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Les traces de tératologie végétale dans trois romans du cycle des Rougon-Macquart

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Les traces de tératologie végétale dans trois romans du cycle des Rougon-Macquart Par Arnaud VERRET

Si le naturalisme zolien prend pour modèle la science, il est logique de le voir s’intéresser, entre autres disciplines, à la botanique. Nombre de jardins et de paysages apparaissent dans le cycle des Rougon-Macquart ; trois d’entre eux sont particulièrement intéressants dans les deuxième, troisième et cinquième romans de la longue série. Dans La Curée dont le récit raconte les amours incestueuses de Renée et de son beau-fils Maxime, Zola décrit la serre d’un hôtel particulier où l’adultère est notamment consommé. Dans Le Ventre de Paris, un ancien révolutionnaire, Florent, s’évade du bagne de Guyane et traverse la forêt amazonienne pour rejoindre la France. Enfin dans La Faute de l’abbé Mouret, Zola imagine, en pleine Provence, un ancien parc abandonné mais encore luxuriant, le Paradou, où un prêtre, Serge Mouret, goûte à l’amour en compagnie d’une jeune femme prénommée Albine1.

La serre, le jardin abandonné, la forêt tropicale : trois exemples différents d’épanouissement de la nature. Or, dans ces trois cas, la végétation présentée apparaît, en de certaines traces, monstrueuse et l’on peut véritablement, dans le cadre de l’érudition et de la documentation scientifique de Zola, parler d’une tératologie végétale. Pour justifier cette dernière notion, on se souviendra d’une publication contemporaine, les Éléments de tératologie végétale d’Alfred Moquin-Tandon2. Zola a lu cet auteur, notamment un autre de ses ouvrages, Le Monde de la mer, publié sous le pseudonyme d’Alfred Frédol, qu’il a apprécié et auquel il a consacré une chronique parue dans L’Echo du Nord du 26-27 décembre 1864. En quoi consiste donc cette tératologie végétale zolienne et pourquoi, alors qu’elle ne revêt que la forme de traces, prend-t-elle une si grande importance dans l’économie et la lecture des trois romans que sont La Curée, Le Ventre de Paris et La Faute de l’abbé Mouret ?

La description des monstres végétaux

Même s’il prend la science pour modèle et montre un dessein encyclopédiste – ce que prouvent ses catalogues de plantes – Zola ne fait pas œuvre de botaniste, se souciant d’ailleurs assez peu de l’acclimatation réelle des végétaux. Cela dit, sans pousser aussi loin la taxinomie qu’un savant comme Moquin-Tandon, on peut réutiliser certains critères de monstruosité végétale comme le volume et la forme des plantes.

1) Des monstruosités de volume3

Les plantes présentées par Zola sont monstrueuses d’abord par leur taille. Dans la serre, les Cyclanthus4 montent tout au long d’un jet d’eau, les Tornélias laissent tomber des racines

1L’édition utilisée pour l’étude de ces trois romans d’Emile Zola est celle des Œuvres complètes, (sous la dir.

d’Henri Mitterand), Paris,Nouveau Monde Editions, 2002-2008, tome V pour La Curée et Le Ventre de Paris, tome VII pour La Faute de l’abbé Mouret.

2 Alfred Moquin-Tandon, Éléments de tératologie végétale, ou Histoire abrégée des anomalies de l'organisation dans les végétaux, Paris, P.-J. Loss, 1841.

3 Ce sous-titre ainsi que le suivant sont directement repris de l’ouvrage de Moquin-Tandon.

4 Pour tous les noms de plantes citées, nous respectons l’orthographe de l’auteur. En effet, comme beaucoup de botanistes de son époque, Zola écrit le nom des plantes avec une majuscule et sans pluriel français. Cf. Olivier

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aériennes. Dans le Paradou, les fenouils sont géants et le ricin colossal5. Mais la démesure concerne la grandeur autant que la petitesse : la Sélaginelle est, quant à elle, qualifiée de fougère naine6. Or l’adjectif « nain » a son importance, le nain revêtant au XIXème siècle, tout comme le géant d’ailleurs, un caractère monstrueux, tout du moins anomal, si bien qu’on peut conclure que c’est aussi l’écart entre les deux types de végétation – l’une géante, l’autre naine – qui finit par être monstrueux.

