire le Grand, Paris, Ed. du CNRS, 1986 (Colloques internationaux du CNRS), p. 315-326 et « Modèles bibliques dans l'hagiographie», dans P.

Riche, G. Lobrichon (sous la direction de), Le Moyen Age et la Bible, Paris, Beauchesne, 1984 (Bible de tous les temps, 4), p. 449-488.

15. M. Van Uytfanghe, La controverse biblique..., op. cit. , p. 207.

16. Ibid., p. 207.

17. Ibid., p. 208. A resituer dans une perspective eschatologique, cf. M. Van Uytfanghe,

« L'essor du culte des saints et la question de l'eschatologie », dans Les fonctions des saints..., op. cit., p. 91-107. Pour le Bas-Empire en général, L. Cracco Ruggini, « II miracolo nella cultura del tardo impero : concetto e funzione », dans Hagiographie. Cultures et sociétés, op.

cit., p. 161-204.

18. Ibid, p. 210.

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Salut devait résulter du comportement individuel, de l'ascèse ou de la prière.

Cette interprétation est, bien évidemment, défendue par certains milieux monastiques (Lérins, Marseille, Arles) 19, à la différence des tenants du monachisme martinien (comment pourrait-il en être autrement après la lecture de la Vita Martini ?).

En un premier temps, saint Augustin s'inscrit dans cette ligne plutôt sceptique ; pour lui, les vrais miracles sont ceux qu'offrent la nature (de plus, les miracles n'ont jamais lieu contra naturam, mais souvent praeter ou supra naturam) 20 ou ceux qui découlent de l'obtention de la foi, de la conversion (au sens fort du mot), de la prière, des sacrements (miracles « intérieurs » par rapport aux miracles physiques) 21. Ainsi, Augustin ne mentionne pas les miracles qui auraient eu lieu lors de la translation des reliques des saints Gervais et Protais par Ambroise (386), translation à laquelle il avait pourtant assisté 22. A la fin de sa vie, Augustin aurait connu une évolution qui l'aurait conduit à accepter les miracles contemporains et à en recueillir les récits dans des libelli 23. On peut considérer ce cheminement d'Augustin comme représentatif de l'évolution générale des Ve-VIe siècles.

De la même façon, les objections et les doutes mis dans la bouche du diacre Pierre — le protagoniste bien connu des Dialogues de Grégoire le Grand — permettent au pape, exemples à l'appui (dont, évidemment, la vie et l'oeuvre de saint Benoît), d'expliquer qu'il convient de privilégier la virtus operum par rapport à Vostensio signorum mais que les miracles ou prodiges récents et contemporains abondent 24. Cette affirmation nette d'un des écrivains les plus lus et médités au haut Moyen Age contribue sans nul doute à lever les dernières incertitudes : désormais, la réalité quotidienne du miracle est acceptée sans réserve ; la recherche du miracle devient un des ressorts principaux des pèlerinages et contribue au succès des reliques des saints. L'oeuvre hagiographique de Grégoire de Tours en est, pour la Gaule

19. Ibid., p. 212.

20. Cf., par exemple, F. Wagner, « Miracula, Mirakel », Lexikon des Mittelalters, 6 (1992), col. 656-659.

21. Ibid., p. 211-212. A ce propos, on notera que ce que le Moyen Age interprétera comme le miraculum par excellence, à savoir l'eucharistie, n'est, pour Augustin, pas un miracle mais un mysterium. (voir, par ex., P. Browe, Die Eucharistischen Wunder des Mittelalters, Breslau, 1938).

22. Ibid., p. 211.

23. Ibid. , p. 211. On rapprochera des opinions d'Augustin sur les miracles, ses positions sur les sépultures ou sur le rôle des reliques des saints ; cf. Y. Duval, Auprès des saints, corps et âme. L'inhumation « ad sanctos » dans la chrétienté d'Orient et d'Occident du IIIe au VIIe siècle, Paris, Etudes Augustiniennes, 1988, surtout p. 3-21.

24. Ibid., p. 218-219 (avec renvois aux travaux de C. Dagens et P. Boglioni) ; M. Van Uytfanghe, Scepticisme doctrinal..., op. cit. , surtout p. 317-318 (avec bibliogr. compl.).

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du VIe siècle, une illustration particulièrement éloquente ; j'y reviendrai plus loin.

Une fois acceptée (presque) sans contestation la possibilité de miracles contemporains, une fois précisées les implications théologiques de la manifestation sensible de la puissance de Dieu, il faudra alors tenter de résoudre un problème latent depuis les premiers siècles du christianisme : comment distinguer le miracle, connoté positivement, d'un autre fait extraordinaire dont la réalité n'est pas mise en question mais qui doit être considéré comme magique et dès lors condamné comme païen, comme diabolique, parfois comme hérétique ^ ? Puisque, pour rendre manifeste une action que l'on pourrait interpréter comme miraculeuse, il ne faut pas nécessairement être un saint ou un élu de Dieu, comment distinguer le vrai miracle, fait dans la Foi et par Dieu, du pseudo-miracle, dont les apparences extérieures dissimulent la nature perverse ? Pour pouvoir valablement interpréter un miraculum, il faut s'interroger sur les circonstances de son accomplissement mais aussi sur la personne qui, sur Terre, s'est faite (ou a été faite) l'intermédiaire de Dieu qui, seul, peut accomplir un miracle. Cette procédure de contrôle concerne donc le fait et l'acteur de celui-ci ; elle implique une enquête minutieuse et débouche, dans le cas de miracles opérés post mortem, sur une possible reconnaissance de sainteté ; au haut Moyen

Age, elle est du ressort exclusif de l'évêque et la législation carolingienne insistera à plusieurs reprises sur ce pouvoir capital 26.

Deux exemples du milieu du VIIIe siècle fixeront les idées. Le premier est celui de ce prêtre franc, Adelbert, condamné comme hérétique et comme schismatique tant au concile de Soissons de mars 744 qu'au synode romain de 745 : Adelbert aurait prétendu pouvoir demander n'importe quoi à Dieu et, fort de cette simulatio, aurait réalisé de nombreux prodiges (signa et prodigia multa fecisset) ; il aurait mis sur le même plan des reliques de saint Pierre et des ongles, des cheveux provenant de son corps ; il se serait arrogé le pouvoir de remettre les péchés ; etc. Nulle part, dans les documents ecclésiastiques conservés sur cette affaire, on ne met en doute la réalité des miracles réalisés ; c'est la personne d' Adelbert qui est directement mise en cause et condamnée sans appel 27. L'autre est la liste de « superstitions et

25. Indications sur les faits « magiques » dans l'Ancien et le Nouveau Testament dans M.

Van Uytfanghe, La controverse biblique..., op. cit. , p. 206-208.

26. Sur la législation carolingienne en matière de sainteté (et de reliques), voir notamment N. Herrmann-Mascard, Les reliques des saints. Formation coutumière d'un droit, Paris, Klincksieck, 1975, surtout p. 23-67, ainsi que l'état de la question commode fourni par J.

Chélini, L'aube du Moyen Age. Naissance de la chrétienté occidentale. La vie religieuse des laïcs dans l'Europe carolingienne (750-900), Paris, Picard, 1991, p. 315-359.

