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Sociabilités rurales. Les agriculteurs et les autres

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Academic year: 2022

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Sociabilités rurales

Les agriculteurs et les autres

Jacqueline Candau et Jacques Rémy

Édition électronique

URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/8938 DOI : 10.4000/etudesrurales.8938

ISSN : 1777-537X Éditeur

Éditions de l’EHESS Édition imprimée

Date de publication : 24 septembre 2009 Pagination : 83-100

Référence électronique

Jacqueline Candau et Jacques Rémy, « Sociabilités rurales », Études rurales [En ligne], 183 | 2009, mis en ligne le 01 janvier 2011, consulté le 10 février 2020. URL : http://journals.openedition.org/

etudesrurales/8938 ; DOI : 10.4000/etudesrurales.8938

© Tous droits réservés

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Sociabilités rurales. Les agriculteurs et les autres par Jacqueline CANDAU et Jacques RÉMY

| Editions de l’EHESS | Études rurales 2009/1 - n° 183

ISSN 0014-2182 | ISBN 9782713222061 | pages 83 à 100

Pour citer cet article :

— Candau J. et Rémy J., Sociabilités rurales. Les agriculteurs et les autres, Études rurales 2009/1, n° 183, p. 83- 100.

Distribution électronique Cairn pour Editions de l’EHESS .

© Editions de l’EHESS . Tous droits réservés pour tous pays.

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L

A SOCIOLOGIE RURALE APPARAÎT, en France comme dans d’autres pays, au moment où s’engage le processus de modernisation de l’agriculture. Ce que va étudier le sociologue de l’agriculture et du monde rural, c’est cette modernité en marche.

Certains y voient un bien évident, d’autres un mal nécessaire, d’autres encore une défaite des sociétés paysannes et de leurs cultures, qu’il faut, pour les uns, combattre, pour les autres, accompagner dans leurs transforma- tions. La sociologie rurale se constitue ainsi comme une sociologie de la rupture : elle est confrontée aux bouleversements d’un monde et se fonde sur l’analyse même de ses soubre- sauts. Les auteurs à l’origine de cette discipline se trouvent eux-mêmes pris, saisis, comme emportés par l’époque et ses convulsions, et ces premiers travaux semblent constituer leur roman de formation ou d’apprentissage (Bildungsroman)1.

Nous nous proposons ici de procéder, dans un premier temps, à une lecture intéressée de certains de ces travaux emblématiques pour mettre en évidence les problématiques qui les sous-tendent relativement à un objet – les

relations de proximité entre les agriculteurs et les autres groupes sociaux –, problématiques que nous souhaitons, dans un second temps, examiner à la lumière des recherches contem- poraines menées en France.

Quels travaux avons-nous retenus ? La construction épistémique de toute discipline repose sur la définition sans cesse renouvelée de « la problématique scientifique comme espace de possibles » [Berthelot 1995 : 179] à partir de relectures permanentes qui « laissent peu à peu émerger ou réémerger des textes de référence partagés » [ibid.: 182]. Durant la période de modernisation de l’après-guerre, les relations de proximité ont été étudiées, de façon plus ou moins centrale, par plusieurs sociologues, reconnus ou non pour leur spécificité ruraliste. Certains de ces travaux s’invitent toujours dans les débats. La diffi- culté, pour cette période, étant de choisir parmi des textes trop nombreux, nous avons conjugué les incontournables avec des réfé- rences moins partagées. Pour les travaux actuels, nous ne bénéficions pas de cet écré- mage. Nous nous sommes laissés guider par l’originalité et la diversité des approches dont nous avions connaissance, en assumant, ce faisant, la part d’arbitraire inévitable lorsqu’il s’agit de préjuger de la fécondité de textes récents.

La première question qui se pose est celle de l’identité et de l’altérité : comment

1. Voir le roman de Goethe, Les années d’apprentis- sage de Wilhelm Meister[1999]. Pierre Bourdieu emploie le terme de «Bildungsroman» pour qualifier son impli- cation personnelle dans l’enquête qu’il conduisit en Béarn [2002].

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84 l’identité du paysan (l’agriculteur) est-elle construite simultanément à celle d’autrui – que ce soit dans l’espace professionnel, communal, rural ou urbain –, sans oublier qu’existe une certaine diversité interne ? Cette construction dépend aussi de l’unité sociale retenue par l’observateur. Si les travaux de sociologie rurale des années 1950 à 1970 privilégient communément le village comme cadre d’ana- lyse, qu’en est-il aujourd’hui où les pratiques de mobilité géographique et de multiappartenance se sont généralisées en même temps que les espaces ruraux se publicisent par les usages et les débats dont ils sont l’objet ?

Telle est la grille qui a guidé la lecture des travaux que nous avons choisi de présenter en respectant peu ou prou leurs dates de publica- tion afin de suivre et questionner plus aisé- ment les filiations et influences mutuelles.

Domination symbolique : lou moussùversuslou hucou2

Pierre Bourdieu n’est généralement pas consi- déré comme sociologue rural. Néanmoins, son article « Célibat et condition paysanne » paraît dans une revue consacrée aux « études rurales » [1962]. Dans sa préface à l’édition récente, en un même ouvrage, des articles

« béarnais » [2002], il se montre très expli- cite quant à l’inscription académique de son approche, même si le statut qu’il reconnaît à la discipline n’est pas flatteur3.

Son étude présente les caractères – ou les stigmates ? – propres à ce domaine de recherche. Tout d’abord, il s’agit d’un travail monographique conduit sur un bourg béarnais (celui-là même qu’habitait Bourdieu dans son enfance) et ses hameaux, travail qui recourt

aux mêmes méthodes et outils que la socio- logie rurale, parfois empruntés aux disciplines voisines (approche ethnographique, mise en perspective historique, analyse statistique, enquête directe et entretiens ouverts, consulta- tion d’informateurs « privilégiés »...). La pro- blématique générale repose sur l’opposition ville/campagne, largement partagée au sein de la communauté scientifique des années 1950- 1960 et à l’origine même de la double spécia- lisation sociologie urbaine/sociologie rurale.

La notion de « communauté » n’est pas discu- tée, mais le terme apparaît çà et là. Le paysan est décrit via des traits de comportement physique, d’allure ou d’apparence (hexis),de caractère et de manière d’être (habitus), mais Bourdieu n’éprouve pas la nécessité de for- muler une définition du paysan, qui se dessine cependant au fil des pages comme l’envers du villageois, du citadin.