Outre la taille, la monstruosité s’explique par une profusion débridée7. C’est le cas dans la serre, espace clos par définition où l’on entasse les plantes, même au prix d’un ordre anarchique8. C’est aussi le cas dans le jardin à l’abandon deLa Faute de l’abbé Mouret avec un bois de rhododendrons si touffu de fleurs qu’il en étale des bouquets monstrueux9. Le foisonnement est fréquent dans les jardins qui reproduisent l’Eden : il n’y a pas d’étiolement, mais une incroyable puissance de procréation de la nature10. Il est d’ailleurs à noter que la luxuriance du Paradou est renforcée par le fait que rien ne pousse dans la terre caillouteuse et sèche qui entoure ce parc11 à l’intérieur duquel « Albine et Serge se perdaient. Mille plantes, de tailles plus hautes, bâtissaient des haies, ménageaient des sentiers étroits qu’ils se plaisaient à suivre ». Mais c’est l’Amazonie du Ventre de Paris qui l’emporte en terme de démesure : le bagnard évadé marche près d’une semaine entière dans la forêt sans en voir l’issue ; les bois ne sont qu’entrecoupés de fleuves et « au-delà, les forêts recommençaient »12. Cependant, on notera que l’absence de végétation est tout autant monstrueuse. En effet, Florent raconte aussi que les autorités ont coupé tous les arbres de l’île du Diable pour empêcher les évasions. Cette absence d’arbres rend l’île nue, aride et proprement infernale sous l’effet de la chaleur.

2) Des monstruosités de forme

Avec force comparaisons et métaphores, Zola insiste sur la forme étrange des plantes qu’il décrit. Beaucoup sont qualifiées de bizarres : ainsi des Orchidées, « plantes bizarres du plein ciel, qui poussent de toutes parts leurs rejets trapus, noueux et déjetés comme des membres infirmes »13. Ces formes renvoient très souvent à un danger, qu’il s’agisse du poignard malais auquel font songer les Pandanus de Java, ou des feuilles en fer de lance des Caladiums14 ou bien encore des Clarkias aux grands croix blanches semblables aux grandes croix d’un ordre barbare15. Significativement, une expression revient d’un roman à l’autre qui lie la forme à la dangerosité des plantes : dans La Curée les Euphorbes d’Abyssinie sont « pleins de bosses honteuses suant le poison »16 ; dans Le Ventre de Paris on parle également de ces baies métalliques « dont les bosses noueuses suaient le poison »17.

Got, Les jardins de Zola, psychanalyse et paysage mythique dans les Rougon-Macquart, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 162.

5La Faute de l’abbé Mouret, p. 105.

6La Curée, p. 50.

7Cf sur ce sujet C. Shinoda, « Exubérance végétale chez Mirbeau et Zola », Cahiers Octave Mirbeau, n°8, Angers, 2001, p. 58-73.

8 Cf. I. Krzywkowski, Le jardin des songes: étude sur la symbolique du jardin dans la littérature et l’iconographie fin-de-siècle, ANRT Lille, Thèse de l’Université Paris-IV, 1997,p. 505-506.

9La Faute de l’abbé Mouret, p. 107.

10 Cf. I. Krzywkowski, Le jardin des songes, op. cit., p. 502.

11 Le Paradou constitue donc un hors-lieu de la nature provençale : à la marge du paysage, il est donc logique de le voir abriter des plantes par leur nature marginales et anormales.

12Le Ventre de Paris, p. 314.

13La Curée, p. 51.

14La Curée, p. 50-51.