27. A ma connaissance, les positions hérétiques d'Adelbert n'ont pas encore fait l'objet de recherches spécifiques. On trouvera une édition des textes de base sur cette affaire dans la

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pratiques païennes » jointe aux actes du concile des Estinnes de mars 744 ; dans cet Indiculus superstitionum et paganianim, sont notamment relevés (et condamnés de la façon la plus nette) des coutumes et fêtes d'origine païenne, des pratiques cultuelles considérées comme païennes (sources, pierres, forêts, ...), des éléments de divination ou de magie (incantations, augures, observation du vol des oiseaux ou des excréments de bovidés, ...) mais aussi des usages impropres du nom ou des qualités des saints (de incertis locis que colunt pro sanctis ou de petendo quod boni vocant Sanctae Mariae ou encore de eo quod sibi sanctos fingunt quoslibet mortuos) 28. Une nouvelle fois, on ne nie pas l'efficacité des pratiques condamnées, on en met en question l'intention et la compatibilité avec la foi et la doctrine. Il n'en est que plus significatif que certaines coutumes, relevées comme païennes en 744, ont par la suite été acceptées sans difficulté (ex-voto, processions avec statue) 29.

Ce contrôle des « miracles » est, évidemment, l'exact parallèle du contrôle de la qualité de saint. Pendant le haut Moyen Age, la sainteté (c'est- à-dire le statut de celui qui, par sa vie — ou éventuellement par sa mort — a mérité d'être, sans attendre le Jugement Dernier, aux côtés de Dieu et qui, participant ainsi à la virtus divine, peut être un intercesseur efficace et un instrument de la volonté de Dieu sur Terre) n'implique pas forcément de miracles. Le saint est un modèle spirituel ; la qualité de sa vie l'emporte sur d'éventuels miracles. On connaît, pour le X« siècle encore, nombre de Vies de saints dépourvues de tout miracle, que ce soit in vita ou post mortem 30.

série des Leges (Concilia) des M.G.H. (éd. Werminghoff, 1893) ou, plus récemment, dans R.

Rau, Brief e des Bonifatius. Willibalds Leben des Bonifatius, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1968 (Ausgewàhlte Quellen zur deutschen Geschichte des Mittelalters),

p. 378-401.

28. Edition de X Indiculus et des actes du concile des Estinnes, en dernier lieu, dans R.

Rau, Briefe des Bonifatius..., op. cit., p. 444-448. On trouvera une bibliographie plus complète sur ce texte capital pour l'histoire des mentalités dans A. Dierkens, « Superstitions, christianisme et paganisme à la fin de l'époque mérovingienne. A propos de l'Indiculus superstitionum et paganiarum », dans H. Hasquin (sous la direction de), Magie, sorcellerie, parapsychologie, Bruxelles, Editions de l'Université de Bruxelles, 1984, p. 9-26.

29. Sur Y Indiculus, voir surtout H. Homann, Der Indiculus Superstitionum et Paganiarum undverwandte Denkmâler, Diss., Gôttingen, 1965.

30. Voir, par exemple, M. Heinzelmann, Une source de base..., op. cit., p. 243-244 ou G.

Barone, « Une hagiographie sans miracles. Observations en marge de quelques vies du Xe siècle », dans Les fonctions des saints... , op. cit. , p. 435-446.

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Les Miracula et autres sources hagiographiques contenant des récits de miracles

Les documents hagiographiques, très abondants et riches pour le haut Moyen Age, font l'objet de nombreuses recherches récentes 31. Parmi les points forts des travaux actuels, on mettra en évidence l'établissement d'une bonne typologie des sources relatives aux vies et aux cultes des saints 32. Par ailleurs, des études de chronologie (et, au besoin, d'une chronologie fine) des différents états d'un texte hagiographique permettent souvent d'éviter des erreurs de raisonnement, aux conséquences parfois considérables 33, et de préciser des strates cultuelles ou des états particuliers de vocabulaire H Enfin, malgré la qualité de certaines éditions, parfois anciennes (tels les inestimables Acta Sanctorum, Ada Sanctorum Ordinis sancti Benedicti ou Ac ta Sanctorum Belgii) 35, parfois plus récentes (comme les tomes hagiographiques des Scrip tores rerum Merowingicarum des M.G.H.), il est apparu indispensable, surtout pour les textes carolingiens et ottoniens, de repartir des manuscrits, d'en établir un stemma détaillé et de procéder à un nouvel examen des motivations des hagiographies, des copistes, des remanieurs, etc. 36 ; l'entreprise S. H. G. («Sources hagiographiques

31. En plus de la création toute récente (1994) d'une revue annuelle consacrée à l'hagiographie (Hagiographica, Turnhout, Brepols) et de la fondation, plus récente encore (1995), d'un «Atelier belge d'Etudes sur la sainteté» (Hagiologia), on mentionnera les ouvrages de R. Grégoire, Manuale d'agiologia, San Silvestro, 1986, et de D. von der Nahmer, Die lateinsiche Heiligenvita. Eine Einfuhrung in die lateinische Hagiographie, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1994. Voir aussi supra, n. 6.

32. D faut souligner le rôle essentiel en la matière de la Typologie des sources du Moyen Age occidental fondée par L. Genicot ; c'est dans ce cadre qu'est née la vaste entreprise Hagiographies citée supra, n. 6.

33. On en trouvera mentionnés (et rectifiés) d'éloquents exemples dans la thèse, sous presse, d'A.-M. Helvétius, Abbayes, évêques et laïques : une politique du pouvoir en Hainaut au Moyen Age (VIIe -XIe siècles), Bruxelles, Crédit Communal de Belgique, 1995 (Coll.

Histoire, 89).

34. L. Genicot, « Discordiae concordantium. Sur l'intérêt des textes hagiographiques », Bulletin de la Classe des Lettres [...] de l'Académie Royale de Belgique, 5e série, 51 (1965), p. 65-75.

35. Sur tout ceci, introduction commode dans J. Dubois et J.-L. Lemaître, Sources et méthodes de l'hagiographie médiévale, Paris, Cerf, 1993, ou dans J. Berlioz, « Vies de saints et motifs hagiographiques », dans J. Berlioz et coll., Identifier sources et citations, Turnhout, Brepols, 1994 (L'Atelier du Médiéviste, 1), p. 191-200.

36. B. Guenée, Histoire et culture historique dans l'Occident médiéval, Paris, Aubier, 1980 (Collection Historique), p. 77-120 ; P.-A. Sigal, « Le travail des hagiographes aux XIe et xne siècles : sources d'information et méthodes de rédaction », Francia, 15 (1987), p. 149- 182 ; F. Dolbeau, « Les hagiographes au travail : collecte et traitement des documents écrits

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narratives composées en Gaule avant l'an mil ») lancé par l'Institut Historique Allemand de Paris (Martin Heinzelmann, entouré de François Dolbeau et de Joseph-Claude Poulin) apparaît ici comme particulièrement prometteuse et utile 37.

Il n'est pas toujours possible de dissocier les Miracula ou les Virtutes des autres types de récits hagiographiques, comme les Vitae ou les Translationes . Il n'en reste pas moins que, progressivement, sont apparus des recueils séparés de Miracula, non au sens (bien connu de l'hagiographie dès le IVe ou le Ve siècle) de miracles de type biblique (guérisons, prophéties, etc.) qu'un saint aurait réalisés de son vivant, mais bien qu'il aurait effectués après sa mort, soit lors de la translation ou de l'élévation de ses reliques, soit sur ses reliques. Un exemple caractéristique de ce genre de recueils se trouve dans l'oeuvre de Grégoire de Tours, surtout dans le livre des miracles de saint Julien de Brioude 38 et dans les quatre livres des miracles de saint Martin 39

C'est d'ailleurs en se basant sur ces libri de virtutibus, composés par Grégoire de Tours entre 581 et 593, que Martin Heinzelmann a étudié la façon dont était constitué, puis rédigé un recueil de miracles 40. L'idée de rassembler des recueils de récits de miracles n'était pas exceptionnelle dans la Gaule de la seconde moitié du VIe siècle ; elle présentait cependant un caractère plutôt rare. Dans le cas de Grégoire, le respect d'une chronologie stricte dans le récit implique l'existence de libelli tenus au jour le jour et

(Ke-XHe siècles), dans M. Heinzelmann (sous la direction de), Manuscrits hagiographiques... , op. cit. , p. 49-76.

