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Actes de la recherche en sciences sociales | La sociologie enjeu de luttes http://www.arss.fr/articles/la-sociologie-enjeu-de-luttes/

La sociologie enjeu de luttes

[Texte intégral]

L’essor inéluctable de la connaissance rationnelle du monde a éloigné vers la sphère de l’irrationnel les systèmes de pensées qui recourent à la métaphysique pour l’interpréter. Selon Max Weber, « partout où la connaissance rationnellement empirique a réalisé de façon systématique le désenchantement du monde et sa transformation en un mécanisme causal, apparaît définitivement la tension avec les prétentions du postulat éthique selon lequel le monde serait un cosmos ordonné par Dieu, et donc serait orienté, d’une manière ou d’une autre, autour d’un sens éthique .

L’importation, au cours du XIXe siècle, du paradigme scientifique dans les disciplines humanistes – histoire, économie, psychologie, sociologie, études littéraires – s’inscrit dans le cadre de ce processus d’autonomisation d’une science des mœurs par rapport aux détenteurs traditionnels du discours moral légitime, clercs d’église, penseurs, hommes de lettres, etc. . La science des mœurs propose une approche objectivante et historique qui relativise les valeurs décrétées « absolues » par ceux dont les intérêts passent par la défense de la tradition. Participant de la légitimation de l’arbitraire social – parfois au moyen d’élaborations philosophiques complexes qui entendent lier le « vrai » et le « juste » avec l’« action » –, la morale

traditionnelle est le langage en apparence dépolitisé de ceux qui estiment n’avoir « rien à dire » sur un monde social auquel ils ne trouvent « rien à redire » tant celui-ci pourrait, s’il fonctionnait de manière « morale », concourir à la reproduction des positions des dominants .

Dans la France de la fin du XIXe siècle, dans un contexte politique d’affirmation du pouvoir républicain s’appuyant notamment sur l’idée de progrès promue par les positivistes, la sociologie durkheimienne est la cible d’attaques des plus violentes de la part des opposants au « scientisme ». À l’instar du darwinisme quelques années plus tôt, ou encore de la psychanalyse, elle apparaît réductrice à ses opposants, précisément parce qu’elle sape, en les objectivant, les justifications morales de l’ordre social. Depuis l’empirisme de Frédéric Le Play, que Durkheim considère comme une « apologétique », cette

« sociologie de la liberté » s’oppose à la sociologie de la « nécessité ». On la retrouve, de place en place, chez les adversaires de l’école durkheimienne, puis chez ceux qui considèrent que les faits sociaux ne peuvent pas être traités comme des « choses », ou encore chez les promoteurs de la singularité de la « personne » humaine . Durkheim rejette la vision d’un fait social produit par l’individu. Il bâtit une science du social, enracinée dans le rationalisme, qui concentre de manière

exemplaire les attaques de ceux qui ont intérêt à la naturalisation des différences sociales. Ni en Angleterre , où le contexte d’émergence d’une science du social est tout autre – elle est fortement marquée par le poids de la statistique sociale dès le début du XIXe siècle et par l’idée d’un traitement prophylactique des dysfonctionnements sociaux –, ni en Allemagne – où la discussion science de l’esprit vs science de la nature structure les avancées théoriques –, le débat autour de la légitimité de la science des mœurs n’a pris une place aussi importante qu’en France. Une des raisons en est sans doute qu’elle est prise dans les affrontements autour de la place de l’Église catholique dans la société française.

L’institutionnalisation de la sociologie en tant que discipline universitaire, qui se définit contre la sociologie mondaine, est en partie le produit des luttes politiques et scientifiques au cours desquelles sont définis les fondements cognitifs et moraux de la IIIe République. Posant les principes d’une sociologie générale, capable d’élaborer une morale laïque sui generis qui offrait aux questions familiales, éducatives, religieuses et économiques une réponse fondée exclusivement sur l’étude des mœurs et des formes de solidarité sociale, l’école durkheimienne a contribué à l’édification des valeurs républicaines . Parce que l’historicisme de la science des mœurs que Durkheim appelle de ses vœux met en évidence l’arbitraire historique de formes sociales comme la famille ou la religion et conteste l’idée d’éternité qui leur est attachée, les gardiens de la morale religieuse et traditionnelle défendent leur monopole en invoquant inlassablement le fondement naturel de ces institutions. Contre la morale laïque dont l’État est le garant, la morale familiale d’église est, avec l’aide des sociologues leplaysiens, constituée au cours du dernier tiers du XIXe siècle comme une ressource politique et symbolique majeure . Ces luttes politiques, dont les enjeux sont multiples – l’affrontement pour fixer les valeurs sociales ultimes de la société met en jeu des définitions concurrentes de la sociologie –, se jouent selon les périodes historiques sur des terrains différents : Église, système d’enseignement, champ littéraire, champ philosophique et ingénierie sociale.