15La Faute de l’abbé Mouret, p. 105.

16La Curée, p. 50.

17Le Ventre de Paris, p. 313.

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Mais on notera surtout que nombre de végétaux se confondent avec d’autres éléments naturels. Le végétal, par les métaphores qu’il suscite, abolit les frontières. C’est ainsi qu’un interrègnecaractérise la tératologie végétale chez Zola. Cet interrègne peut renvoyer aux minéraux : comme il a été dit, les baies de Guyane ont des reflets métalliques. Il peut aussi, le plus souvent, renvoyer aux animaux. Dans la serre, en effet, les Tornélias se tordent ainsi que des serpents malades, les Euryales ont des dos de crapauds monstrueux couverts de pustules, les Caladiums ressemblent à des papillons, les Quisqualus à des couleuvres18 ; en Amazonie, Florent pose le pied sur des feuilles sèches et voit « des têtes minces [de serpents] filer entre les enlacements monstrueux des racines »19 ; dans un bassin du Paradou enfin, des amarantes poussent « hérissant des crêtes monstrueuses […] semblables à de gigantesques chenilles géantes »20 et plus loin les plantes grasses tiennent de l’araignée, de la chenille, du cloporte, des tortues ou des vipères21. On le voit, les animaux évoqués sont bien entendu les reptiles22 et les insectes en priorité, de par leur aspect repoussant, leur dangerosité et la tradition littéraire qu’ils véhiculent en eux et les images naissantes sont agressives, mimant la lutte incessante entre l’homme et la nature.

3) Des plantes funestes

Certaines plantes ont l’aspect de visages pâles ou apoplectiques23. Car du danger évoqué par la forme au danger réel des plantes, il n’y a qu’un pas. Dans la serre de Renée, ce danger est maîtrisé par la main de l’homme : ainsi les Coques du Levant et les Euphorbes d’Abyssinie qui renferment du poison n’inquiètent-elles pas véritablement le lecteur ; Renée elle-même, par dépit amoureux, mâche volontairement la feuille d’un Tanghin de Madagascar, « plante maudite » dont les « nervures distillent un lait empoisonné », sans que cela lui nuise véritablement24.

En revanche il en va tout autrement des plantes sauvages de Guyane si inconnues qu’elles n’ont d’ailleurs plus de nom, ou de celles laissées en liberté dans le Paradou. Ce sont les mêmes plantes qui « suent le poison » et l’on tremble pour Florent, perdu en pleine forêt, qui n’ose mordre aux fruits éclatants qui pendent des arbres25. On n’oubliera d’ailleurs pas que même la senteur des fleurs, c’est-à-dire ce qui en fait tout le charme, peut être mortelle puisque Florent croit étouffer déjà sous le parfum des fleurs puantes de Guyane et que l’ensemble des parfums des fleurs du Paradou finit curieusement par étouffer Albine à la fin de La Faute de l’abbé Mouret26.

Parmi d’autres plus communes, certaines plantes présentées par Zola sont donc indéniablement monstrueuses et participent à l’élaboration d’espaces pullulants, dévorateurs

18La Curée, p. 51.

19Le Ventre de Paris, p. 313.

20La Faute de l’abbé Mouret, p. 106.

21La Faute de l’abbé Mouret, p. 131.

22Parmi d’autres exemples, La Faute de l’abbé Mouret, p. 130 : « un araucaria surtout était étrange, avec ses grands bras réguliers, qui ressemblaient à une architecture de reptiles, entés les uns sur les autres, hérissant leurs feuilles imbriquées comme des écailles de serpents en colère. » En règle générale, le monstrueux végétal s’accompagne d’un monstrueux animal, qu’il s’agisse bien sûr de serpents, mais aussi d’une chimère fantastique, de corbeaux, etc. Cf. Philippe Bonnefis, « Le bestiaire d’Emile Zola », in Europe n°468-469, Paris, 1968, p. 102 où la sève végétale se teinte du sang animal pour y introduire un chaos. On peut le rejoindre lorsqu’il affirme que l’animalité corrompt la vie harmonieuse des plantes chez Zola en montrant que les plantes sont présentées comme monstrueuses souvent en lien avec l’animalité de crapauds, de serpents et autres.