37. Présentation de l'entreprise, avec bibliographie complémentaire : M. Heinzelmann,

« Le projet Sources hagiographiques de la Gaule (SHG) », dans W. Paravicini, R. Babel, R.

Grosse (sous la direction de), Les Ateliers de l'Institut Historique Allemand. Présentation de travaux d'édition et de documentation par les membres de l'Institut Historique Allemand, à l'occasion de l'inauguration solennelle de sa nouvelle demeure, l'Hôtel Duret de Chevry, le

20 mai 1994, Paris, Institut Historique Allemand, 1994, p. 21-30.

38. Sur le site majeur de Brioude à l'époque mérovingienne, on manque à la fois d'une bonne synthèse et d'un véritable projet interdisciplinaire de recherches. Pour une période ultérieure, voir C. Lauranson-Rosaz, L'Auvergne et ses marges (Velay, Gévaudan), du VIII' au XIe siècle. La fin du monde antique ?, Le Puy-en-Velay, Cahiers de la Haute-Loire, 1987.

39. Sur la chronologie des oeuvres de Grégoire de Tours, dont les fondements ont été établis par B. Krusch et par M. Bonnet mais qu'il conviendrait de revoir à fond (cf., par exemple, pour les Decem libri Historiarum, M. Heinzelmann, Gregor von Tours (538-594),

« Zehn Bûcher Geschichte ». Historiographie und Gesellschaftskonzept im 6. Jahrhundert, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1994), voir, en dernier lieu, I. Wood, Gregory of Tours, Bangor, Headstart History, 1994 (Headstart History Papers), p. 1-4.

40. M. Heinzelmann, Une source de base..., op. cit., p. 235-259, sur lequel je m'appuie pour une bonne partie de ce qui suit. Voir aussi R. Van Dam, Saints and their Miracles in Late Antique Gaul, Princeton, Princeton University Press, 1993.

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consignant les faits extraordinaires attestés aux tombeaux de Julien ou de Martin ; ces événements se produisent surtout lors des grandes fêtes liturgiques ou à l'occasion de la fête spécifique du saint 41. Ces libelli, dont le caractère de procès-verbal a été souligné par Luce Piétri 42, sont tenus par l'évêque ou les notaires de celui-ci, parfois aussi par les gardiens de la basilique, par les coûtres (custodes) chargés de la surveillance du sanctuaire et de la récolte des éventuelles offrandes, particulièrement désignés donc pour être au courant du moindre événement miraculeux et pour interroger, le cas échéant, miraculés et témoins 43. On a insisté sur le caractère d'actualité de ces recueils de Miracula ou de Virtutes qui s'adressent à un public précis 44, le plus souvent des pèlerins ou des fidèles que l'on voudrait convaincre de l'intérêt d'un tel pèlerinage 45. Les conséquences de cette constatation sont multiples. Ainsi, il arrive que des recueils de Miracula soient, comme d'autres textes hagiographiques, récrits, remaniés ; la comparaison des différentes versions du récit d'un même miracle est, ici, particulièrement intéressante, dans la mesure où l'actualisation y est indispensable et que le cadre dans lequel l'action a lieu tient plus étroitement encore que d'habitude compte de la topographie contemporaine ou des schémas de pensée, en plus — bien sûr — du vocabulaire 46. Ainsi aussi, les recueils de miracles sont souvent rédigés à l'usage propre d'une communauté religieuse détrentrice de reliques ; ils sont dès lors fréquemment écrits (et conservés) en manuscrit unique, avec ce que ce statut implique de risques de

41. M. Heinzelmann, Une source de base... , op. cit. , p. 239-240.

42. L. Piétri, « Le pèlerinage martinien de Tours à l'époque de l'évêque Grégoire », dans Gregorio di Tours, Todi, Accademia Tudertina, 1977, p. 93-139 (à la p. 99) ; M.

Heinzelmann, Une source de base..., op. cit., p. 240. Les positions de Luce Piétri en 1971 doivent être actualisées par le recours à L. Piétri, La ville de Tours, du IV au W siècle.

Naissance d'une cité chrétienne. Paris, de Boccard, 1983 (Collection de l'Ecole Française de Rome, 69).

43. Sur le rôle fondamental des coûtres en la matière, voir P.-A. Sigal, L'homme et le miracle, op. cit. , p. 123-126. Pour un cas particulier (celui de sainte Alêne de Forest), voir A. - M. Helvétius, « Hagiographie et architecture en Basse-Lotharingie médiévale », dans J.

Schroeder (sous la direction de), Productions et échanges artistiques en Lotharingie médiéval [= Publications de la Section Historique de l'Institut Grand-Ducal de Luxembourg, 110 (1994)], p. 27-45, aux p. 34-36.

44. M. Heinzelmann, Une source de base... , op. cit. , p. 241.

45. Ce qui confère, dans bien des cas, un caractère polémique aux recueils de Miracula, où l'on explique que « son » saint réussit là où tous les autres ont échoué.

46. Un exemple : la comparaison des deux recueils de Miracula sancti Huberti, le premier datant du milieu du IXe siècle, le second des environs de 1100 reprenant — tantôt en les abrégeant, tantôt en les allongeant, tantôt en changeant le vocabulaire — les miracles du liber primus puis les complétant par de nouveaux miracles. Voir, sur cette question, les travaux de C. Dupont, notamment « Les débuts du culte de saint Hubert à Andage », dans Hommage à Léon Hannecart [= Saint-Hubert d'Ardenne. Cahiers d'Histoire, 8 (1991)], p. 392-414.

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disparition totale pour un texte dont il n'existe pas de copie hors de ladite communauté 47.

Par la force des choses, la (quasi-) totalité des miracles consignés dans des recueils indépendants de Miracula concerne — je l'ai dit — des miracles réalisés post mortem, les miracles in vita étant insérés dans le corps de la Vita au sens technique du mot (la biographie d'un saint contenant alors le récit de la mort et, éventuellement, de l'un ou l'autre prodige survenu après ce décès) 48. Dès lors, la multiplication des reliques (par fractionnement d'un corps, notamment) et des lieux de culte, très sensible dès l'époque carolingienne, va impliquer une prolifération des miracles 49, qui emplissent aussi d'autres types de récits hagiographiques, en particulier les Translationes . On a, dans ce contexte, souvent mis en évidence le caractère exemplaire du point de vue des genres littéraires, de la Translatio sanctorum Marcellini et Pétri qu'Eginhard rédigea vers 830 50, Quoi qu'il en soit, les sources hagiographiques des XI? et XIIe siècles accordent une place prépondérante au miracle et détaillent les circonstances précises de celui-ci, particulièrement en ce qui concerne les miracles de guérison 51.

47. On connaît de très nombreux exemples de Virtutes perdues, qu'il s'agisse de saints mineurs (comme saint Bérégise : voir A. Dierkens, « Note sur un passage de la Vie de saint Bérégise (B.H.L. 1180)», dans Le Luxembourg en Lotharingie. Luxemburg im lotharingischen Raum. Mélanges/Festschrift Paul Morgue, Luxembourg, Editions Saint-Paul, 1993, p. 101-111, à la p. 103) ou de saints majeurs (comme saint Denis : voir M.

