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Un métier qui ne fait pas rêver?

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Academic year: 2022

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32 | 2021

Knowledge in Common and the Diversification of Scientific Fields in the Ottoman Worlds: Diffusion, Actors, Epistemologies

Un métier qui ne fait pas rêver ?

Le discours des vétérinaires dans l’Empire ottoman tardif et la jeune République turque

Meriç Tanık

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/ejts/7209 DOI : 10.4000/ejts.7209

ISSN : 1773-0546 Éditeur

EJTS

Référence électronique

Meriç Tanık, « Un métier qui ne fait pas rêver ? », European Journal of Turkish Studies [En ligne], 32 | 2021, mis en ligne le 04 juillet 2022, consulté le 20 juillet 2022. URL : http://journals.openedition.org/

ejts/7209 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ejts.7209

Ce document a été généré automatiquement le 20 juillet 2022.

Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0

https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/

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Un métier qui ne fait pas rêver ?

Le discours des vétérinaires dans l’Empire ottoman tardif et la jeune République turque

Meriç Tanık

- Si seulement je pouvais pratiquer la médecine vétérinaire…

- Fais le si c’est encore possible.

- Je ne peux plus.

- Peut-être que tu peux toujours…

- Hélas, j’ai tout oublié Köse.

- Si seulement les savoirs étaient restés gravés dans ta tête, ils sont si précieux ; - Veux-tu bien m’écouter fiston ? Si possible, travailles bien et instruis-toi : Car c’est ainsi que tu verras, Qu’il nous faut plus de médecins d’animaux que de médecins d’hommes1. Passage tiré d’un recueil de poésie de Mehmet Akif Ersoy (1873-1936)

Introduction

1 Cette étude a pour objet le discours des vétérinaires sur leur métier qui commence doucement à s’établir dans la seconde moitié du XIXe siècle dans l’Empire ottoman, l’historiographie traditionnelle prenant l’année 1842 comme point de départ pour l’enseignement vétérinaire destiné aux militaires, notamment avec l’arrivée à Istanbul du vétérinaire prussien Godlewsky, et les années 1870 comme marquant les débuts timides de l’enseignement vétérinaire pour les civils en créant un corps d’État2.

2 Dans mes recherches, j’ai observé certaines thématiques saillantes alors que leur discours est assez consensuel : manque d’effectifs, faibles revenus, mauvaises conditions de travail mais aussi déficit de reconnaissance, tant au niveau social

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qu’institutionnel. J’ai surtout relevé une tension entre l’identité professionnelle qu’ils revendiquent, alors en pleine construction, et celle qui leur est assignée. En effet, alors que les vétérinaires ont tendance à se considérer comme des scientifiques de haut niveau, leur représentation est tout autre dans l’imaginaire collectif, le nom même le titre professionnel qu'ils détiennent (baytar) et ses déclinaisons dépréciatives (telle l’expression at doktoru, littéralement « médecin pour chevaux ») étant parfois utilisés comme injure3.

3 Les vétérinaires s’arment ainsi de nouveaux moyens pour réconcilier le grand écart entre l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et leur image dans l’opinion publique. Ils s’organisent en associations pour structurer un discours commun et faire valoir leurs revendications. Ils utilisent la presse et les revues professionnelles qu’ils fondent comme supports de communication pour éduquer le public sur les difficultés inhérentes à leur profession et insister sur ses énormes apports à la société. Ils font également usage des groupes professionnels qu’ils considèrent comme modèle et contre-modèle pour mieux définir leur identité et l’imposer aux autres.

4 Dans leurs écrits, les médecins reviennent souvent comme le groupe modèle. Les vétérinaires les considèrent comme leurs égaux, les deux professions œuvrant pour la santé publique et nécessitant de longues années d’études. En effet, c’est avec un diplôme de lycée et en passant un examen d’entrée qu’ils parviennent à intégrer les écoles spécialisées en médecine vétérinaire. Ils font au moins quatre années d’études voire plus, certains voyageant en Europe pour faire une maîtrise ou un doctorat. C’est la raison pour laquelle ils ne supportent pas d’être vilipendés, de voir leur profession traitée comme un emploi « bas de gamme » et d’être moins bien payés que les médecins. Pourquoi les connaissances des médecins seraient-elles plus importantes que celles des vétérinaires ? Aussi, pourquoi peuvent-ils traduire leur capital culturel en capital économique alors que les vétérinaires en sont incapables ?

5 Les vétérinaires prennent les maréchaux-ferrants comme contre-modèle. Or, dans l’opinion courante, les deux groupes sont appréhendés comme étant le même : puisque, en plus de s’occuper du ferrage des chevaux, les maréchaux-ferrants prodiguaient des soins aux animaux avant l’émergence de la profession vétérinaire, les différences entre les deux groupes sont souvent brouillées. Les vétérinaires cherchent ainsi à tracer des frontières bien distinctes entre leur profession et la maréchalerie dont les champs de travail continuent à se recouper et s’entrecroiser. Pour ce faire, ils soulignent souvent dans leurs écrits que, contrairement aux maréchaux-ferrants, qui seraient des esprits simples ayant cumulé, au fil des années, des savoirs par les pratiques empiriques, ils sont de véritables hommes de science qui passent une bonne partie de leur vie dans les laboratoires de recherche à développer sérums et vaccins. Aussi, ils se battent pour faire disparaître le mot polysémique baytar, utilisé pour les désigner mais qui renvoie aussi à la maréchalerie, et proposent son remplacement par veteriner, titre supposément prestigieux, universellement reconnu et digne des scientifiques. Dans les deux cas, que ce soit en mettant en avant leurs points communs avec les médecins ou en s’opposant aux maréchaux-ferrants, l’objectif des vétérinaires reste le même : la conquête d’un certain statut social.

6 J’ai également constaté qu’ils dépeignent une image idyllique de la profession à l’étranger pour prouver qu’il n’est pas dans le destin de leur corps professionnel d’être mal considérés. Ils prennent comme repère les pays qu’ils jugent « civilisés ».

Contrairement à eux, les vétérinaires étrangers ne se battraient pas pour une juste

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reconnaissance sociale et jouiraient d’une excellente réputation. C’est, par exemple, le cas des vétérinaires américains qui est mis en avant : travaillant dans les bonnes conditions, ils auraient accéléré les progrès et les découvertes scientifiques à un point que les Ottomans ne sauraient imaginer4 et, surtout, du point de vue des salaires et du prestige du titre qu’ils détiennent, ils seraient sur un pied d’égalité avec les médecins5.

7 Mon intention n’est pas de vérifier systématiquement la véracité des propos des vétérinaires que je relaye ici, ni de juger le bien-fondé de leurs revendications, mais d’essayer de comprendre comment les vétérinaires traversent le douloureux processus de professionnalisation, qui s’est accompagné d’une vraie quête de prestige, et de saisir quelles sont leurs stratégies pour faire reconnaître la valeur sociale et économique de leur activité. La médecine vétérinaire présente un cas d’étude intéressant parce qu’il est question du passage des savoirs populaires déjà établis à des savoirs scientifiques nouveaux. Compte tenu du fait qu’il existait déjà des métiers pour prendre soin des animaux, comme la maréchalerie, j’essaie de montrer comment et par quels moyens ces nouveaux arrivants tentent de remplacer les anciens pour se faire une place dans la société. À cet égard, les vétérinaires de Turquie ne présentent certainement pas un cas isolé. Nous retrouvons les mêmes questions d’empiètement et de démarcation dans d’autres corps professionnels comme les obstétriciens, en conflit avec les sage-femmes traditionalistes (Balsoy 2013).

8 Les sources utilisées pour mon enquête émanent rarement des archives officielles à l’exception des passages tirés de différentes sessions de la Meclis-i mebʿûsân (Chambre des députés ottomane) et de la Türkiye Büyük Millet Meclisi (Grande Assemblée nationale de Turquie). Les sondages dans les archives ottomanes ont été peu productifs à ce jour.