23La Faute de l’abbé Mouret, p. 105 et 107.

24La Curée, p. 53.

25Le Ventre de Paris, p. 313.

26La Faute de l’abbé Mouret, p. 213.

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et donc de paysages inquiétants.Pour autant, Zola ne rentre pas dans des considérations biologiques savantes. Comme souvent, son dessein est encyclopédique, mais c’est par la puissance de son écriture, ses images, ses hyperboles que l’auteur rend les plantes monstrueuses. Il s’agit donc bien de traces d’une science sous la forme d’une vulgarisation et la monstruosité des plantes est tout à fait classique : démesurées, dangereuses, leur aspect rappelle celui du reptile ou de l’insecte. Zola n’innove pas, mais reprend, consciemment ou non, ce que bon nombre d’auteurs ont écrit avant lui. Comment expliquer la présence de ce monstrueux traditionnel chez un écrivain résolument moderne ? C’est qu’il permet d’expliquer son monde actuel et de répondre en même temps à des problématiques atemporelles.

La tradition tératologique et le monde moderne 1) Voyages et plantes monstrueuses

À une époque où les voyages, comme ceux de Darwin ou des explorateurs coloniaux, ouvrent de nouveaux horizons, où l’on découvre l’ailleurs avec ses beautés cruelles et sa végétation exubérante, l’exotisme reste négatif chez Zola, mais également propice aux décors monstrueux. C’est le cas tout particulièrement de Cayenne et de l’île du Diable qui sonne comme un enfer vert pour ses contemporains où seuls les proscrits ont à se rendre27. C’est dans un autre monde que Florent transporte son auditoire quand il raconte la Guyane, et son histoire commence symboliquement par le traditionnel « il était une fois »28.

Il s’agit donc de faire voyager l’auditeur ou le lecteur. Les noms de contrées lointaines s’éveillent comme ceux de territoires merveilleux et mythiques où s’épanouissent des plantes monstrueuses. Ainsi, dans La Curée, du Pandanus de Java semblable à un poignard, du Ravenala, « l’arbre du voyageur », des Euphorbes d’Abyssinie, des grands bambous de l’Inde, de la Coque du Levant, de l’Hibiscus de Chine et du Tanghin de Madagascar qui distille son poison. Ce voyage géographique se mêle d’ailleurs à un voyage dans le temps quand les fleurs de l’Hibiscus font songer aux lèvres rouges « de quelque Messaline géante »29. Or tous ces noms égrenés sont parfaitement traditionnels dans le lexique tératologique : la plante monstrueuse pousse aux confins du monde connu, appartient à d’anciennes civilisations dont le souvenir est réactivé par les voyages en terraeincognitae au cours du XIXème siècle.

2) Vices et drames intimes parmi les plantes

La bourgeoisie va confisquer ces plantes entrevues lors de voyages pour les enfermer chez elle et en jouir à volonté dans la serre de ses hôtels particuliers30. Dès lors la végétation est le témoin des drames intimes qui se déroulent, le jardin, lieu clos et sensuel par excellence, permettant de transgresser la morale31 : c’est le cas dans La Curée et dans La Faute de l’abbé Mouret où la serre et le Paradou jouent le rôle d’un hortusconclusus infernal et monstrueux. Il

27La principale source de Zola est justement l’ouvrage d’un ancien bagnard, C. Delescluze, De Paris à Cayenne, journal d’un transporté, Paris, A. Le Chevalier éditeur, 1872 ; mais il est intéressant de constater qu’il a largement amplifié ce texte, surtout en ce qui concerne la flore et la faune.