Heinzelmann, Une source de base... , op. cit., p. 254, n. 87 où on rappelle que la fameuse Clausula de unctione Pippini provient d'un recueil perdu de miracles de Denis).

48. M. Heinzelmann, Une source de base..., op. cit., p. 243-244. ; P.-A. Sigal, « Miracle in vita et miracle posthume aux XF et XIIe siècles », dans Histoire des miracles, Angers, Presses de l'Université, 1983, p. 41-49.

49. M. Heinzelmann, Une source de base... , op. cit. , p. 245.

50. M. Heinzelmann, Une source de base..., op. cit., p. 244-246 : M. Heinzelmann, Translationsberichte... , op. cit., p. 43-65 et 94-99 (où il insiste surtout sur une source antérieure, la Translatio sancti Germani de 756). Sur ce texte, voir M. Bondois, La Translation des saints Marcelin et Pierre. Etude sur Eginhard et sa vie politique de 827 à 834, Paris, 1907 (Bibliothèque de l'Ecole des Hautes Etudes, 160).

51. Sur ce point, je me contente de renvoyer aux études-modèles de P.-A. Sigal, particulièrement sa thèse (L'homme et le miracle..., op. cit.) et un article récent (« Reliques, pèlerinage et miracles dans l'Eglise médiévale (XIe -XHF siècles) », RHEF, 76 (1990), p. 193- 211) où l'on trouvera utilisés d'abondants exemples et une importante bibliographie complémentaire.

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Les miracles dans leur contexte temporel et spatial

Le principe général du miracle est, je l'ai souligné à plusieurs reprises, la manifestation sur Terre du pouvoir de Dieu ; cette expression de la virtus divine implique, depuis la Passion et l'Ascension, un intermédiaire qui, n'étant évidemment pas Dieu lui-même 52, participe néanmoins de cette virtus. Cet homme de Dieu 0e « holy man » cher à Peter Brown) 53 peut être encore en vie ; agissant au nom de Dieu, par exemple dans le cadre d'une mission de christianisation, il peut être choisi par Dieu pour « faire » un miracle qui témoigne de la justesse de son action et qui atteste de l'appui dont il bénéficie dans l'au-delà 54. c'est à cette logique théologique que ressortit aussi le jugement de Dieu ou l'ordalie 55. Mais, le plus souvent, le miracle se manifeste post mortem et nécessite un support matériel qui, en quelque sorte, peut faire passer le courant entre Dieu et le bénéficiaire du miracle ; ce « conducteur » est, en un premier temps, le corps du saint dont on recherche donc le contact, soit en se rendant sur son tombeau et en le touchant, soit en se faisant enterrer le plus près possible de lui (inhumation ad sanctos) 56.

A défaut du corps lui-même, on peut également recourir à un autre support matériel, chargé de la virtus dont le saint est porteur 57 : une relique

52. En quoi le saint diffère profondément, et par essence, du demi-dieu ou du héros de l'Antiquité.

53. P. Brown, « The Rise and Function of the Holy Man in Late Antiquity », Journal of Roman Studies, 61 (1971), p. 80-101 ; P. Brown, The Cult of the Saints, Chicago-Londres, 1981 [trad. fr. par A. Rousselle : Le culte des saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, Paris, Cerf, 1984].

54. Dans ce cas, je rappelle que le récit des miracles trouve habituellement sa place dans une Vita et non dans un recueil de Miracula.

55. N. Herrmann-Mascard, Les reliques des saints, op. cit., p. 235-270 ; R. Bartlett, Trial by Fire and Water. The Medieval Judicial Ordeal, Oxford, 1986 ; D. Barthélémy, « Diversité des ordalies médiévales », RH, 280 (1988), p. 3-25.

56. Sur les inhumations ad sanctos, voir, parmi un nombre impressionnant de titres, Y.

Duval et J.-C. Picard (sous la direction de), L'inhumation privilégiée du Ne au VIIIe siècle en Occident, Paris, De Boccard, 1986 ; Y. Duval, Auprès des saints, op. cit. ; Y. Duval,

« Sanctorum sepulcris sociari », dans Les fonctions des saints... , op. cit. , p. 333-351.

57. Pour une typologie des reliques, voir, en plus de N. Herrmann-Mascard, Les reliques des saints, op. cit., p. 41-48 et de P.-A. Sigal, L'homme et le miracle..., op. cit., p. 35-73, R.

Kroos, « Vom Umgang mit Reliquien », dans A. Legner (sous la direction de), Ornamenta Ecclesiae. Kunst und Kunstler der Romanik, Cologne, 1985, t. 3, p. 25-49 ; P. George, « De l'intérêt de la conservation et de l'étude des reliques des saints dans le diocèse de Liège », Bulletin de la Société Royale « Le Vieux-Liège », 10 (1984), p. 509-530 ; A. Dierkens,

« Reliques et reliquaires, sources de l'histoire du Moyen Age », dans J. Marx (sous la

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corporelle (et ceci implique et justifie le fractionnement du corps) ou une relique indirecte, voire représentative (un objet qui a appartenu au saint, quelque chose qui a été en contact avec le saint pendant sa vie ou sur son tombeau) 58. Ceci pose, notamment, la question des collections (« trésors ») de reliques 59 et celle des « authentiques » qui accompagnent les reliques pour en attester la provenance et/ou l'authenticité 60. Un cas particulier de ces reliques est celui de l'image d'un saint, de l'icône ; dans les conceptions occidentales, surtout après le concile de Francfort de 794, l'image n'a qu'une fonction d'illustration, de représentation, d'évocation 61, mais les exemples abondent, surtout en Italie, d'images ou de statues miraculeuses 62.

Plutôt que de reprendre ici, une fois de plus, les définitions de la sainteté pendant le haut Moyen Age ou de tenter de caractériser le rôle ou la fonction des saints depuis la société de l'Antiquité tardive 63, je me contenterai ici d'évoquer, un peu arbitrairement, quelques pistes de recherche.

direction de), Sainteté et martyre dans les religions du Livre, Bruxelles, Editions de l'Université de Bruxelles, 1989 (Problèmes d'Histoire du Christianisme, 19), p. 47-56 ; A.

Legner (sous la direction de), Reliquien. Verehrung und Verklàrung, Cologne, Schniitgen- Museum, 1989 [fondamental] ; A. Angenendt, Heilige und Reliquien. Die Geschichte ihres Kultes vomfrûhen Christentum bis zur Gegenwart, Munich, C.H. Beck, 1994, surtout p. 149-

166 ; etc.

58. D va sans dire que les reliques indirectes représentent la (quasi-)totalité des reliques du Christ et de la Vierge après l'Ascension et l'Assomption.

59. Sur les « trésors » et collections de reliques, on trouvera des renseignements bibliographiques complémentaires dans A. Dierkens, Reliques et reliquaires.., op. cit., p. 55, n. 31 et dans X. Barrai i Altet, « Reliques, trésors d'église et création artistique », dans R.

Delort, D. Iogna-Prat (sous la direction de), La France de l'an Mil, Paris, Seuil, 1990 (Points- Histoire, H 130), p. 184-213.

60. Sur les authentiques (qui mériteraient une étude spécifique), bibliographie complémentaire dans N. Hemnann-Mascard, Les reliques des saints, op. cit., p. 113-125 ; M.

Heinzelmann, Translationsberichte , op. cit. , p. 83-88 ; ainsi que diverses études de P. George, dont Les reliques de Stavelot-Malmédy. Nouveaux documents, Malmédy, Malmédy Art et Histoire, 1989.

