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Au sujet du «pluriel» : Une «didactique de la Relation» à la lumière de Jean-Luc Nancy (Être singulier pluriel, 1996).

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Les cahiers de l'Acedle

 

19-2 | 2022

Notions en questions: L'autonomisation

Au sujet du « pluriel » : Une « didactique de la Relation » à la lumière de Jean-Luc Nancy (Être singulier pluriel, 1996).

SPRINGER Claude et LONGUET Frédérique

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/rdlc/11030 DOI : 10.4000/rdlc.11030

ISSN : 1958-5772 Éditeur

ACEDLE

Référence électronique

SPRINGER Claude et LONGUET Frédérique, « Au sujet du « pluriel » : Une « didactique de la Relation » à la lumière de Jean-Luc Nancy (Être singulier pluriel, 1996). », Recherches en didactique des langues et des cultures [En ligne], 19-2 | 2022, mis en ligne le 02 juin 2022, consulté le 04 juin 2022. URL : http://

journals.openedition.org/rdlc/11030 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rdlc.11030 Ce document a été généré automatiquement le 4 juin 2022.

Recherches en didactique des langues et des cultures is licensed under a Creative Commons Attribution- NonCommercial-NoDerivatives 4.0 International License

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Au sujet du « pluriel » : Une

« didactique de la Relation » à la lumière de Jean-Luc Nancy (Être singulier pluriel, 1996).

SPRINGER Claude et LONGUET Frédérique

Entrée en matière : le « pluriel » du Plurilinguisme et celui de la Relation

1 La didactique des langues a construit au cours de ces deux décennies de nouveaux fondamentaux théorique et pédagogique pour penser une « didactique du plurilinguisme », une didactique « plurielle ». Le « pluriel » est ainsi convoqué très largement aussi bien d’un point de vue linguistique que sociolinguistique et aussi culturel (voir les deux numéros des Cahiers de l’Acedle, 2021). L’individu apprenant est supposé détenir un répertoire pluriel (« pluri »linguistique/culturel), considéré comme

« un espace dynamique, mouvant, de ressources » (Moore, 2021). Moore (op.cit.) propose de « Réfléchir nos conceptualisations autour du pluriel », c’est notre objectif.

Cependant, le caractère « pluriel » retenu par le plurilinguisme ne questionne pas l’être apprenant. La qualité « plurielle » de l’être n’est pas réellement thématisée, en dehors du fait que l’individu est doté d’un « répertoire pluriel ». Il nous semble indispensable de dépasser la focalisation sur le « répertoire », les « ressources » disponibles des apprenants pour aborder la question ontologique de l’être « pluriel » qu’est l’apprenant.

2 Nous avons présenté « une didactique de la Relation, écologique et sociosémiotique » (Longuet et Springer, 2021) qui s’inscrit dans le paradigme de la complexité et par conséquent de la diversité du vivant. Nous nous sommes appuyés sur la « philosophie de la Relation » de Glissant (2009), et d’autres penseurs comme Varela, von Uexküll,

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etc., pour montrer l’importance des relations en collaboration, des relations avec les autres, qui débouchent sur des médiations multiples, réticulées.

3 Cet article souhaite montrer que l’ouvrage (méconnu en didactique des langues cultures) de Jean-Luc Nancy (1996) éclaire de manière extrêmement pertinente ce que nous entendons par « didactique de la Relation ». Jean-Luc Nancy, qui nous a quittés le 23 août 2021, était professeur de philosophie à l’université Marc Bloch de Strasbourg.

Son ouvrage, Être singulier pluriel, nous a semblé complémentaire aux réflexions d’Édouard Glissant (2009) à qui nous avons emprunté les notions de Relation, Tout- monde et réseau-rhizome (voir Longuet et Springer, 2021).

4 Les réflexions de Nancy, qui prennent appui sur celles de Heidegger, s’intéressent à la question de l’être, sa caractéristique « originaire ». Elles explorent la notion heideggérienne du Mitsein, être-avec, être-ensemble. Comment penser « l’être singulier pluriel », le « pluriel » de « l’être singulier » ? Peut-on conserver l’ontologie cartésienne de « l’ego sum », d’un être singulièrement individuel ou bien cette rupture souhaitée doit-elle faire un pas de plus et penser « l’avec » du pluriel, « l’ego cum » comme le dit Nancy ? Ce questionnement est de ce fait au cœur d’une didactique de la Relation qui souhaite sortir d’une vision purement cognitive et (socio)linguistique de la langue. Il ne suffit pas non plus de « sortir du CECR » (Maurer et Puren, 2019) pour envisager la question du « pluriel ». Pour le dire simplement, il nous semble urgent de passer d’un apprenant « solitaire » à un apprenant « solidaire » (Springer, 2009).

5 L’illustration de la première de couverture de notre livre (Longuet et Springer, 2021) représente un groupe d’enfants et d’adultes, de toutes origines, qui se tiennent par les épaules pour symboliser l’importance capitale de la Relation, de l’être-avec, de l’être- ensemble. Parler une langue ne consiste pas uniquement à mobiliser un répertoire pluriel mais implique l’être-ensemble. Il nous faut par conséquent comprendre ce que cela veut dire être « avec ». Varela (1993) nous a permis de montrer que ce n’est pas la communication qui est première mais les liens qui nous unissent dans les milieux que nous construisons en collaboration, dans cet être-ensemble et ce vivre-ensemble, dans nos écologies. Nous sommes toujours, en tant qu’organismes vivants, couplés à notre milieu (von Uexküll, 2010) qui s’inscrit dans une histoire sociale, dans des histoires individuelles, milieu marqué nécessairement par une écologie riche et en recomposition, en mouvement. En tant qu’humains nous pouvons parler, nous exprimer. Les langues et les langages nous servent à nous relier à la pluralité de notre milieu, aux autres. Cependant, nous ne communiquons pas des faits externes déjà là, prêts à l’emploi, aussi clairement que possible, comme le postulent la théorie de la communication et la didactique classique. Nous langageons pour construire ensemble, par petites touches épilinguistiques approximatives, comme l’a montré Culioli (2005), des univers imaginaires, sociosémiotiques, pour faire monde, pour recréer un/des monde(s). C’est la raison pour laquelle une didactique de la Relation ne peut se concevoir sans se poser la question ontologique de « l’être ensemble », du Mitsein.