Cette opposition ville/campagne est mise en évidence, dans le cas étudié, par la relation bourg/hameaux, et ce sont les relations entre les diverses catégories de ruraux qui sont exa- minées. Il en ressort que le bourg domine les hameaux sur le marché matrimonial : le bourg

2. Le monsieur et le chat-huant (qui désigne l’homme des bois et aujourd’hui le paysan célibataire) [Bourdieu 2002 : 53].

3. « Cette mue intellectuelle était lourde d’implications sociales puisqu’elle s’accomplissait à travers le passage de la philosophie à l’ethnologie ou à la sociologie et, à l’intérieur de celle-ci, à la sociologie rurale, située au plus bas dans la hiérarchie sociale des disciplines, et que le renoncement électif qu’impliquait ce déplacement négatif dans l’espace universitaire avait pour contre- partie le rêve confus d’une réintégration dans le monde natal. » Cette phrase est extraite de l’introduction datée de juillet 2001 [Bourdieu 2002 : 10].

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peut y recruter ses femmes mais n’en offre 85 pas en retour ; les échanges se font avec les autres bourgs ou même avec les villes.

Bourdieu décline toutes les infériorités et tous les handicaps des paysans des hameaux, qui conduisent les aînés – les héritiers – au céli- bat. Le chapitre III de ce long article s’intitule

« L’opposition entre le bourg et les hameaux ».

Bourdieu y décrit le processus de séparation de ces deux entités et la différenciation sociale par spécialisation, le bourg s’éloignant de son passé paysan :

Ainsi les façades citadines dissimulent le passé paysan [2002 : 90].

Et, un peu plus loin :

Ainsi, la barrière entre la ville et la cam- pagne, entre le paysan et le citadin, qui passait autrefois entre gens de Pau et Oloron et gens de Lesquire, sans dis- tinction, sépare maintenant les villageois, lous carrèrens(les habitants de la rue : carrère), et les paysans des hameaux.

L’opposition entre le paysan et le citadin commence au cœur même de la commu- nauté villageoise [ibid.: 97].

Même si « le bourg n’est citadin que par opposition à ses hameaux paysans » [ibid.: 108], il exerce une domination symbolique au détriment des hameaux.

Bourdieu met en évidence ces rapports de domination en faisant du célibat le symptôme de l’effondrement d’une société paysanne et de ses valeurs. Au fil d’une analyse qui accorde une place très importante au maté- riel ethnographique, aux entretiens et aux données statistiques, les jeunes filles qui abandonnent la campagne et refusent de s’allier aux aînés apparaissent comme les agents de cette décomposition sociale. Revenant sur ce

travail dans un article de 1989, paru lui aussi dans Études rurales et repris dans le volume précité, le sociologue indique :

[Elles sont], avec les cadets, le cheval de Troie du monde urbain [...] elles importent au cœur du monde paysan le regard citadin qui dévalue et disqualifie les « qualités paysannes » [2002 : 227].

L’auteur construit ainsi une série de sys- tèmes d’opposition : aîné/cadet, homme/femme, haut/bas, ville/campagne, bourg/hameau, lou moussù/lou hucou,qui organisent, commandent et expliquent les systèmes d’alliance et leur décomposition/recomposition. Plus largement, au-delà de sa position économique et des hié- rarchies internes, le paysan apparaît comme l’Autre, sorte de témoin d’une société mori- bonde ou d’une civilisation disparue :

L’unification du champ social [ibid.: 220] [se substitue à] un monde socialà base locale,imposant à la fois l’inter- dépendance et l’interconnaissance par- delà les différences économiques ou culturelles [ibid.: 221].

L’unification du marché des biens éco- nomiques et symboliques a pour effet premier de faire disparaître les condi- tions d’existence de valeurs paysannes capables de se poser en face des valeurs dominantes comme antagonistes, au moins subjectivement, et pas seulement commeautres...[Ibid.: 222-223]

Le constat n’est pas si éloigné de celui d’autres auteurs de sociologie rurale, à une importante différence près, cependant, si on le confronte à la démarche d’Henri Mendras, par exemple : si l’un et l’autre décrivent un monde qui s’effondre, Pierre Bourdieu mani- feste, pour sa part, un plus grand pessimisme quant aux chances d’un renouveau, d’une

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86 transformation d’une partie de la paysannerie en agriculture moderne. Il note ainsi que « la nouvelle élite paysanne » n’échappe pas au célibat, quand bien même elle a amélioré le confort de la maisonnée et modernisé son exploitation, qu’elle appartienne à la JAC ou ait adhéré à la CUMA [ibid.: 124]. D’où la célèbre et cinglante imprécation, lancée par Bourdieu et parue dans un texte postérieur, où il voit en la paysannerie une « classe objet » [1977]4.

Acculturation symétrique : le touriste et le montagnard

Le travail de Placide Rambaud sur Albiez-le- Vieux, en Maurienne (Savoie), publié initiale- ment en 1963, semble plus proche d’une monographie d’histoire rurale ou de géogra- phie humaine que d’un travail de sociologie, même rurale, du moins tel qu’on le conçoit aujourd’hui5. Cela n’enlève rien à l’intérêt de l’ouvrage mais donne à réfléchir à ce qu’on appelle « sociologie rurale », et les notations portant sur la période contemporaine sont présentées de façon éparse dans les chapitres historiques, ou bien se situent en toute fin d’ouvrage lorsque l’auteur cherche à dégager les voies du futur.

Pour définir le paysan, Rambaud s’appuie d’abord sur des sources littéraires :

Avec une remarquable finesse, C.F.

Ramuz décrit ce paysan qui «n’appar- tient pas à une classe sociale, mais constitue un “état” : il est l’homme tel qu’il a été, c’est-à-dire tout un moment de l’homme», loin du citadin désireux de s’évader de la terre, conservatrice par essence [1981 : 240].

Faisant, comme Pierre Bourdieu, référence à Marcel Mauss, Placide Rambaud est, lui aussi, frappé par l’apparence physique du paysan :

Dans sa relation à la terre, il se dresse comme un point d’interrogation, à la fois droit et recourbé. Sa démarche, sa tenue à la table familiale, son regard tra- duisent cette attirance inéluctable de la terre dont il émerge. Les manières dont il utilise son corps sont déjà une syn- thèse utilitaire de l’homme et de la nature ; les siècles l’ont expérimenté et les générations, comme d’instinct, se transmettent sa réussite chargée d’auto- rité [ibid.: 243].