61. Sur ces questions, qui ont fait l'objet d'innombrables publications tant dans le cadre du douzième centenaire du concile de Nicée II (en particulier la contribution d'A. Boureau à Nicée II 787-1989. Douze siècles d'images religieuses, Paris, Cerf, 1987) que dans celui de la première mention de la ville de Francfort (par ex. 794. Karl der Grosse in Frankfurt am Main. Ein Kônig bei der Arbeit, Sigmaringen, Thorbecke, 1994), je renvoie globalement à Testo e immagine nell'alto Medioevo, Spolète, Centro Italiano di Studi suU'Alto Medioevo, 1994 (Settimane di Studio del Centro..., 41).

62. Cette question fait l'objet des recherches actuelles de Jean-Marie Sansterre, qui annonce plusieurs articles sur le sujet à paraître en 1995 et 1996.

63. Je renvoie globalement à la synthèse récente d'A. Angenendt, Heilige und Reliquien, op. cit. et à son article « Der Heilige : auf Erden-im Himmel », dans J. Petersohn (sous la direction de), Politik und Heiligenverehrung im Hochmittelalter, Sigmaringen, Thorbecke, 1994 (Vortrage und Forschungen, 42), p. 11-52. On trouvera là de plus amples indications bibliographiques.

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Les translations de reliques

La possibilité de disposer de reliques corporelles issues de la fragmentation d'un corps, ou de reliques indirectes, facilite le commerce de reliques (et l'on a bien étudié quelques cas de vente de reliques, notamment à Rome autour des catacombes, véritables « réservoirs » de martyrs potentiels) 64 sans, pour autant, diminuer le phénomène de création de fausses reliques 65 ou l'importance des furta sacra, des vols de reliques, parfois manu militari 66. Un même saint peut donc être honoré en divers lieux, faisant ainsi parfois naître une concurrence (ou une réelle rivalité) entre plusieurs lieux de culte se revendiquant du même patronage 67, ou au contraire établissant (ou renforçant) des liens entre communautés religieuses 6*. Cette dernière solution a été systématiquement mise en oeuvre, par exemple, lors de la mainmise carolingienne sur la Saxe à la fin du Vin* et pendant tout le IX« siècle : des établissements saxons ont été rattachés à des monastères francs ou des abbayes franques mises sous la

sujétion d'évêchés saxons et, fréquemment, des translations de reliques concrétisent ces liens 69. De surcroît, le choix des saints dont le culte est ainsi promu en Saxe n'est pas laissé au hasard et peut servir à une réelle

64. Sur le commerce de reliques, H. Silvestre, « Commerce et vol de reliques au Moyen Age», Revue Belge de Philologie et d'Histoire, 30 (1952), p. 721-739 ; N. Herrmann- Mascard, Les reliques des saints, op. cit. , p. 339-363.

65. Sur les fausses reliques, voir les contributions de F.-J. Heyen, A. Mischlewski et W.

Giese, dans Fàlschungen im Mittelalter, t. 5 : Fingierte Briefe, Frômmigkeit und Fdlschung.

Realienfalschungen, Hanovre, M.G.H., 1988.

66. Sur le vol de reliques, l'ouvrage classique est celui de P. Geary, Furta sacra. Thefts of Relies in the Central Middle Ages, Princeton, Princeton University Press, 1978. Sur un

exemple réussi de vol de reliques manu militari, voir le dossier sur les reliques de Benoît et Scholastique dérobées au milieu du VIIe siècle au Mont-Cassin, Le culte et les reliques de saint Benoît et de sainte Scholastique. Fleury/Saint-Benoît-sur-Loire, 1980 [= Studia Monastica, 21 (1979)].

67. Ainsi le culte de saint Nicolas est-il, dès le début du XIIe siècle, développé simultanément à Bari et à Saint-Nicolas-de-Port en Lorraine.

68. C'est aussi le cas de reliques distribuées par une abbaye à ses filiales ou à ses prieurés (on en connaît des exemples pour de grandes abbayes comme Saint-Germain-des-Prés, Saint - Martin de Tours, Saint-Denis).

69. Deux exemples parmi d'autres : Leuze (en Hainaut) dépendant de l'évêché de Munster et Torhout (en Flandre) dépendant de l'archevêché de Brème-Hambourg. Voir J. Nazet,

« Crises et réformes dans les abbayes hainuyères du IXe au début du XIIe siècle », dans J.-M.

Cauchies, J.-M. Duvosquel (sous la direction de), Recueil d'études d'histoire hainuyère offertes à Maurice-A. Arnould, Mons, Hannonia, 1983, p. 461-494 (à la p. 466) et A.

Dierkens, « Saint Anschaire, l'abbaye de Torhout et les missions carolingiennes en Scandinavie », dans M. Sot (sous la direction de), Haut Moyen Age. Culture, éducation et société. Etudes offertes à Pierre Riche, La Garenne-Colombes, Erasme, 1990, p. 301-313.

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propagande politique 70. Par l'abondance des miracles qui se produisent sur le trajet emprunté par le pieux cortège, les Translationes témoignent à la fois de ce que le saint agrée la décision politique qui a présidé au transfert de ses reliques et créent un itinéraire sacré, jalonné d'étapes qui sont autant de souvenirs de miracles 71. Le miracle participe ici de phénomènes beaucoup plus vastes : établissement de liens de confraternité 72, échange de dons d'amitié au sein de l'Empire carolingien 73, affirmation d'un pouvoir

politique indirectement cautionné par Dieu, etc.

On pourrait, dans le même esprit, parler de véritables stratégies épiscopales destinées, par des translations de reliques sanctionnées de miracles, à créer un espace sacré ; les transferts de reliques relèveraient ainsi, en quelque sorte, du même esprit que celui qui préside à la rédaction de gesta episcoporum 74 ou à la définition, dans une ville épiscopale, de liens organiques et topographiques entre églises complémentaires 75.

L'exemple du diocèse de Tongres-Maastricht-Liège aux VIIIe et Ke siècles concrétisera cette affirmation 76. A la mort de saint Lambert vers 705 77, le

70. K. Honselmann, « Reliquientranslationen nach Sachsen », dans V. H. Elbern (sous la direction de), Dos erste Jahrtausend. Kultur und Kunst in werdenden Abendland an Rhein undRuhr, Dusseldorf, 1962, 1. 1, p. 159-193 ; A. Van Landschoot, L'efficacité des corps saints au service de l'intégration de la Saxe dans l'Empire franc. Etude de quelques translations de reliques opérées pour l'abbaye de Corvey au Dp siècle, mémoire inédit, Université Libre de Bruxelles, 1994.

71. M. Heinzelmann, Translationsberichte, op. cit., p. 46-66.

72. Voir, par exemple, O.G. Oexle, « Les moines d'Occident et la vie politique et sociale dans le haut Moyen Age », Revue Bénédictine , 103 (1993) [= A. Dierkens, D. Misonne, J.-M.

Sansterre (sous la direction de), Le monachisme à Byzance et en Occident du VIIIe au Xe siècle.

Aspects internes et relations avec la société], p. 255-272 (avec abondante bibliographie complémentaire).

73. R. Michalowski, « Le don d'amitié dans la société carolingienne et les Translationes sanctorum », dans Hagiographie. Culture et sociétés, op. cit., p. 399-416.

74. M. Sot, Gesta episcoporum, gesta abbatum, Turnhout, Brepols, 1981 (Typologie des sources du Moyen Age occidental, 37), p. 20-21 et passim.

75. C'est, notamment, ce que tendent à montrer de récentes études sur Liège et Utrecht aux Xe et XIe siècles, par exemple. Pour Liège, synthèse de divers travaux de J.-L. Kupper dans son chapitre « Le village était devenu une cité » dans J. Stiennon (sous la direction de), Histoire de Liège, Toulouse, Privât, 1991, p. 35-73. Pour Utrecht, M. Van Vlierden, Utrecht.