Je m’appuie donc sur les revues scientifico-professionnelles publiées par les vétérinaires et la presse de l’époque où ils prennent la parole et construisent leur propre récit. Surtout, je privilégie les publications de deux hommes qui ont su mettre habilement à l’écrit leurs revendications : Mehmet Nuri Ural6 (1869-1942) et Ahmet Nevzat Tüzdil7 (1900-1965). Mehmed Nuri, originaire de Trabzon, est formé en France, où il est admis à l’École nationale vétérinaire d’Alfort en 18918. Il obtient son diplôme de vétérinaire à la suite des examens généraux de l’année scolaire 1894-1895 et se voit même accorder une médaille par le conseil des professeurs9. Après son retour, il enseigne dans de nombreuses écoles puis entame une carrière politique : il entre à l’assemblée comme député de Mardin (1927-1931) puis devient député de Maraş (1931-1939) (Yıldırım, Zeynel 2010 : 164, 216, 279). Quant à Ahmed Nevzad, il obtient son diplôme de l’École vétérinaire civile (Mülkiye bayṭar mekteb-i ʿâlîsi) en 1920 et travaille aux abattoirs de Fatih, Tophane et Karaağaç avant de faire son doctorat en Allemagne entre les années 1925 et 1928 en tant que boursier du ministère de l’Agriculture turc (Erk 1964 : 2). Il enseigne la parasitologie en Turquie et obtient le titre de professeur en 1943. Son article sur lequel je m’appuie tout au long de mon étude est envoyé depuis Hambourg, où il est toujours doctorant en 1927, à l’İstânbûl şehremâneti mecmûʿası (Revue de la mairie d’Istanbul).

9 Deux points restent encore à préciser avant d’entrer dans le vif du sujet. Je me penche plus sur les vétérinaires civils (mülkî) que les vétérinaires de l’armée (ʿaskerî) parce que les premiers hésitent moins à exprimer leur mécontentement que les seconds et écrivent davantage pour faire entendre leur voix. Aussi, je n’ai pas jugé utile de faire une coupure artificielle entre la période ottomane et la période républicaine car, dans les sources mobilisées, j’ai observé peu de variation entre les revendications des

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vétérinaires avant 1923 et celles d’après. La fondation de la République, largement célébrée par les vétérinaires et ressentie comme marquant le début d’une ère nouvelle pour leur profession, n’a pu finalement amener les changements souhaités.

Profession ou gagne-misère ?

10 C’est une grande déception que disent ressentir les vétérinaires une fois sortis de l’école. La désillusion est totale : alors que les professeurs leur ont fait miroiter l’appartenance future aux élites du pays et qu’ils s’attendent à être vénérés comme d’éminents hommes de science, ils se retrouvent dans l’obligation de travailler dans des régions isolées, loin de leur famille, et à s’occuper des animaux dans le grand froid ou la canicule pour un salaire qu’ils jugent misérable.

De petits effectifs

11 L’une des critiques souvent formulées à propos de leur profession vise le nombre des vétérinaires, qui est jugé trop bas. Ce manque chronique d’effectifs est considéré comme un grave problème parce que c’est aux quelques vétérinaires en fonction qu’incombe la responsabilité de soigner les animaux du pays et il s’agit, selon eux, d’une charge de travail insoutenable.

12 Afin de démontrer l’absurdité de la situation, les vétérinaires ottomans comparent les statistiques de l’Empire avec ceux de plus petits pays. Alors que la France compte 4 000 vétérinaires et la Bulgarie en compte 150, comment cela se fait-il que l’Empire ottoman, compte tenu de sa superficie, de sa population et de ses ressources, n’en compte que 180 en 190810 ? C’est la question que pose la revue Mecmûʿa-i fünûn-ı bayṭariye (Revue des sciences vétérinaires). Selon ses rédacteurs, il est parfaitement évident que cette poignée de vétérinaires ne peut suffire à l’Empire11. Supposons que ces 180 professionnels parviennent à s’assurer du bon déroulement des affaires vétérinaires dans cinq ou six vilayets12, que faire des vingt-trois autres vilayets de l’Empire13 ? La comparaison avec la Bulgarie est récurrente dans leur discours. C’est un exemple parlant pour eux car, du fait de la petite taille du pays et de son indépendance récente, le succès du service vétérinaire bulgare les étonne. Même à la Chambre des députés ottomane, on se demande comment la Bulgarie, qui a la taille d’un vilayet ottoman, peut avoir plus de cent vétérinaires14. C’est ainsi l’étendue de l’Empire qui est mise en avant pour contester le manque d’effectifs. Ahmet Şefik Kolaylı (1886-1976), vétérinaire diplômé en 1907 (Melikoğlu et al. 2012 : 10) puis spécialisé à l’Institut Pasteur, en se souvenant de ses années de jeunesse dans un entretien qu’il accorde à Hadiye Tuncer dans les années 1950, s’étonne également du petit nombre de vétérinaires civils – un nombre qu’il juge particulièrement frappant pour un empire si vaste : « À cette époque, le nombre d’agronomes et de vétérinaires était très faible. Pour citer mon exemple, à la fin de mes études, je suis devenu le 170e vétérinaire du gigantesque Empire ottoman15 ».

13 Or, il ne faut pas chercher la faute seulement du côté du gouvernement ottoman qui serait incapable de former et de recruter suffisamment de vétérinaires. Le même problème persiste pendant la période républicaine. Selon les chiffres avancés par la revue Türk Baytarlar Cemiyeti Mecmuası (Revue de l’Association des vétérinaires turcs), le pays ne compte pas plus de 218 vétérinaires civils en 193016. Fait encore plus inquiétant, environ 80 de ces 218 vétérinaires travailleraient principalement dans l’enseignement

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et la recherche. Le pays compterait donc réellement 130 vétérinaires sur le terrain17. Aussi, selon les données rapportées par le vétérinaire Saip Ali dans la même revue, il y aurait, dans la Turquie de 1932, seulement un vétérinaire pour 4 000 kilomètres carrés18.

14 Le manque d’effectifs est loin d’être un problème qui ne concerne que les vétérinaires.

Les éleveurs en sont aussi les victimes. Les vétérinaires sont chargés d’effectuer un contrôle médical sur les animaux destinés à la vente et c’est là que leur faible effectif devient problématique. Que faire si les éleveurs ne trouvent pas de vétérinaire dans leur village ? Par exemple, en 1926, la revue Servet-i fünûn (Le Trésor des Sciences) partage avec ses lecteurs les difficultés que rencontrent les habitants de Değirmendere : « Pour vendre dix poules et deux dindes, nous devons soit faire un trajet de deux heures jusqu’à İzmit et trouver un vétérinaire qui puisse signer les certificats, soit abandonner le commerce pour du bon19 ! ». Aussi, selon un témoignage recueilli par le journal Cumhuriyet (La République) en 1933, les éleveurs à Köyceğiz se trouvent dans une situation délicate car le vétérinaire le plus proche se trouve à Muğla, à 60 km de leur village, or les frais de déplacement fixes sont de 40 lires, ce qui est très élevé étant donné qu’un éleveur qui vend dix animaux gagnerait seulement 60 ou 70 lires20.

De maigres salaires

15 Alors que les vétérinaires sont peu nombreux et que, par conséquent, les exigences sont élevées, les revenus sont considérés comme bas. Les vétérinaires estiment que leur salaire n’est pas à la hauteur du travail fourni. C’est aussi le manque d’évolution de carrière qu’ils pointent, le passage aux grades supérieurs n’étant pas chose aisée. Sans rémunération satisfaisante et sans espoir de promotion, il est à craindre que les vétérinaires n’effectuent leur travail qu’à moitié ou, pire encore, qu’ils abandonnent la profession. Voici la situation en 1908 :

Les médecins vétérinaires sont répartis selon quatre grades et les salaires sont respectivement fixés à 675, 900, 1 350 et 1 800 piastres. Alors que, selon la loi, un vétérinaire peut être promu tous les trois ans et, en gravissant tous les échelons, peut obtenir le grade d’inspecteur avec un salaire de 1 800 piastres au bout de dix ans, les vétérinaires diplômés en 1893, 1894 et 1895 n’ont toujours pas pu atteindre ce grade et, parmi ces diplômés, il y a en a beaucoup qui reçoivent 675 piastres aujourd’hui et même d’autres vétérinaires qui n’en reçoivent que 300 ou 400. Cette situation les fatigue, les mène au désespoir, les pousse à l’abandon des études approfondies et les conduit à la paresse. Les enfants de cette patrie, qui voient la misère de ces vétérinaires, éprouvent un manque d’estime pour l’école vétérinaire et, si rien ne change, cela peut précipiter l’effondrement du corps des vétérinaires, les serviteurs de la prospérité agricole et du pays21.