28Le Ventre de Paris, p. 309.

29La Curée, p. 50-51.

30 Cf. I. Krzywkowski, Le jardin des songes,op. cit., p. 16 et p. 87-88 à propos de la serre: « il s’agit d’un lieu qui a pour vocation de joindre des données incompatibles, les tropiques et les climats tempérés, la nature et l’architecture, la transparence et la clôture », à quoil’on peut ajouter, dans La Curée, que c’est aussi un espace alliant normalité bourgeoise et monstruosité.

31 Cf. I. Krzywkowski,Le jardin des songes, op. cit., p. 286-296.

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est intéressant de remarquer que l’on rejoue là encore des épisodes traditionnels. Dans la serre se renoue le drame de Phèdre où l’on voit les amours incestueuses d’une femme pour son beau-fils ; dans le Paradou, les amours coupables d’un prêtre condamné au célibat.

3) Les traces bibliques à l’heure de l’ordre moral

Zola écrit à une époque où se multiplient les positions réactionnaires après la Commune de Paris, positions fondées notamment sur les valeurs chrétiennes qui prônent un retour intransigeant à l’ordre moral32. Dans ce contexte, le Paradou auquel l’auteur travaille dès 1873-1874, est bien sûr la trace la plus évidente de la lecture de la Bible. Outre son nom qui se présente comme une variante du Paradis, il réincarne le jardin d’Eden avant la chute du nouvel Adam qu’est Serge Mouret : la végétation y est luxuriante et variée, il est traversé de quatre cours d’eau, abrite une faune nombreuse et un arbre colossal y joue le même rôle que l’arbre de vie33. Comme l’écrit Olivier Got34, le Paradou se présente comme une réécriture de la Bible laïcisée où la nature prend la place du démon tentateur, et c’est parce qu’il renferme toute la création végétale que certaines de ses plantes sont monstrueuses35.

Cependant quand Renée, dans La Curée, déambule au milieu d’arbres dont les branches sont semblables à des serpents et qu’elle mord à la feuille empoisonnée du Tanghin de Madagascar, elle prend, elle aussi, des allures de nouvelle Eve cueillant et croquant le fruit défendu36. Par ailleurs, dans Le Ventre de Paris, l’île du Diable, pelée pour éviter les évasions de bagnards, aride, ensoleillée, ne s’apparente-t-elle pas à ce lieu où le feu ne s’éteint jamais et qu’on appelle enfer dans la tradition chrétienne ?

On a donc une tératologie végétale certes ancrée dans l’histoire et la société du XIXème siècle, mais qui repose sur des fondements ancestraux. Par l’héritage de sa culture, de ses lectures, de sa formation, Zola reprend des modèles tératologiques traditionnels37 parce qu’ils sont universels et permettent de démontrer des vérités atemporelles : tentation charnelle, ennui de la vie, insatisfaction et tentative farouche de sauver les apparences, lutte contre les révolutions, interdits, autant de sujets classiques qui se trouvent ici mêlés à un contexte de découvertes géographiques, de mode architecturale ou de politique autoritaire. Zola ne refait pas de l’antique ni du médiéval, mais il le réutilise pour le glisser dans le moule du monde moderne où le monstre végétal devient une trace des grands débats de l’époque. Il est même plus : il influe aussi sur la structure même du roman.

La tératologie végétale dans l’économie du roman 1) Une disposition stratégique

La tératologie végétale n’apparaît qu’à des endroits très ciblés du roman, illustrant là encore la notion de trace. En effet, la description de la serre intervient principalement avant les amours adultères de Renée et Maxime et ne s’étend que sur deux pages denses. Dans Le Ventre de Paris, la description de la Guyane se fait par l’intermédiaire d’un récit oral, raconté

32Cf. P. Ouvrard, Zola et le prêtre, Paris, Beauchesne, 1986, p. 30.

33La Faute de l’abbé Mouret, p. 141.