Een hemel op Aarde, Zutphen, De Walburg Pers, 1988 et A. Mekking, « Een kruis van kerken rond Koenraads hart. Een bijdrage tot de kennis van de functie en de symbolische betekenis van het Utrechtse kerkenkruis alsmede van die te Bamberg en te Paderborn », dans Utrecht, kruispunt van de middeleeuwse kerk, Zutphen, De Walburg Pers, 1988, p. 21-53.

76. Sur ces évêques, on se référera à J.-L. Kupper, « Leodium », dans S. Weinfurter, O.

Engels (sous la direction de), Series episcoporum Ecclesiae catholicae Occidentalis ab inilio usque annum MCXCVlll, Series V : Germania, 1. 1 : Archiepiscopatus Coloniensis, Stuttgart, Hiersemann, 1982, p. 42-83. Sur les sépultures de ces évêques, voir E. Gierlich, Die Grabstâtten der rheinischen Bischôfe vor 1200. Beitràge zur mittelrheinischen

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défunt évêque est enterré dans une église du siège de l'évêché, Maastricht ; à quelques centaines de mètres de là, était honoré saint Servais, évêque de Tongres mais mort et honoré à Maastricht depuis le IV* siècle 78 Pour une série de raisons complexes, le successeur de Lambert sur le siège episcopal, saint Hubert, a dissocié spatialement ces deux cultes ; presque simultanément vers 720, il présida à une élévation des reliques de Servais dans l'église Saint-Servais de Maastricht (et donna à ce culte une nouvelle impulsion) et suscita le transfert du corps de Lambert de Maastricht à Liège, lieu de son martyre 79. Quand Hubert mourut, en 727, on l'enterra à Liège, dans une église située non loin de celle où il avait fait transférer Lambert ; une élévation de ses reliques eut lieu en 743 et suscita, notamment, la rédaction d'une première Vita 80. En 825, peu de temps après que Liège soit devenu la sedes principalis du diocèse, l'évêque Walcaud dissocia les deux cultes concurrents de Lambert et d'Hubert et, maintenant Lambert à Liège, il favorisa le transfert du corps d'Hubert dans les Ardennes, dans une abbaye bénédictine qu'il venait de contribuer à restaurer aux confins méridionaux du diocèse, à Andage (la future Saint-Hubert) *i. Ce transfert suscita la

Kirchengeschichte , Mayence, Verlag der Gesellschaft fiir mittelrheinische Kirchengeschichte, 1990, p. 301-351.

77. Sur saint Lambert, voir surtout J.-L. Kupper, « Saint Lambert : de l'histoire à la légende », RHE, 79 (1984), p. 5-49 ; réimpr., sans les notes mais avec iconographie, dans Feuillets de la cathédrale de Liège, n° 9, s.d.

78. Sur le culte de saint Servais, on se référera à Sint-Servatius, bisschop van Tongeren- Maastricht. Het vroegste Christendom in het Maasland, Borgloon-Rijkel, 1986 (Kunst en

Oudheden in Limburg, 28) ; voir aussi A.-M. Helvétius, Hagiographie et architecture..., op.

cit., p. 36-39 et A. Dierkens, « Carolus monasteriorum multorum eversor et ecclesiasticarum pecuniarum in usus proprios commutator ? Notes sur la politique monastique du maire du palais Charles Martel », dans J. Jarnut, U. Nonn, M. Richter (sous la direction de), Karl Martell in seiner Zeit, Sigmaringen, Thorbecke, 1994 (Beihefte der Francia, 37), p. 277-294

(aux p. 285-288).

79. A. Dierkens, Abbayes et chapitres entre Sambre et Meuse (Viie-xie siècles).

Contribution à l'histoire religieuse des campagnes du haut Moyen Age, Sigmaringen, Thorbecke, 1985 (Beihefte der Francia, 14), p. 105, n.125 et A. Dierkens, Carolus monasteriorum eversor... , op. cit. , p. 286-288.

80. Sur saint Hubert, en dernier lieu, J.-L. Kupper, « Qui était saint Hubert ? », dans A.

Dierkens, J.-M. Duvosquel (sous la direction de), Le culte de saint Hubert au pays de Liège, Bruxelles, Crédit Communal et Saint-Hubert, Centre P.-J. Redouté, 1990 (Saint-Hubert en Ardenne. Art-Histoire-Folklore, 1), p. 12-17 et P. Bertrand, « Hubert», dans Dictionnaire d'Histoire et de Géographie Ecclésiastiques, 25, col. 21-26 (avec bibliogr. compl.).

81. Sur la translation de 825, voir A. Dierkens, « La christianisation des campagnes de l'Empire de Louis le Pieux. L'exemple du diocèse de Liège sous l'épiscopat de Walcaud (c.

809-c. 831) », dans P. Godman, R. Collins (sous la direction de), Charlemagne's Heir. New Perspectives on the Reign of Louis the Pious (814-840), Oxford, Oxford University Press, 1990, p. 309-329. Résumé actualisé de cet article : A. Dierkens, « La translation du corps de saint Hubert de Liège à Andage (825) », dans K. Freckmann, N. Kiihn (sous la direction de), Die Verehrung des heiligen Hubertus im Rheinland. Le culte de saint Hubert en Rhénanie, Cologne, RVDL Verlag, 1994, p. 15-19.

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réécriture de la Vita prima, complétée du récit de la Translaiio (oeuvres de Jonas d'Orléans vers 830) et immédiatement suivie de la rédaction d'un premier recueil de Miracula, le premier miracle rapporté ayant d'ailleurs eu lieu lors de la translatio 82. On se trouve ainsi devant trois cultes de saints évêques, chacun ayant sa spécificité (et son type de miracles), l'un (Lambert) au centre du diocèse dont il deviendra le saint patron, le second (Servais) à la limite orientale du diocèse, dans une ville significative du point de vue politique et économique 83, le troisième (Hubert) dans une abbaye excentrique où le rôle particulier du saint (comme protecteur contre la rage et patron de la chasse) suscitera un grand pèlerinage médiéval et moderne 84.

Par la suite, les évêques de Liège tenteront de développer, dans d'autres points stratégiques de l'évêché, de nouveaux cultes de saints évêques, mais avec un succès bien moindre 85.

Châsses et reliquaires

Le culte d'un saint — je l'ai souligné à de nombreuses reprises — se développe principalement sur son tombeau ou, après une élévation ou une translation de reliques, autour de la châsse qui contient son corps. On peut, en la matière, distinguer trois cas d'espèce. Dans le premier cas, le sarcophage est ouvert lors de Yelevatio, le corps retiré dudit sarcophage et placé dans une châsse faite ad hoc ; le culte (et les miracles) se centreront dès lors sur la châsse mais il n'est pas rare que le sarcophage, vide, fasse l'objet d'une dévotion complémentaire et que, toujours chargé d'une partie de la virtus du saint, il soit le lieu de miracles 86. Dans un second cas, c'est tout

82. C. Dupont, Les débuts du culte de saint Hubert..., op. cit.

83. Sur Maastricht au haut Moyen Age, voir, notamment, le panorama donné par P.

Leupen et T. Panhuysen, « Maastricht in het eerste millenium. De vroegste stadsontwikkeling in Nederland », dans La genèse et les premiers siècles des villes médiévales dans les Pays- Bas méridionaux. Un problème archéologique et historique, Bruxelles, Crédit Communal,

1990 (Collection Histoire, 83), p. 41 1-449.