Il précise certaines valeurs paysannes :

Pour être maître de soi, pour être, le paysan doit pouvoir compter sur son indé- pendance économique ; elle se confond avec celle de sa « maison ». Cette volonté d’autonomie, garantie contre les aléas des relations sociales, fonde une liberté tou- jours menacée de s’affaisser en indivi- dualisme agraire, politique ou religieux [ibid.: 240].

4. Cet article est reproduit à la fin du volume et a pour sur-titre « Post-scriptum ». Autrement dit : persiste et signe.

5. En témoigne la bibliographie : 3 pages de sources archivistiques ; presque 3 pages de géographie phy- sique ; 4 pages et demi d’histoire ; 2 pages et demi de démographie ; 1 page et demi d’économie ; 1 page un quart de travaux, classés par l’auteur sous la rubrique

« sociologie ». Il en va de même de ce qui fut peut-être un modèle pour Placide Rambaud, à savoir l’ouvrage d’Henri Lefebvre La vallée de Campan[1963] qui ne traite à aucun moment de la vie présente, ne s’aventu- rant pas au-delà de la période révolutionnaire, si ce n’est dans un bref « Appendice » [ibid.: 217-220].

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C’est dans ce contexte de fermeture 87 – l’auteur déplorant la disparition des veillées,

« moments d’intense socialisation » [ibid.: 245] – que se pose la question de la socia- bilité locale :

Enchevêtrement de microgroupes éco- nomiques, politiques, religieux, où le prestige joue autant que la richesse, la tradition plus que l’initiative, pour les différencier et les hiérarchiser, la commune est d’abord un tissu de cel- lules primitives : les « maisons » [ibid.: 247-248].

Contrairement à Bourdieu qui dénonce l’effet destructeur des valeurs urbaines sur les valeurs paysannes, Rambaud considère que c’est la société locale, et son auto-enfermement, qui entraîne son propre délitement. Il critique notamment la confusion entre « famille » et

« exploitation », d’une part, et rêve d’autarcie économique, d’autre part. Pour pallier cette

« névrose d’insatisfaction collective faite de désespoirs et d’ignorances, de ressentiments et d’hypocrisies » [ibid.: 256], l’auteur compte sur le développement qu’apportera le tou- risme naissant.

Ce sera un des enjeux de son ouvrage sui- vant,Société rurale et urbanisation [Rambaud 1973], qui s’inscrit véritablement dans la période contemporaine et met l’accent sur les processus d’acculturation et d’urbanisation issus tous deux de l’action de l’école, de l’introduction de nouvelles techniques et des représentations de l’avenir. À travers le tou- risme, « la société urbaine propose une alter- native à la société rurale » [ibid.: 172], qui transforme aussi bien la relation au corps (le ski comme « poésie du corps » [ibid.:

186]) que la relation à l’espace ; l’urbanisa- tion modifie également la relation au temps de même qu’elle modifie les modes d’exercice du pouvoir municipal. Là où Bourdieu voit l’inadaptation paysanne aux modèles urbains, Rambaud voit les chances d’une accultura- tion : les femmes, nous dit-il, espèrent trouver dans le tourisme le moyen de ne pas émigrer tout en changeant d’existence « grâce à des métiers qui remédient à la sous-rémunération de leur travail agraire et rompent l’isolement rural » [ibid.: 180].

La communauté questionnée : l’ouvrier et le paysan

Dans la version augmentée d’une postface de son ouvrage de 1964 intitulé La fin des pay- sans, Henri Mendras note :

Un chapitre sur la société villageoise manque dans le livre parce qu’il était impossible de l’écrire à l’époque, faute de recherches. Depuis, le Groupe de sociologie rurale du CNRS a mené une série d’enquêtes comparatives... [1984 : 321]

C’est à l’une de ces enquêtes, parmi les plus significatives, que sont consacrées les lignes qui suivent.

Saint-Fraud, en Lorraine, a été choisie en raison de sa proximité avec le bassin sidérur- gique de Longwy afin d’étudier « la manière dont se côtoyaient, au sein d’une petite collec- tivité, paysans et prolétaires » [Lamarche, Rogers et Karnoouh 1980 : 215]. Les trois auteurs, relevant pourtant de deux disci- plines différentes (sociologie et ethnologie), se distinguent peu dans leur mode d’inves- tigation empirique, qui reprend la démarche

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88 monographique des sociologues de Nanterre.

Ils s’entendent aussi pour reconnaître, au moins dans l’introduction, que le village conti- nue de fonctionner comme « une communauté solide » [ibid.: 14] :

Une puissante industrie maintiendrait, avec quelques transformations, une orga- nisation sociale locale étrangère à sa propre logique [...] les ouvriers de Grand- Fraud n’[auraient] pas transposé sur les paysans-exploitants les conflits de classes qu’ils étaient censés vivre à l’usine. Au contraire, ils [auraient] transposé le vil- lage à l’usine [ibid.: 14-15].

Cette dernière assertion reste hypothétique faute d’investigations auprès de la population des ouvriers. Ce qui est démontré, en revanche, c’est la place que ces derniers occupent dans le village, place moins enviable que celle des agriculteurs :

Elle [l’industrie sidérurgique] permit à tous les exclus de la terre de demeurer sur leur finage, dans le creuset de leur communauté, trouvant dans le travail industriel les moyens de poursuivre leur vie villageoise [...] Nous avions constaté, dès les premières enquêtes, que la vie communautaire profitait plus aux agriculteurs qu’aux ouvriers ! Les premiers y trouvaient le lieu d’un accomplissement existentiel total quand les seconds y rencontraient les seuls espaces imaginaires d’une ruralité idéale en guise de paradis perdu [ibid.: 215].

