Michaël La Chance
Une épine empourprée
Récit
UNE ÉPINE EMPOURPRÉE
UNE ÉPINE EMPOURPRPÉE EST LE DEUXIÈME TITRE À PARAÎTRE
DANS LA COLLECTION t minuscule DIRIGÉE PAR GUY CHAMPAGNE
Michaël La Chance
Une épine empourprée
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© Triptyque, 2019 ISBN : 978-2-89801-029-3 ISBN PDF : 978-2-89801-030-9
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L’épine, empourprée…
a échangé ses pointes contre des roses.
Hymne du bréviaire romain.
J’écrivais ceci encore abasourdi par un accident cérébral. Ce témoignage a-t-il un intérêt hors de moi-même ? J’étais trop étourdi pour convoquer le regard des autres, mesurer la lecture qu’ils pourraient en faire.
La vision trouble, la marche entravée, j’écri- vais sur le vif, à la recherche d’une trame symbolique pour réparer ma vie intérieure fracassée par l’accident silencieux. Soudain je regardais les choses comme une énigme, les êtres naturels comme des prodiges.
J’étais devenu ma propre énigme, plus pré- cisément, j’entrevoyais mes facultés, pour peu qu’elles me permettaient de respirer et de penser, de parler et de marcher, comme des mécanismes précieux et fragiles.
Alors j’ai entrepris de rédiger ces lignes pour me fabriquer une perspective dans laquelle faire sens de ce qui m’arrivait. En ces temps de détresse, les références au Poème de Parménide se sont multipliées dès les premières heures de mon séjour à l’hô- pital. De même l’Annonciation de Sandro Botticelli aura été mon talisman contre la chaos, la Vierge annoncée de Gérard David s’est imposée comme réponse aux mystères d’Éros évoqués par Diotime de Mantenie.
Ainsi je revisitais quelques pages de l’his- toire de la philosophie et aussi l’histoire de l’art à partir de mes aventures neurolo- giques. Mon histoire de l’art est plus immer- sive qu’analytique, mon histoire des idées plus neurodissidente que rationnelle1. UN CHANTIER DE LA POÉSIE
Avant toute chose, il me faut parler de mon état d’esprit avant l’accident. Je dois parler de la fébrilité de l’écrivain qui veut hisser ses expériences à la hauteur du lan- gage. Car, pour moi, la poésie est un chan- tier permanent, c’est l’épreuve psychique
des variations infinies d’une phrase dans l’attente de recueillir quelques mots, c’est l’épreuve d’un esprit qui attend que ses lacunes soient comblées par le langage. La poésie est comparable à la photographie : il m’arrive d’être content d’une photo prise pendant la journée, mais, le soir venu, je suis assailli par les images que je n’ai pas saisies. Celles-ci défilent à la lisière de ma conscience avec une clarté hallucinatoire, elles cherchent à s’imprimer en moi, faute d’avoir été saisies par mon appareil.
De même, avec un texte en chantier, je suis obsédé par ce que je ne parviens pas à mettre en mots. Cela me prendrait une vie de travail. En fait, une vie entière ne suffirait pas, je ne saurais pas m’affranchir de mes limitations. Les insaisissables ne cessent de me hanter, les aspects inconnus de l’existence pèsent sur moi, ce sont des spectres qui dansent sur les lisières sombres et tumultueuses de mon esprit. Baudelaire disait ainsi que le non-dit du monde pèse comme un couvercle :
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant […]
(« Spleen »)
Le chantier poétique révèle un désordre de l’être devant l’innommable. L’incons- cient du monde crépite à l’horizon de la conscience ordinaire. Chaque phrase me convie à des vues clivées qui miroitent entre l’insignifiance et la perfection. Le sens des mots est miné d’incertitudes et pourtant il n’y a de sens que dans le vertige hypno- tique dans lequel nous entraînent les mots.
Dans mon chantier, les échafaudages se sont effondrés, j’avance sur un fatras de poutrelles tordues et de coffrages éventrés.
Parfois je m’arrête, je déplore la misère des mots, puis je repars bientôt, je crois que la gloire du verbe saura rehausser l’éclat de l’intelligence. J’attends la percolation de cette grâce dans ma colonne vertébrale, c’est la cyclothymie de l’écriture : tantôt le sens m’illumine, tantôt il me reconduit aux limites de moi-même.
Dans mon chantier, j’ai la tâche élé- mentaire, ingrate, de restituer une ivresse
d’images mentales par la sobriété des mots sur le papier. C’est un rappel de mon échec à faire grandir l’humain, de mon impuis- sance à changer le monde. Dans mon chan- tier de poésie, mes nombreuses révisions deviennent des exercices d’épuisement. Je décris ce chantier pour que l’on se fasse une idée de la fébrilité mentale de l’écri- vain. Celui-ci n’a de cesse de perturber ses centres de gravitation, il va à contre- courant des esprits qui traversent l’époque. La ren- contre devient improbable et pourtant des glissements télépathiques s’opèrent sur la page. Une urgence tire son fil à travers nous, une urgence passagère qui s’appelle la vie.