84. Sur la spécialisation de saint Hubert comme patron de la chasse et comme protecteur contre la rage, voir surtout C. Dupont, « Aux origines de deux aspects particuliers du culte de saint Hubert : Hubert guérisseur de la rage et patron des chasseurs », dans A. Dierkens, J.-M.

Duvosquel (sous la direction de), Le culte de saint Hubert au pays de Liège, op. cit. , p. 19-30 et J.-B. Lefèvre, « Essai sur la structuration et la diffusion du culte de saint Hubert », dans A.

Dierkens, J.-M. Duvosquel (sous la direction de), Le culte de saint Hubert en Namurois, Bruxelles, Crédit Communal et Saint-Hubert, Centre P.-J. Redouté, 1992 (Saint-Hubert en Ardenne. Art-Histoire-Folklore, 3), p. 11-32.

85. Je compte achever prochainement l'étude que j'ai entreprise sur la question, principalement à partir des Gesta episcoporum d'Hériger de Lobbes, d'Anselme et de Gilles d'Orval.

86. Deux exemples, certes plus tardifs que la période prise ici en compte (2e moitié du XIF et début du XIIIe siècle) : ceux de sainte Rolende à Gerpinnes et de saint Charlemagne à Aix-

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le sarcophage où l'on a maintenu, après la nécessaire inspection, le corps du saint, qui est soit déplacé (ainsi en fut-il avec saint Hubert à Andage), soit mis en évidence dans un espace spécifique et des aménagements liturgiques adaptés 87. Dans un troisième cas, précoce et rare, la châsse destinée à recevoir le corps du saint prend la forme d'un sarcophage et combine, en quelque sorte, les deux cas précédents ; le plus bel exemple que je connaisse de ce type de sarcophage-reliquaire est celui de Chrodoara (sainte Ode) à Amay sur la Meuse : si je ne me trompe pas, ce sarcophage aurait été réalisé pour l'élévation des reliques de la sainte en 730 et aurait été décoré (et muni d'une inscription) en fonction de sa nouvelle destination 88.

Par ailleurs, la multiplication du nombre de reliques (notamment suite au fractionnement des corps saints, déjà souvent évoqué) va permettre la réalisation de reliquaires aux formes variées, dont le développement, le plus souvent postérieur à la période que je prends ici en considération, tient bien sûr compte de facteurs de mode ou d'évolution de techniques, mais aussi de leur fonction précise face aux pèlerins qui souhaitent bénéficier de l'aide du saint en question 89.

Cultes, miracles et aménagements architecturaux

Si l'on excepte les églises spécialement destinées à un pèlerinage (et, par exemple, construites sur un tombeau laissé in situ à l'instar du Saint- Sépulchre de Jérusalem ou de martyria de l'Antiquité tardive), la plupart des églises visitées par les pèlerins ont aussi une autre fonction, celle d'église paroissiale (rarement), collégiale (notamment cathédrale) ou monastique. Il faut alors prévoir des aménagements liturgiques adaptés au flux des pèlerins, tout en permettant une réelle dévotion individuelle, voire un éventuel miracle. Le plus souvent au haut Moyen Age, la châsse n'est pas placée sur l'autel principal mais se trouve dans une crypte (crypte semi-enterrée, crypte

la-Chapelle. Voir A. Dierkens, « Le culte de sainte Rolende de Gerpinnes au Moyen Age.

Hagiographie et archéologie », dans M. Mat (sous la direction de), Problèmes d'Histoire du Christianisme, 12 (1983), p. 25-50 et « Autour de la tombe de Charlemagne. Considérations sur les sépultures et les funérailles des souverains carolingiens et des membres de leur famille », Byzantion, 61 (1991) [= A. Dierkens, J.-M. Sansterre (sous la direction de), Le souverain à Byzance et en Occident, du VIIIe au Xe siècle], p. 156-180.

87. Voir infra

88. En attendant la publication de l'étude que j'achève sur ce point, voir A. Dierkens, Carolus monasteriorum eversor..., op. cit., p. 283-285 ; A. -M. Helvétius, Hagiographie et architecture..., op. cit., p. 33-34 ; N. Gauthier, « Une grande dame : Chrodoara d'Amay », Antiquité Tardive, 2 (1994), p. 251-261.

89. Voir, par ex., le catalogue Ornamenta Ecclesiae, op. cit. ou M. -M. Gauthier, Les routes de la Foi. Reliques et reliquaires de Jérusalem à Compostelle, Paris, Bibliothèque des Arts, 1983.

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extérieure ou véritable confessio complexe) 90 dont on facilite l'accès (entrée et sortie) ; on connaît le succès, pour une période ultérieure, du plan des églises dites de pèlerinage atttestées depuis le début du Xle siècle (Saint- Martin de Tours, Notre-Dame de Clermont, Saint-Martial de Limoges, Saint- Jacques de Compostelle, etc.). Des rapports particuliers, parfois grâce à une liturgie processionnelle, parfois grâce à des subtils dispositifs architecturaux, existent alors souvent entre l'autel principal de l'église et l'autel du saint objet de pèlerinage 91.

Dans le cas des communautés monastiques, se posent des problèmes que ne connaissent pas les églises « séculières », ouvertes au public et desservies par une communauté de prêtres ou un chapitre de chanoines. Comment, en effet, rendre compatible le développement d'un culte, source non négligeable de revenus et de prestige 92, et la vie proprement monastique, en dehors du monde et de son agitation 93 ? Comment, de surcroît, permettre l'accès à un saint tombeau ou à une châsse de pèlerins masculins dans une abbaye de femmes ou de pèlerins féminins dans une abbaye d'hommes 94 ?

Les solutions abondent, sans parler de celle, extrême, qui consisterait à taire les miracles d'un saint pour ne pas susciter de pèlerinage 95 : limiter l'accès au sanctuaire à un certain nombre de jours (par exemple, le dimanche) et ne l'ouvrir aux pèlerins du sexe opposé que quelques jours par

an, lors du marché ou de la fête du saint (qui coïncide d'ailleurs fréquemment avec ledit marché) 96. Filtrer les pèlerins en imposant, avant d'entrer dans l'abbaye, une préparation spirituelle et donc en renforçant les services extérieurs d'accueil et d'hostellerie. Décentraliser les fonctions dans l'abbaye en prévoyant, juste à côté de l'église de la communauté 97 ou à une

90. X. Barrai i Altet, Reliques, trésors.., op. cit. : C. Sapin, La Bourgogne préromane.

Construction, décor et fonction des édifices religieux, Paris, Picard, 1986 ; P.-A. Sigal, Reliques, pèlerinages..., op. cit., p. 193-199 ; etc.

91. Un exemple illustre : celui de Saint- Demetrios de Thessalonique.

92. P.-A. Sigal, Reliques, pèlerinages.. .. op. cit., p. 200-201.

93. P.-A. Sigal, Reliques, pèlerinages..., op. cit. , p. 209-210.

94. A. Dierkens, « Recherches sur les pèlerinages aux abbayes à l'époque carolingienne », dans A. Dierkens, J.-L. Kupper, J.-M. Sansterre (sous la direction de). Voyages et voyageurs à Byzance et en Occident, du VIe au XIe siècle, Liège, 1995 (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Liège), sous presse.

95. P.-A. Sigal, Reliques, pèlerinages.... op. cit. , p. 210.

96. C'est, par exemple, le cas à Saint-Hubert souvent cité ci-dessus.

97. Ainsi à l'abbaye de Nivelles, à côté de l'église de la communauté (Notre-Dame) se trouve l'église Saint-Pierre (qui deviendra Sainte-Gertrude), lieu de pèlerinage sur les reliques de la première abbesse. Voir J. Mertens, Le sous-sol archéologique de la collégiale de Nivelles, Nivelles, Musées Communaux, 1979 et « L'abbaye de Nivelles avant 1046 », Le Folklore Brabançon, 243-244 (1984), p. 567-582.

