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View of De la représentation à la figuration. L’image de l’Écrivain ou du Grand Lecteur dans 'Corps du roi', de Pierre Michon

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Résumé

Le présent article étudie la construction de l’image de l’écrivain dans le recueil Corps du roi, de Pierre Michon (2002). Dans la mesure où celle-ci est le résultat d’un processus figural sensible et complexe, et qu’elle s’inscrit dans une riche filiation d’ima- ginaires littéraires et culturels, cette analyse porte sur le passage de la représentation à la figuration qu’une telle construction induit. Ce passage est abordé du point de vue d’une lecture effective devant une figure d’écrivain donnée – passage dont le sens dépasse de loin la simple mimésis. Il s’agit d’examiner l’interaction des figures auctoriales en jeu sur la lecture et son orientation, ainsi que les modalités en fonction desquelles l’écrivain noue cette mise en œuvre de l’autre à une écriture d’allure autobiographique.

Abstract

This article studies the construction of the writer’s image in Pierre Michon’s col- lection Corps du roi (2002). Inasmuch as this image is the result of a sensible and com- plex figurative process, and that it is inscribed in a rich filiation of literary and cultural imagination, this analysis explores the passage of representation to figuration induced by such a construction. This passage – whose meaning goes further than mere mimesis – is considered from the point of view of an effective reading faced with a specific writer’s image. This paper examines the interaction of auctorial figures and its effect on reading and its orientation, as well as the modalities with which the writer builds up the construction of the other to an autobiographical type of writing.

Annie R

ioux

De la représentation à la figuration L’image de l’Écrivain ou du Grand Lecteur

dans Corps du roi, de Pierre Michon

Pour citer cet article :

Annie Rioux, « De la représentation à la figuration. L’image de l’Écrivain ou du Grand Lecteur dans Corps du roi, de Pierre Michon », dans Interférences littéraires, nouvelle série, n° 2, « Iconographies de l’écrivain », s. dir. Nausicaa Dewez & David MaRtens, mai 2009, pp. 201-220.

http://www.uclouvain.be/sites/interferences

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Regina rerum imago Pascal QuignaRD

Le recueil Corps du roi2, de Pierre Michon, fait la part belle aux représentations d’auteurs, un procès figural étant au centre de la construction d’une image d’écrivain singulière dans la narration. Afin de mettre au jour cette image, nous pourrions nous intéresserà la charpente proprement dite de cette représentation à l’intérieur du re- cueil, à ses modalités d’incarnation et de réception. Nous verrions ainsi comment, dans une forme polytextuelle et hybride qui convoque la représentation visuelle, cette image prend forme. Mais dans ces pages, nous choisissons plutôt d’aborder la problématique en poussant notre regard un peu plus en amont, afin de questionner le sens qui se dégage de cette mobilisation de la représentation de l’écrivain au sein de l’œuvre. Nous partons de l’idée que l’édification d’une image d’Écrivain passe par le rassemblement des figures dans le texte qui, une fois imbriquées les unes aux autres grâce à l’acte d’intellection lectural, permettent la formation d’une image.

Nous exploiterons tout d’abord les différentes figures d’écrivains pour tenter de cerner à quelles modalités d’appropriation particulières elles donnent lieu (Bertrand Gervais, Figures, lectures, 2007). Pour ce faire, nous puiserons dans des concepts théoriques qui exemplifient le processus de figuration en règle générale dans la lit- térature. Cela nous permettra dans un second temps de restreindre notre champ d’analyse afin de préciser les fonctions de cette représentation dans le cadre précis de notre objet d’étude. Nous veillerons plus spécifiquement alors à dégager le rôle que joue cette représentation dans Corps du roi. Quel est, en fait, le propos particulier que cette représentation édifie sur la littérature, la Création (ou l’œuvre) figurée dans les cinq portraits? Comment le recours à la littérature sous forme d’image, comme usage particulier du récit, fait basculer à dessein notre vision de la littérature, sous- tendue par cette notion de Grand Auteur ? En mobilisant la figure de l’écrivain sous différentes formes, sous diverses iconographies, nous mettrons en évidence que

1. Pascal QuignaRD, Les ombres errantes, fragment XXXIX, Paris, Grasset, page 126.

2. Pierre Michon, Corps du roi, Lagrasse, Verdier, 2002 – désormais CR. Le livre de Michon est un recueil de cinq portraits littéraires d’écrivains, dont deux, ceux de Samuel Beckett et William Faulkner, sont doublés d’un portrait photographique de l’écrivain convoqué.

. Dans un sens bien précis, celui qui a été exprimé par Federico Ferrari et Jean-Luc Nancy dans leur petit ouvrage sur les iconographies de l’auteur: « la graphie de l’œuvre — son “écriture”— sa manière, sa propriété insubstituable — y devient icône — figure, emblème figural, hypostase, visage »(Federico

feRRaRi et Jean-Luc nancy, Iconographies de l’auteur, Paris, Galilée, « Lignes fictives », 2005, p. 6).

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Corps du roi propose une oscillation constante entre l’évidence de l’image (celle que le lecteur se fait à partir d’un portrait) et le sens du texte. Il s’agira donc de dépasser la sphère de la représentation pour entrer dans celle de la figuration, notre but étant d’observer le passage d’une sphère à une autre.

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iguResetmusement

Si le narrateur de Corps du roi affirme que « les poèmes peuvent avoir cet effet, [qu’]ils peuvent servir à ça, tenir dans le même coup d’œil le Big Bang et le Jugement dernier, et tout ce qui arrive entre les deux […] ; bouleverser les hommes en les douant fugacement de cette double vue » (CR—74-75), force est de croire qu’un événement s’est produit entre une représentation et un lecteur. Entre le Big Bang et le Jugement dernier, entre « la vulve, le dol, la bête sous le merlin et Emma Bovary » (CR—40), il y a le lecteur, appelons-le Pierre Michon, qui noue un discours dans l’image poétique, décomposant ainsi les fastes de l’image en seg- ments discursifs. La pratique de Pierre Michon ne cesse ainsi de mettre au jour son propre processus de figuration, processus débutant à même une trace (un poème, un roman, une image photographique, une lettre ou même une absence peut être le prétexte à un investissement de la part du lecteur) et aboutissant à un nouvel objet.

Ce nouvel objet est une nouvelle image fabriquée par le langage, lovée dans la prose et s’offrant à d’autres issues interprétatives à l’infini. C’est ce passage des figures aux images, puis à l’image de l’Écrivain que nous interrogeons ici. Comment une simple représentation, qui est soit de l’ordre de la plasticité comme la photographie ou encore du mythe comme l’image que l’on se fait d’un écrivain, peut-elle se remplir de sens ? Comment passe-t-on de la représentation (visuelle ou mentale) à la fi- guration ? Pour y répondre, il faut d’abord réfléchir aux figures caractéristiques qui sont à la base de l’imaginaire du recueil et à « ce qui se passe » devant celles-ci.

Dans une perspective sémiologique, Figures, lectures. Logiques de l’Imaginaire5, de Bertrand Gervais, est un point de départ intéressant pour cette analyse. L’ouvrage porte sur « les logiques de l’imaginaire » — l’auteur précise que l’imaginaire ne pos- sède aucune logique qui lui est spécifique, mais que ce sont plutôt ses modes de déploiement qui connaissent plusieurs registres dont l’action s’exprime dans autant de formes culturelles différentes. L’objet d’étude sur lequel s’attarde l’auteur est la notion de figure, comprise comme signes, et de leurs modalités d’apparition dans des textes américains, français et québécois. Gervais propose de « penser l’imaginaire comme une interface, une médiation symbolique qui, si elles ne répondent à aucune logique simple, offre des schèmes et des figures qui servent à penser et à se repré-

4. Dominique Viart pose les balises de ces deux concepts, en rappelant, depuis Philippe Ha- mon, que « la représentation réaliste […] est un “discours contraint” qui redouble et sature les signes référentiels jusqu’à en perdre la réalité au profit d’un typification quasi caricaturale ». Au contraire,

« la figuration selon Michon, poursuit Viart, est un discours non contraint qui joue de formes mal- léables [Viart fait ici référence à cette “ forme corvéable à merci” briguée par Michon dans la Grande Beune], les substitue les unes aux autres jusqu’à produire un effet d’intellection sensible » (Domini- que viaRt, « Pierre Michon : un art de la figure », dans Pierre Michon entre pinacothèque et bibliothèque, s.

dir. Ivan faRRon et Karl KüRtös actes de la journée d’étude organisée à l’Université de Zurich le 1 janvier 2002, New York/Berne, Peter Lang, « Variations », vol. 4, 200, p. 2).