16 En 1908, dans l’Empire ottoman, un ouvrier reçoit en moyenne 11,29 piastres pour une journée de travail (Makal 1997 : 186-187). Si un ouvrier travaille 30 jours par mois, sans prendre un jour de repos, on peut estimer son salaire mensuel à 338,70 piastres. En comparaison, cela veut dire qu’un vétérinaire en début de carrière, qui est censé recevoir 675 piastres par mois pour un emploi de premier échelon, reçoit le double du salaire d’un ouvrier. Or, si comme l’affirment les rédacteurs de la Mecmûʿa-i fünûn-ı bayṭariye, il y a des collègues qui reçoivent 300 ou 400 piastres par mois, alors il n’y a pas d’écart notable entre leur salaire et celui des ouvriers.

17 La faible rémunération continue d’occuper une place importante dans l’agenda des vétérinaires après 1923. En effet, en 1925, alors qu’un vétérinaire fraîchement diplômé

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doit commencer sa carrière avec un salaire de 750 piastres, il n’en reçoit que 35022. Ils sont à nouveau déçus, cette fois-ci par le gouvernement républicain.

18 Ce qui surprend davantage est l’écart avec les autres professions avec un niveau d’étude semblable. Pourquoi, par exemple, les médecins sont-ils plus payés que les vétérinaires ? Qu’est-ce qui justifie la faible rémunération de ces derniers ? Selon un auteur anonyme de la revue Türk Baytarlar Cemiyeti Mecmuası, si l’école vétérinaire a du mal à remplir ses salles et à trouver des étudiants, c’est parce que les jeunes voient que les efforts qu’ils fourniront pour obtenir le diplôme ne seront pas récompensés : en effet, en 1930, alors qu’un vétérinaire muté à Palu près d’Elazığ reçoit un salaire de 70 lires, un médecin envoyé dans la même province reçoit plus de 150 lires23. Aux yeux des vétérinaires, cet écart reflète un manque d’estime : s'ils sont moins bien payés que d'autres professionnels, ce n'est pas parce qu'ils manquent d'expertise, mais parce que leur travail souffre d'un déficit de prestige social. Leur représentation dans les caricatures de l’époque en atteste. Les vétérinaires sont souvent dépeints d’une manière négative. Tantôt, ils incarnent le « mauvais exemple » ou celui qui a « raté sa vie » aux côtés d’autres professionnels comme les médecins (fig. 1). Tantôt, leur profession est représentée comme un métier ingrat, qui ne peut être attractif que dans un cauchemar ou en cas de faillite (fig. 2).

Fig. 1. « Dis-moi, garde, comment supervises-tu notre patiente ? Cela fait maintenant des années que ce type la soigne. As-tu vu une amélioration ? J’ai des doutes. Est-il un toubib ou un vétérinaire ? Il faut chercher un vrai médecin… » « Cânım fâlâḳâcı başı! Sen ne biçim ḫasta baḳıcısıñ? Bir çoḳ seneye yaḳın şu ḫastaya baḳıyor. Bir fâ’idesi görülmedi. Ṭabîbmi, bayṭarmı añlayamadıḳki… Bir iyi hekîm arayalım… ».

(Fâlâḳâ 28 Temmûz 1327 [10 août 1911] : 1)

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Fig. 2. « Bon Dieu ! J’ai vu le vétérinaire Rasim dans mon cauchemar cette nuit. Il me disait : si tes affaires dégringolent, n’attends pas et viens travailler à mes côtés, ici on vend mille bœufs pour un sou ! » « Ḫayırdır inşâallàh! Bu géce rü’yâmda bayṭar Râsimi gördüm, siziñ orada işler kesâd ise durma ḳalḳ gel, burada öküzüñ biñi bir pârâya diyor! ».

(Cem 26 Kânûn-ı sânî 1928 [26 janvier 1928] : 8)

19 Adoptant une idéologie élitiste, les vétérinaires contestent également la rémunération de ceux qui, avec une éducation élémentaire, arrivent à obtenir le même niveau de vie qu’eux. Selon un vétérinaire nommé Cemal, il est inadmissible que des fonctionnaires

« diplômés » d’école primaire reçoivent un salaire de 70 lires alors que certains vétérinaires expérimentés qui ont fait des études supérieures et qui travaillent depuis quinze ans ne gagnent que 66 lires par mois24. En partant du postulat que les médecins sont mieux payés parce qu’ils ont des compétences plus approfondies, comment expliquer cette situation ?

Des conditions de travail déplorables

20 En plus des salaires de subsistance, les conditions de travail seraient loin d’être idéales.

En effet, tous les vétérinaires ne travaillent pas dans le confort des écoles spécialisées et des laboratoires de recherche d’Istanbul. Plusieurs sont envoyés dans les régions

« reculées » du pays. Un vétérinaire nommé Enver, qui exerce ce métier depuis dix-huit ans, envoie ainsi un article à la revue Türk Baytarlar Cemiyeti Mecmuası pour témoigner de sa situation qu’il juge être aussi celle de ses collègues. Le ton est grave :

Nous consacrons le premier quart de notre vie aux études, à rêver d’un bel avenir derrière nos pupitres en bois pour enfin nous retrouver dans la misère… Le reste de la vie se passe loin des foyers des sciences, aux sommets de monts tempétueux sous une tente trouée, sur un grabat ou simplement couchés sur la terre vierge… À écouter les doléances de pauvres paysans dans des villages reculés sous la faible lumière tremblotante d’une lampe à pétrole dégageant une fumée noire ou

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simplement éclairés au feu de bois… À dormir sur des lits d’invités, sous des couettes pouilleuses et noircies… À apprendre à entendre dans les tempêtes de neige et les orages des berceuses… Et à voir dans la boue que recouvre le corps des animaux la douceur d’une nuit étoilée… À s’habituer à travailler dans le grand froid, sous la pluie et la neige… À sacrifier son corps, son esprit, ses désirs mais aussi sa poche… Bref, à sacrifier tout son être… À passer des jours entiers devant la porte du trésorier ou des années à soigneusement conserver la paperasse administrative pour obtenir enfin trois francs six sous25.

21 Voilà les conditions de travail d’un vétérinaire en Turquie, écrit-il. Puis, Enver fait une comparaison avec la vie agréable des vétérinaires à l’étranger qui gagneraient bien leur vie et exerceraient leur profession dans les bonnes conditions26. Enver avoue sa perplexité : laquelle des deux vies est la vraie ? Comment les deux peuvent-ils exister à la fois ?

22 Il faut sûrement nuancer les propos d’Enver quant à la situation des vétérinaires à l’étranger. En France, par exemple, les vétérinaires s’estiment aussi injustement rémunérés : à la fin du XIXe siècle, les formulaires professionnels qu’ils remplissent contiennent souvent des allusions aux faibles revenus (Hubscher 1999 : 237). Ronald Hubscher, spécialiste du monde rural français, souligne qu’en 1895, un vétérinaire gagne environ 3 000 francs, mais une fois les frais professionnels déduits, il lui reste 850 francs pour vivre, ce qui est loin d’être une somme élevée (Hubscher 1999 : 239).

Du manque de reconnaissance sociale et institutionnelle

23 Dans l’Empire ottoman puis dans la Turquie républicaine, les vétérinaires se plaignent surtout de devoir faire face à une foule ignorante. Même les classes les plus aisées, ces élites cultivées capables de reconnaître le travail scientifique des vétérinaires, seraient concernées : « Et le plus triste de tout, c’est que même la plupart des intellectuels du pays n’ont encore pas la moindre idée de ce qu’est la médecine vétérinaire27. » Selon Ahmed Nevzad, l’auteur de cette citation, on peut aisément entendre de la bouche d’un célèbre littérateur que la médecine vétérinaire n’est, en réalité, qu’une forme plus sophistiquée de la maréchalerie, ce qui lui retire toute sa scientificité et efface toutes les années d’études28.