Incapable de quitter mon chantier, je reviens à mes textes avec le désespoir et la mauvaise foi d’un toxicomane, avec aussi la candeur d’un enfant : si je dois me tour- menter moi-même, autant le faire avec un texte à façonner. Gaston Miron mettait sur son cœur ses « poèmes en souffrance », c’est dans sa poche de chemise qu’il avait son chantier. Je crois qu’il faut garder son chan-
et ses blocages sur son cœur. Robert Louis Stevenson se levait le matin avec des solu- tions, il croyait avoir des « petites gens » qui faisaient la moitié de son travail tandis qu’il dormait2. Je crois en effet que nous avons des complicités nocturnes, quand le soir venu je ferais cadeau d’un problème à mon cerveau, il me fera cadeau d’une solution tôt le matin.
L’histoire du mot « chantier » parle de che- vaux et de bûchers, de chants et de bords de rivière. L’étymologie remonte à canthe- rius pour un « mauvais cheval de charge ».
Pour moi un chantier c’est une biblio- thèque engloutie, un labyrinthe piranésien et, plus proche encore, les raclements de la mécanique quand je broie mes inquié- tudes, que ce soit notre catastrophe plané- taire ou les incompréhensions de l’amitié.
L’esprit tourne sur une pointe, cette pointe est une doléance, c’est parfois insignifiant, la pointe s’enfonce, la chair ne peut résister.
Je tente de m’affranchir de moi-même, mais je me taraude lentement. C’est cela écrire, la recherche d’un point d’Archimède entre soi et le monde.
Enfant j’avais une passion pour les tou- pies. J’observais, fasciné, comment en fin de course elles se mettent à vibrer en perte d’équilibre. Ainsi, le suspens de l’écriture me rend vulnérable à mille tracasseries, l’in- signifiant m’écorche. L’enchantement d’une phrase me paraît le seul moyen d’échapper à mes ressassements abrasifs. L’exacerba- tion de l’écriture se soigne par l’écriture.
La littérature m’accorde quelques degrés de liberté, elle me permet de sortir de moi- même, me vivre plusieurs, dans les autres, laisser les autres vivre en moi. C’est une générosité à la racine de l’existence, c’est pourquoi j’implore l’existence, je me jette à ses pieds, c’est une supplique : « Nous avons ce temps en commun et aussi une aurore pour commencer ! ». Dans cette leçon d’ab- surdité, je reprends espoir, car j’aperçois que l’imagination et le courage peuvent se nourrir réciproquement.
C’est dans ce chantier qu’il m’est arrivé un accident.
AVANT L’ÉCLOSION
Le mardi 30 octobre 2017, il m’est arrivé un accident : l’éclosion brutale d’une fleur de sang dans mon cerveau. J’avais été, dans les semaines qui ont précédé, porté par un sentiment de légèreté, avec une ivresse du mouvement, comme si je pouvais danser autour des obstacles, ou encore passer en courant d’air dans les cadres de porte. Je vivais le temps comme un médium fluide qui dilue mes expériences quand il ne les agglutine pas. Je me sentais porté par une grâce, comme s’il y avait en moi une éter- nité qui n’a de cesse de se différer dans les choses.
J’écris ce texte à vif pour approfondir une idée qui s’est présentée à moi dans les jours qui ont suivi l’accident : notre cerveau a accès à la simultanéité de tous les moments de notre vie. Nous avons en nous un noyau très dense, plus dense qu’une supernova, qui peut contenir tous les moments dans un même instant : une mandorle d’éternité.
Par ce noyau vivant, je touche à la grande
origine, je maintiens un lien fondamental avec le Tout.
Revenu de voyage tard le dimanche, après une semaine chargée (conférence sur Duchamp à Québec, conférence sur la pla- nétarité à Montréal, colloque à Gatineau), j’ai donné mon cours du lundi matin. Je suis rentré faire une sieste. Lorsque je me suis éveillé, je voyais double et j’avais peine à me tenir debout. J’avais été victime d’un accident vasculaire cérébral, l’éclosion d’une fleur de sang.
Dans les jours qui ont précédé cette éclosion, je me sentais flotter. Les réalités glissaient sous moi. Lors de mon retour en train, j’avais le sentiment que je me devan- çais, j’oubliais quelque chose, je cherchais ma valise des yeux, pourtant elle me suivait fidèlement. Mon esprit allait de l’avant, plus vite que mes petits bagages, aiguillonné par mille préoccupations. Je me dédoublais en une partie de moi-même qui allait trop vite, dont le temps était constitué de petits frag- ments mis bout à bout ; et une autre partie qui s’inventait des durées variées, dépliait
au cerveau de se mettre au ralenti, d’avoir accès à tous ses états.
Quiconque souffre d’une blessure au cerveau souhaite retrouver son état nor- mal. Pourtant il prend conscience qu’il ne retrouvera jamais la cohérence parfaite de la pensée – qu’il n’a pourtant jamais connue.
Bien au contraire, cette atteinte rappelle ce que d’aucuns considèrent un défaut majeur de notre configuration cérébrale : notre conscience n’a de cesse de rabattre nos expériences sur la conception du réel la plus étriquée. Elle prend appui sur ce réel mis à plat dans un trou d’épingle pour consolider une conscience moïque parfai- tement totalisée.
Alors, qu’est-ce que l’état normal ? Nous tenons pour normal un cerveau dysfonc- tionnel parce qu’il est corrompu par l’orga- nisation psychopolitique de l’ego. Ce Moi s’acquitte d’autant plus parfaitement de ses tâches qu’il s’en acquitte dans un monde d’usages qu’il a créés. Il substitue un ter- ritoire abstrait au morcellement de mes expériences. Alors je me leurre que c’est le
« Moi-même » qui pense, désire, décide, ima-