5. Bertrand GeRvais, Figures, lectures. Logiques de l’Imaginaire. Tome I., Montréal, Le Quartanier,

« Erres Essais », 2007.

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senter le monde » 6. Ce qu’il y a d’intéressant dans cette proposition, c’est qu’elle dé- roge au modèle canonique qui relaie le lecteur à un rôle d’actualisateur des données textuelles, et fait véritablement de ce lecteur le seul dépositaire de la compréhension et de l’actualisation (possible ou non) qui se jouent au centre du procès figural.

Ce processus est au cœur de la relation d’appréhension-appropriation linguistique exercée par le narrateur dans Corps du roi. La formulation de la figure comme son interprétation requièrent un cadre d’analyse global, qui rend compte des phénomè- nes de construction interactive du sens entre le lecteur et un texte, en supposant le lecteur autonome devant la visée interprétative de son acte de lecture (il n’est pas dit que le lecteur va répondre aux stratégies que lui offre le texte, le décodage n’aura peut-être pas lieu). De plus, en étudiant précisément le rôle du lecteur dans la for- mation d’une figure, Gervais nous permet de voir comment le recueil de Michon, s’il adhère bien aux principales hypothèses et catégories élaborées par le chercheur, dépasse largement la relation traditionnelle qui s’instaure entre les instances en pro- cès. Corps du roi n’est pas seulement un livre « soucieux » de son lecteur en instaurant un pacte de lecture, qui induit une forme de « coopération interprétative » par l’acte lectural (la « réception modèle » d’Umberto Eco, Lector in fabula), il est aussi et sur- tout un livre dans lequel l’auteur s’efface derrière son statut de lecteur. Le recueil donne précisément à voir plusieurs lecteurs en abyme et, parmi ceux-ci, l’auteur lui-même, modifiant significativement la conception en triangle que l’on croyait relativement égalitaire entre l’auteur, le texte et le lecteur réel. Cela réduit l’auteur à n’être qu’une simple extension du lecteur qu’il est d’abord — il est plus largement une excroissance d’un lectorat, qui correspond à la communauté interprétative du lecteur réel, ce dernier repassant sur la lecture de Michon. Cette multiplication des lecteurs contribue à concevoir la lecture comme une activité relative, qui relati- vise l’acte d’intellection des figures puisqu’une couche sémantique supplémentaire s’ajoute à chaque lecteur.

Une manière pertinente d’appréhender les figures de Corps du roi serait tout d’abord de passer par le caractère intrinsèque de toute figure, c’est-à-dire de noter son caractère soudain, ce qui en fait une véritable révélation. C’est ce caractère que soulève Gervais dans une introduction dont le titre s’inspire de Disparitions7 de Sophie Calle, « L’enfant effacé ou retrouver le fil d’une figure » :

La figure apparaît souvent comme un coup de foudre. D’abord, il n’y a rien.

Puis, soudainement, quelque chose surgit qui change tout. C’est une révélation, moment inouï où une présence nous apparaît, où une vérité s’impose subite- ment et dicte sa loi.

Il faut en ce sens relire et relier certains passages dans lesquels le narrateur michonien traduit ce caractère soudain de la figure. C’est en effet dans un discours au présent de l’indicatif, fait de phrases très courtes ou au contraire longues et

6. Ibid, p. 1.

7. Dans Disparitions (Arles, Actes Sud, 2000), un dispositif textuel accolé à la représentation plastique laisse apparaître la figure intrigante d’un enfant effacé.

. Betrand geRvais, op. cit., p. 15.

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sectionnées par la virgule comme autant de petits flashs conglomérés, qu’on nous signale qu’une telle vision sert de révélateur photographique :

L’année 1961. Plutôt l’automne ou le début de l’été. Samuel Beckett est assis.

(CR—13)

[…] beau comme un roi, l’œil de glace, l’illusion du feu sous la glace, la lèvre rigoureuse et parfaite, le noli me tangere qu’il porte de naissance; et comble de luxe, beau avec des stigmates, la maigreur céleste, les rides taillées au tesson de Job, les grandes oreilles de chair, le look roi Lear. (CR—14-15)

L’année 191 […] Dans la mire du gros calibre, assis, William Faulkner. (CR—

57) Nous connaissons cette apparition frontale, massive et franche de l’artiste en jeune bon à rien, en jeune imperator, en jeune farmer; cette effigie autour de laquelle, comme dans un portrait écrit par Faulkner en personne, tous les qualificatifs indifféremment tournent, s’accrochent un instant, glissent, se transforment en leur contraire tout en ne changeant pas, avec du rien font de l’être et le défont, derechef le font, répètent ad nauseam l’incroyable erreur de la Création; cette figure donc qui, comme n’importe lequel des Sartoris, des Compson, est à la fois consternée et triomphante, puissante et veule, tragique et roublarde, indifférente mais fascinée, intraitable mais infiniment corruptible

— énorme et futile comme le sont, a-t-il écrit, les éléphants et les grandes baleines. (CR—5-59)

Ce caractère soudain, saisissant et instantané de la figure n’est pas exclusif à ces deux exemples. Si, bien entendu, les portraits accompagnés de photographies (ceux de Beckett et Faulkner précités) nous apparaissent plus explicites en ce sens du fait de leur double figuration, il n’en demeure pas moins qu’un texte seul regorge tout autant de figures qui servent le narrateur dans son désir d’exprimer l’appari- tion. Le discours, alors, avec la connivence du lecteur, se charge de figurer :

Vendredi 16 juillet 152 […] Flaubert n’a pas dormi. Il sort dans le jardin de Croisset : les tilleuls, puis les peupliers, puis la Seine.

Le vent du matin lui fait du bien. Il a un beau gros visage fatigué, un beau gros […]

visage reposé. Il aime la littérature. Il aime le monde9. (CR—19)

La figuration semble passer par l’affirmation directe et sans détour de la scène à raconter. Pour être saisissante, l’énonciation ne doit céder aucune place au doute et aux formules narratives qui laisseraient dans la conscience du lecteur une impres- sion d’indétermination des lieux et des actions. Le même procédé est à l’œuvre dans

« L’oiseau » :

Chez la chanteuse du Caire, dans l’Alep, près du point d’eau, il vit descendre le faucon gerfaut. Il tient la nue, il tombe comme une pierre, il vous casse le poignet. Ibn Manglî choisit de le regarder. Ce qui lui saute au poing, c’est la

9. Même si le texte « Corps de bois » dont nous tirons cet extrait a été produit dans le but premier de préfacer une anthologie de photographies sur Flaubert (Magdi senaDji, Bovary, Paris, Marval, 2002), il reste que dans le cadre du présent recueil, nulle photographie n’est là pour alimenter l’activité lecturale.

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mort. Quand elle bat large, elle est démesurée. Il l’accueille, il la caresse. Elle est toute petite. Il dit : quand il donne du bec, il tranche et quand il fait prise, il se gave. Elle se gave. La nuque casse au Caire. Le sang jaillit par la bouche et éclabousse les murs blancs d’Alep. Au bord de l’eau, la moelle épinière se rompt, le cerveau est de la viande morte. (CR—5-54)

La figure se construit sur une suite d’actions serrées dans la prose. Son ca- ractère captivant, soudain, repose sur l’absence, d’une part, de lien causal entre ces actions, et d’autre part, de plages descriptives. Seules les actions, dans la force de suggestion visuelle que leur offre le verbe, font surgir la figure au regard du lecteur.