24 La raison qui pousse Subhi Edhem à publier ses Nevsâl-i bayṭarî (Annales vétérinaires) en 1918 est justement ce déficit de reconnaissance. Dès les premières pages, il explique à ses lecteurs pourquoi la mission d’écrire l’histoire de la médecine vétérinaire ottomane lui est si chère ; il pense qu’une profession qui n’a pas d’histoire ne peut avoir de futur.

Tandis que les écoles vétérinaires sont des institutions essentielles à la vie économique du pays, aucun auteur ne s’est donné la peine d’en écrire l’histoire, dit-il29. Selon lui, il n’y a pas d’autre profession qui connait une crise de reconnaissance aussi grave30. Cependant, il faut chercher la faute chez les vétérinaires. Selon lui, ils ne font pas assez nombreux pour se faire entendre. C’est leur passivité qu’il vise ; alors qu’il y a de nombreux charlatans qui se font passer pour des vétérinaires, ils se taisent au lieu de les dénoncer au cor et à cri pour les empêcher de salir le nom de la profession. Alors qu’ils se plaignent de se voir rabaissés au même niveau que les maréchaux-ferrants, ils ne font aucun effort pour informer le public des exigences de leur travail :

Or, il ne faut pas attendre que l’estime vienne, il faut la saisir. La faute n’est pas celle du peuple, mais des professionnels. Pour une raison que j’ignore, parmi les scientifiques, les vétérinaires sont les moins courageux, ils ne s’expriment que très

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peu pour défendre l’honneur de leur profession et ils préfèrent le silence d’une vie retirée aux fracas et au combat contre la charlatanerie31.

25 La position de Subhi Edhem est notable car il s’agit d’une autocritique. Subhi Edhem est socialiste et positiviste ; il s’est particulièrement intéressé à la théorie de Darwin, à la pensée de Bergson et aux écrits de Lamarck (Subḥî Edhem 1327 [1911] ; 1919 ; 1330 [1914]). C’est aussi l’un des quelques spartakistes turcs à Berlin, où il a étudié la philosophie, mais il est surtout un vétérinaire diplômé de l’École vétérinaire militaire (ʿAskerî bayṭar mektebi) (Odabaşı 2007 : 18-19). Quand il accuse ses confrères de manque de courage, ce sont donc ses collègues qu’il critique. Mais, cela ne l’empêche pas de louer les mérites de la profession. Il souligne le rôle vital des vétérinaires dans la société ; selon lui, dans les pays où il existe d’excellentes écoles de médecine, mais où l’enseignement vétérinaire fait défaut, les hôpitaux sont voués à se remplir de malades, car c’est de la santé des animaux que dépend celle des hommes (Özgür 2010 : 35-36).

26 Les remarques de Subhi Edhem, bien qu’éclairantes, sont exagérées. Même s’ils sont peu nombreux, il n’est pas si difficile de croiser des articles rédigés par des vétérinaires pour défendre leur métier. Donnons un exemple de charlatanisme puisque Subhi Edhem estime que les vétérinaires ottomans sont silencieux à ce sujet. Dans un article paru dans Servet-i fünûn en 1896, un vétérinaire presque anonyme (il signe son article d’une initiale seulement – la lettre ‘ayn) condamne les charlatans qui se font passer pour des vétérinaires32. Par charlatan, il entend tous ceux qui n’ont pas fait d’études supérieures, mais qui font semblant de les avoir faites, et tous ceux qui se vantent de soigner des maladies complexes, telles les scrofules chez les animaux, alors qu’il s’agit en réalité d’un simple rhume ou d’une piqûre d’insecte qui se guérissent spontanément sans l’intervention d’un homme de l’art. Selon l’auteur, ces escrocs qui s’affichent comme des héros sur la place publique et qui n’hésitent pas à duper leurs clients ne perdraient pas une minute pour aller voir un vrai vétérinaire quand leurs propres animaux tombent malades33.

27 Cet article qui condamne la charlatanerie et que Subhi Edhem n’a sans doute pas repéré aborde un sujet crucial : en s’inspirant d’une loi française, son auteur défend la réglementation sévère de la profession pour éradiquer le charlatanisme dans l’Empire ottoman. Selon lui, seuls les diplômés des écoles vétérinaires doivent détenir le privilège de pratiquer cette profession. Il écrit : « La loi sur la police sanitaire des animaux promulguée en France en 1881 pour interdire les pseudo-vétérinaires de gérer les maladies contagieuses chez les animaux est la première ligne de défense et la première victoire des vétérinaires contre les charlatans34. » L’article 12 stipule effectivement que l’exercice de la médecine vétérinaire n’est réservé qu’aux détenteurs du diplôme35. Or, il n’est pas certain que cette loi du 21 juillet 1881 soit un si bon exemple à suivre car elle affirme que l’exercice de la médecine vétérinaire est réservé aux diplômés seulement dans le cas de maladies contagieuses. Cela reviendrait donc à dire que, dans les autres cas, les charlatans ne sont pas passibles de sanctions (Hubscher 1996 : 691). Il y a là, comme le souligne Hubscher, un flou juridique.

28 Quand cet article est publié dans Servet-i fünûn, en 1896, cela fait déjà trente-cinq ans que les médecins ottomans jouissent d’un monopole pour l’exercice de leur profession.

En effet, c’est depuis le règlement de 1861 que seuls les diplômés des écoles de médecine sont autorisés à pratiquer la médecine (Bourmaud 2012 : 140). Le premier article de ce règlement stipule que « nul ne pourra exercer la médecine ou l’une des branches de la médecine, dans l’Empire ottoman, s’il n’est muni d’un diplôme délivré

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par la faculté impériale de médecine de Constantinople ou par une des facultés étrangères » (à condition de faire enregistrer les diplômes étrangers à l’École impériale de médecine, de « subir un colloquium » et de payer 500 piastres) et le deuxième article confirme que seuls les diplômés peuvent prendre le « titre de docteur en médecine ou en chirurgie »36. Les vétérinaires souhaitent obtenir le même privilège et pensent que les charlatans doivent être passibles de sanctions sévères car ils ne voient aucune différence entre un médecin sans diplôme et un vétérinaire sans diplôme (dîplômasız ḥekîmlik gibi)37. À leurs yeux, les deux présentent le même danger pour la santé publique.

29 Les vétérinaires rêvent ainsi d’une profession réglementée disposant d’un monopole d’exercice, mais ils revendiquent aussi une reconnaissance institutionnelle. En effet, l’une des critiques qui visent le gouvernement porte sur l’absence d’un ministère ou d’une quelconque administration détachée qui ne s’occupe que des affaires vétérinaires. Au départ, les vétérinaires de l’armée dépendent du ministère de la Guerre38. Quant aux vétérinaires civils, ils sont rattachés au ministère de l’Agriculture qui change sans cesse d’appellation. C’est une gêne pour deux raisons : d’un point de vue pragmatique, il est jugé difficile d’organiser le service vétérinaire sans indépendance institutionnelle et, aussi, il est à craindre que l’absence d’un organe officiel donne une image défavorable de la profession et compromette sa crédibilité et son prestige. Les vétérinaires civils ne veulent plus répondre aux agronomes ni dépendre d’eux. Ils ne veulent plus ressembler à des « démunis qui attendent devant la porte de la commission scientifique agricole comme des mendiants »39. Là encore, les vétérinaires comparent leur situation à celle de leurs collègues étrangers pour montrer qu’ils sont presque les seuls à n’avoir aucune représentation institutionnelle. L’exemple de la Bulgarie revient à nouveau pour souligner l’absurdité de la situation ; comment se fait-il que les voisins bulgares aient une administration vétérinaire et eux non40 ? Pourtant, cette revendication ne fait pas l’unanimité. Comme Nazaret Dagavaryan, député au parlement ottoman et agronome formé en France qui défend souvent la cause de ses amis vétérinaires, certains pensent qu’il serait coûteux et même insensé de former une administration vétérinaire pour la simple raison qu’il n’y a pas assez de vétérinaires dans le pays ; qui serait-elle censée gérer, deux cents hommes41 ?