34 O. Got, Les jardins de Zola , op. cit., p. 30.

35 O. Got, « Zola et le jardin mythique », Les Cahiers naturalistes, n°62, Paris, 1988, p. 151.

36La Curée, p. 53.

37 Un détail est d’ailleurs intéressant : la comparaison de la serre de LaCurée (p. 151) avec un temple monstrueux en une forêt de l’Inde. On retrouve ici la mention de l’Inde comme terre monstrueuse qu’on trouve depuis l’Antiquité en passant par toute la tradition médiévale. Cf. sur ce sujet, Jean Céard,La nature et les prodiges.

L’insolite au XVIème siècle, 2ème éd. revue et augmentée, Genève, Droz, 1996, p. 52-54.

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à une enfant sur le mode de la légende, et se trouve placée, comme une clef d’explication, entre le récit de l’inadaptation du bagnard au nouveau Paris qu’il découvre et le récit des conséquences qui en découlent. Cette disposition en triptyque est conservée dans La Faute de l’abbé Mouret où la description du Paradou n’occupe que le deuxième des trois livres, et c’est à l’intérieur de cette description que s’égrènent des traces de tératologie. On a donc de simples traces de tératologie végétale, mais qui sont compensées par leur disposition dans le texte, ce qui montre leur grande importance.

2) La tératologie végétale et la catastrophe du roman

Si leur place est à ce point primordiale, c’est que la tératologie végétale annonce ou accompagne le drame du roman. Elle peut expliquer en effet le destin des personnages des trois œuvres, comme le rappelle Rodolphe Walter à propos de La Curée quand il écrit que

« les descriptions chez Zola ne sont jamais gratuites ; étroitement liées à l’action, elles en éclairent sans cesse le déroulement »38. C’est en se promenant dans la serre de son hôtel pour chasser son ennui que Renée se place sous la tutelle de ces plantes malsaines et verse dans l’adultère ; c’est parce qu’il a vu l’enfer de la Guyane que Florent ne parvient pas à s’adapter à une nouvelle vie paisible en France ; c’est dans le Paradou que Serge s’unit à Albine, mais c’est aussi après y avoir découvert le trop plein de vie, le trop plein de puissance créatrice qu’il abandonne immanquablement la jeune femme et retourne à son état de prêtre, être efféminé et morbide tel que le conçoit Zola. Il y a donc une part de fatalité, qui renforce la monstruosité de ces jardins et parcs, et Zola n’en fait pas mystère. Maxime et Renée sont amenés à l’amour par la végétation de la serre : « Maxime et Renée, les sens faussés, se sentaient emportés dans ces noces puissantes de la terre. » Serge et Albine, quant à eux, sont poussés à s’aimer par la nature : « C’était le jardin qui avait voulu la faute. […] Maintenant, il était le tentateur, dont toutes les voix enseignaient l’amour »39, ce qui ne signifie pas que Zola condamne expressément l’action du Paradou ; celle de l’Eglise est bien pire, qui empêche ses prêtres d’accepter la puissance vitale40. Le monstrueux n’y est pas entièrement mauvais, mais la nature y reprend simplement ses droits.

La présence de la végétation monstrueuse semble donc presque nécessaire pour écrire la fin du roman. C’est particulièrement net si l’on compare Le Ventre de Paris à une nouvelle de Zola : Jacques Damour qui narre l’histoire d’un communard revenu du bagne de Nouméa.

Dans cette nouvelle, Zola n’aborde pas la végétation de la Nouvelle-Calédonie, même lors de la fuite des bagnards qui coûte la vie à certains d’entre eux. Il semble que ce choix soit lié au fait que l’histoire de Jacques Damour se termine bien, alors que Florent ne s’acclimate pas à la nouvelle France, au nouveau Paris et reste hanté par sa fuite à travers la forêt ; il est logiquement de nouveau exclu de la société et retourne au bagne à la fin du roman. La monstruosité du bagne qui passe par la monstruosité végétale, a déteint sur lui et a fait de lui un monstre à son tour, ce qui n’est pas le cas de Jacques Damour qui certes est éprouvé par l’exil, mais finit par prendre de l’embonpoint, chasse, pêche dans sa maison de campagne et vit parfaitement heureux en France.