Cette place apparaît en creux dans l’ana- lyse de Claude Karnoouh puisque les ouvriers en sont quasiment absents. On en déduit cependant qu’ils maintiennent leur apparte- nance au village par le simple fait de conti- nuer à y habiter. L’ethnologue nous apprend

que le groupe de résidence (le « chez », dis- tinct de la famille) est l’institution sociale, première et primaire, de la société paysanne lorraine, dont le droit coutumier définit les droits spécifiques sur les biens communs (fontaines, terres) et définit également les règles d’utilisation collective des biens privés (travaux agricoles). Ces modes de régulation rendaient les groupes de résidence inter- dépendants. L’étude ne décrit pas d’autre mode de régulation, basé, par exemple, sur l’appartenance professionnelle, ce qui peut interroger. La persistance du « chez » accorde donc aux paysans une responsabilité collec- tive plus forte dans la mesure où elle repose, pour l’essentiel, sur les modes d’appropriation foncière. Claude Karnoouh y voit le maintien d’une « communauté solide » :

Tant qu’une culture possède quelque vita- lité, les pressions externes, même si cer- taines d’entre elles affectent divers traits de l’organisation sociale, s’intègrent, sans le bouleverser, à l’univers culturel de la communauté [ibid.: 186].

Cette vitalité se lit dans l’analyse du pou- voir local qui s’exerce « parmi les groupes humains où l’histoire personnelle de chaque acteur est connue de tous ses partenaires, où la réputation individuelle est le fait de la réputation de ses ancêtres, où, enfin, l’espace commun approprié par tous sert aussi de défi- nition sociale à l’Eˆ tre » [id.]. Cette vitalité tient donc à deux modalités d’appartenance caractéristiques des sociétés rurales, égale- ment relevées par d’autres études : le mar- quage social de l’espace – notamment le foncier –, et l’interconnaissance des membres des communautés.

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Hugues Lamarche se distancie quelque 89 peu de cette interprétation communautariste, et on peut imaginer que la préparation de cet ouvrage a dû s’accompagner de riches débats, même si Karnoouh et Lamarche partagent au moins l’idée d’une dichotomie hiérarchisée entre un intérieur et un extérieur : local/État pour Karnoouh, société paysanne/économie capitaliste pour Lamarche. Ce dernier utilise également le terme « communauté » pour décrire les mécanismes de pouvoir local, mais uniquement jusqu’au début du XXe siècle.

Pour la suite, il parle plus volontiers de « vil- lage » ou de « société locale ». Interrogeant, lui aussi, les dernières élections municipales, il relève des dissensions importantes : les ouvriers, dominés idéologiquement par les agriculteurs, pourtant moins nombreux, « [qui]

les culpabilisent de ne pas avoir su rester paysans » [ibid.: 43], sont écartés de la mai- rie, tenue par la minorité paysanne, pourtant

« en désaccord profond avec les ouvriers sur bien des points de la gestion municipale » [ibid.: 42]. La compétition se joue donc entre agriculteurs.

Novatrice, l’analyse des réseaux de rela- tions amène Hugues Lamarche à noter un changement significatif dans les critères locaux de hiérarchisation sociale :

[La hiérarchie sociale] est bâtie autour de liens économiques, et non plus comme auparavant, autour de relations de parenté et de clientèle familiale [ibid.: 49].

Le sociologue suggère même que des ouvriers seront prochainement élus. Et de conclure, avec des accents qui mythifient quel- que peu la communauté paysanne disparue :

La communauté paysanne a tenté l’exploit... en vain, car nous avons assisté à la victoire du progrès écono- mique sur le conservatisme familial, au triomphe de l’inégalité et de l’élitisme, prônés par la société capitaliste, sur la volonté de démocratie défendue par la société paysanne traditionnelle et, tout compte fait, à la domination pleine et entière de la société globale sur la société locale[ibid.: 55].

Ces écarts dans l’interprétation des faits observés sont représentatifs de la réflexion qui s’est tenue au sein du Groupe de sociologie rurale du CNRS, coordonné par Marcel Jollivet et Henri Mendras. Nicole Eizner rapporte :

[C’est] l’histoire de chercheurs qui sont partis étudier les campagnes, largement persuadés qu’ils avaient encore affaire à des mondes clos, séparés [...] Ils cher- chaient des « sociétés » précapitalistes ; ils ont trouvé, et de plus en plus, un uni- vers pris dans le processus d’intégration- dissociation de l’économie capitaliste [1974 : 152].

La notion de « communauté », comme celle de « société rurale », a finalement été abandonnée, trop chargée qu’elle était idéo- logiquement6, et ce au profit des termes « col- lectivité rurale » voire « collectivité locale », plus adaptés à la description car dénués

6. Cette notion met l’accent sur les biens et les idéaux communs qui cimentent une entité sociale dès lors rela- tivement close ; « [elle] suggère, de manière plus ou moins implicite, l’idée d’une harmonie globale plus forte que les tensions, d’une cohésion qui, par-delà les antagonismes, est en définitive le régulateur du groupe » [Eizner 1974 : 139]. Et Nicole Eizner de poursuivre :

« Dans son acception idéologique, cette notion devient alors un des symboles idéalistes de l’état de perfection sociale. » [Ibid.: 142]

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90 d’a priori analytiques trop forts. Cette évolu- tion dans le choix des termes dépasse le simple débat sémantique dans la mesure où elle interroge plus fondamentalement la nature des rapports sociaux internes ainsi que la pos- sibilité ou non d’intégrer, à l’analyse, les rap- ports sociaux tissés avec des acteurs externes.

Les changements en cours dans les collecti- vités sont alors appréhendés comme « le passage du modèle de “communauté” d’inter- connaissance traditionnelle à une collectivité plus différenciée, voisine du modèle urbain » [Jollivet et Mendras eds. 1971 : 208]. On peut reconnaître là, avec Marcel Jollivet, « le résultat le plus important de la recherche entreprise » [1974 : 8]7.

C’est d’ailleurs à l’aide de notions sensi- blement différentes que les chercheurs vont désormais élaborer l’essentiel de leurs investi- gations, privilégiant, au fil du temps, une suc- cession de nouveaux objets.

Professionnalisation agricole et sociabilité Libéré de l’idée d’une totalité close, le socio- logue interroge plus facilement la diversité sociale et culturelle et présume plus un recou- vrement entre l’espace administratif de la col- lectivité locale et les espaces, hétérogènes, des pratiques ordinaires des habitants.

Dans son étude sur les éleveurs du Ternois, intitulée La parole et la technique,Jean-Pierre Darré [1985] prend acte de l’évolution démo- graphique des communes rurales et de l’étroite insertion de la production agricole dans l’éco- nomie de marché :

L’agriculture est de moins en moins affaire rurale pour devenir de plus en plus affaire d’une profession, d’un milieu

social professionnel dans une société [ibid.: 22].