De l’angoisse de disparition

30 Toutes les revendications présentées visent non seulement à améliorer leur niveau de vie et leur réputation mais aussi (et c’est le plus important) à continuer de faire exister leur profession. En effet, c’est la peur de la disparition de leur métier qui motive les vétérinaires, qui craignent que le désintérêt des jeunes pour cette discipline ne précipite la fermeture des écoles ou que les vétérinaires en fonction n’abandonnent le métier. Cette peur est alimentée et renforcée par les témoignages recueillis dans les revues professionnelles. Par exemple, en 1908, alors qu’une annonce pour le recrutement de trente nouveaux étudiants à l’école vétérinaire circule depuis deux mois, seulement vingt-six jeunes ont envoyé leur candidature ; parmi ces jeunes, se trouvent ceux rejetés par d’autres grandes écoles et ceux dont l’école vétérinaire n’était pas le premier choix42. Cette nouvelle est d’autant plus inquiétante que les étudiants n’ont presque rien à payer ; c’est l’école qui leur fournit la nourriture et les vêtements (Polat 2013 : 12).

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31 La désaffection des jeunes pour les études vétérinaires n’est pas évoquée d’un ton accusateur. Au contraire, les vétérinaires ne se privent pas de faire des remarques empathiques et dire qu’ils comprennent parfaitement les raisons qui les poussent à ce dédain ; comment peut-on attendre des jeunes qui viennent de l’ensemble de l’Empire à Istanbul qu’ils choisissent l’école vétérinaire alors qu’ils voient en ses diplômés des gens « miséreux et désespérés qui mènent une vie de nomade et traînent à droite et à gauche dans les coins d’auberge43 » ? De toute manière, quel parent encouragerait son enfant à s’engager dans ces études alors qu’un seul vétérinaire effectue le travail de cinq praticiens44 ?

32 Ceux qui sont en fonction finissent parfois par être dégoûtés au point d’abandonner leur profession. Cette désertion est effrayante : selon le corps professionnel, cela peut entraîner des conséquences catastrophiques sur l’économie et aussi sur la santé des consommateurs45. S’il n’y a plus de vétérinaire pour soigner les maladies infectieuses, comment les éleveurs gagneront-ils leur vie ? Et, comment fera-t-on pour trouver de la viande saine ?

33 L’un des exemples souvent cité par les vétérinaires est celui de Mehmet Akif Ersoy (1873-1936)46 :

C’est à cause de ce dédain que plusieurs vétérinaires distingués de notre pays se sont enfoncés dans le désespoir et ont même quitté la profession… Mehmed Akif, le grand poète de notre pays, celui qui a su mettre en mots l’esprit de la révolution turque comme nulle autre poésie nationale ne peut le faire, est l’un des premiers diplômés de l’École vétérinaire civile. Il est parmi les premiers à travailler d’arrache-pied et se démener pour la profession. Alors qu’il a gravi les échelons jusqu’à la Direction générale des affaires vétérinaires et qu’il a sans doute été armé d’une grande résolution, il n’a pu supporter le mépris de son entourage et a dû quitter la profession. Il est de nombreux exemples de la sorte dans l’histoire infortunée de notre profession… Ziya Gökalp était aussi un membre que la profession a perdu…47

34 La défection de Mehmed Akif, qui, par une lettre qu’il remet au ministère le 11 mai 1913, met fin à une carrière de plus de vingt ans, est jugée particulièrement inquiétante (Bekman 1945 : 96). Car, si des hommes aussi exceptionnels que Mehmed Akif, auteur de l’hymne national turc, et Ziya Gökalp (1876-1924), grand intellectuel nationaliste, se trouvent dans l’impasse et abandonnent les études ou le métier, comment peut-on attendre des communs mortels qu’ils supportent ce manque de reconnaissance ? La démission des collègues devenus des figures illustres après l’abandon de leur métier devient un argument fort des vétérinaires48. Ils sont la preuve vivante qu’il faut accorder aux vétérinaires une plus grande considération, leurs activités en dehors de la médecine vétérinaire démontrant qu’ils n’ont pas été contraints de « choisir » leur métier par manque de talent ou de finesse d’esprit. Ils sont aussi la preuve que les vétérinaires peuvent réaliser de grandes choses s’ils en ont la possibilité.

D’infatigables travailleurs de l’ombre

35 Pour sortir de l’ombre, organiser un front uni contre ceux qui les méprisent, défendre leurs intérêts et faire entendre leurs revendications ou, simplement, pour créer un espace d’échange où ils peuvent diffuser des articles savants et discuter avec les collègues, on assiste, chez les vétérinaires, à la fondation d’associations professionnelles et de revues spécialisées, les deux allant parfois de pair.

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36 La revue Vâsıṭa-i servet (L’Instrument de prospérité) est créée en 1880 et dirigée par un vétérinaire de l’armée nommé Mehmed Ali (Dinçer 1976). C’est l’une de ces premières tentatives de création de revues professionnelles avec Cerîde-i bayṭariye ve zirâʿiye (Journal vétérinaire et agricole), lancé en novembre 1889. 139 numéros sont publiés avant sa disparition en août 1904 (Özen, Kuzucu 2016-2017 : 123). Cette publication fait sourire les collègues en France (fig. 3), qui, d’un ton moqueur, s’étonnent de voir un journal vétérinaire circuler à Istanbul et, faisant preuve de condescendance, le ridiculisent dans La Semaine vétérinaire :

Mais le suprême nous vient de l’Orient sous la forme d’un journal vétérinaire turc, sur papier rose, s’il vous plaît. Et allons-y donc de la petite écriture en crochet, piquée ça et là de points noirs et qui va de bas en haut et de droite à gauche49. Mon vieux et cher Bourgelat50, tu ne te doutais pas qu’on imprimerait de tes choses, à Constantinople, près de la S. P. (?)51, rue Ebul-Soud, n°54 ? Avec une traduction à côté, cette feuille fera nos délices. Et comme sur le verso figure un croissant, elle croîtra, je me l’imagine. Dans un titre français je lis ceci : Médecine vétérinaire en Turquie52 ; c’est là une page qu’il serait bon de traduire, si nous avions la forte somme pour payer un traducteur, que dis-je ? Mes yeux sont éblouis ! J’y décèle une Causerie tout comme dans la Semaine. Merci à ce brave musulman, si, par hasard, il m’imitait, bien qu’à rebours53.

Fig. 3. Article paru dans Cerîde-i bayṭariye ve zirâʿiye du 13 novembre 1899 qui est l’objet de dérision de certains vétérinaires français.

37 Ce journal, qui suscite le mépris des vétérinaires à l’étranger, est assez exceptionnel. En effet, il faut attendre la révolution de 1908 pour que les revues et journaux professionnels, profitant de la fin de la censure hamidienne (Türesay 2009), commencent à se multiplier. C’est le cas de la revue Mecmûʿa-i fünûn-ı bayṭariye (Revue des sciences vétérinaires) qui fait son apparition en 1908. Elle est l’organe officiel de la Cemʿiyet-i ʿilmiye-i bayṭariye54, aujourd’hui considérée comme la première association de vétérinaires civils dans l’Empire ottoman, qui a pour mission de faire progresser la

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profession, développer la solidarité entre collègues et défendre les droits légaux des vétérinaires ottomans (Melikoğlu Gölcü, Osmanağaoğlu Sanal 2012 : 46). Sa création a été très bien accueillie ; c’est du moins ce qu’indiquent les lettres de félicitation envoyées à la revue. Par exemple, Yusuf Ziya, un vétérinaire en poste dans le vilayet de Trabzon, qui voit dans cette association une issue à la crise de la profession, envoie une lettre pleine d’émotion, faisant un parallèle entre la création de l’association et la naissance d’un enfant (müjde-i ḥayât gibi) :

Le métier de vétérinaire qui, à ses débuts, avançait à grands pas, s’est retrouvé coincé dans les griffes du despote55et a presque été anéanti. Nous étions contraints de nous taire et surtout de ne rien écrire. C’est ainsi que nous avons perdu la confiance des gens et qu’ils ont eu une image faussée de la profession. Les vétérinaires envoyés dans les provinces n’avaient aucune instruction, ni de poste officiel auquel être rattaché… En somme, la médecine vétérinaire avait sombré dans un chaos absolu, et elle s’éteignait peu à peu… Il n’y avait plus qu’une seule raison pour qu’elle continue à exister : les taxes perçues sur l’examen médical des animaux… C’est alors que notre profession était sur le point de disparaître que la nouvelle de la création à Istanbul d’une association vétérinaire capable de la relever et de la faire progresser a retenti dans les provinces et nous a redonné vie. […]

J’adresse mes remerciements les plus sincères et les plus profonds à nos honorables collègues et surtout à Monsieur le président qui ont permis la création d’une telle association et je leur souhaite de tout cœur un vif succès56.