Définir l’individu par son répertoire linguistique et culturel, qui semble s’ajouter à l’individu singulier n’est qu’une étape. Une didactique de la Relation nous invite à aller plus loin. Nous allons voir que pour Nancy nous sommes tous ensemble des origines du monde qui (s’)exposent le(au) monde dans une pluralité réticulée. Le théâtre médiatique numérique mondialisé porte au paroxysme une nouvelle « socialité » qui consiste à faire symbole, à vendre du symbolique, plus qu’à communiquer.

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L’essence de l’être : un « singulier pluriel » essentiellement social

6 Venons-en à l’ouvrage de Nancy, Être singulier pluriel. Il questionne l’être et définit son essence, son origine par la préposition avec, être-avec, être-ensemble. Contrairement à la vision classique de l’ego sum cartésien, l’être ne peut pas se concevoir comme une totale individualité dans un monde, une réalité, qui lui serait extérieure. Être-avec, être-avec-à-plusieurs, être-ensemble, être-les-uns-avec-les-autres, être-en-commun.

Ces différents termes apparaissent partout. Que recouvrent-ils ? Nancy (op.cit. : 50) fournit de nombreuses propositions, en voici une :

7 l’essence de l’être est, et est seulement, en tant que co-essence. Mais une co-essence, ou l’être-avec – l’être-avec-à-plusieurs – désigne à son tour l’essence du co-, ou encore, et plutôt, le co- (le cum) lui-même en position ou en guise d’essence.

8 Pour Nancy (op.cit. : 30, 48), l’être ne préexiste pas, d’ailleurs, ajoute-t-il, rien ne préexiste. L’essence de l’être ne peut se concevoir que dans un avec, un co-, une co- existence. « La pluralité de l’étant est au fondement de l’être ». Cela signifie que « L’être est singulier et pluriel, à la fois, indistinctement et distinctement ». On ne peut pas envisager un être singulier d’un côté et un contexte social de l’autre, « c’est l’« avec » qui fait l’être, et il ne s’y ajoute pas ». Cette formulation nous rappelle la position de Varela (1993) pour qui il n’y a ni intérieur ni extérieur, un sujet et un contexte réel qui serait déjà là. Tout organisme vivant est en couplage permanent avec son milieu. Nous (re)créons un milieu qui à son tour nous (re)crée (von Uexküll, 2010). Cela nous renvoie aussi à Vygotski (1985) qui affirme clairement que le social est premier, un être coupé des autres ne saurait avoir d’existence, on ne se développe que grâce et par les autres (on se souvient de la fameuse ZDP vygotskienne que nous préférons définir comme zone de développement des potentialités). C’est donc un postulat ontologique premier.

L’essence de l’être, son origine, est d’« être-avec ».

9 Or, la didactique (l’école en général) nie « l’originarité » du Mitsein, de l’être-avec, de la primauté du social. Nancy (op.cit. : 51) estime que la philosophie contemporaine ne prend pas en compte l’importance de cette origine, du « cum ».

10 Il est absolument nécessaire, à cet égard, de renverser au moins l’ordre de l’exposition philosophique, pour laquelle, très régulièrement, l’« avec » - et l’autre qui va avec, si l’on peut dire – vient toujours en second.

11 Il en va de même de l’éducation. Nous sommes face à un défi pour la didactique, celui de la nécessité d’une rupture forte par rapport au postulat cartésien d’un sujet individuel qui existe parce qu’il pense, indépendamment du cum. Pour Nancy (op. cit. : 51) « Ego sum = ego cum = nos sumus ». De cette définition découle tout un ensemble de remises en question. Nous en retenons quelques-unes qui éclairent certains aspects de la didactique de la Relation.

L’acteur social n’est pas un sujet universel membre d’un collectif d’individualités

12 Le 20e siècle est marqué par le libéralisme qui promeut l’individu comme essence de l’être. Le discours ordinaire et dominant impose l’ordre suivant (Nancy, op.cit. : 64) :

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13 d’abord l’individu, puis le groupe, d’abord l’un, puis les autres, d’abord le sujet de droit, puis les rapports réels, d’abord une « psychologie individuelle », puis une « psychologie collective », et surtout, comme on persiste à le dire de manière étonnante, d’abord un

« sujet », puis une « intersubjectivité ».

14 La société et l’école seraient ainsi constituées d’ego séparés, déconnectés du social, considérés comme « solus ipse ». La société serait la somme d’individus libres et indépendants les uns des autres, un collectif tout au plus (d’où sans doute la réticence en didactique à utiliser le terme collaboration et à préférer celui de coopération et collectif). On comprend qu’une société faite de communautés d’individus interreliés met en danger l’idéologie libérale. C’est pourtant ce que l’on observe sur les réseaux sociaux, lieu par excellence de communautés sociales qui expriment cette autre réalité de la co-présence, de la nécessité d’un être-ensemble, un être-avec. De même, la migration vient bouleverser un ordre qui se veut primitif et pur (« une primitive donnée individuelle »). Faire société, dans ce cas, ne signifie pas être-ensemble, vivre avec, construire à plusieurs, mais défendre l’idée d’une société libérale en tant que collectif d’ipséités juxtaposées. L’idée de « dimension sociale » apparaît dans ce contexte comme un euphémisme, voire un abus de langage. La dimension sociale s’ajoute mais ne saurait remettre en question l’individualisme libéral. C’est la raison pour laquelle l’idée de « dimension sociale » n’est qu’une manière d’agrémenter l’ordre établi. Il est difficile de la nier mais elle doit être strictement contenue, réduite au strict minimum, sans porter atteinte aux libertés de l’individu.