Cette insertion s’accompagne d’un mode d’apprentissage technique profondément modi- fié « qui a pour double caractéristique d’être transmis par l’extérieur des structures sociales du village, souvent même à des individus iso- lés de leur groupe local, et de reposer sur des moyens verbaux de transmission » [ibid.: 24].

À l’échelle communale, voire au sein des familles, l’anthropologue constate l’éclatement des espaces d’habitation, d’activité et d’inter- connaissance, et la remise en cause de l’acti- vité agricole, qui, tout en restant dominante en termes d’occupation de l’espace, ne commande plus, à elle seule, les jeux d’influence et les enjeux d’organisation de la collectivité locale.

Ces changements ont des conséquences cultu- relles décisives, en particulier sur les relations entre les agriculteurs et les autres habitants dans la mesure où « le fonds commun de signification des objets, des situations et des actes, centré sur l’activité dominante, se dis- perse, en même temps que les schèmes orga- nisateurs [...] cessent d’être le bien commun à l’éleveur comme au facteur, au cantonnier, à l’employée, au garagiste, au boulanger et à l’épicière » [ibid.: 20].

7. Le programme de recherche du CNRS « Observatoire du changement social » qui s’en est suivi interrogeait plus directement les nouvelles formes de sociabilité en reprenant la méthode comparative et en privilégiant les investigations ouvertes quant aux outils et aux disci- plines mobilisés, sans avoir cependant les exigences systématiques de la monographie. Les études menées ont nourri lesCahiers de l’Observatoire du changement social, de diffusion modeste, puis un ouvrage de syn- thèse coordonné par Jacques Lautman [1986].

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À partir d’entretiens semi-directifs menés 91 auprès d’agriculteurs de cette région située dans le Pas-de-Calais, Jean-Pierre Darré s’inter- roge sur les lieux de production de la pensée technique. Il inscrit sa démarche dans une double filiation : celle de la sociologie compré- hensive de Max Weber et celle de la réalité idéelle de Maurice Godelier, tout en mobili- sant des acquis linguistiques qui confèrent une solide et innovante dimension cognitiviste à ses travaux. Dans cet ouvrage issu de sa thèse, il soutient que cette dispersion culturelle au sein des villages et la professionnalisation agricole tendent à isoler les agriculteurs, qui se distinguent progressivement pour former un groupe particulier : le « groupe profes- sionnel local » (GPL). Ce groupe est un lieu d’entraide, de travail en commun, de prêt de matériel, mais aussi un lieu de production de normes techniques d’autant plus nécessaire que les marchés fluctuent, les pressions éco- nomiques augmentent, les changements tech- niques s’accélèrent et que la culture locale se différencie de plus en plus de la culture tech- nique. On pourrait ajouter aujourd’hui que ce lieu est d’autant plus nécessaire que la légiti- mité de certaines pratiques est débattue publi- quement et que l’encadrement administratif se fait plus pressant. Cette notion, que Jean- Pierre Darré rendra opératoire, avec Roger Le Guen et Bruno Lémery, en la décrivant comme un réseau de relations dialogiques8, lui a été inspirée par Marcel Maget [1955] : Darré définit le GPL comme « un groupe coactif, au moins dans le domaine de produc- tion de normes » [ibid.: 29] :

Ces normes concernent à la fois les façons de voir les choses, d’identifier les

situations et les êtres, de les juger, et les normes d’action [ibid.: 35].

Les membres de ce groupe sont des pairs en ce sens que leurs activités sont similaires, leur statut social semblable et qu’ils sont en interaction fréquente9.

Ce travail a ouvert un champ d’investiga- tions qui se poursuivent10. Sous l’angle des relations de proximité, ces recherches portent sur le rapport pratique qui définit chaque groupe d’acteurs et configure leurs collectifs respectifs dans la mesure où leurs conceptions des choses en dépendent. En milieu rural, ces investigations interrogent ainsi les condi- tions de dialogue et de coopération entre agri- culteurs et autres acteurs, notamment autour des problématiques de gestion de l’espace et de protection de l’environnement.

On peut se demander si ces réseaux d’agri- culteurs informels et agencés sur une base technique ne sont pas les seuls réseaux de rela- tions interpersonnelles à être aussi structurés.

8. Ces auteurs montrent qu’un lien existe entre la mor- phologie des réseaux et la production cognitive des GPL [Darré etal.1989] : plus le réseau est ouvert, plus ses capacités d’initiative sont grandes. H. Lamarche avait précédemment décrit les réseaux de relations pour étu- dier les élections municipales à Saint-Fraud [1980].

A-t-il inspiré cette équipe ? La lecture de la biblio- graphie nous incite à penser que non, même s’il est cer- tain que les auteurs se connaissent.

9. Alors que Mendras retient avant tout la coprésence pour définir l’interconnaissance caractéristique des rela- tions au sein des sociétés paysannes, Darré s’attache pri- oritairement à l’activité partagée.

10. Se reporter aux travaux du Groupe d’expérimenta- tion et de recherche : développement et actions locali- sées (GERDAL).

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92 Le village des ouvriers

L’étude de Nicolas Renahy sur la jeunesse ouvrière d’une commune rurale, intitulée Les gars du coin[2005], ne se réclame certes pas de la sociologie rurale quoiqu’elle s’inscrive dans son champ géographique et dans son cadre spatial privilégié : la commune. L’auteur s’en démarque doublement. En premier lieu :

Par souci d’éviter toute réification d’une illusoire « communauté villageoise » (d’un point de vue relationnel, l’entité villageoise ne constitue que l’inter- section spatiale de multiples réseaux), je reprends à Patrick Champagne la notion d’espace social local, ou d’espace villa- geois, qu’il développe dans L’héritage refusé,pages 51-95 [ibid.: 278, note 1].

En second lieu :

Par souci de cohérence mais surtout du fait des spécificités du village enquêté, il ne sera pas question des agriculteurs dans notre propos [ibid.: 20, note 4].

Ici, la figure de l’agriculteur n’est évoquée qu’en passant et occupe encore moins de place dans la vie communale que les ouvriers n’en occupent dans certains travaux de socio- logie rurale : on nous signale simplement que l’un des jeunes d’une équipe de foot – dont l’histoire est étroitement liée à celle de l’usine du coin – est agriculteur, et l’agriculture est mentionnée comme simple source d’emploi de certains jeunes ouvriers ruraux. Il est frap- pant de constater combien cette construction de la figure ouvrière rurale dans cet ouvrage est parallèle à celle de la figure du paysan dans d’autres travaux de sociologie rurale.