Au cours du dernier tiers du XIXe siècle, la promotion par la République de la culture scientifique, la montée en puissance de nouvelles formes d’expertise se réclamant de la science et la modernisation des études secondaires et supérieures

déclenchent du côté des hommes de lettres défenseurs d’une culture classique, privilégiant les humanités et le latin, une violente réaction antiscientifique. L’Église catholique et son magistère moral deviennent alors le point de ralliement de tous les opposants à la République, et tout particulièrement des hommes de lettres qui voient dans les mesures anticléricales une atteinte supplémentaire à la culture humaniste. Les oppositions récurrentes à la sociologie participent d’une argumentation catholique qui se reproduit selon les configurations sociales et politiques. Refus du relativisme historique et des

déterminismes sociaux, élitisme, humanisme, herméneutique, autant de labels qui réactivent des oppositions structurales et nourrissent les oppositions à la sociologie de Durkheim. Les luttes entre lettrés et savants prennent appui sur un ensemble d’oppositions vouées à être perpétuellement réinventées : héritiers contre boursiers, créateur contre professeur,

universalisme et désintéressement de la culture littéraire contre spécialisation et utilitarisme de la science, génie et tradition contre technique et matérialisme, nationalisme contre internationalisme. Ces attaques antiscientifiques trouvent dans la sociologie durkheimienne une cible idéale : alliée de l’État et de l’école républicaine, la sociologie est le véhicule de tous les despotismes (en particulier celui du nombre). Elle nie tout à la fois l’individu et la doxa du libre arbitre, prive les familles de leur « libre choix », c’est-à-dire de leur contrôle du mode de reproduction de la structure sociale, et favorise un individualisme destructeur des communautés naturelles (comme la famille) et vecteur d’anarchie. Les milieux catholiques, engagés dans l’apostolat social, ne peuvent seulement dénoncer la sociologie laïque de Durkheim. Avec le thomisme (tout au moins celui imposé par Rome), il s’agit de fonder une « sociologie catholique » qui peut concurrencer le projet durkheimien et replacer l’Église sur le terrain de la connaissance du social. En mobilisant la philosophie de saint Thomas comme élément central du

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système ecclésial – une pensée qui, par le biais d’Aristote, fait une certaine place à la rationalité –, l’Église veut lutter contre la « modernité » politique, culturelle et scientifique. Dans ce cadre, la connaissance du social que la sociologie rend possible devient un enjeu, particulièrement lorsqu’elle est incarnée par Durkheim qui dénie aux croyants le monopole du savoir sur « les choses religieuses ». Au cours des années 1930, avec l’affaiblissement des idéologies progressistes se réclamant de la science, c’est au tour des philosophes d’attaquer la prétention de la sociologie à expliquer les faits sociaux dans leur totalité et à donner un fondement purement rationnel à la morale. Les effets de censure exercés par le champ philosophique ne parviennent plus à dissimuler les intérêts politiques et moraux dont sont animés certains philosophes spiritualistes défenseurs de la « personne » et rassemblés autour d’Henri Bergson. La double réalité de la morale – d’un côté, une morale « ouverte », extra-sociale, caractérisée par l’élan, la grâce, le pur don ; de l’autre, une morale « fermée », sociale, encadrée par des règles impersonnelles, abstraites – est une variation philosophique de l’opposition élaborée au début du siècle entre la culture classique désintéressée et réservée aux élites et les sciences sociales utilitaristes et matérialistes. Attribuée à la sociologie durkheimienne, cette conception d’une morale « fermée », coercitive et sans âme enseignée dans les écoles normales secondaires est rendue responsable de la défaite de l’armée française en août 1940 par les mouvements familialistes créés pendant l’entre-deux-guerres pour défendre l’enseignement libre et rétablir la suprématie de la famille sur l’école. À cette époque, leurs attaques sont dirigées en priorité contre « l’esprit primaire », imprégné d’une sociologie critique donc destructrice (de la famille, « pilier naturel » de l’ordre social), et contre le danger social que représentent les ambitions incontrôlables de ceux que l’école unique aurait « déracinés ». Avec Vichy, les sciences de l’éducation dont les familialistes deviennent les spécialistes soumettront la sociologie à la théorie des inégalités naturelles, les sociologues devenant de modestes techniciens, experts en tests d’aptitudes naturelles. La crise économique qui s’étend en France aux débuts des années 1930 puis la crise sociale de juin 1936 tendent à discréditer une doctrine, l’organisation scientifique du travail, élaborée au début du XXe siècle par des ingénieurs cherchant à offrir une réponse aux questions industrielles. Condamnés sur le plan de l’action économique à une sorte de paralysie sociale, ces ingénieurs « inventent » alors une science de l’homme inspirée de la psychologie et de la sociobiologie, capable d’assigner à chacun une place dans l’espace social, de permettre l’intériorisation des limites sociales (confondues avec les limites naturelles) et donc de relever moralement et spirituellement une humanité affaiblie par les excès du libéralisme économique. Ces ingénieurs renforceront les positions de ceux qui, pendant le régime de Vichy puis après la Libération, veulent faire de la sociologie une technologie sociale.