15 Affirmer que l’essence de l’être c’est d’être « avec » ne consiste pas simplement à ajouter une couche de socialité (Nancy, op.cit. : 64).

16 Il ne s’agit même pas d’une socialité ou d’une altérité qui viendrait traverser, compliquer, mettre en jeu – altérer – dans son principe l’instance du sujet compris comme solus ipse. C’est plus et c’est autre chose encore. C’est ce qui, dans le principe, ne détermine l’ipse quel qu’il soit (« individuel » ou « collectif », si ces termes ont un sens précis) qu’en le co-déterminant avec la pluralité des ipse dont chacun est co-originaire et co-essentiel au monde, à un monde que définit désormais une co-existence à entendre en un sens inouï, parce qu’elle n’a pas lieu « dans le monde », mais elle forme l’essence et la structure du monde ? Non pas un voisinage, ni une communauté des ipse, mais une co-ipséité : voilà ce qui vient au jour, mais comme une énigme sur laquelle vient buter notre pensée.

17 Nancy montre bien la difficulté à reconnaître cette énigme, à ne pas confondre

« communauté des ipse » et « co-ipséité ». En didactique et en éducation, nous sommes, en apparence, parvenus à questionner la notion d’identité, de sujet, d’acteur, et à lui accorder une place centrale. Cependant, l’acteur demeure un sujet universel immuable et interchangeable, membre d’un collectif d’individualités.

Pluralité : il faut beaucoup de mondes pour faire un monde

18 Partons, arbitrairement de l’affirmation suivante de Nancy (op. cit. : 49) :

19 Il convient d’ajouter que cette inférence fait conclure en réalité à un pluriel d’existence : il existe quelque chose (au moins « moi ») et autre chose, au moins cet autre « moi » qui se représente un possible, et auquel je me rapporte pour me

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demander s’il existe quelque chose de tel que ce que je pense comme possible. Il co- existe au moins plus d’un « moi ».

20 Nancy rejette la possibilité d’une philosophie « du sujet », « au sens de la clôture infinie en soi d’un pour-soi ». D’où l’affirmation du « pluriel d’existence ». L’être est ainsi un

« singulier pluriel » dans lequel co-existe plus d’un « moi ».

21 La didactique quant à elle ne conçoit qu’un sujet universel représentatif d’une langue et d’une culture homogènes (comme le montre clairement la conception de l’échelle des niveaux du CECR). Il est vrai que le plurilinguisme refuse cette vision et postule l’idée de répertoires pluriels et donc d’identités plurielles. Il y a plusieurs moi en moi, plusieurs langues et plusieurs cultures. Pourtant, répétons-le, on ne peut se contenter de limiter la pluralité, mise à jour par le plurilinguisme, à un simple répertoire de langues et de cultures. La didactique plurielle, au pluriel, ne peut pas échapper au questionnement ontologique : qu’est-ce que le « moi » singulier pluriel ?

22 C’est un aspect difficile à expliquer et comprendre. Cela fait partie de l’énigme décrite par Nancy. Nous co-existons d’une part avec nos « moi » mais aussi avec les autres êtres du monde (qui ne sont pas uniquement des humains). « En présence les uns des autres et du reste de l’étant », nous n’accédons pas à autre chose qui serait un état, un déjà là, un monde extérieur. Pour Nancy, chaque individu est une origine du monde. Exister c’est être une origine qui s’expose, qui se frotte / touche aux autres origines (Nancy, op.cit. : 32-33) :

23 Elle est la singularité plurielle de l’être de l’étant. Nous y touchons dans la mesure où nous nous touchons, et où nous touchons au reste de l’étant. Nous nous touchons en tant que nous existons. Nous toucher est ce qui nous fait « nous », et il n’y a pas d’autre secret à découvrir ou à enfouir derrière ce toucher lui-même, derrière l’« avec » de la coexistence.

24 L’accès au monde, aux autres, ne peut nous donner accès qu’à l’origine de l’être et non pas à autre chose d’extérieur. Exister s’exprime dans le corps à corps, comme le disait aussi Varela, « nous toucher est ce qui fait « nous » » précise Nancy. L’origine est la singularité plurielle, ce qui a pour conséquence que « chaque singularité est un autre accès au monde ». L’homme est « l’artiste du monde, c’est-à-dire exposant le monde pour le monde ». « C’est la touche plurielle à l’origine singulière ». « Un monde c’est toujours autant de mondes qu’il faut pour faire un monde ». C’est ainsi que « nous n’accédons qu’à nous » dans la mesure où nous sommes singulier pluriel. Nancy parle de « cosmogonie plurielle », que l’on peut rapprocher de l’idée de Tout-monde de Glissant (2009). Les précisions de Nancy permettent de ne pas confondre Tout-monde et Globalisation, de ne pas nous enfermer dans l’opposition local-global. L’art, dit Nancy (op.cit. : 33),

25 est toujours cosmogonique, mais il expose la cosmogonie pour ce qu’elle est : nécessairement plurielle, diffractée, discrète, touche de couleur ou timbre, phrase ou masse pliée, éclat, senteur, chant ou pas suspendu, puisqu’elle est la naissance d’un monde (et non la construction d’un système).

26 Comme nous avons pu le dire, les jeunes acteurs des réseaux sociaux exposent leurs singuliers accès au monde par touches éphémères. Ils créent des mondes à leur façon, ils donnent accès à leur présence au monde (Longuet et Springer, 2021).