Savamment disposée, habilement utilisée, l’influence de la tératologie végétale sur le roman est donc manifeste. Elle reste de l’ordre de la trace, mais son effet rejaillit sur tout le

38Cf. R. Walter, « Le parc de Monsieur Zola », L’œil, n°272, Paris, 1978, p. 22. L’article de Rodolphe Walter concerne cependant d’avantage le parc Monceau que la serre de La Curée.

39La Faute de l’abbé Mouret, p. 143.

40La Faute de l’abbé Mouret, p. 186. Cf. P. Ouvrard, op. cit., p. 66 et sq. notamment où il cite les notes de Zola sur son roman : « Serge est un affaiblissement, il est prédestiné à la prêtrise, à être eunuque, par le sang, par la race et l’éducation. »

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texte, car la plante monstrueuse est intimement liée à l’évolution des personnages qu’elle guide dans ses actions et qu’elle pousse à se perdre. On est ici dans une logique qu’affectionne Zola : c’est le milieu qui détermine les êtres, et de manière irrémédiable. Dès lors, nulle échappatoire n’est possible pour les malheureux personnages qui se démènent à l’intérieur de ce monde et dont le destin tourne peu à peu au cauchemar tragique.

On peut donc direqu’une notion marginale comme celle de la tératologie végétale est en réalité centrale. La monstruosité des arbres, des fleurs et des plantes est primordiale car elle illustre trois points essentiels de l’œuvre de Zola : son inventivité descriptive où se mêlent savoirs botaniques et images poétiques puissantes ; son dessein idéologique où l’auteur cherche à s’impliquer dans les grands débats de son temps tout en écrivant une œuvre atemporelle censée répondre aux questions des lecteurs de toutes les époques ; sa conception de la destinée humaine et romanesque où, à la manière d’une toile d’araignée, les jardins et les forêts prennent leurs victimes au piège. C’est peut-être parce que son rôle est à ce point manifeste dans les premiers volumes des Rougon-Macquart que la tératologie végétale se fait plus discrète par la suite41, Zola paraissant avoir regretté ces débordements de la nature :

« Nous autres, pour la plupart, nous avons été moins sages [que Balzac et Flaubert], moins équilibrés. La passion de la nature nous a souvent emportés, et nous avons donné de mauvais exemples, par notre exubérance, par nos griseries du grand air. Rien ne détraque plus sûrement une cervelle de poète qu’un coup de soleil »42.

41 O. Got, Les jardins de Zola, op. cit., p. 144.

42Le Roman expérimental, « De la description », tome IX, p. 426.

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Lexique des végétaux mentionnés

Amarante (n. f.) : « fleur d’automne qui est ordinairement d’un rouge de pourpre velouté »43. Certaines variétés sont disposées en forme de panache et peuvent s’élever à plus d’un mètre de hauteur.

Caladium (n. m.) : plante originaire d’Amérique, toxique par absorption et contact, aux feuilles fines et très colorées. « Les caladions sont de grandes plantes herbacées, vivaces, à feuilles larges […] Ce sont en général des plantes à feuillage ornemental, que l’on cultive dans nos serres, et dont on sait tirer depuis quelques années un excellent parti pour la décoration des squares et des jardins publics. »

Clarkia (n. f.) : plante originaire d’Amérique, tirant son nom du botaniste américain Clark.