Si le village est bien pris comme cadre de l’enquête, cette dernière est focalisée sur

les ouvriers, les autres groupes demeurant à l’arrière-plan.

Le club de foot joue un peu le rôle du bal chez Bourdieu : instrument de la construction identitaire masculine (et fabrique des corps virils), le foot constitue un lien social mais est aussi révélateur du malaise masculin. Le taux élevé du célibat témoigne, dans cette Bourgogne rurale, de l’ampleur de la crise de la reproduction ouvrière comme il était, en Béarn, le symptôme de la crise de la société paysanne. Mais, alors que Pierre Bourdieu par- lait d’anomie, Nicolas Renahy porte un regard moins pessimiste sur la sociabilité villageoise :

Nous avons pourtant mesuré le poids et l’efficacité des cadres villageois de socialisation. Grandir dans une société locale en crise, ce n’est donc pas être confronté à l’anomie ni à une soudaine individualisation des modes de vie [ibid.: 103].

Le village serait-il, en fin de compte, un peu plus que « l’intersection spatiale de mul- tiples réseaux » ? La réflexion s’achève sur cette question :

« Eˆ tre d’ici » a-t-il encore un sens ? [Ibid.: 254]

Questionnement qui traverse la plupart des travaux présentés ici.

Rapports à l’espace et sociabilité vicinale Si les agriculteurs – et, encore moins, les paysans – ne sont plus au cœur du rural, ils n’en disparaissent pas pour autant des travaux les plus récents, même si ces derniers s’inté- ressent désormais davantage à la mobilité qu’aux conditions de la reproduction in situ

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ou à l’exode rural. Ce renouvellement des 93 acteurs du rural et des objets de la recherche s’accompagne d’un regain d’intérêt pour les études conduites à l’échelle locale, entendue comme territoire ou comme espace social.

Yannick Sencébé porte son attention, non pas sur une commune ou une communauté, mais sur une petite région agricole rassemblée autour d’un ancien évêché : le Diois. À partir d’une enquête menée auprès des résidents afin de « saisir la relation entre l’espace géogra- phique, où s’inscrivent les lieux, et l’espace social, où se tissent les liens » [2004 : 23], elle observe la diversité des formes d’apparte- nance au territoire.

L’analyse des récits de vie débouche sur une typologie des rapports à l’espace :

«L’immersion est un rapport à l’espace qui définit un type d’engagement dit attaché» [ibid.: 24], qui dépend des lieux et des liens ;

«la distanciation définit une forme d’appar- tenance engagée à l’espace » [ibid.: 25], la relation aux lieux et aux liens relevant plutôt dans ce cas du contrat ; «la dissociationconsti- tue un type de rapport à l’espace qui se traduit par une forme d’appartenance en tension» [id.], du fait de la séparation entre lieu d’ori- gine, d’une part, et lieu de vie et espace pro- fessionnel, d’autre part ; «l’extériorité est un type de rapport à l’espace qui engendre une forme d’appartenance labile» [id.], les lieux et les liens étant substituables.

La question de la sociabilité est ici consi- dérée dans le champ communal au sein duquel ces diverses figures sont amenées à se côtoyer, à s’allier ou à se combattre. Cette approche permet de rompre avec les visions par trop dichotomiques qui ont marqué certains travaux de sociologie rurale et perdent désormais de

leur pertinence, ce que l’auteure formule en ces termes :

Eˆ tre d’ici ou être ici importe peu, finale- ment, au regard des formes d’apparte- nance que recouvre cette partition aux liens [ibid.: 28].

D’autres modes de classement se trouvent également relativisés. Ainsi, pour la socio- logue, les positions et prises de position dans l’espace social local reflètent moins des positions strictes de classe ou de catégorie socioprofessionnelle que des « capacités à se mouvoir entre lieux et liens » [id.]. Yannick Sencébé offre là une grille de lecture origi- nale, passée « au crible de la mobilité » [ibid.: 24] et élaborée à partir d’un « terri- toire de circulation » [ibid.: 26] riche en innovations sociales. Si le Diois constitue ou constituait encore au moment de cette étude de morphologie sociale un cas limite, traversé d’une grande diversité de trajectoires, cette construction des formes d’appartenance contri- bue de façon heureuse au renouvellement des perspectives.

Vincent Banos, Jacqueline Candau et Anne- Cécile Baud nous proposent une autre approche des diverses figures qui hantent la localité, en commençant par discuter, références à l’appui,

« l’implicite persistant de la localité comme générateur de relation sociale » [Banos et al.

2009] et en questionnant « le mythe persistant du “village traditionnel” à l’ère de la mobi- lité généralisée » [ibid.]. L’enquête porte sur trois communes rurales de Dordogne. Les auteurs interrogent les qualifications que chacun applique à son environnement vicinal et qui font, sans surprise, apparaître « ceux d’ici » et « ceux d’ailleurs », « ici » allant du lieu-dit au canton ou au groupe de cantons,

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94 en passant par la commune. Une figure se détache, qui sert de repère pour naviguer dans le paysage périgourdin, à savoir celle de l’agriculteur, initiateur et instrument privilé- gié de la socialisation des nouveaux arrivants dans la localité11.

En contrepoint de cette visibilité maximale se présente une espèce difficile à qualifier : celle des « anonymes » ou des « invisibles » qui ne s’inscrivent pas dans « le tissu social », absence, bien sûr, hautement remarquée, commentée et critiquée par les autochtones comme par les nouveaux venus. Les auteurs y voient « un rituel d’inversion » [ibid.] par lequel ces individus se tiennent à distance du jeu social local, dans un « anonymat conçu comme espace de repos social » [ibid.],sorte d’intermède à « une injonction permanente à une visibilité sociale » [ibid.]. Ce contre- exemple d’insertion dans la localité donne l’occasion de réfléchir à la nature du lien social et de mettre quelque peu à distance – sans toutefois l’écarter – le rôle structurant de la proximité spatiale pour privilégier l’enga- gement dans les activités locales :

Autrement dit, cela pourrait signifier que la transformation d’un sentiment d’appartenance à la localité en apparte- nance collective, loin d’être mécanique, nécessite au contraire de participer aux réseaux d’interconnaissance[ibid.].