D’un milieu à l’autre, on retrouve les mêmes systèmes d’opposition : la défense de l’élitisme scolaire, d’une reproduction des élites fermée sur elle-même et fondée sur l’hérédité sociale, professionnelle ou familiale contre les tentatives de

démocratisation et la méritocratie, des inégalités naturelles contre les inégalités sociales et historiquement construites, du national contre l’international, de la culture générale, humaniste et désintéressée contre le rapport utilitaire au savoir qui marque les nouveaux venus, outsiders de la culture. Défense enfin d’une certaine idée des libertés contre l’État et contre l’école républicaine : enseignement libre, libre choix des familles, intellectuels libres, libre arbitre, individu libre. La sociologie, dont l’élaboration doit beaucoup aux questions posées par le processus de rationalisation, suscite les résistances des forces sociales dont les fondements, et le maintien de l’ordre social, proviennent de la « tradition ». Cette humeur antisociologique, qui prend racine dans les luttes structurales propres à des espaces distincts, a contribué à l’éradication, après la Seconde Guerre mondiale, de la sociologie durkheimienne, au profit d’une sociologie revendiquant le statut d’une technique, voire d’une « technologie ». En 1946, à Bordeaux où il est professeur, Jean Stoetzel, à l’occasion d’une conférence sur « L’esprit de la sociologie contemporaine », parle des « connaissances sociologiques » de demain qui plus elles « seront quantitatives » plus elles seront « solide[s] » et « scientifique[s] ». Ceci contre Durkheim, qui, pris dans les enjeux de son époque, était animé de prétentions théoriques relevant de la doctrine, d’un « dogmatisme aveugle » qui l’a conduit à produire un « phlogistique sociologique, stérile et paralysant ». Cette inspiration empiriciste, qui plonge notamment ses racines chez Le Play, semble avoir intériorisé les stigmates dont les représentants autorisés de la culture légitime affublent la sociologie depuis un demi-siècle, pour se limiter à une expertise débarrassée de toutes ambitions critiques.

Les résistances à la sociologie qui se sont cristallisées au cours de ces luttes de concurrence pour la définition légitime du monde social font partie du sens commun savant. Elles hantent l’univers académique français et touchent jusqu’aux sociologues eux-mêmes. Seule l’historicisation, c’est-à-dire l’étude de la sociogenèse des systèmes d’opposition à la sociologie, permet de mettre en évidence l’arbitraire historique qui fonde cet inconscient académique.

Construit à partir du rapport de divers types de « spécialistes » de la morale à la sociologie durkheimienne, le dossier proposé ici ne fait qu’ouvrir un chantier. La sociologie y est traitée comme un paradigme concentrant l’essentiel des résistances que pouvait susciter la connaissance rationnelle du monde social dans un contexte politique de sécularisation de la morale. Et ce d’autant plus que ces luttes, loin d’être de pures spéculations, avaient pour enjeu l’organisation même de la société.

Cependant, l’autonomisation de la sociologie par rapport à la morale a pu conduire à restreindre son domaine de compétence à un empirisme techniciste qui ne fait qu’enregistrer les évolutions de l’ordre social et en proposer, tout au plus, une

meilleure organisation. Les débats actuels sur « l’utilité » d’un savoir rationnel sur le social éclairent d’une lumière nouvelle la question récurrente des limites sociales de la sociologie. Si l’expertise sociologique, à laquelle rêvaient les sociologues durkheimiens, est aujourd’hui bien établie, c’est sans doute parce qu’elle a renoncé à l’interprétation ultime des faits. Pour l’essentiel, cette connaissance rationnellement fondée ne semble pas trouver d’autre alternative que de mettre son savoir au service des « réformes » politiques qui rendent possible la perpétuation des formes traditionnelles de reproduction du pouvoir.

Ceci au nom, par exemple, de la nécessaire évolution devant les enjeux (transcendantaux) du marché, nouvelle métaphore réaliste de la liberté d’action. Ou alors, au contraire, de jouer le possible contre le probable et de tenter d’élargir, comme nous y invitait Max Weber, l’espace des possibles . Les catégories de pensée disponibles pour appréhender les rapports entre sociologie et action, entre science et politique, qu’expriment les débats sur l’utilité d’un savoir rationnel sur le social, sont largement façonnées par cette opposition, historiquement construite, entre la transcendance et l’immanence des fins sociales ultimes .

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