Dans ce passage, la figure a pour but de représenter la fulgurance et la violence de la Création, métaphorisée par le faucon gerfaut qui assaille l’écrivain.

Comme le souligne Gervais, la figure est aussi une énigme, en ce sens où elle capte l’attention d’un sujet et l’implique dans un processus complexe d’appropria- tion qui, ultimement, débouche sur une construction imaginaire. Lors de ce pro- cessus, la figure n’est pas statique ; elle « génère des interprétations, par lesquelles justement le sujet à la fois [se l’approprie] et se perd dans sa contemplation » 10. L’idée d’un musement — qui est une reformulation par Gervais du concept défini par Charles Sanders Pierce11 — traduit bien ce qui se passe du côté du lecteur qui s’attarde sur une figure, qui tente de résoudre l’énigme qui l’obsède. Le musement est « une errance de la pensée, une forme de flânerie de l’esprit, le jeu pur des as- sociations qui s’engage quand un sujet se laisse aller au mouvement continu de sa pensée […] Muser, très précisément, c’est se perdre dans la contemplation de figures »12. La posture singulière de ce concept est au cœur de la définition de la notion de fi- gure telle que l’élabore Gervais dans son essai, elle est ce qui résume au plus près le phénomène paradoxal qui mène un sujet à la fascination pour une figure qui dans le même temps le piège.

Actualisé dans les portraits du recueil de Michon, ce paradoxe est la pierre d’assise sur laquelle repose le processus de figuration à l’œuvre. Il est clair, en effet, que la doctrine des deux corps du roi qui se déplie d’un portrait à l’autre à travers cinq variations est la représentation la plus probante du musement dans le recueil. À une plus petite échelle, cependant, il faut noter que le paradoxe ne perd aucunement de sa force de suggestion, il est tout aussi remarquable à hauteur de phrases. Repre- nons plus en détail l’incipit du portrait de Flaubert.

Vendredi 16 juillet 152. Au lever du jour. À la fin de la nuit. Il a plu, il ne pleut plus. De grands nuages ardoise courent dans le ciel. Flaubert n’a pas dormi. Il sort dans le jardin de Croisset : les tilleuls, puis les peupliers, puis la Seine. Le pavillon du bord de l’eau. Il a fini la première partie de Madame Bovary.

10. Bertrand geRvais, op. cit., p.17.

11. Voir la version française d’« Un argument négligé en faveur de la réalité de Dieu », dans Gérard DeleDalle, Lire Pierce aujourd’hui, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1990. Gervais a précédem- ment repris le concept dans le cadre d’une réflexion sur le labyrinthe et les formes de l’oubli : « Le labyrinthe et l’oubli : fondements d’un imaginaire », dans L’Imaginaire du labyrinthe, s. dir. Samuel aR-

chibalD, Bertrand geRvais et Anne-Martine PaRent, Montréal, Figura, n° 6, 2002, pp. 1-6.

12. Bertrand geRvais, ibid., p. 19.

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Le dimanche, il écrit à Louise Collet que ce vendredi il s’est senti fort, serein, doué de sens et de but.

Le vent du matin lui fait du bien. Il a un beau visage fatigué, un beau visage reposé. Il aime la littérature. Il aime le monde. (CR—19)

Dans cette entrée en matière, une narration succincte, comme hachurée par l’immédiateté de la représentation, sous-tend un éclatement des repères spatio-tem- porels. Nous remarquons en effet un va-et-vient entre passé et présent de l’indicatif qui a pour effet de donner à la représentation une sorte d’aura, de la positionner dans un lieu atemporel meublé de sens, mais d’un sens qui reste incomplet puisque la séquence temporelle de base est difficile à identifier. Faisait-il encore nuit en ce vendredi 16 juillet 152, lorsque Flaubert est sorti faire une promenade dans le jardin de Croisset ? La réponse à cette question reste aussi mystérieuse que ce « pa- villon du bord de l’eau » qui désigne un lieu tout aussi imprécis. Le narrateur traduit ainsi un espace-temps en choisissant de ne point le nommer explicitement. En effet, il choisit plutôt de le délimiter en énonçant ses limites, ses contours, sur un ton qui frôle l’énumération et qui rappelle une tradition du portrait qui se faisait dans le dessein de se moquer du portraituré, comme a pu le faire Paul Scarron dans son Ro- man comique, ou Molière dans Le Misanthrope par l’entremise de Célimène dressant sa fameuse galerie de portraits1. Les dernières phrases précitées, extraites de « Corps de bois », laissent effectivement entrevoir une certaine moquerie. Elles montrent un Flaubert quasi personnage et révèlent une ironie à l’égard de cette symbiose idéelle entre la littérature et la réalité, entre le moi « social » et le « moi » profond de l’écri- vain, pour reprendre la dichotomie proustienne maintes fois discutée.

C’est là, derrière cette logique discursive marquée par l’ambivalence entre des extrêmes, que se tapissent l’essence de la représentation et le geste de muser qu’il enclenche chez Michon. C’est la fin du portrait qui, en réalité, explique l’incipit : une fin où le lecteur saisit finalement que cette ambiguïté dans le discours se fonde sur l’interprétation d’une trace : le musement du narrateur est déclenché par la lecture d’une lettre écrite par Flaubert à Louise Collet ce dit juillet de 152.

16 juillet 152. ll a fini dans la nuit la première partie de Madame Bovary : « Le vendredi matin, quand le jour a paru, j’ai été faire un tour de jardin. Il avait plu, les oiseaux commençaient à chanter et de grands nuages ardoise couraient dans le ciel. J’ai joui là de quelques instants de force et de sérénité immense ».

(CR—6)

L’objet investi ici n’est pas vierge de toute signification, il est déjà lui-même une trace qui traduit la perception personnelle de Flaubert face à un moment de sa vie, ou plutôt qui traduit comment Flaubert a voulu faire voir ce momentà sa correspondante. Et il y a ensuite un Michon qui lit et muse à son gré sur cette trace.

Nous pouvons dès lors relier la dichotomie constitutive du musement, celle entre la fascination et la moquerie pour et envers la figure de l’écrivain satisfait, à l’entrecho-

1. Durant le XVIIe siècle français, le genre est devenu véritablement à la mode sous l’in- fluence de la société précieuse. Le portrait littéraire a ensuite été utilisé par les auteurs de mémoires qui s’en s’ont servis pour inscrire des pauses narratives à l’intérieur du récit. Ce type de portrait pouvait être un éloge ou encore une satire de l’auteur convoqué. On pense notamment aux Mémoires de Saint-Simon.

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quement de ces deux perceptions différentes (celle de Flaubert et celle de Michon qui à la fois l’admire mais semble le ridiculiser). Car il s’agit sans doute pour l’auteur de faire passer sa narration par les contours d’une figure afin de l’augmenter en quelque sorte pour la faire dériver vers un autre objet, une nouvelle figure plus per- sonnelle et nourrie de conjonctures de toutes sortes, une excroissance de la figure initiale. On conçoit bien que pour réécrire une trace déjà écrite il convient de la redire autrement, de la faire apparaître, finalement, en esquissant dans le langage ses frontières. Cela mobilise dans le récit, en quelques phrases seulement, un moment de la vie de Flaubert, ce matin à Croisset qui fait figure de vrai événement dans l’his- toire de la littérature puisque c’est à ce moment que l’un des plus célèbres romans français est né. Un Auteur est né ! Comme le rappellent Ferrari et Nancy en parlant de la tradition du portrait d’écrivain, « la question proprement dite de “l’auteur”

commence lorsqu’il ne s’agit pas seulement de caractériser une écriture mais en outre, en même temps ou par substitution, de retrouver ou de trouver sous l’écriture le caractère personnel, humain, psychologique, moral »1. Or voilà la figure. Mais voilà aussi comment Pierre Michon appréhende depuis son monde l’événement et le caractère15 qui lui sont associés, et qui écrit notamment, en pensant aux écrivains depuis la figure de Flaubert: « Nos forces sont au-dessus de notre destination, et cette disproportion nous accable » (CR—1).