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Altérité : distinguer le grand Autre du petit « autre », le grand Médiateur de la médiation

27 Nous avons mis en lumière dans notre livre l’idée du couplage permanent du sujet humain avec son milieu. La/les rencontre(s) avec l’autre (humain et non humain) est/

sont ainsi constitutive(s) de notre être, de notre co-existence. Nous sommes nécessairement mobiles dans notre (nos) milieu(x), nous sommes confrontés aux autres qui nous renvoient à nous-mêmes. Nancy (op.cit. : 99) précise ainsi que « Rien ne peut être pensé de cette situation si l’un, en général, n’est pas d’abord pensé selon l’un-avec- l’autre ». Or, la tradition préfère représenter l’individu comme étant « seul, à part soi, et sans aucune co-existence ni co-incidence ». L’Autre est de cette manière pensé comme un autre moi-même, comme un alter ego, un autre ego mais il peut aussi être vu comme ce que je ne suis pas, c’est-à-dire l’Autre en tant qu’altération de soi, l’étranger par exemple. Nancy critique ces approches dans le sens où « Le Soi [reste] seul en soi tout en sortant de soi. Ce qui est proprement manqué ou sauté, dans cette fausse sortie, c’est le moment de l’avec ».

28 Pour Nancy (op.cit. : 105),

L’être-avec désigne au contraire l’autre qui ne revient jamais au même, la pluralité des origines. La juste mesure de l’avec, ou plus exactement, l’« avec » ou l’être-avec comme juste mesure, comme justesse et comme justice, est donc la mesure de la dis-position comme telle : la mesure de l’écart d’une origine à une autre origine.

29 C’est la figure du grand Autre qui domine la tradition, l’écart entre l’intime et le proche, la distance qui sépare l’autre de moi. Il est plus difficile de concevoir la société

« en tant qu’existence de nous et comme nous, nous au monde, nous-le-monde ». Nous c’est le Tout-monde pour Glissant. Nancy poursuit (op.cit. : 99), « nous » n’est pas un sujet et il n’est pas non plus « composé » de sujets… « nous » se dit, chaque fois, de quelque configuration, groupe, réseau, grand ou petit, et d’autre part, nous disons

« nous » pour « tout le monde », c’est-à-dire aussi, en vérité, pour la co-existence muette et sans « nous » de l’univers entier, choses, bêtes et gens. « Nous » ne dit, ni l’Un, ni l’addition des « uns » et des « autres », mais « nous dit « un » d’une manière singulière plurielle, un par un et avec un ».

30 La question de l’altérité ne saurait de ce fait être réduite à l’opposition de soi à l’Autre, ni même de soi à son alter ego si l’on admet le postulat de l’être-avec, l’être-avec-les- autres, celui du Tout-monde.

31 L’approche classique de l’Autre (avec majuscule), en didactique par exemple, élude l’importance d’un être singulier pluriel. En effet, l’interculturel envisage des blocs unifiés, distincts, l’un d’un côté et l’autre par ailleurs. La médiation, linguistique et/ou culturelle, se conçoit comme la nécessité de réduire l’écart entre ces deux blocs. Celle/

celui qui maitrise l’autre langue a pour mission de faciliter le transfert/traduction de l’un à l’autre dans la mesure où il/elle est capable de se mettre à la place de l’Autre.

Pour la didactique, l’Autre ne peut être qu’en majuscule, une entité générale, universelle et non pas un nous-Tout-monde. L’objectif de l’apprentissage interculturel est de former des Médiateurs missionnés pour réduire l’écart entre deux blocs séparés et pour faciliter une entente cordiale.

32 Or, pour Nancy, il ne saurait y avoir de milieu intermédiaire et donc pas de grand Médiateur (op.cit. : 23). Le singulier pluriel ne peut s’opposer à un autre singulier

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pluriel. « C’est d’emblée chaque un, et donc aussi chaque avec et entre tous les autres » (op.cit. : 52). Nous restons en effet prisonniers de la vision du grand Autre et, selon cette logique, « Autre est toujours le Médiateur : son prototype est le Christ » (op.cit. : 118-119).

33 La co-existence, la Relation, implique au contraire que « l’avec » est médiation mais une

« médiation sans médiateur » qui ne « médiatise rien ». L’entre-nous, l’être-ensemble est un espace et un temps « de partage et de passage » dans lequel tout circule. C’est

« le croisement, l’intersection et l’écartement, l’étoilement à la di-mension du monde ».

La médiation est circulation, partage, bifurcation. Il n’y a pas d’Autre qui surplombe et domine dans un milieu intermédiaire délimité par des frontières. Nancy poursuit (op.cit. 121) :

34 Chacun est auprès-de-soi en tant que et parce que auprès-des-autres. « Nous » sommes donc d’abord les uns avec les autres : non pas comme des points rassemblés, ni comme un ensemble réparti, mais comme un être-avec-les-autres.

35 Pour le dire avec Vygotski, c’est dans le cadre d’expériences émotionnelles (la perezhivanie) qui nous mettent en contact avec les uns et les autres (auprès-de-soi et auprès-des-autres), au sein même des relations qui se tissent, qu’un processus médiatisant complexe peut se déclencher et permet chaque fois de nous sentir soi et les autres, de nous comprendre soi et les autres, de faire circuler des sens entre nous, d’imaginer des mondes pour faire monde. Ainsi, l’Autre ne peut pas être « un autre en général comme l’étranger qui s’oppose au propre » (Nancy, op.cit. : 29-30).

36 Cet « autre », ce « petit autre », est l’« un » de plusieurs en tant qu’ils sont plusieurs, c’est chaque un et c’est chaque fois un, l’un d’entre eux, l’un d’entre nous tous. De même, et réciproquement, « nous » c’est toujours forcément « nous tous », dont pas un n’est

« tout » et dont chacun est à son tour – des tours simultanés autant que successifs, des tours dans tous les sens – l’autre origine du même monde.