38 Entre 1908 et 1923, le nombre des associations ayant pour mission la défense et la promotion des intérêts des vétérinaires ottomans s’élève à huit57. Les revues, plus nombreuses que les associations, ont souvent une courte durée de vie : la revue Mecmûʿa-i fünûn-ı bayṭariye publie 24 numéros avant de disparaître en 1910, deux ans seulement après sa fondation. C’est probablement dû au manque de moyens, les derniers numéros réitérant la nécessité d’augmenter le prix de l’abonnement (50 piastres pour les Stambouliotes et 60 pour les provinciaux) et d’une plus grande contribution financière de la part des membres de l’association qui la publie (Melikoğlu Gölcü, Osmanağaoğlu Sanal 2012 : 51).

39 Dans les premières années de la République, c’est la revue Türk Baytarlar Cemiyeti Mecmuası (Revue de l’Association des vétérinaires turcs) qui se distingue des autres par sa franchise58. Engagée et ouvertement critique à l’égard du gouvernement, c’est l’organe officiel de l’association Türk Baytarlar Cemiyeti (Association des vétérinaires turcs) créée en 1930 (Ünsal 2018 : 57)59. Présidée par Mehmed Nuri, son but est de réunir dans la même association tous les vétérinaires de Turquie, ce que les anciennes associations auraient échoué à faire en négligeant les vétérinaires de province :

Les collègues, éparpillés à travers notre cher pays, sont chacun comme une pile électrique alimentant une ampoule. Quelles que soient ses compétences, chaque collègue dégage une faible lumière qui ne peut qu’éclairer le chemin devant lui.

Pour une plus forte lumière, il nous faut absolument nous réunir. Voilà pourquoi nous œuvrons à souder les piles. C’est ainsi que nous obtiendrons une lumière assez puissante pour éclairer le chemin de tout le corps professionnel. Et, c’est ainsi que nous pourrons rendre hommage aux membres de cette profession jusqu’alors négligés et faire entendre leur voix60.

40 Dès le premier numéro, la revue publie une enquête comprenant des questions auxquelles les vétérinaires doivent réfléchir et répondre par écrit pour trouver ensemble les moyens de parvenir à la juste reconnaissance de la profession. Selon les rédacteurs de la revue, c’est seulement en structurant un discours commun que les vétérinaires parviendront à être convaincants :

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Tout collègue qui regarde la réalité de la situation passée et actuelle du métier en face verra une effrayante montagne de problèmes. Désespéré, il approchera toute question sur le métier avec méfiance et dégoût. Ou, ces questions faisant resurgir les mauvais souvenirs, il voudra énumérer toutes les revendications à la fois. Cette manifestation soudaine de sentiments, bien qu’honnête, peut être perçue comme une réaction colérique et ne voudra rien dire pour ceux qui n’ont pas enduré les mêmes souffrances. C’est pourquoi nous devons expliquer notre cause avec clarté et sang-froid61.

41 Les associations professionnelles qui font leur apparition au tournant du siècle servent ainsi de lieux de rassemblement pour les vétérinaires, où il est admis de se plaindre et de s’adonner à des discours presque misérabilistes mais où il est surtout encouragé de réfléchir collectivement à des solutions pour construire leur légitimité en externe et consolider leur place dans l’espace social. Quant aux revues, elles deviennent le canal privilégié d’éducation du public sur les exigences de la profession vétérinaire. En effet, les revues professionnelles et les articles de presse parus sous la plume des vétérinaires sont tous remplis d’interminables louanges ; la médecine vétérinaire est exaltée et, surtout, les lourdes exigences du métier sont énumérées et amplement expliquées. Ce ton élogieux visait sans doute à corriger le manque de reconnaissance ressenti par les vétérinaires et à exprimer les mérites de leur profession puisque personne ne le faisait pour eux. Quant aux renseignements fournis sur les exigences professionnelles, il s’agissait d’instruire l’opinion. Les vétérinaires pensaient sûrement qu’il fallait adopter un esprit pédagogique pour sortir de la place « défavorisée » que l’on leur avait attribuée. Si les gens savaient ce que nous faisons jour après jour, ils seraient plus reconnaissants pensaient-ils.

Les vétérinaires comme garants de la prospérité économique

42 Cette mission pédagogique commence par le plus concret ; il s’agit de souligner les contributions des vétérinaires à l’économie du pays. Pour Mehmed Nuri et Ahmed Nevzad, la Turquie n’est pas seulement un pays d’agriculture, mais aussi un pays d’élevage et son économie se repose largement sur les deux. C’est en réalité l’expression zirâʿat memleketi qu’ils visent et tentent de remettre en cause. Cette expression, qui signifie « pays agraire », est tellement répandue dans les discours politiques et la presse pour désigner systématiquement l’Empire ottoman puis la jeune République de Turquie pour insister sur la part fondamentale de l’agriculture dans l’économie, qu’il est difficile de s’en défaire : « La conviction que la patrie ottomane est un pays agraire est tellement profonde que, si nous posons la question de savoir s’il en est vraiment un, on nous répétera de suite une phrase évidente et persuasive et on nous répondra que la nature et les conditions locales font de ces terres un pays agraire sans égal62. » En effet, le récit communément accepté consiste à dire que, grâce à sa situation géographique, le pays possède des terres extrêmement fertiles, ce qui en fait un pays agraire par excellence. Or, nos deux auteurs insistent sur la nécessité de prendre en compte la part de l’élevage dans l’économie. Selon Mehmed Nuri, les produits agricoles, même s’ils dominent le marché, ne sont pas assez rentables. Contrairement aux produits animaliers, ils ne permettent pas aux paysans de bien gagner leur vie :

La valeur de l’ensemble de nos animaux vaut des millions de lires. Nous acceptons que notre patrie soit un pays agraire. Cependant, je pense que la Turquie est plus un pays d’élevage qu’un pays d’agriculture. Parmi nos agriculteurs – exceptés quelques

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rares cas –, il n’y a personne qui devient riche en travaillant la terre. Mais, il y a beaucoup qui s’enrichisse avec l’élevage63.

43 C’est en améliorant la productivité de l’élevage et en réduisant les pertes dues aux maladies infectieuses et parasitaires que les vétérinaires contribuent à l’économie. C’est pourquoi, selon le vétérinaire Selahattin, la question vétérinaire doit être considérée comme une affaire nationale64. En effet, selon les rédacteurs de la revue Türk Baytarlar Cemiyeti Mecmuası, les animaux d’élevage et les produits animaliers auraient une valeur de 500 millions de lires en 1930 et leur exportation à l’étranger apporterait près de 40 millions de lires à l’économie turque chaque année65.

Les vétérinaires comme gardiens de la santé publique

44 Un autre point sur lequel les vétérinaires insistent et essayent de sensibiliser le public est leur contribution à la santé publique. Selon eux, la médecine vétérinaire ne peut se résumer à l’art de soigner les animaux. Les vétérinaires sont aussi responsables de la santé des hommes : ils ne les reçoivent peut-être pas dans leur cabinet de consultation mais, en assurant la santé des animaux, ils les protègent indirectement.