C’est dans l’intimité et la lenteur d’un moment— qui se sont développées dans le temps (tout un matin), jusque dans la correspondance —, qu’une trace (la lettre à Louise Collet) a été saisie pour en faire une nouvelle figure qui condense à la fois l’étendue sémantique de l’événement initial et l’espace-temps qui lui cor- respond. Un moment est ainsi montré, resserré et réduit (dans les mots) par le truchement d’une figure qui prend paradoxalement une plus-value du point de vue du sens : la figure de l’écrivain satisfait ou celle du livre fini apparaît plus saisissante encore. Autrement dit, la forme concise et paradoxale qui la sous-tend la donne à voir comme une incarnation de la Création dont on se permet pourtant d’ébranler les assises par l’ironie. Le langage semble alors si peu en mesure de s’étendre sur l’événement tant ce dernier est grand, ou alors le langage est celui qui peut faire voir l’événement ou faire parler cette représentation le plus justement, c’est-à-dire à travers une seconde perception. Cette seconde perception, en somme, redouble la trace, mais la conteste également en la soumettant au musement qui montre un narra- teur à la fois fasciné et piégé par cette figure d’un Flaubert glosant sur lui-même.

Ce texte autour de la figure de Flaubert, tout comme celui à propos d’Ibn Manglî, développe également une autre problématique. En effet, il montre plus ra- dicalement encore comment une figure peut se déployer sur la base d’une absence.

La figure, rappelle d’ailleurs Dominique Viart en citant Pascal, « porte présence et absence »16. Le recours constant à la figure suggère ainsi que le narrateur a pour but de construire une présence au sein de l’absence, celle qui loge dans la figure d’un écrivain défunt — signalons au passage qu’il s’agit du même but visé dans la lecture du hors-champ photographique opéré par le narrateur devant les photographies dans le recueil, lecture qui s’illustre dans l’affabulation. Bien que l’archive photo-

1. Federico feRRaRi et Jean-Luc nancy, op. cit., p. 19.

15. Pierre Bergounioux parlera pour sa part de ces « figures exaltantes et aliénantes du passé […] parées du lustre rétrospectif, légendaire, dont les revêt notre regard » (voir Pierre beRgounioux, La Cécité d’Homère, Strasbourg, Circé, 1995, p. 90 ; cité par Dominique viaRt, op. cit., p. 1).

16. Dominique viaRt, op. cit., p. 17.

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graphique qui a servi de point de départ à la rédaction des portraits de Beckett et Faulkner figure visuellement des disparus de l’Histoire littéraire — et c’est bien la particularité de l’acte photographique et par extension de tout langage que de fixer ce qui passe dans le temps —, les portraits linguistiques forment des représentations qui ne s’ancrent dans aucun dispositif visuel déjà présent, et elles font néanmoins et non moins apparaître des figures. Une figure a sa propre logique de mise en récit et en images, elle requiert qu’on la manipule, aussi ne peut-elle se fabriquer que sur la base d’une absence, souligne à cet égard Gervais17. Cela dit, en reprenant des figures de l’Histoire, l’effet que provoque l’œuvre de Michon dépasse assez rapidement le faire-croire vers lequel tendent certains récits en produisant un commentaire hypo- thétique à partir d’une trace. En effet, Corps du roi rejoint davantage un faire-douter ou un faire-imaginer qui octroie au lecteur une liberté qui ne lui est habituellement pas impartie, celle, rien de moins, qu’inventer l’Histoire littéraire à travers ses figures emblématiques.

Suivant cette logique, notons que Bertrand Gervais identifie deux moments de l’apparition de toute figure : d’une part, celui de la perception, d’autre part, celui de l’imagination. En effet, le geste d’identification d’un objet dans le monde — ob- jet supposé chargé de signification — par un sujet quelconque est ce qui fait naître une figure. Sans cette identification, la figure n’est tout simplement pas, et aucun sens ne peut de ce fait s’en dégager. Une figure, en tant que signe, ne se déploie qu’à la condition qu’un sujet l’investisse et s’identifie à elle; elle devient ainsi le résultat d’une production cognitive, qui aboutira par la suite à une production imaginaire. Il ne s’agit cependant d’établir le lieu et l’instant où un narrateur ne se situe plus dans la perception, mais dans l’imagination; c’est plutôt le mouvement de l’un vers l’autre et ses incidences sur l’imaginaire qui se met en place qu’il est possible d’identifier avec profit, dans le but de circonscrire un ordre général proposé par le recueil.

Dans cette optique, nous pouvons reprendre à notre compte les trois types de figures dégagées par Gervais, qui lui permettent d’affirmer que tout, même une absence, peut servir de point de départ à un investissement figural. Il existe d’abord la figure-trace, celle que l’on aperçoit « du point de vue de son inscription », celle qui provoque un « saisissement initial » 1. La lettre de Louise Collet, par exemple, est cette trace qui retient l’attention de Pierre Michon dans le cas du texte sur Flaubert ; et dans le texte sur Ibn Manglî, c’est l’extrait d’un traité de chasse arabe qui le passionne. La figure-pensée est cette autre figure que l’on aperçoit, cette fois,

« du point de vue des images et des idées qu’elle suscite »19. Contrairement à la figure- trace, la figure-pensée est l’objet d’un « dessaisissement » ; engendrée à partir de diffé- rents foyers de l’attention (lieu, personnage, situation), elle peut aisément devenir une

17. Notons que Gervais a pertinemment inséré à la fin de son introduction une reproduction de la toile de Rembrandt qui fut à la base du travail de Sophie Calle dans Disparitions. Le Portrait d’un couple élégant (16) nous permet ainsi, à nous aussi lecteurs de cet essai, de muser à notre guise sur cette image matérielle, cela nous permet de nous figurer l’enfant effacé que l’artiste tente de faire advenir aux regards des spectateurs-lecteurs par une stratégie textuelle inédite. La stratégie de Calle, rappelons-le, consistait à agencer à dessein des témoignages se rapportant à la toile de Rembrandt et à présenter un espace matériel formé d’ellipses et de non-dits, de manière à faire affleurer aux esprits un drame supposé, celui d’un enfant dont la présence manquerait sur la toile. Cet exemple, longuement développé par Gervais, montre bien que toute figure relève d’un processus imaginatif, la figure de l’enfant étant ici exploitée comme principe pouvant faire advenir un récit imaginaire autour de la simple vision d’une image plastique, associée à quelques commentaires hypothétiques fondés sur une trace, puis implantée dans un espace meublé avec intention de faire croire.

1. Bertand geRvais, op. cit., p. 2.

19. Ibid.

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obsession. La situation vécue dans le jardin de Croisset, dans l’incipit évoqué plus haut, représente un moment particulièrement important dans la vie de Flaubert, lequel devient l’objet d’une obsession de la part du narrateur.