La menace d’une nuisance nouvelle (décharge publique, ligne à haute tension) représente une forte motivation à entrer dans le jeu social local. Les mouvements de mobi- lisation et de protestation qui se développent alors – y compris parmi les « invisibles » – constituent un puissant facteur d’intégration.

À propos de la protection de la nature Après l’évanouissement des communautés rurales et la professionnalisation de l’agri- culture, les collectivités locales et les acteurs ruraux sont aujourd’hui confrontés, avec d’autres, aux problèmes environnementaux.

Les politiques publiques les interpellent direc- tement quand la procédure de mise en œuvre prévoit une démarche participative pour définir le contenu précis des actions à entre- prendre. Ils sont ainsi invités à discuter au sein de forums, comités divers ou autres réu- nions, où leurs échanges prennent une dimen- sion institutionnelle plus forte que celle qui existe dans les relations de proximité évo- quées jusqu’ici. Cette dimension intervient à deux niveaux. D’une part, pour cadrer les rencontres (problèmes à traiter, calendrier, moyens financiers, recours à des experts).

D’autre part, pour désigner les acteurs, insti- tutionnels pour la majorité d’entre eux. C’est typiquement ce qui s’est passé lors de la mise en place des contrats territoriaux d’exploita- tion12, qui est, pour Jacques Rémy [2001], un exemple de co-institution.

11. Sa position est parfois plus discutée, tout comme l’espace concédé à ses activités [Rémy 2006].

12. Le contrat territorial d’exploitation était l’instru- ment central de la loi d’orientation agricole de 1999 qui a institué le caractère multifonctionnel de l’activité agri- cole. La composition des commissions départementales d’orientation de l’agriculture a alors été modifiée pour associer des acteurs de l’environnement aux tradition- nels acteurs de l’agriculture. Cette diversité des points de vue, absente de la logique de cogestion qui présidait les politiques agricoles depuis l’après-guerre, constitue, pour l’auteur, l’autre caractéristique majeure de la co- institution.

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La biodiversité, les paysages, la préserva- 95 tion des zones humides, la qualité de l’eau, tout comme l’affirmation de la multifonctionnalité de l’agriculture sont autant d’objets inscrits sur l’agenda politique, national et européen, qui, à l’occasion de leur mise en œuvre, inter- rogent l’activité agricole ou certaines pratiques précises sur des territoires définis. Plus que l’organisation sociopolitique d’une collecti- vité locale ou que ses pratiques de sociabilité, c’est la remise en cause de la légitimité pro- fessionnelle qui questionne ici les relations entre agriculteurs et autres acteurs.

Les approches qui analysent ces discussions pluri-acteurs sont multiples, certaines d’entre elles mobilisant les études ruralistes. Quelques travaux se réfèrent à la théorie de l’acteur- réseau en convoquant la notion de « forum hybride », tandis que d’autres, plus résolument interactionnistes, s’intéressent aux connais- sances produites au cours des discussions, replacées dans le processus d’élaboration de l’action publique, pour comprendre comment ces dicussions sont cadrées. Bien que de façon différente, tous ces travaux ont en commun de relever la dimension stratégique en jeu dans la dynamique des échanges. Les interaction- nistes la considèrent comme particulièrement présente dans les configurations les plus formelles (comités de pilotage par exemple), où les participants ont tendance à utiliser des argumentations conformes au positionnement de leur institution. Les travaux se référant à la théorie de l’acteur-réseau relativisent l’effet de la configuration des forums et voient avant tout les échanges comme un affrontement entre les porte-parole de la nature et les porte- parole d’humains. Mais lorsque le débat d’idées s’ouvre, les prises de parole rendent cette grille

dichotomique incertaine car les frontières entre les acteurs se brouillent au gré de la requalification des objets et des espaces, qui résistent à toute appropriation exclusive et laissent les positions idéologiques en arrière-plan.

Après avoir suivi l’élaboration du plan de gestion sur quatre sites Natura 2000 en France, Florence Pinton et ses collègues constatent :

La directive Habitats contribue à la remise en cause de l’unicité des points de vue émanant des différentes catégo- ries d’acteurs [...], chacun d’eux ayant pu mesurer les clivages qui les traver- saient et les affinités qu’ils pouvaient avoir avec d’autres [2007 : 205].

La figure du « bon agriculteur » a ainsi été remise en cause sur la zone des marais charentais, la prépondérance des cultivateurs ayant été érodée au bénéfice des éleveurs, dont les pratiques ont été jugées plus adaptées au caractère humide des terres [Candau et Ruault 2005]. De tels ajustements restent cependant fragiles tant qu’ils ne sont pas

« inscrits dans des référentiels plus larges » [Pinton et al. eds. 2007 : 205].

Ces nouvelles scènes ne doivent pas lais- ser penser qu’auparavant il n’existait aucun lieu où se discutaient les différents usages de l’espace rural ou les problèmes de cohabita- tion. Ces lieux ont toujours existé : ce sont, en particulier, les conseils municipaux. Certes, ils ne sont plus aussi convoités qu’ils l’étaient à Saint-Fraud à l’époque où Hugues Lamarche et Claude Karnoouh y menaient leurs enquêtes [1980]. Néanmoins, la municipalité reste le premier recours dans le traitement des diffé- rends entre voisins. C’est elle, également, qui

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96 établit les documents d’urbanisme qui défi- nissent la destination résidentielle, naturaliste, agricole ou forestière des espaces communaux.

Elle continue donc à réguler les usages de l’espace rural en participant à des processus plus centralisés et administrés, où la protec- tion de la nature, objet majeur de l’action publique, questionne les pratiques de produc- tion agricole sous un aspect éminemment nor- matif, interpelant ainsi les agriculteurs plus en tant que professionnels qu’en tant qu’habitants.

Conclusion

Au fil des textes rassemblés ici, les relations de proximité entre agriculteurs et autres groupes sociaux semblent résister à une approche linéaire, et même à une définition commune, ce qui laisse entrevoir un objet complexe.

Dans les années 1950-1960, le clivage ville/campagne – doublé du clivage centre/

local – fait du paysan une espèce en voie de disparition du point de vue culturel et écono- mique, même si le paysan pèse encore sur les collectivités rurales par des processus de régulation sociale qui s’appuient sur les muni- cipalités et les usages locaux des biens privés et collectifs. Depuis, la figure du paysan est largement définie par sa spécialisation profes- sionnelle, dont le référentiel ne cesse d’être infléchi par les politiques décidées à l’échelle européenne, et, aujourd’hui, par la protection de la nature, laquelle s’impose comme une catégorie d’action publique.