45 La viande et les produits animaliers occupent une place prépondérante dans le régime alimentaire des hommes, dans la mentalité de l’époque. Ce sont des aliments considérés sains et indispensables. En évitant la diffusion des enzooties, mais aussi des épizooties, comme la peste bovine qui peuvent entraîner des famines, en soignant les maladies plus ordinaires mais aussi en inspectant les abattoirs et les boucheries, les vétérinaires s’assurent de la disponibilité et de la qualité de la viande et des produits animaliers.

Dans la Revue de la Faculté de médecine de la Darülfünûn66 (Dârülfünûn ṭıbb fakültesi mecmûʿası), l’accent est placé sur l’alimentation pour souligner le rôle important que jouent les vétérinaires dans la société : « De quoi a-t-on besoin à la naissance ? N’est-ce pas de nourriture ? En début de la vie, le lait et les œufs sont nos produits alimentaires essentiels. Puis, vient la viande. Ceux-ci sont les piliers de nos corps, les joyaux de nos vies67. »

46 Dans l’esprit des vétérinaires, la médecine qu’ils pratiquent ne peut être dissociée de celle des hommes. En effet, les médecins ne peuvent se passer des vétérinaires, car la production des sérums et des vaccins dépend d’eux. Le sérum apporte une immunité passive et immédiate ; ce n’est pas la personne qui reçoit la dose qui la développe mais ce sont les anticorps transmis (des immunoglobulines d’origine animale) qui offrent une protection de courte durée. Le vaccin, contrairement au sérum, vise à susciter chez l’individu une réaction immunitaire durable ; il est, lui aussi, développé chez différentes espèces animales. Puisque la production des deux s’effectue d’abord chez l’animal, une complémentarité entre la médecine humaine et la médecine animale semble évidente. C’est en travaillant ensemble que les médecins et les vétérinaires peuvent combattre les maladies :

Comment peut-on séparer l’une de l’autre ? Les sérums administrés aux hommes proviennent des chevaux et parfois des bovins. C’est à partir d’animaux que l’on obtient les sérums contre la diphtérie, les infections à pneumocoques, le tétanos, la maladie du charbon, les méningites à méningocoques, les bactéries anaérobies et la gangrène gazeuse qui s’observe souvent après les plaies de guerre. Le vaccin contre la variole provient des veaux et celui contre la rage des lapins. En général, les vaccins que l’on obtient à partir des sérums et des cultures cellulaires sont administrés aux hommes une fois qu’ils sont testés sur des cobayes tels les lapins et

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les souris et seulement après avoir eu l’assurance de l’absence d’effets nuisibles sur les êtres vivants68.

47 Les vétérinaires se félicitent souvent d’être les gardiens de la santé publique ; ils assurent non seulement la sécurité alimentaire, mais jettent aussi les bases scientifiques pour la production de sérums et vaccins. C’est à eux que revient la responsabilité de préserver les populations de la maladie comme de la famine. L’une des tâches les plus ardues qui leur incombe est peut-être le combat contre les zoonoses, ces maladies animales qui peuvent se transmettre à l’homme, qui sont le pire cauchemar des responsables de santé publique étant donné leur disposition à se transformer en épidémies meurtrières, voire en pandémies mondiales. Neuf ans après le début de la grippe espagnole, l’une des pandémies les plus sévères (entre 20 et 100 millions de morts dans le monde), Ahmed Nevzad insiste sur le rôle vital des vétérinaires dans la prévention des maladies zoonotiques :

Tout comme les maladies peuvent se transmettre entre les animaux, elles peuvent aussi se transmettre aux humains et celles-ci sont les plus meurtrières pour l’homme. Ainsi, en combattant les maladies animales et en minimisant les risques de contamination, la médecine vétérinaire protège la santé des hommes. C’est pour cette raison qu’elle occupe une place centrale et joue un rôle important dans l’hygiène publique69.

48 Toutes ces considérations amènent les vétérinaires à remettre en cause le statut de la médecine, qui jouirait indûment d’une bien meilleure réputation que la profession des vétérinaires. Ces derniers cherchent à négocier une meilleure place dans la hiérarchie des savoirs. Ils veulent soit être sur un pied d’égalité avec les médecins, soit être considérés comme plus compétents qu’eux. Selon Mehmed Nuri par exemple, le programme académique d’une grande école vétérinaire est similaire à celui d’une faculté de médecine70. De plus, alors qu’elle est considérée moins noble que la médecine des hommes, la médecine des animaux serait bien plus complexe que cette dernière.

Mehmed Nuri insiste sur le vaste éventail de connaissances à acquérir. Il ne s’agit pas d’apprendre l’anatomie et la physiologie d’un seul être vivant, en l’occurrence l’homme, mais d’étudier de nombreuses espèces animales qui ont chacune leurs propres maladies71. La médecine vétérinaire serait donc une science à multiple facettes et couvrirait un champ de savoir nettement plus vaste.

49 Ahmed Nevzad va plus loin que son collègue et écrit que la médecine humaine ne représente qu’une branche de la médecine animale. Il conteste non seulement le statut de la médecine comme une discipline à part entière mais aussi la coupure radicale entre l’homme et l’animal, le premier étant bizarrement considéré supérieur au second.

Il procède par syllogisme. L’homme est un animal. Or, la médecine vétérinaire vise à soigner les animaux. La médecine vétérinaire englobe donc aussi la médecine destinée aux hommes. Dans la pensée d’Ahmed Nevzad, c’est inversement la médecine humaine qui se trouve en position de subordination :

Nous avions dit que la médecine vétérinaire était la médecine des animaux… Selon les sciences naturelles, l’homme appartient au règne animal. Alors, comme la médecine vétérinaire est divisée en branches qui s’occupent chacune exclusivement des maladies bovines, des maladies canines ou autres, la médecine humaine s’occupe, tout comme ces branches, des caractéristiques, des maladies et ainsi de suite d’un groupe d’animal en particulier et nous voyons ainsi que, d’un point de vue scientifique, la médecine humaine est une branche de la médecine vétérinaire72.

50 Cette hiérarchie inversée, c’est-à-dire la prééminence de la médecine des animaux sur celle des hommes, n’est pas une position défendue uniquement par Ahmed Nevzad. Par

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exemple, bien avant la publication de son article, c’est un étudiant à Istanbul qui défend cette idée. Alors que des étudiants de l’École vétérinaire civile (Mülkiye bayṭar mekteb-i ʿâlîsi) s’apprêtent à monter sur scène au théâtre Ferah à Şehzadebaşı pour jouer devant leurs camarades certaines pièces de Namık Kemal le soir du 29 décembre 1908, un étudiant dans le public, inspiré par les sentiments nationaux du dramaturge et pris d’amour pour sa profession qu’il juge sous-estimée, se lève pour prendre la parole73. En s’appuyant sur une citation du naturaliste français Georges-Louis Leclerc de Buffon, il dit que les connaissances médicales que nous avons sur l’homme dépendent et découlent de la médecine vétérinaire74. Puis, après avoir insisté sur le rôle des vétérinaires dans le développement des vaccins75, il dit : « Oui, je le dis et je l’assume, la médecine vétérinaire est une médecine générale… La médecine humaine en est une sorte de sous-branche76. » Ces paroles sont applaudies et acclamées.

Les vétérinaires comme héros nationaux

51 Si le travail des vétérinaires est indispensable à l’économie et à la santé publique, que peuvent-ils faire pour être appréciés ? Sacrifier leur vie ? Selon Mehmed Nuri, c’est exactement ce qu’ils font. Il va jusqu’à écrire que les vétérinaires meurent victimes du devoir :

Alors que la Turquie a besoin d’environ trois mille vétérinaires, il y a actuellement deux cents vétérinaires en fonction. Même dans ces conditions déplorables, ces hommes de science dévoués ont, grâce à leurs efforts surhumains, presque pu éradiquer la peste bovine qui entraîne la mort des bovins valant des millions de lires. Ces scientifiques qui travaillent avec tant de zèle et dévouement ne peuvent malheureusement pas jouir de la reconnaissance qu’ils méritent. Les vétérinaires, alors qu’ils sacrifient leur vie au nom de la science, ne sont pas promus. Leur salaire leur fournit à peine de quoi vivre. Des spécialistes ayant le même niveau d’étude, voire des responsabilités moins exigeantes que les vétérinaires se trouvent dans une situation bien meilleure77.