L’auteur isole enfin une troisième figure, la figure-savoirs. Cette dernière est aperçue « du point de vue des connaissances requises pour l’expliquer et l’interpré- ter». Après avoir intégré la figure à notre imaginaire personnel, fait d’expériences, d’acquisitions de toutes sortes et de représentations du monde, nous l’interprétons à lalumière de ces savoirs. La figure est alors objet de « ressaisissement, qui prend la forme d’une énonciation »20. Dans Corps du roi, la figure-savoirs est sans doute la plus intéressante. Elle est fondée sur la subjectivité de l’observateur, et sa plus belle illustration réside selon nous dans la connaissance que possède le narrateur de l’écri- vain que fut Gustave Flaubert : « […] il se bricola un masque qui lui fit la peau et avec lequel il écrivait des livres; le masque lui avait si bien collé à la peau que quand peut-être il voulut le retirer il ne trouva plus sous sa main qu’un mélange ineffable de chair et de carton-pâte sous la grosse moustache de clown » (CR—20-21). Pour mesurer toute la puissance de suggestion de la figure qui se trame dans ces lignes, le lecteur doit (et Michon a d’abord dû le faire comme écrivain) rassembler ses connaissances sur Flaubert. Le savoir mis en avant par le narrateur dans ce passage est au plus près de l’intimité de l’écrivain, il touche à l’attitude de Flaubert face à la création. Il faut inévitablement avoir lu Flaubert et s’être un tant soit peu interrogé sur l’esthétique de son œuvre, voire sur sa vie d’homme de lettres pour saisir la fi- gure construite dans le texte (mais ce dernier critère n’est pas un a priori puisque des données biographiques sont abondamment révélées dans son œuvre, notamment par l’intermédiaire de ses correspondances). L’extrait donne ainsi à voir de manière métaphorique un écrivain qui, à force de vouloir traduire la réalité environnante21 tout en s’effaçant comme auteur, finit par se mouvoir dans sa prose et ne plus voir la frontière entre le réel et la fiction. C’est ce qu’évoque d’une manière forte le mas- que qui colle à la peau dont parle le narrateur michonien. Pour comprendre cela, le lecteur rassemble ses savoirs, qui peuvent être des savoirs périphériques à l’œuvre de l’écrivain. Par exemple, nous comprenons mieux la métaphore à la suite de nos lectures flaubertiennes, mais aussi à la lumière des considérations qu’en donne Mar- cel Proust quand il distingue le style de Balzac et celui de Flaubert. Proust part du principe d’homogénéisation de l’hétérogène pour qualifier le processus de transformation de la réalité chez Flaubert, ce qui s’apparente plutôt bien avec l’idée de traduire les éléments du réel, de les «digérer», pour reprendre l’expression du critique, et d’en faire des fictions qui finiraient par englober ce réel et préfigurer la disparition de l’auteur (de l’homme) derrière son masque d’écrivain22.

Plus précisément, évoquer le masque de Flaubert nous rappelle par exemple et à juste titre que ce n’est que derrière la confusion psychologique d’un personnage que nous apercevons la main ordonnatrice de l’auteur. Dans son œuvre, Flaubert ne fait pas apparaître son Je, il suggère plutôt de l’extérieur en orientant la situa-

20. Ibid.

21. Au contraire de Balzac, par exemple, dont le principal souci était celui d’un copiste de la réalité, avec ce qu’Auerbach a si bien nommé son « réalisme d’atmosphère » (Mimésis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale (196), trad. de l’allemand par Cornélius heiM, Paris, Gallimard,

« Bibliothèque des idées », 196). La traduction chez Flaubert est camouflée dans les interstices de son œuvre romanesque, elle n’est pas revendiquée comme telle.

22. Voir Marcel PRoust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2002, pp. 17-220.

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tion qui se dirige déjà par elle-même. Il en va ainsi d’Emma Bovary à laquelle il s’est identifié dans une formule demeurée célèbre. Dans cette subjectivité oblique, l’écrivain espère que seule l’articulation de la langue sera en mesure de pourvoir d’un sens l’événement raconté. La réalité n’est qu’un tremplin qui le mène là où il y a du sens, dans la fiction : « Il ne s’agit pas seulement de voir. Il faut arranger et fondre ce qu’on a vu […] La réalité selon moi doit être un tremplin »2. De fait, pour comprendre la prose de Michon, il faut savoir que l’art de Flaubert réside dans son style qui « fond » la réalité, que l’auteur est certes omniprésent dans son œuvre, mais que ce qui fait son originalité face à ses contemporains « réalistes », c’est qu’il n’y est pas « visible ». Flaubert se cache discrètement derrière sa plume : l’auteur exerce une pleine neutralité tout en se faisant prostitué. Le jeu de masque de Flaubert a pour but de faire advenir devant le lecteur « l’illusion réaliste » qui, écrit-il, est « la première qualité de l’art et son but »2. Michon suggère finalement que cette aspiration flaubertienne qui consiste à vouloir s’effacer totalement pour faire un livre « sur rien », un livre qui ne se tienne que par son style interne, est une entreprise vaine. L’auteur, étant d’abord un lecteur qui érige son bagage sur une mémoire collective déjà présente avant lui, transpose forcément ce bagage dans son art, donc un peu de lui-même dans sa prose de manière indirecte. En se cachant derrière le masque de ses personnages, Flaubert fait de l’écriture un dispositif de mise à distance avec lui-même. Il s’agit en définitive de renoncer au

« moi » personnel, contingent, tant au profit de l’œuvre que de cet autre « moi », idéal et qui totalise tous les possibles par l’imaginaire à l’instar du Créateur. Perçu de cette manière, l’écrivain fait figure de « héros problématique » pour emprunter l’expression de Lukács (reprenant Hegel) qui cherche à se situer dans la durée de la fiction et dans la lucidité d’un discours réflexif25. À la fois trace, objet de pensée et ensemble de savoirs, la figure de Flaubert est ainsi faite d’une accumulation de plusieurs types de figures (le correspondant, le Grand Auteur, l’idiot, le clown, le père en misère de tous les écrivains, etc.). Cependant, si cette traversée entre la trace, la pensée et les savoirs d’un lecteur est bien confirmée par le texte, elle se fait chez Michon au détriment des deux premiers types de figures, les compétences littéraires sollicitées du lecteur faisant de la figure-savoir la principale représentation de l’écrivain dans le texte.

Audemeurant, les recherches théoriques contemporaines sur la figure ont donné quelques tentatives d’émancipation de la perspective structuraliste depuis les trois tomes de Figures (Gérard Genette). Ces tentatives sont le résultat d’une approche structurale du récit qui a laissé derrière elle un manque théorique à l’égard de la réception effective du discours fait par le lecteur. En se focalisant sur les potentialités textuelles, la traversée que nous évoquions plus haut entre la trace, la pensée et les savoirs du lecteur ne pouvait être que partiellement mesurée, une certaine conception « actantialisée » du procès engendré devant une figure faisant défaut à l’analyse. Pour rendre compte de la relation qui s’instaure entre un lecteur, des signes et des textes, Bertrand Gervais a donc imaginé des « actants »,

2. Gustave flaubeRt, Correspondances, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2002, p. 705.

2. Ibid, p. 264. Une notion de transcendance entre en jeu dès lors que l’écrivain possède cette volonté de transformer la réalité par le verbe, afin qu’elle apparaisse comme elle apparaît peut-être à Dieu, de manière que l’ordre divin s’incarne forcément dans son style.

25. De telles considérations ne sont d’ailleurs pas très éloignées de l’ œuvre proustienne, qui illustre à sa façon ce divorce entre le monde et le sujet, qui se perd à se chercher dans l’élaboration romanesque de l’entité fictive.

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personnages théoriques, conceptuels26, qui lui permettent de décrire la relation complexe qui se déploie au contact d’une figure du point de vue du lecteur.

D

esagentsetDes fonctions

Dans l’essai de Gervais, la traversée qui est à la base de la figure se décline de manière originale sous l’aspect de trois personnages qui se retrouvent au cœur d’une sorte de fiction. Le rôle de chaque personnage est de rendre tangible, d’expliciter les relations et les dépendances réciproques sollicitées à l’intérieur d’une situation de lecture et d’écriture. Précisément,

le scribe illustre la relation singulière qui se développe quand une pensée quitte le domaine du possible pour s’actualiser ; le museur, le travail de l’imagination, nécessaire à toute pensée et au déploiement d’une figure; et enfin l’interprète, le travail d’élaboration de significations complexes effectué à partir de ce ma- tériau27.