37 Pour Nancy, « le petit autre » fait partie du même monde, du même Tout-monde pour Glissant. On ne peut dans ce cas opposer l’un à l’autre, le natif à l’étranger, puisque l’autre est « l’un d’entre nous tous ». « Chaque un » fait entendre, successivement et en simultané, sa manière d’être à un moment donné, manière qui constitue une « autre origine du même monde ».

Faire symbole : une autre socialité sur la scène numérique mondialisée

38 S’interroger sur la Relation comme être-ensemble-en-société est nécessaire mais loin d’être une évidence. Nancy sollicite le mouvement situationniste, en particulier sa critique de la société du spectacle, pour montrer le dévoiement de l’être-ensemble, de la co-existence sociale, dans la société mondialisée et hyperconnectée actuelle. On ne peut pas parler d’échange et de relation dans l’absolu, une relation qui serait sans histoires et sans idéologie, avec simplement des règles de bon fonctionnement pour harmoniser les interactions entre individus. La critique situationniste présente la co- existence sociale comme un « spectacle » qui tourne à vide. Nancy précise que (op.cit. : 72) :

39 La misère du « spectacle » nomme la co-existence dont le co- ne renvoie à rien par quoi l’existence puisse symboliser avec elle-même – ce qui revient à dire : rien par quoi

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l’existence puisse se dire en tant que telle, rien par quoi elle puisse faire sens d’être, au moment même où elle s’avère et où elle s’expose comme toute la propriété de l’être.

40 Nous nous donnons en spectacle et nous parlons du spectacle que nous donnons. Les médias numériques nous permettent, avec une facilité déconcertante, de nous exposer les uns aux autres, de co-exister de multiples façons. Participer aux réseaux sociaux est devenu une nécessité pour se donner une vie sociale, pour co-exister socialement. Nous avons souligné dans notre livre l’importance vitale des réseaux sociaux pour la jeunesse. Les jeunes sont au spectacle, ils font le spectacle, ils sont le spectacle. Les artefacts numériques nous permettent de créer notre propre « société du spectacle ».

Nous en sommes les créateurs, les acteurs et les consommateurs. Pour Nancy (op.cit. : 72), « L’être-ensemble est défini par l’être-ensemble-au-spectacle ». On observe et envie le succès d’un.e influenceur.se qui se donne en spectacle à une communauté à la fois spectatrice et actrice, constituée par plusieurs centaines de milliers (voire millions) d’amis-spectateurs-acteurs dans le théâtre mondialisé hyperconnecté.

41 Ce désir d’être-ensemble-au-spectacle « ne renvoie à rien par quoi l’existence puisse symboliser avec elle-même ». La dénonciation situationniste du semblant et du mensonger s’applique clairement à la société des « fake news » dans laquelle nous vivons. On peut ainsi légitimement parler d’une nouvelle « misère du spectacle ». Il manque en effet « un horizon de Sens auquel rapporter l’être-ensemble comme tel ». La Relation sur cette scène théâtrale hyperconnectée ne dit rien, ne propose aucun horizon de sens si ce n’est un horizon marchand.

42 Nancy pourtant estime que cette critique qui déconsidère « l’extériorité simplement

« sociale » (la sphère de l’extériorité des besoins et des échanges, la sphère des paraîtres mondains, etc.) », nous renvoie à une opposition toujours présente entre l’extériorité comme aliénation sociale (le semblant, le paraître) et l’intériorité (l’être vrai) comme pureté originelle et naturelle. L’ego dans sa pureté intérieure naturelle serait seul en mesure de porter du sens, de donner sens à l’existence. Nancy (se) demande si cette critique de la société (op.cit. : 73)

43 est faite en vertu d’un présupposé qui n’aurait rien de « social » (d’une ontologie de l’être-tout-court, si j’ose dire), ou bien en vertu d’une ontologie de l’être-en-commun, c’est-à-dire de l’essence singulière plurielle de l’être.

44 Dès lors, se poser la question du sens de la Relation ne renvoie pas à la simple intelligibilité d’un message que l’on transmet (la communication) ni même à une certaine authenticité d’une parole adressée à une communauté (le spectacle). Pour analyser la nouvelle socia(lisa)tion il est nécessaire pour Nancy d’opérer une révolution copernicienne, « celle de l’« être social » tournant désormais autour de lui-même, ou sur lui-même, et non plus autre chose (Sujet, Autre ou Même). » Il poursuit (op.cit. : 79) en disant qu’il est probable que

45 le « spectacle » et la « communication », la « marchandise » et la « technique » ne seraient que les figures, peut-être perverses, mais en tout cas encore non pensées, ce serait la mise à nu de la réalité sociale – du réel même de l’être social – dans, par et comme la symbolicité qui la constitue.

46 Il n’est ainsi plus suffisant d’analyser cette nouvelle scène sociale avec les outils de la communication et de l’interaction langagières. En effet, le spectacle que se donne l’être social est d’ordre symbolique, ce que nous nommons sociosémiotique. Pour Nancy (op.cit. : 79), le rôle du symbolique est de « faire symbole, c’est-à-dire lien, ajointement,

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et de donner figure à cette liaison, ou de faire image en ce sens. » Il rappelle que « le sumbolon grec était un morceau de poterie cassé en deux morceaux lors d’une séparation entre amis, entre hôtes, et dont l’ajointement ferait plus tard signe de reconnaissance. » Le symbolique marque ce rapport entre amis, comme un « je t’aime ».

Symboliquement, en se mettant en rapport, on devient « ami ». C’est bien la caractéristique des réseaux sociaux. Or, la critique de l’image, de la société des images, oppose le simulacre de l’image à la symbolisation pure, nous dit Nancy. On méprise cette communication par image-symbole, par émoticônes, par « stories » imagées et médiatisées qui ne respecte plus la pureté du langage, celle de la langue écrite seule porteuse de sens. Dès lors, il s’agit de « faire image » et non pas de « faire sens » par la seule médiation linguistique.