52 Le sacrifice suprême est le dernier argument avancé par les vétérinaires, qui, en raison de leur esprit d’abnégation, réclament une plus grande reconnaissance. Ce que dit Mehmed Nuri n’est pas faux. C’est la mort de deux vétérinaires de l’armée, Ahmed et Hüdai, qui bouleverse tout le corps de métier et sûrement aussi Mehmed Nuri. Les deux travaillaient sur la morve, une maladie infectieuse qui touche surtout les équidés mais aussi transmissible à l’homme. Ce travail acharné avait même valu à Ahmed le surnom de Ruʿâm Aḥmed, le mot ruʿâm étant l’équivalent turc de la morve78. C’est au laboratoire qu’ils contractent cette maladie alors qu’ils effectuent un sérodiagnostic. Hüdai meurt le 31 mars 1928 puis c’est son chef Ahmed qui succombe le 2 avril (fig. 4)79. Les obsèques ont lieu à Haydarpaşa, « au milieu d’une grande affluence de médecins vétérinaires », où le vétérinaire de l’armée Paul Forgeot, à la tête de l’Institut bactériologique de Pendik depuis 1925, « dit, au nom des vétérinaires français, un dernier adieu à ces victimes de la science80. » Les deux disparus deviennent des martyrs ; la famille d’Ahmed, comme celle de Hüdai, reçoit une indemnité de 2 500 lires81. Quelques années plus tard, les vétérinaires sombrent à nouveau dans le deuil. Cette fois-ci, c’est Kemal Cemil qui est touché par la même maladie. Alors qu’il travaillait à l’Institut Pasteur aux côtés de René Legroux atteint de la morve, il essaye de développer un sérum qu’il teste sur lui-même avant de transmettre les anticorps à son collègue (Osmanağaoğlu, Melikoğlu 2009 : 333). La situation du professeur Legroux s’améliore, mais Kemal Cemil meurt le 9 août 1934. D’abord enterré à Paris, son corps est exhumé et rapatrié en

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Turquie en 1939 sur le navire français Théophile-Gautier dans un cercueil métallique drapé du drapeau turc. Kemal Cemil est enfin enterré au cimetière de Karacaahmet à côté de son ancien professeur Ahmed dont il a partagé le destin tragique82.

53 C’est autour de ces figures, qui marquent à jamais l’esprit des vétérinaires, que se constitue un rituel. Chaque année, le 2 avril, ils se rendent en cortège au cimetière de Karacaahmet pour se recueillir et déposer des fleurs sur la tombe de leurs collègues qui se sont sacrifiés pour la science83.

Fig. 4. « Photographie de feu Ahmed entourée par une couronne de fleurs » « Aḥmed merḥûmuñ resmi çelenkler arasında… [Fôṭô M. Râẓı] ».

(Fenn ve vażîfe ḳûrbânları. Muʿallim bâḳterîyôlôġ Aḥmed ve muʿâvini Hüdâ’îye meslekdâşlarınıñ bir ḫâṭıra-i ḫazîni 1928 : 17)

Baytar değil veteriner!

54 Les efforts des vétérinaires finissent par converger sur un point qui peut sembler anodin de premier abord. À la liste des revendications visant à faire accepter la médecine vétérinaire comme une profession noble s’ajoute aussi la façon dont on appelle les vétérinaires et leur profession. Ce sont donc des mots qui sont constamment à l’esprit des vétérinaires presqu’autant que la question des salaires et des conditions de travail.

55 Alors que la médecine vétérinaire est d’abord désignée par fenn-i bayṭarî (ou fünûn-ı bayṭariye au pluriel) en turc ottoman, cette appellation disparaît au profit d’une autre d’expression, celle de ṭıbb-ı bayṭarî (ou ṭabâbet-i bayṭariye au pluriel), plus fréquemment utilisée par les vétérinaires eux-mêmes. Dans la première désignation de la profession, c’est le mot fenn qui pose problème. Fenn et sa forme plurielle fünûn gênent les vétérinaires, car le mot est polysémique et peut renvoyer aussi bien aux sciences

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appliquées qu’aux arts (Martykánová 2020). Il est ainsi considéré dangereux : un mot aussi flou que fenn rend possible, voire légitime de considérer la profession vétérinaire comme un artisanat plutôt que comme une science. Les vétérinaires ottomans, qui ne supportent pas d’être comparés aux maréchaux-ferrants, préfèrent donc l’expression ṭabâbet-i bayṭariye, qui signifie littéralement « médecines vétérinaires » et qui permet de dissiper toute ambiguïté. Cette expression leur permet effectivement de s’auto- définir comme des médecins et de se rapprocher davantage de leur groupe modèle. Il y aurait donc une hiérarchie entre fünûn et ṭabâbet, la seconde étant plus prestigieuse que la première – hiérarchie qui apparaît également dans la revue Servet-i fünûn, qui considère que la science vétérinaire aurait tellement progressé à la fin du XIXe siècle qu’elle aurait atteint le niveau de la médecine (fünûn-ı bayṭariye zamânımızda ṭıbb derecesinde teraḳḳiye mażhar oldıġı gibi)84.

56 Les vétérinaires ottomans s’étonnent de voir qu’à l’étranger, les collègues sont non seulement traités avec respect et dignité mais qu’ils détiennent aussi un titre professionnel de valeur. Aux États-Unis, par exemple, un diplômé d’école vétérinaire serait appelé « médecin pratiquant »85. Il n’y aurait donc pas de différence hiérarchique entre les médecins et les vétérinaires, les deux détenant un titre similaire. La volonté des vétérinaires d’être reconnus au même titre que les médecins refait surface ici, le vocabulaire employé à l’étranger devant servir d’exemple à suivre.

57 Puis, dans la période républicaine, il est question d’abandonner totalement le mot bayṭar. Selon Mehmed Nuri, ce terme d’origine arabe fragilise l’image des vétérinaires au sein de la société et, puisque la Turquie républicaine, sous l’impulsion de Mustafa Kemal, se tourne vers l’Occident, il serait bon d’adopter le terme veterîner, qui est d’usage dans tous les pays « civilisés » d’Europe et aux États-Unis86.

58 Il faut donner quelques éléments contextuels pour comprendre pourquoi le combat contre le mot baytar commence vers la fin des années 1920 et le début des années 1930.

En 1928, un nouvel alphabet phonétique turc est mis en place : le remplacement des caractères arabo-persans – jugés inadaptés au turc, trop complexes et trop orientaux – par des caractères latins devant permettre d’éradiquer l’analphabétisme, séculariser le pays et l’élever au rang des nations « modernes » (Caymaz, Szurek 2007). Cette révolution de l’alphabet est plus tard accompagnée d’une purge lexicale. Seuls les mots

« véritablement » turcs – ceux relevant de l’Öztürkçe – sont autorisés à être employés.

Ainsi, la Société d’étude de la langue turque (Türk Dili Tetkik Cemiyeti), qui voit le jour en 1932 avec pour mission de nationaliser et d’épurer la langue, tente d’effacer et de remplacer les mots que les Ottomans avaient abondamment empruntés à l’arabe et au persan (Szurek 2013).

59 C’est dans ce climat que les rédacteurs de la revue Türk Baytarlar Cemiyeti Mecmuası essayent de faire tomber le mot baytar dans l’oubli. Ils avancent d’abord, comme si cela était une évidence, que ce mot ne sonne pas bien87. En plus de ne pas être agréable à l’oreille, ce terme est d’origine arabe et ils pensent qu’il n’a donc pas sa place en turc.

Alors pourquoi utiliser ce mot en Turquie alors même que dans les pays arabophones, où doit naturellement s’utiliser le mot baytar, l’usage de l’expression anglaise veterinary [surgeon] a été généralisé88 ? Assez contradictoirement, les rédacteurs de la revue ne proposent pas une alternative turque du mot. Ils souhaitent son remplacement par le mot veteriner, calqué sur le mot français « vétérinaire », lui-même d’origine latine (Bréal, Bailly 1918 : 434). Le problème ne réside donc pas réellement dans le fait que le mot baytar soit étranger à la langue turque. Le remplacement du mot baytar par

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