D’autres que Gervais ont tenté d’une manière similaire de combler ce man- que laissé par les structuralistes. En effet, Gervais rappelle notamment le trio liseur, lu, lectant élaboré par Michel Picard dans La lecture comme jeu2, et celui, plus récent, du lectant, du lisant et du lu, formulé par Vincent Jouve dans son ouvrage L’effet- personnage dans le roman29. La proposition formulée dans Figures, lectures se démarque néanmoins des précédents travaux de par sa perspective nettement marquée du sceau de la sémiotique. Le trio que forment le scribe, le museur et l’interprète se construit en effet à partir d’une « théorie des processus sémiotiques », processus qui sont à la base de nos pratiques textuelles et culturelles0. Dans cette optique, la question du lien qui peut être établi entre ces trois personnages et une figure mérite d’être posée. La figure, affirme Gervais, est le résultat des interactions entre ces trois fonctions. Car la figure possède d’abord trois dimensions. Elle est un signe, puis- qu’elle existe comme marque concrète (texte, image, trace quelconque); elle renvoie à un objet immédiat ou de pensée (le signe renvoie à quelque chose); la figure est aussi un interprétant, puisqu’elle identifie les savoirs engagés dans la construction du rapport entre le signe et l’objet.

Les portraits de Michon permettent tous d’illustrer comment un sujet, c’est- à-dire l’auteur comme lecteur, se comporte tour à tour en scribe, en museur et en interprète lorsqu’il se retrouve devant une figure. C’est qu’à la fois le sujet la fait exister, se perd dans sa contemplation et entretient sa mémoire. La figure dans Corps du roi, à l’instar de la figure dans La Libération des sols de Jean Echenoz dont parle Gervais dans son essai, est surtout l’objet d’un culte, dont l’aura, au sens où Walter Benjamin l’entendait, acquiert une signification primordiale dans le processus de

26. Ce sont des personnages théoriques, explique Gervais, des types de figures particuliers comme l’expriment Gilles Deleuze et Félix guattaRi dans Qu’est-ce que la philosophie? (Paris, Mi- nuit, « Critique », 1991, p. 64). Voir Bertrand geRvais, op. cit., p. 45.

27. Bertrand geRvais, op. cit., p. .

2. Voir Michel PicaRD, La lecture comme jeu, Paris, Minuit, « Critique », 196.

29. Voir Vincent jouve, L’effet-personnage dans le roman, Paris, P. U. F., « Écriture », 1992.

0. Ibid, p. 7.

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figuration du fait de l’envoûtement qu’elle déclenche. « L’aura est en fait l’inscrip- tion même de la désirabilité d’une figure. Celle-ci attire et tire à soi, sans cesse fuyant sous le regard, mais incitant tout de même à sa saisie »1. Se forme ainsi au sein de ce rapport entre le lecteur (fort de ses trois rôles) et le texte une tension entre l’ap- paraître et le disparaître, entre le saisissement et le dessaisissement. Nous pouvons relire en ce sens le passage précité extrait du texte « L’éléphant », dans lequel le dou- ble mouvement est clairement exprimé par une alternance des verbes d’action et des qualificatifs. Pour décrire la silhouette de William Faulkner, le narrateur évoque tour à tour son aspect « massif », « franc », puis parle d’une figure qui est « à la fois consternée et triomphante, puissante et veule, tragique et roublarde, indifférente mais fascinée, intraitable mais infiniment corruptible — énorme et futile ». Enfin,

« tous [c]es qualificatifs indifféremment tournent, écrit-il, s’accrochent un instant, glissent, se transforment en leur contraire tout en ne changeant pas, avec du rien font de l’être et le défont, derechef le font » (CR—5-59). Cette dynamique qui al- terne les contraires empêche une figure distincte de se fixer dans le récit, proposant plutôt une figure que l’on dira pourvue d’une aura, d’un caractère insaisissable qui retient de par son essence notre attention. La figure possède de la sorte une valeur rituelle, ce que signale son caractère auratique.

Une figure apparaît donc comme une énigme. Une figure représente en effet une absence, elle est la représentation d’un absent, d’un mort ou de son substitut.

Elle est un mystère puisqu’elle remplit un vide à reconfigurer, à transformer en si- gne qui pourra être manipulé, compris et interprété. Dans son analyse de l’énigme associée à la figure de l’idiot, incarnée par le personnage de M. Tuttle dans The Body Artist de Don DeLillo, Gervais isole un exemple de construction figurale singulière qui nous éclaire à ce propos. Le roman de l’auteur américain montre en effet com- ment le pouvoir d’une figure, en l’occurrence celle de l’idiot, ne se jauge pas uni- quement à partir de l’enchantement qu’elle provoque, non plus simplement à partir du musement que certes cette figure induit; le pouvoir d’une figure réside également dans les transformations qu’elle entraîne. M. Tuttle apparaît comme la figure de la transfiguration, il se prête dans le roman à toutes les métempsycoses provoquées par le désir de saisir l’énigme qu’il représente. Pour sa part, Corps du roi ne présente aucun personnage de fiction, mais c’est néanmoins par le truchement de la figure de l’idiot, curieusement incarnée par le Grand Auteur Gustave Flaubert, que l’on peut observer de ces transformations qui nous informent sur le pouvoir tangible d’une figure.

Si l’écrivain n’a rien des manies de l’autiste ou du schizophrène qui caractéri- sent le personnage énigmatique de M. Tuttle, il fait aussi figure d’idiot dans le texte de Michon. En fait, Flaubert n’est pas montré comme un idiot fou, mais bien plutôt comme est un idiot relativement subtil, qui se dissimule derrière le génie créatif et l’intelligence, un idiot néanmoins admirable. Aussi n’est-ce guère de la sorte qu’on le désigne, Flaubert, mais on glose à son sujet avec une distance critique qui lève le voile sur un ridicule associé à son comportement d’écrivain, lequel apparaît au final comme un vrai personnage.

[C]e n’était pas vraiment le clown, qu’il faisait – il faisait le moine; et ceci pas seulement pour la galerie, mais pour lui-même et à ses propres yeux : il était un 1. Ibid, p. 7.

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frère déchaussé32 non seulement dans la rue et pour les bonnes âmes, mais aussi quand il rentrait chez lui, chaussât-il des babouches de soie. (CR—21)

Un tel énoncé, par le pathétisme certain qui s’en dégage, laisse entrevoir ce qui serait un contre-exemple de l’image idéelle que se fait le narrateur de l’Écrivain.

Ce qui est mis ici en avant n’est rien d’autre que la « manière » de Flaubert qui, en voulant être écrivain, est tombé dans le piège de n’être plus que cela, en société comme en privé, voire seul avec lui-même. Cette vision se confirme à plusieurs reprises : notamment lorsque l’on dit aussi de lui que parce qu’il considérait l’art beaucoup trop sérieusement, il était « le père en misère » des écrivains :

Flaubert considérait l’art avec beaucoup de sérieux. Ce sérieux prête à rire. Il serre le cœur. Ce serrement de cœur qui prête à rire, c’est celui qu’on éprouve devant la misère.

Flaubert est notre père en misère.