47 À quoi renvoie alors le processus de symbolisation ? Pour lui (op.cit. : 79),

48 Le seul critère de la symbolisation n’est pas l’exclusion ou l’abaissement de l’image, mais la capacité de laisser jouer, dans l’image-symbole et par elle, avec l’ajointement, l’écart, l’intervalle ouvert qui l’articule en tant que sym-bole : le mot ne veut rien dire d’autre que « mis-avec » (le sun grec = le cum latin), et c’est proprement la dimension, l’espace et la nature de l’« avec » qui sont ici en jeu. Le « symbolique » n’est donc pas un aspect de l’être-social : c’est cet être lui-même, d’une part, et d’autre part le symbolique n’a pas lieu sans (re)présentation : il est la (re)présentation des uns aux autres selon laquelle ils sont les-uns-avec-les-autres.

49 Nous retrouvons l’« animal symbolique » de Cassirer (1972). La société se découvre en tant qu’elle-même, « en faisant symbole avec elle-même, paraissant face à elle-même pour être ainsi tout ce qu’elle est et tout ce qu’elle a à être ». Elle est le « spectaculaire- marchand », spectacle et technique. Les jeunes, héritiers de cette société du spectacle, tirent tout le bénéfice des artefacts numériques pour faire société, dans le sens où ils se sont approprié ces deux aspects, le spectacle et la technique. Nous voyons que la qualité symbolique, de symbolisation, c’est-à-dire sociosémiotique, est au cœur même de la socia(lisa)tion, de la Relation.

Langager une pensée en partage : on « communique » ou « ça parle » ?

50 Cette dernière question (il y en aurait bien d’autres) concerne la question linguistique qui constitue la colonne vertébrale de la didactique des langues. La didactique des langues se définit classiquement par la théorie de l’information et de la communication. Communiquer consisterait à échanger un message selon des règles, des normes qui permettent de le rendre aussi clair que possible, de faciliter au maximum un bon échange entre interlocuteurs et de fournir des bonnes pratiques langagières.

Meilleure est la maitrise de la langue, plus clair est le sens du message. Communiquer consisterait ainsi à transmettre du sens déjà là. Par ailleurs, la « communication » est devenue aussi dans la société une grande affaire avec des théories et des techniques qui prolifèrent. Nancy ajoute (op.cit. : 47) la « médiatisation » des « media » s’entraîne dans un vertige auto-communicationnel ». Pour lui, cela signifie que « quelque chose est mis à nu, la trame nue et sans « contenu », en effet, de la « communication » - on pourrait dire du com- (du telecom-, soit dit en toute indépendance), c’est-à-dire notre trame, ou

« nous » en tant que trame, réseau, un nous réticulé ». La société est spectacle, le spectacle est société. Le réseau social caractérise bien la société-spectacle et le

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spectacle-communication. Ainsi, « La « communication » n’est que la négociation laborieuse d’une image raisonnable et sans intérêt de la communauté vouée à son propre entretien, qui se révèle à nouveau n’être que l’entretien de la machine spectaculaire-marchande ».

51 Dès lors, la question n’est pas de savoir ce qu’est la communication mais ce qu’il en est de notre communication, ce que ce nous réticulé qui communique signifie. Nancy (op.cit. : 93) propose de poser la question de la manière suivante :

52 Qu’est-ce qui « nous » dit, et que nous dit-on de nous, dans cette prolifération technique du spectacle social, du social spectaculaire, de la mondialité automédiatisée et de la médiatisation mondialisée ?

53 Pour répondre à cette question il n’est pas possible de réduire la communication à un je pense donc je dis clairement à l’autre ce que je pense. Il s’agit plutôt de savoir

« comment nous dire nous », comment parler de notre « (as)sociation », comment nous ajuster et nous coordonner pour dire nous, pour nous penser ensemble, pour nous (re)présenter symboliquement le monde. Il y a une mise en scène symbolique, « une praxis et un ethos », qui advient à chaque « com-parution », chaque expérience, chaque

« perezhivanie » qui nous relie aux autres dirait Vygotski. Il ne s’agit par conséquent pas de « communication » au sens d’échanger des informations, mais de « langager » (comme le propose Varela, 1993) pour se coordonner, pour s’ajuster, pour se donner une symbolisation, pour symboliser le nous, pour faire spectacle ensemble, pour être ensemble simplement. L’expérience quotidienne est faite de « singularités », « c’est le passage discret d’autres origines du monde » qui se (re)présentent, qui comparaissent dans une « multiplicité réticulée ». Le sens est une mise en jeu, un passage de l’un à l’autre (op.cit. : 47).

54 Le sens d’être n’est sans doute jamais dans ce qui est dit – dans les significations -, mais il est à coup sûr dans ceci, qu’« il est parlé » au sens absolu de l’expression. « On parle »,

« ça parle » veut dire « l’être est parlé », il est sens (et non pas il fait sens). Mais « on » ou « ça » n’est jamais que nous.

55 Dans la Relation nous ne nous contentons pas de parler de nous en tant que sujets, du monde extérieur en tant qu’objets, d’échanger des informations pour agir ensemble (pas uniquement). Dans et par le langage, nous nous exposons aux autres, nous langageons, c’est-à-dire nous nous parlons de nous, de nos origines, de nos singularités, de notre « multiplicité réticulée » dans la mesure où nous exposons « l’homme avec- tout-l’étant du monde ». Il n’y a pas de sens a priori mais une circulation de langagement. Nous sommes sens et pour dire ce sens de l’être-dans-le-monde que nous sommes tous, qui est singulier pluriel, nous avons recours à la symbolisation portée par tous les langages dont nous disposons et pas uniquement par les mots et les significations enfermées dans des mots (comme le disait aussi Vygotski). Tout comme il n’y a pas de Relation dans l’absolu, il n’y a pas de Langage dans l’absolu (op.cit. : 109).