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distance respectable de celle-ci 98, une église où tout est fait pour l'accueil des pèlerins et l'accès au tombeau ou à la châsse. Ou encore adopter un plan et une conception architecturale de l'église où les pèlerins perturbent le moins possible la vie de la communauté (isolement du choeur par des grilles ou un chancel, système de la crypte extérieure, chapelle avec dispositif d'accès particulier, etc.).

Dans tous ces cas, le culte d'un saint implique un personnel adapté. Une place exceptionnelle est — on le sait — réservée aux coûtres, aux custodes, tant pour la gestion journalière des offrandes et des messes, pour la surveillance du tombeau ou de la châsse (avec les dangers de vols ou de dégradation, liés notamment à l'attrait des reliques indirectes) que pour la mise par écrit des miracles constatés et pour la divulgation de ceux-ci ".

Saints généralistes ou spécialistes ?

Dans la quête du miracle, de la guérison, de la réalisation d'un voeu, de l'intercession auprès de Dieu, la question se pose d'abord du choix du saint à honorer, ensuite de l'endroit et des modalités de ce culte. Faut-il préférer un saint puissant (et, pourquoi pas ?, Jésus ou la Vierge), sollicité de partout, ou un saint plus modeste mais plus disponible aux prières des fidèles, que ce soit pour des raisons de proximité (saint local) ou de plus grande communion (saint abbé pour une communauté monastique, saint qui se serait illustré dans un métier ou une activité particulière, ...) ? Faut-il se tourner vers un saint polyvalent ou vers un saint spécialiste ? Cette dernière option est, constate-t-on, la plus fréquemment choisie dans le cas de guérisons miraculeuses i°°.

Un problème similaire se pose quant au lieu précis de la demande (et donc du miracle si la quête est couronnée de succès) : le lieu du martyre, le tombeau ou la châsse que tout le monde pense d'abord à visiter ? la source aux eaux guérisseuses, l'autel annexe, le sarcophage vidé de ses saints restes ? Une étude systématique devrait être menée pour ces questions en ce qui concerne le haut Moyen Age 101.

98. Ainsi à l'abbaye de Lobbes, sur la colline qui dominait l'église abbatiale Saint-Pierre, fut construite une église à finalité funéraire et paroissiale, qui deviendra l'église de pèlerinage à saint Ursmer ; cf. A. Dierkens, Abbayes et chapitres..., op. cit. , p. 314-317.

99. Voir supra, n. 43 et P.-A. Sigal, Reliques, pèlerinage ..., op. cit. , p. 207.

100. Voir supra, n. 84.

101. Pour les XIe -XIIe siècles, la recherche a été faite par P.-A. Sigal, L'homme et le miracle, op. cit. , surtout p. 1 17-164.

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En guise de conclusion

De façon synthétique, on peut affirmer que le haut Moyen Age offre, en ce qui concerne la définition et la diffusion du miracle, un intérêt majeur. En effet, on passe alors d'un monde où l'on s'interroge sur l'existence de miracles contemporains à un monde où le miracle est non seulement possible, mais encore unanimement accepté et reconnu, voire recherché et utilisé systématiquement. Le miracle acquiert une valeur exemplaire : frapper et convaincre le païen, l'incrédule, mais aussi « orchestrer » la vie du fidèle et renforcer la place des institutions ecclésiastiques gestionnaires de ces cultes. Le miracle (particulièrement le miracle spectaculaire, comme une résurrection) est mis à profit dans le cadre des missions et dans la politique de conquête territoriale, c'est-à-dire aussi dans la politique de christianisation puisque, avant la réforme grégorienne du milieu du XIe siècle, Eglise et Etat ne sont pas encore différenciés et l'Eglise est un service d'Etat. Mais si l'existence des miracles n'est plus remise en cause (tout comme la valeur des reliques n'est plus contestée), il ne faudrait pas en déduire abusivement que les populations du haut Moyen Age abdiquaient toujours leur esprit critique.

Pour s'en convaincre, il suffit de rappeler les écrits d'Agobard de Lyon, au milieu du IXe siècle, sur la fameuse « soucoupe volante » qui serait arrivée de Magonie i°2 ou, bien sûr, le très célèbre traité de Guibert de Nogent sur les reliques 103.

Pour les théologiens, c'est toujours Dieu — et non le saint — qui fait le miracle. Il n'en reste pas moins que, dans les consciences, dans le langage, la part du saint dans le miracle se marque de plus en plus. C'est pourquoi, au cours des siècles, un soin de plus en plus grand a été accordé à la procédure de reconnaissance de sainteté, aboutissant, au début du XIIIe siècle, à la formulation de la réserve pontificale en matière de canonisation et au développement d'étapes longues préalables au « procès de canonisation » 104.

102. Le dossier a été récemment repris, avec références ad hoc, par H. Platelle,

« Agobard, évêque de Lyon (t 840), les soucoupes volantes, les convulsionnaires », dans A.

Dierkens (sous la direction de), Apparitions et miracles, op. cit., p. 85-93. De façon plus générale, sur la critique en matière de miracles ou de reliques, voir K. Schreiner, « Discrimen veri etfalsi. Ansâtze und Formen der Kritik in der Heiligen- und Reliquienverehrung des Mittelalters », Archiv JUr Kulturgeschichte, 48 (1966), p. 1-53, ainsi que S. Boesch Gajano,

« Uso e abuso del miracolo nella cultura altomedioevale », dans Les fonctions des saints..., op. cit., p. 109-122.

103. Guibert de Nogent, De Sanctis et eorum pigneribus, éd. R.B.C. Huygens, Turnhout, Brepols, 1993 (Corpus Christianorum, Continuatio Mediaevalis, 127). Sur ce traité passionnant, l'ouvrage de base est celui de K. Guth, Guibert von Nogent und die hochmittelalterliche Kritik an der Reliquienverehrung , Ottobeuren, 1970.

104. Surtout A.Vauchez, La sainteté en Occident, op. cit.

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Enfin, au cours des siècles, le miracle, mieux contrôlé, est mieux décrit dans la littérature hagiographique. Le culte du saint s'accompagne d'objets liturgiques spécifiques, de châsses et de reliquaires ; il s'inscrit dans un bâtiment adapté à ses besoins. Du point de vue de l'historien, le parallèle peut d'ailleurs être fréquemment fait entre la rédaction d'une Vita (ou de Miracula), la construction d'une crypte, la réalisation d'une châsse, l'adaptation d'un calendrier ... 105, n y a là un superbe domaine d'étude

pluridisciplinaire 106.

105 . Un exemple récent : A.-M. Helvétius, Hagiographie et architecture, op. cit., p. 27- 45.

106. C'est délibérément que, dans ce bref article, je n'ai pas envisagé la question de la nature des miracles et, en particulier, des types de guérison. Pour cette question, tout à fait fondamentale, on dispose d'excellentes études de P.-A. Sigal (notamment sa thèse, L'homme et le miracle, op. cit., p. 227-310). Pour les périodes antérieures, voir notamment A.

Rousselle, Croire et guérir. La foi en Gaule dans l'Antiquité tardive, Paris, Fayard, 1990 et M. Rouche, « Miracles, maladies et psychologie de la foi à l'époque carolingienne en Francie », dans Hagiographie. Cultures et sociétés, op. cit. , p. 319-337.

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