Nous sommes tous fils de cette misère, et sans doute elle a existé plus ou moins depuis que des hommes écrivent, mais il a donné le coup de pouce, et c’est avec lui qu’elle est devenue tout à fait patente et risible. Il a trouvé le mas- que, comme des Napoléons ont trouvé Pantalon et Polichinelle, comme versi- ficateur inconnu du Roman d’Alexandre a trouvé vers 1120 l’alexandrin français, comme le bien nommé Féréol Dedieu a trouvé en 17 le porte-jarretelles. Il nous a fait le masque (CR—2)

Symbole, donc, de l’écrivain masqué, c’est-à-dire de l’homme de lettres qui

« affecta de [ne pas avoir de vie personnelle] » et qui consacra son existence entière à son rôle d’écrivain, Flaubert est en cela et selon le narrateur la figure par excellence de l’écrivain idiot qui inspire à la fois respect et pitié. L’écrivain, nous dit en effet Pierre Michon dans ces lignes, n’est pas « de bois »; s’il est un roi, autrement dit s’il porte le masque, il est aussi un homme dont le cœur bat au détour des fermes, où

« des petites filles trempent leur doigt dans du lait, l’écrèment […] » (CR—6) Car, conclut-il,

[…] on ne peut tout de même pas ôter le masque, il tient trop bien, mais on peut oublier qu’il existe et sentir le vent de l’aube entrer par les joints. On n’est pas de bois, on jouit des arbres. Le monde au-delà de la Seine est fait de chaumes d’or, de javelles éclatantes, de hêtraies lointaines où le cœur bat […]

Le monde se passe de prose. (CR—6)

De la sorte, Corps du roi illustre bien l’hypothèse selon laquelle le pouvoir d’une figure loge aussi dans les transformations qu’elle entraîne du point de vue de son lecteur. Le texte peut, en ce sens, contenir une certaine visée d’intellection figurale, il n’en demeure pas moins que la puissance d’une figure ne se mesure plei- nement que par l’action relative d’un lecteur quelconque qui injecte ses acquis pour la faire advenir à lui.

Du reste, Gervais suggère une mise au point conceptuelle en lien avec ce qu’est une figure et ce qu’est un personnage, soulignant en quoi un personnage peut aussi occuper une fonction de figure au sein de l’économie d’un récit. Pour autant

2. C’est Michon qui souligne.

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qu’il soit investi par un sujet («par son regard, son désir, sa volonté d’y reconnaître quelque chose») que le personnage devient une figure.

C’est le personnage [la figure-personnage] en tant qu’il est l’objet d’un proces- sus d’appropriation, le personnage devenu signifiant, devenu objet de pensée au sens plein, pensée qui émeut, qui obsède, qui est génératrice de sens et de signes. La figure, c’est le personnage transfiguré, métamorphosé en un sym- bole chargé de signification.

Il est intéressant en ce sens d’observer le processus inverse avec Corps du roi.

En effet, le recueil présente d’abord des figures d’écrivains qui, par la mise en récit qui sous-tend leur narration biographique initiale, par le musement qu’elles déclen- chent, prennent une part de l’aspect imaginaire des personnages de fiction. Le der- nier texte, « Le ciel est un très grand homme », extrapole d’ailleurs le phénomène en proposant une narration autobiographique avec projection fictionnelle de l’auteur.

Rappelons que dans ce texte Michon se fait lui-même personnage en écrivant au Je et en disant rapporter des tranches de sa vie. D’abord, le narrateur utilise, entre autres faits divers, la mort de sa mère pour commenter un poème de Victor Hugo.

Alors qu’il se remémore la prière effectuée au chevet de la défunte — une récitation de La Ballade des pendus de Villon —, le narrateur se rappelle le moment de sa vie où il a effectué une seconde prière :

Quelque chose me vint qui était de l’envie de prier, de clore, de m’ouvrir. Assis sur mon lit, tranquille, souriant si on souriait quand on était tout seul, j’ai dit d’un bout à l’autre à voix haute Booz endormi. Je l’ai dit comme il doit être dit, dans le calme, l’acceptation de tout, l’espérance contre toute raison, la gloire qui vient toujours. (CR—7)

En fait, le poème d’Hugo n’est pas directement associé au souvenir de la mort d’une mère, mais à celui de la naissance d’une fille engendré par ce premier souvenir funeste – à la manière du goût de la petite madeleine ramené à la conscience du nar- rateur proustien alors qu’il buvait un thé, naturellement, un peu « comme l’écrivent les accoucheurs dans leur rapport de routine » (CR—74). Surtout, on comprend que le narrateur associe les deux événements biographiques, lesquels sont eux-mê- mes liés à des poèmes, pour émettre un discours sur la fonction de la poésie.

Les deux poèmes que j’ai dits regardent les cadavres, tous les cadavres, tous les cadavres parmi lesquels il y a ceux des mères, ils regardent l’âme qui se souvient de ces cadavres qu’elle a habités, d’où elle a observé le petit morceau de Big Bang à elle fugitivement dévolu; ils regardent les corps vivants, les petits enfants qui naissent, qui vieilliront et mourront. Ils les regardent, ils leur par- lent, ils en parlent, cadavres, petits enfants et nous qui sommes entre les deux, comme si cadavres, petits enfants et nous c’était le même — et c’est le même.

. Bertrand geRvais, op. cit., p. 7.

. La narration de Michon rappelle en effet celle de Proust. La Recherche de Proust illustre une technique romanesque qui consiste à déclencher ce que l’auteur appelle sa «redécouverte» de la réalité perdue, en faisant advenir un souvenir à partir d’un événement qui semble à priori totalement détaché du récit. Les souvenirs s’associent de la sorte comme dans un effet naturel de réciprocité qui rejoint le processus effectif de la mémoire involontaire. Ce procédé assure à Michon, du moins temporairement, un certain effet de vraisemblance (voir Marcel PRoust, principalement Du côté de chez Swann (191), Paris, Gallimard, « Folio Classique », 199).

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Ils rassurent le cadavre, ils assurent l’enfant sur ses jambes. Voilà sans doute la fonction de la poésie. Je n’en vois guère d’autre. (CR—7)

Le détournement du biographique alimente donc chez Michon un propos sur la littérature dont la fonction première est de nourrir la réalité, de la faire revivre ou mourir autrement par la fiction. Après s’être fait passer pour l’auteur en utilisant le

« Je », le narrateur transpose ce détournement de la réalité dans un dédoublement identitaire. En effet, le « Je » se présente curieusement sous l’aspect d’un « Pierre M. », double de l’auteur à demi avoué qui soulève soudain le doute quant à la totale véracité des faits rapportés, et qui nous pousse à rattacher la finale du recueil au genre de l’autofiction :

Une fois — c’était le même été où j’avais entendu Booz en juillet, j’en donnerais ma main à couper —, le soir de la batteuse chez Pierre M., nous regardions de la sorte. Je m’éloignai du groupe, pour batifoler comme font les enfants — ou peut-être parce que je m’étais avisé que ni la très belle femme de Pierre M., ni Gustave, un ouvrier agricole vigoureux qu’on lui prêtait pour amant, n’étaient plus autour de la table. (CR—5)

S’il est peut-être exagéré de dire que Michon immortalise ici la beauté de sa femme et qu’il rend un bel hommage à l’ouvrier de la prose chevronné qu’était G.

Flaubert, il apparaît somme toute assez clair que le sujet de ce dernier texte ne pro- pose pas une véritable autobiographie. L’auteur se projette plutôt dans un texte où des éléments de son réel — qui comprennent une figure de lui-même dévoilée non sans ironie (« j’en donnerais ma main à couper ») — viennent moduler le récit qui porte principalement sur le poème d’Hugo. Même la figure de l’écrivain Pierre Mi- chon est l’objet d’un investissement figural de la part de l’auteur, se faisant lui-même personnage dans sa propre fiction, construisant son propre mythe à la lumière de son statut de lecteur hugolien. Ainsi pouvons-nous dire qu’en donnant davantage dans l’hypothétique que dans le factuel, Corps du roi propose avant tout des figures

« qui force[nt] à une réorganisation de la pensée [dans l’Histoire qu’elles bousculent, les mythes qu’elles remanient], délaissant la régularité des structures narratives pour les pulsations singulières de l’imaginaire et de sa logique associative »5. Des associa- tions de figures pour construire une image, c’est précisément ce qui ressort du texte quand le « Je » michonien s’attarde à faire revivre un jeune Flaubert au sommet de ses capacités.

Le jeune Flaubert est plein de force, les rouages impeccablement tournent.