56 Il n’y a pas « le » langage, mais des langues, et des paroles, et des voix, un partage originairement singulier des voix sans lequel il n’y aurait aucune voix.

57 Ainsi, pour Nancy (op.cit. : 108-111), « le langage est l’exposant de la singularité plurielle ». Le partage des voix, des origines réticulées et multiples, consiste en une circulation du sens du monde qui n’a ni commencement ni fin, qui est le sens du monde en tant que l’être-avec, la simultanéité de toutes les présences qui sont toutes les unes à l’égard des autres, et dont aucune n’est à soi sans être aux autres.

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58 Dans le dialogue ou le polylogue, nous sommes « toujours simultanément « nous » et

« moi », et « moi » en tant que « nous » aussi bien que « nous » en tant que « moi ». Cela implique que « le langage est essentiellement dans l’avec ». On se souvient que Vygotski insistait sur cette circulation entre les individus, qui relie également le dialogue extériorisé et le discours intérieur. Une parole est ainsi toujours dite et redite, par/

pour moi et par/pour les autres. Nancy reprend cet aspect de la manière suivante (op.cit. : 110) :

Toute parole est simultanéité de deux paroles au moins, celle qui est dite et celle qui est entendue – fût-ce par moi-même -, c’est-à-dire qui est re-dite. Dès qu’une parole est dite, elle est re-dite, et le sens ne consiste pas dans une transmission d’un émetteur à un récepteur, mais dans la simultanéité de deux (au moins) origines de sens, celle du dire et celle de la redite. Le sens, c’est que ce que je dis ne soit pas simplement « dit », mais pour être dit, en vérité, me revienne redit. Mais en me revenant ainsi – de l’autre – cela est aussi devenu une autre origine de sens. Le sens est le passage et le partage d’origine en origine, singulier pluriel.

59 Nous retrouvons l’idée du passage, de la circulation, du partage que nous avons présentée dans notre livre (Longuet et Springer, 2021). On ne transmet pas un sens, on fait circuler jusqu’à épuisement des origines possibles de sens. Et comme le disait Culioli (2005), dans ce langagement circulaire il y a parfois de ces sens qui vont dans tous les sens. Dans le passage, dans le transport du sens de l’un à l’autre, il n’y a « pas

« traduction » au sens de la conservation d’une signification (même modifiée) » mais une « trans-duction », au sens « d’un étirement et d’une tension d’origine-de-sens à origine-de-sens ». Que ce soit pour le bavardage insignifiant ou la poésie, « c’est le même conatus : l’« avec » selon lequel nous nous exposons les uns aux autres, en tant que

« uns » et en tant que « autres », exposant le monde en tant que monde ».

60 Ces réflexions permettent de comprendre que parler avec d’autres n’est pas une simple communication, une transmission d’un message d’un émetteur vers un récepteur, comme on a coutume de le penser. Le terme « langager » de Varela (1993), qui n’est pas utilisé par Nancy, a l’avantage de sortir du piège de la communication. Pour Varela, le terme « communiquer » est fortement lié aux informations circulant dans un monde qui nous serait extérieur ; « langager » permet de souligner un processus qui nous sert à nous « coordonner avec d’autres dans le cadre du couplage social pour construire ensemble des espaces culturels » (Longuet et Springer, op.cit. : 318). Comme le dit Nancy, « on parle »/« ça parle » c’est-à-dire nous faisons circuler du/des sens entre nous mais aussi en/pour nous. Si la technique nous permet de nous (as)socier, le(s) langage(s) nous permettent d’exposer et de faire circuler nos origines de sens, nos visions de l’étant du monde. Nancy nous invite à comprendre qu’il n’y a pas de pensée individuelle prête à être formulée et échangée, mais que la pensée est partagée/en partage/en circulation, essentiellement portée par des êtres qui sont singuliers pluriels. « Tout a toujours été déjà dit, mais tout est à dire, car le tout comme tel est toujours à nouveau à dire ».

Une recherche didactique en chantier…

61 Cette lecture du livre de Nancy nous a permis d’apporter un éclairage approfondi sur la didactique des langues et du plurilinguisme en général et sur ce que nous entendons par « didactique de la Relation ».

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62 Nous sommes partis du postulat de la nécessité d’une rupture épistémologique s’inscrivant dans le paradigme de la complexité du vivant. Glissant nous a permis d’affirmer la primauté de la Relation, du Tout-monde, l’importance du développement réticulaire, en rhizome, aspects que l’on trouve, d’une autre manière, dans la théorie historico-socioculturelle vygotskienne. L’éclairage apporté par les réflexions de Nancy sur l’être singulier pluriel permet de placer la réflexion ontologique au cœur de la didactique des langues cultures. Apprendre une langue, approcher d’autres expressions du monde, d’autres symbolisations du Tout-monde, concerne la question de l’être singulier pluriel, celle de l’humain.

63 La didactique du plurilinguisme s’est avant tout intéressée au pluriel des langues- cultures (une écolinguistique), au fait que nous disposons d’un répertoire pluriel de langues et de cultures oubliant que ce répertoire est celui d’un être singulier qui est intrinsèquement « singulier pluriel ». Nous pensons qu’il ne suffit pas d’opposer la vision traditionnelle d’une pureté linguistique et culturelle (le monolinguisme) à une vision écolinguistique plurielle et mouvante (le plurilinguisme). Définir l’essence de l’être comme singulier pluriel révèle l’importance de la Relation, celle de l’être-avec- les-autres, et souligne la nécessité d’en clarifier les implications pour la didactique (il n’y a pas de neutralité idéologique).