Peut-on penser que, au-delà de l’exigence de toute exploration sociologique, cette dimen- sion structurelle a été héritée des travaux des

années 1950-1960 ? Il est difficile de l’affir- mer tant la méthodologie pour l’identifier diffère. Hier, les investigations historiques ou anthropologiques permettaient aux uns d’identifier des spécificités rurales d’organi- sation sociale héritées du passé, aux autres d’insister sur l’organisation technique et économique paysanne, les uns et les autres restant cependant au niveau local, souvent villageois. Aujourd’hui, nombre d’explora- tions recourent à la sociologie des politiques publiques et portent leur regard sur différents échelons administratifs.

Cette dimension structurelle des relations interpersonnelles, présente à l’une ou l’autre époque, ne saurait nous faire occulter des différences notables quant à la problémati- sation et à la méthodologie mise en œuvre.

Ces écarts tiennent, bien entendu, à des élé- ments de morphologie sociale (démographie des communes rurales, nombre d’agriculteurs...) qui prédéfinissent les objets du sociologue.

Ainsi, cela n’a pas posé de problèmes qu’en 1967 Claude Karnoouh [Lamarcheet al.1980]

n’ait pas réellement interrogé les ouvriers d’une commune, la plupart des études d’alors traitant essentiellement des paysans. Près de quarante ans plus tard, dans la monographie qu’il a réalisée, Nicolas Renahy [2005] ne donne pratiquement pas la parole aux agri- culteurs, ce qui prouve qu’à l’heure actuelle une étude en milieu rural peut être conduite sans que soit portée une attention particulière à cette catégorie de ruraux.

Les écarts de problématisation tiennent aussi à des enjeux plus complexes, spécifiques à certaines périodes, que les outils analy- tiques utilisés peuvent capter plus ou moins

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facilement. C’est le cas, par exemple, de la 97 généralisation de la mobilité géographique et de la multiappartenance à des collectifs et des lieux, qui ont écarté la notion de « col- lectivité rurale ». Bien que distante de l’idée de « communauté », cette notion ne s’en affranchit pas totalement en ce qu’elle centre l’observation sur l’entité sociale qu’est le vil- lage. Pertinente lorsque l’espace de gestion administrative, l’espace des pratiques ordi- naires et l’espace relationnel se recouvraient à peu près, cette notion devient insatisfaisante lorsqu’il s’agit de saisir la multiplicité des rapports à l’espace tissés aujourd’hui par des personnes douées d’ubiquité. Pour en tenir compte, les études mobilisent des notions comme celles de « réseau », de « lieu », de

« territoire » et de « territorialité », emprun- tant ainsi à la géographie sociale. « Eˆ tre ici » est de la sorte questionné en intégrant la dimension spatiale dans la composition des rapports sociaux.

Conjointement, la diversité des savoirs et leur incertaine légitimité occupent une place importante dans les travaux actuels. Hier abordés sous l’angle culturel, les savoirs pou- vaient être pluriels mais relativement stables.

Aujourd’hui abordés sous un angle cogniti- viste mobilisant parfois des acquis linguis- tiques, les univers de pensée, catégories de référence ou simples connaissances sont consi- dérés comme les éléments de configurations sociales d’appartenance mouvantes ou de soli- darités plus ou moins durables entre acteurs constitués. Ces travaux participent ainsi à la sociologie des controverses (environnemen- tales) ou, plus largement, à l’analyse des condi- tions sociales de la production des savoirs, avec pour particularité de rester dans une construction de l’action et de prendre au sérieux le rapport technique (et donc matériel) aux objets.

L’étude de la production des savoirs cultive parfois une approche critique, soit en décri- vant les effets sociaux (sélectifs) des normes qu’elle engendre, soit en dénonçant la domi- nation des savoirs pratiques. Cette posture exige d’observer finement les identités, notam- ment professionnelles, et les rapports entre groupes sociaux, que certains s’accordent trop vite à considérer comme peu structurés et donc inexistants. Elle nous incite de la sorte à poursuivre dans la voie de cette exigence propre à la démarche sociologique.

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98 Bibliographie

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Résumé Abstract 99

Jacqueline Candau et Jacques Rémy,Sociabilités rurales. Jacqueline Candau and Jacques Rémy, Forms of rural Les agriculteurs et les autres sociability: farmers and others

Comment les relations sociales de proximité entre les How do sociological studies present social relations bet- agriculteurs et les autres groupes sociaux sont-elles pré- ween farmers and other nearby social groups? A compa- sentées dans les travaux sociologiques ? La lecture inté- rative reading of texts published in the period 1960- ressée et comparée de textes publiés dans les années 1970 and since 2000 reveals a structural dimension of 1960-1970 et dans les années 2000 met en évidence this sociability even though the issues at stake have une dimension structurelle propre à ces relations, dont changed. Formerly related to the market economy and l’enjeu a néanmoins changé : s’articulant hier autour de cultural factors, the issues now raised in these relations l’économie de marché et de spécificités culturelles, cet hinge on the legitimacy of know-how and a “moving enjeu s’articule aujourd’hui autour du rapport mobile à relation to space”. Local relations are not restricted to l’espace et de la légitimité des savoirs. Cette lecture this structural dimension however. The same analytical montre que les relations de proximité ne se restreignent tools are no longer being used. To address these new pas à cette dimension structurelle. Elle montre aussi que issues, the idea of a “local collectivity” has been turned les outils analytiques ne sont plus les mêmes : pour down in favor of the notions of “network”, “place”, s’adapter à ce nouvel enjeu, la notion de « collectivité “territory” and “territoriality”, which enable us to locale » a été écartée au bénéfice des notions de inquire into the changing way that space affects the

« réseau », « lieu », « territoire » et « territorialité », qui formation of social relations.

permettent d’interroger le rôle labile de l’espace dans la

composition des relations sociales. Keywords

symmetrical acculturation, farmers, legitimacy of know- Mots clés how, forms of rural sociability, rural sociology, France acculturation symétrique, agriculteurs, légitimité des

savoirs, sociabilités rurales, sociologie rurale

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