Comment bricoler le cadran où tout cela sera visible, les énergies à renverser des montagnes, les rythmes violents, les désirs à emboucher l’Etna, les fureurs homériques? Ce sera le livre, le petit cadran arbitraire formaté depuis Ho- mère.

Et encore :

On mettra au milieu le g de Victor Hugo, on fera tourner autour la fente bles- sée et les vaches, les jambes de bois, les petites filles délaissées. On y mettra la 5. B. geRvais, op. cit., p. 9.

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bêtise, le refus et le masque de bois. On y mettra l’arbre oraculaire. On fabri- quera du Grand Auteur. L’heure arrêtée du cadran marquera : Grand Auteur.

(CR—2)

Les suppositions que fait le narrateur rappellent une sorte de jeu de construc- tion pour enfant, et Flaubert ressemble à une figurine qu’à force de supposer l’on prend pour vraie, quitte à tomber, parfois, dans une pensée bien arbitraire frôlant l’abstraction. Essentiellement, comme dans d’autres textes de Michon, le narrateur imagine, il met en image et donne à voir des figures reconstituées :

[J]’imagine que ce garçon très las est devant nous, planté sur ses grandes go- dasses nous regarde et laisse pendre ses grosses mains. Il est devant nous, de même taille ou un peu s’en faut, sur deux pieds; il vient de loin; là-bas il ne sait plus qu’il a fait ce que nous appelons une œuvre.6

Ce sont ces figures très subjectives associées l’une à l’autre qui forment une image d’Écrivain des plus originales. L’écrivain, à la fois admiré et rabaissé à son humaine condition par des représentations figurales, qui forment un imaginaire michonien – et par conséquent le nôtre –, apparaît comme un autre objet. « Car c’est bien du personnage de l’écrivain qu’il s’agit ici, de ce “troisième objet”, pour dire comme Jean-Benoît Puech, qui permet de dépasser l’opposition rebattue entre l’homme et l’œuvre »7 et de former un imaginaire qui les contient tous deux dans une forme résolument renouvelée.

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Les figures dans Corps du roi nous instruisent par ailleurs sur le temps. « Le temps ne connaît pas d’autre direction que celle qui surgit du passé », rappelle Pascal Quignard dans Abîmes. Notre conception du temps et de ce qui le meuble n’est pas formée autrement que de mémoire. Il en va de même pour l’avenir, qui est une don- née virtuelled’unpointdevue théorique et qui ne se conçoit qu’à travers la lunette de l’horizon rétrospectif. Cela étant dit, ce qui surprend le lecteur de Corps du roi au regard du temps mis en scène se situe à un autre niveau. L’exploitation de l’archive, qui dépasse en effet l’acte de témoignage autant que le geste du biographe, nous apprend que la figure dans le recueil possède une étonnante capacité à se détacher du cours habituel du temps, nonobstant le fait que ce soit ce temps-là même qui constitue le matériau de base du récit.

La figure détient la possibilité de se « détacher du cours normal du temps »;

elle possède sa propre temporalité, nous dit Bertrand Gervais9. Dans la mesure où le musement engendré chez le lecteur au contact de ladite figure est une rêverie de

6. Pierre Michon, Rimbaud le fils, Paris, Gallimard, « L’un et l’autre », 1991, p. 56.

7. Robert Dion et Frances foRtieR, « Modalités contemporaines du récit biographique : Rimbaud le fils », Protée, vol. 4, n° 2- (automne-hiver), 2006, p. 95. Voir Jeant-Benoît Puech, « La Création biographique », Modernités, n° 1, « L’Auteur entre biographie et mythographie », Presses universitaires de Bordeaux, 200, pp. 45-74.

. Pascal QuignaRD, Abîmes, Paris, Grasset, 2002, p. 105 ; cité par Bertrand Gervais (op. cit., p. 90).

9. Bertrand geRvais, op. cit., p. 9.

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l’esprit, le temps manque de précision, il semble se dissoudre en mêlant le passé et le présent, dans un flou qui ouvre grande la porte aux associations et aux jeux de ha- sard. Ici, c’est la supposition qui l’emporte sur la désignation temporelle. Passionné, questionné voire amusé par la figure de Flaubert, le narrateur mélange librement la mémoire et l’invention et se fabrique son écrivain probable singulier.

Je suppose un homme probable. Je le fais naître à Rouen, je l’appelle Gustave Flaubert. Je lui accorde bonne famille, père barbichu et occupé, mère dispo- nible […] Je lui donne dès l’enfance une passion assez largement partagée : le goût des lettres. Je suis obligé de lui donner avec, car c’est dans la même panoplie, ou dans la même pochette, la volonté de triompher en ce monde par les lettres. (CR—1-2)

Ensuite, on complique le jeu en multipliant les associations libres avec d’autres caractères d’écrivains mythiques (Lamartine, Bloy, Zola, Baudelaire, Hugo), indiffé- remment des époques auxquelles ils appartiennent. Nous passons du père impossi- ble au sentiment de jalousie, de l’alexandrin à la prose. Dans cet espace-temps litté- raire aux allures de Babel, avec ses figures de travers comme celle de l’idiot, sans souci de datation aucun, c’est pourtant et toujours de cette énigme du Grand Auteur que l’on parle. Cela a pour résultat que « la logique de l’imaginaire semble vraisemblable- ment défier le temps et sa loi » : « À la consécution, et à sa syntaxe essentiellement linéaire, elle substitue la superposition, voire la démultiplication »0. Au terme de l’analyse, il appert que la figure de l’idiot surdétermine la dimension énigmatique de toute figure. L’énigme est perçue comme un pouvoir, non tant sur le monde que sur les réalités de l’esprit qui semblent, en comparaison, inénarrables.

Comme plusieurs œuvres qui lui sont contemporaines, Corps du roi illustre bien ce qu’implique un investissement figural et comment ce dernier s’articule à l’intérieur d’une obsession. S’il faut retenir une règle de cet empire des figures qui se répètent, c’est peut-être que « l’important avec les figures, ce ne sont pas tant les résultats que la quête elle-même, la relation figurale qui tend à se perpétuer » 1. Un exemple étudié par Gervais le prouve. Le chercheur examine la figure du mythoma- ne en père meurtrier incarnée par une figure mi-réelle mi-fictionnelle2. Dans cette perspective, Gervais convoque notamment la notion d’uchronie, que Carrère a déjà discutée dans un précédent essai. Le chercheur en vient à proposer que « la néga- tion de l’histoire est [dans ce cas] la prémisse, la bifurcation essentielle à l’origine d’une fiction ». Ce cas de figure nous rappelle étrangement le texte de Michon qui

0. Ibid., p. 9.

1. Ibid., p. 17.

42. Le cas de Jean-Claude Romand qui a tué sa femme, ses enfants et ses propres parents, qui tisse la trame de fond du roman d’Emmanuel Carrère, L’Adversaire, est relu en suivant les traces de l’obsession de l’écrivain face au meurtrier. Carrère paraît en effet envoûté par la vie de Romand, il va même jusqu’à entrer en contact avec le criminel afin d’en relater l’histoire pour le moins borgé- sienne. À partir de cette figure particulière, Gervais explore ainsi une partie de l’œuvre de Carrère à la lumière de sa fascination pour la mythomanie et ses manifestations.

4. Emmanuel caRRèRe, Le détroit de Behring : introduction à l’uchronie, Paris, P. O. L., 196.

44. Bertrand geRvais, op. cit., p. 117. Construire sa vie sur une telle négation [celle de l’His- toire], puisque Romand s’invente une seconde identité en niant son passé, équivaut à briser la dis- tinction entre le réel et l’imaginaire. Comme « un fantasme miraculeusement incarné » (ibid., p. 127), la figure de Romand surgit « au détour d’un fait divers défrayant les manchettes des sections judi- ciaires », et hante l’imagination de Carrère dont le monde est, du coup, bousculé devant l’évident parallélisme entre ses aspirations d’écrivain et l’événement entourant la figure.

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