64 Selon ce postulat, l’apprenant ne peut pas être vu comme un acteur universel disposant d’un « répertoire pluriel ». Il est lui-même, par essence, « singulièrement pluriel », couplé à un/des milieu(x) pluriel(s), dont le milieu numérique qui met en réseaux des mondes culturels créolisés. Il ne lui suffit pas de communiquer, d’échanger des informations, de jouer avec ses langues pour faire sens. Il a besoin de comprendre les symbolisations présentes dans des mondes numériques complexes, de langager avec les autres pour s’ajuster, se coordonner, faire pleinement symbole pour ne pas être manipulé.

65 Dès lors, la pédagogie de la classe de langues doit, si elle adhère au postulat de l’être avec, du singulier pluriel, prendre toute la mesure de l’importance des apprentissages en collaboration (Longuet, 2018) et ne pas se limiter aux apprentissages cognitifs individuels augmentés de temps en temps par des moments de coopération, de travail de groupe. L’objectif n’est pas de former des apprenants maitrisant une langue ou capable de jongler avec les langues de leur répertoire, de former des Médiateurs capables de réduire l’écart avec Autrui, mais de concevoir des écosystèmes d’apprentissage collaboratif, sémiotiquement riches, qui facilitent les médiations réticulées d’un vivre-ensemble-avec-d’autres. De nouvelles perspectives de recherche sont nécessaires pour expliciter une didactique de la Relation écologique et sociosémiotique.

BIBLIOGRAPHIE

Cahiers de l’Acedle. Recherches en didactique des langues et des cultures. (2021). n° 18-2 et 18-3.

(14)

Cassirer, E. (1972). La philosophie des formes symboliques : La phénologie de la connaissance. Les Éditions de minuit.

Culioli, A. ; Normand, C. (2005). Onze rencontres sur le langage et les langues. Ophrys.

Glissant, É. (2009). Philosophie de la relation : poésie en étendue. Éditions Gallimard.

Longuet, F. et Springer, C. (2021). Autour du CECR - Volume complémentaire (2018) : médiation et collaboration. Une didactique de la relation écologique et sociosémiotique. Éditions des archives contemporaines. Doi.org/10.17184/eac.9782813004055

Longuet, F. (2018). Créativité, dialogisme et multimodalité : trois qualités d’un environnement de conception numérique collaboratif. Revue internationale de pédagogie de l’enseignement supérieur. Doi.org/10.4000/ripes.1450

Maurer, B. et Puren, C. (2019). CECR : par ici la sortie ! Éditions des Archives Contemporaines.

Moore, D. (2021). Sur les traces de Louise Dabène et de quelques

escargonithorynques. Recherches en didactique des langues et des cultures.

Nancy, J.-L. (1996). Être singulier pluriel. Éditions Galilée.

Springer, C. (2009). La dimension sociale dans le CECR : pistes pour scénariser, évaluer et valoriser l’apprentissage collaboratif. Le français dans le monde. N° 45, pp. 25-34, 10.3138/cmlr.

66.4.511 / hal-01301628.

Varela, F. ; Thomson, E. ; Rosch, E. (1993). L’inscription corporelle de l’esprit. Sciences cognitives et expérience humaine. Points.

von Uexküll, J. (2010). Milieu animal et milieu humain. Bibliothèque Rivages [1956].

Vygotski, L. S. (1985). Pensée et langage. Terrains / Éditions sociales.

RÉSUMÉS

Suite à la publication de leur dernier ouvrage sur la « didactique de la Relation », les auteurs proposent un éclairage complémentaire à partir du livre de Jean-Luc Nancy, Être singulier pluriel.

Le but de cet article est d’expliciter le terme « pluriel » qui caractérise la didactique du

« pluri »linguisme en l’élargissant à la question ontologique de l’« être pluriel ». La didactique des langues-cultures est ainsi invitée à faire sa « révolution copernicienne » en s’inscrivant explicitement dans des approches sociales fondées sur la collaboration et les médiations réticulées.

Following the publication of their last work on the “didactics of Relation”, the authors offer additional insight from the book by Jean-Luc Nancy, Être singulier pluriel. The aim of this article is to clarify the term “plural” which characterizes the didactics of “pluri”lingualism by extending it to the ontological question of “being plural”. The language-culture didactics is thus invited to make its “Copernican revolution” by explicitly subscribing to social approaches based on collaboration and reticulated mediations.

INDEX

Keywords : Ontology, plurilingualism, plural being, Relation, languaging Mots-clés : Ontologie, plurilinguisme, être pluriel, Relation, langager

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AUTEURS

SPRINGER CLAUDE (Université Aix-Marseille)

Claude Springer est professeur émérite de didactique des langues, Laboratoire Parole et Langage de l’université Aix-Marseille. Il a consacré ses recherches à l’évolution de la didactique vers une meilleure prise en compte du social. Il a dirigé plusieurs thèses de doctorat en didactique des langues. Il a publié en 2011, avec Emmanuelle Huver, un ouvrage sur L’évaluation en langues qui souligne les dérives de la standardisation et de la certification et propose une approche alternative de l’évaluation. Il a assuré la présidence de l’Acedle de 2002 à 2008.

claudespri[at]gmail.com LONGUET FRÉDÉRIQUE (INSPE, Paris Sorbonne)

Frédérique Longuet est docteure en didactique des langues et en sciences de l’éducation, enseignante à l’INSPE Paris Sorbonne. Ses recherches concernent l’apprentissage des langues selon une approche de projets collaboratifs orientés vers la création transmédiatique. Elle forme depuis plusieurs années des enseignants stagiaires de toutes langues aussi bien pour l’école élémentaire que pour le collège et le lycée. Elle mène ses recherches dans le cadre du laboratoire de recherche EDA, Unité de recherche pluridisciplinaire de la Faculté des Sciences Humaines et Sociales – Sorbonne de l’Université Paris-Descartes.

frederique.longuet[at]inspe-paris.fr

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