« Ce genre comprend quatre ou cinq espèces, originaires de l’Amérique centrale, et presque toutes cultivées dans nos jardins d’agrément. »

Coque du Levant (n. f.) : « nom vulgaire des fruits d’une espèce de ménisperme, donné quelque fois par extension à la plante elle-même. On s’en sert, non sans danger, pour enivrer le poisson et le prendre facilement. »Cette plante est une sorte d’arbuste grimpant et son fruit est en effet un neurotoxique qui cause des vertiges, des vomissements, des convulsions.

Cyclanthus (n. m.) : « genre de plantes […], qui croissent dans l’Amérique tropicale. […] La famille des cyclanthées comprend des végétaux à tige arborescente, produisant en général des racines aériennes, et portant des feuilles linéaires, lancéolées, souvent épineuses sur les bords et sur la nervure médiane, embrassantes et disposées en spirale. »

Euphorbe d’Abyssinie (n. f.) : plante cactiforme et épineuse, poussant notamment en Afrique.

Euryale (n. f.) : « genre de plantes aquatiques, de la famille des nymphéacées, originaires des Indes orientales. »

Pandanus (n. m.) : nom scientifique du genre baquois. « Les baquois sont de grands végétaux dont le port rappelle à la fois celui du palmier et de l’ananas, ce dernier élevé à de grandes proportions. Ils ont reçu des botanistes le nom générique de pandanus, qui a lui- même donné son nom à la famille des pandanés. Ils parviennent rarement à la taille d’un arbre, et présentent, à un très-haut degré, le curieux phénomène de racines aériennes naissant sur la tige et descendant vers le sol comme des cordes. Parfois même la tige, qui va en diminuant de grosseur du sommet vers la base, est tellement grêle quand elle arrive au niveau du sol, que le végétal est comme porté en l’air par ses racines. »

Quisqualus (n. m.) : « Les quisquales sont des arbrisseaux sarmenteux, grimpants, à feuilles opposées. »

Ravenala (n. m.) : « grande et belle plante, qui par son port rappelle à la fois les bananiers et les palmiers. […] Les gaînes de ses feuilles, emboîtées les unes dans les autres comme celles des iris, forment une sorte de réservoir, toujours d’une eau limpide et très-fraîche, ce qui a fait donner à ce végétal le nom vulgaire d’arbre à voyageur. »

Rhododendron (n. m.) :« genre d’arbrisseaux […] qui croissent dans les régions montagneuses de l’hémisphère nord. »

Ricin (n. m.) : arbrisseau d'origine tropicale de la famille des Euphorbiacées. Il est la source de la fameuse huile de ricin, qui a diverses applications et de la ricine, un poison.

Sélaginelle (n. f.) : « Les sélaginelles, qui ressemblent aux mousses par leur port et aux lycopodes par leur organisation, sont des plantes à tige grêle, flexible, rameuse, volubile ou rampante, portant de petites feuilles vertes, plus rarement bronzées ou olivâtres. »

43 Les citations et la plupart des informations du lexique sont tirées de Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXème siècle (réimpression de l’édition 1866-1876), Nîmes, C. Lacour Editeur, 1990. Zola utilisait justement le dictionnaire de Larousse.

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Tanghin de Madagascar (n. m.) :« Cet arbre est grand, fort élégant et aussi dangereux qu’il plaît à l’œil […] Ses fleurs […] renferment une amande formée de deux lobes distincts, d’une couleur blanchâtre ou rosée et d’une saveur amère. Cette amande est très-vénéneuse. »

Tornélia (n. f.) : genre de plantes sarmenteuses, de l'Amérique tropicale. La tornélia délicieuse atteint huit mètres de hauteur ; ses fruits, très aromatiques, sont comestibles.

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Bibliographie sélective

E. Zola, Œuvres complètes (sous la dir. d’Henri Mitterand), Paris,Nouveau Monde Editions, 2002-2008.

C. Delescluze, De Paris à Cayenne, journal d’un transporté, Paris, A. Le Chevalier éditeur, 1872.

P. Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXème siècle (réimpression de l’édition de 1866-1876), Nîmes, C. Lacour Editeur, 1990.

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Références

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