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L homme qui entendait les cœurs

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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L’homme

qui entendait

les cœurs

Anonyme

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1

L e rêve

se produisit un dimanche soir, après un après-midi de golf et une soirée passée devant une chaîne câblée, à regarder un débat politique. On aurait dit qu’une main divine attrapait Sam Bennett par le col et le projetait vers le bas. Comme s’il était piégé devant un immense écran de cinéma, il aperçut une femme, dans une petite pièce avec un toit en aluminium et un sol crasseux. Elle cherchait désespérément quelque chose. Elle attrapait des objets qui se trouvaient dans un placard, ou sur des étagères, en retournait d’autres,déplaçait les coussins de son lit,fouinait derrière les portes et sous les tapis. C’était un rêve frustrant, du genre de ceux qui n’ont pas de fin, et finalement, Sam vit une pièce de monnaie, qu’on avait dû laisser tomber dans un coin de la pièce. Au même moment, la femme l’aperçut, elle tomba dessus, la saisit et commença à pleurer de joie.

Une pièce de monnaie sale? se dit-il.Pourquoi être si excitée pour une pièce de monnaie sale ?En proie à une certaine agitation, Sam se retourna dans son sommeil et enfonça la tête dans l’oreiller. Les paroles prononcées par le pasteur, un peu plus tôt ce jour-là, repas-

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saient sans cesse dans son esprit. Il avait parlé d’aller vers un monde qui souffre, d’entendre les besoins spirituels des gens. Quand le prédicateur avait prononcé ces mots, Sam n’avait pas écouté si attentivement que cela,mais maintenant ils lui revenaient comme des phrases enregistrées qui tournaient sans arrêt dans sa tête, refusant de le laisser tranquille tant qu’elles ne s’étaient pas enracinées en lui.

Puis il entendit la voix. Elle le réveilla comme si elle résonnait dans son esprit avec une sainte puissance.«Ephphatha ! Ephphatha !» Il se redressa dans son lit.

Le mot vibrait en lui, bien qu’il n’en connût pas le sens.C’est de l’hébreu, se dit-il.Ou peut-être du grec. Et c’était la voix de qui ?

Il était bien réveillé maintenant, trempé d’une sueur froide, et tout tremblant.Cathy, sa femme, était allongée à côté de lui, et avait l’air tranquille.Il se leva discrètement et déambula à travers la maison.Il se rendit d’abord vers l’évier de la cuisine et se jeta de l’eau au visage, puis se dirigea vers le confort et le refuge de son fauteuil.Il était quatre heures du matin, donc bien trop tôt pour se lever, mais il était incapable de retourner au lit. Ce n’était pas tant le rêve qui le dérangeait, mais plutôt la voix. Elle avait une telle puissance, une telle autorité.

Ephphatha !Que signifiait ce mot ? Maintenant qu’il y repensait, il était sûr que la voix ne faisait pas partie du rêve. Il n’avait vu que la femme et la pièce de monnaie. Non, la voix avait toute l’autorité de Dieu. Était-il possible que le Seigneur lui eût parlé, cette nuit ? Mais pourquoi aurait-il parlé dans une autre langue ? Pourquoi Dieu aurait- il dit une chose qui le dérangeait tant, une chose qui résonnait avec une telle importance, mais qu’il n’était pas en mesure de comprendre ? Était-ce une sorte de signe, ou était-il en train de le perdre ?

Il respira profondément, et essaya de secouer les toiles d’araignées de son esprit. L’idée de retourner au lit et d’affronter une situation identique était hors de question. C’est pourquoi il mit la cafetière en marche. Quand le café fut prêt, il s’en versa une tasse puis

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alla s’asseoir pour le déguster, essayant de décider si le rêve valait la peine qu’il s’y arrête, ou s’il devait laisser tomber.

Cela avait-il un rapport avec le sermon qu’il avait écouté en bâillant la veille ? Jean, le pasteur, avait fait preuve d’éloquence à propos de la brebis perdue. Il avait parlé d’en laisser quatre-vingt dix neuf pour partir à la recherche de la centième.

Sam s’était montré beaucoup plus intéressé par la petite aiguille de sa montre. Il s’était dit que si Jean n’en finissait pas bien vite, il y aurait une sacrée queue devant tous les restaurants de la ville.

Était-ce pour cela qu’il avait fait ce rêve ? Ou bien le mot Ephphathacontenait-il quelque reproche à propos de la manière dont on écoute, à l’église ? Maintenant, il se rappelait qu’hier Jean était particulièrement en forme. À la fin de son sermon, son visage était rouge et il était penché sur la chaire, secouant les mains pour mettre l’accent sur ce qu’il disait. Sam ne se souvenait pas d’avoir vu Jean aussi énervé, depuis le jour où il avait consacré sa vie au ministère, pendant sa deuxième année d’études. À l’époque, quand il s’efforçait de changer le cœur de Sam et de ses amis,il arrivait souvent à Jean de devenir rouge et de parler fort. Sam avait espéré que cela ne signifiait pas que Jean allait formuler une longue et interminable bénédiction, puis qu’il ferait chanter les quatre strophes du dernier cantique, pendant que les presbytériens se rendraient les premiers dans les restaurants.

« Avez-vous jamais pensé à ce que Dieu entend dans le cœur des gens ? » avait demandé le pasteur. « Quelles expressions de besoins spirituels montent vers lui ? Qu’arriverait-il si nous pouvions entendre avec les oreilles de Dieu ? » Il avait ensuite commencé à regarder les visages de l’auditoire, l’un après l’autre. Ses yeux avaient ainsi rencontré ceux de Sam, et ce dernier s’était alors efforcé de se montrer plus éveillé. Il se sentit coupable quand il vit la déception qui se lisait sur le visage de Jean.

« La plupart d’entre vous n’entendent même pas avec leurs pro- pres oreilles », dit le pasteur d’une voix plus terne. « Vos oreilles sont

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bouchées,et vous n’entendez même pas les choses les plus évidentes.

Au dehors, il y a des gens qui ont des besoins urgents, mais très peu d’ouvriers de Christ sortent pour se porter à leur secours. Si vous voulez les entendre, si vous voulez vraiment les voir, approchez-vous maintenant de l’estrade. Agenouillez-vous et demandez à Dieu de vous utiliser. »

Si Dieu était furieux contre lui,se disait Sam,c’était à cause de son attitude d’hier. Sam avait encore regardé sa montre. Il se souvenait avoir pensé que si quelqu’un s’approchait de l’estrade, pendant la première strophe et avait marmonné en vitesse une prière de consécration,ils pourraient sortir de là au plus tard à midi.Si personne ne se décidait, tout pourrait prendre fin après la deuxième strophe.

Mais après la deuxième strophe,le pasteur avait fait signe au directeur de la chorale de continuer. Il avait précisé qu’il savait qu’il y avait quelqu’un qui sentait l’appel du Saint-Esprit, et il ne voulait pas clore la réunion sans que l’œuvre de Dieu n’ait été accomplie.

Sam avait même pensé se rendre lui-même au pied de l’estrade, uniquement pour en terminer plus vite.

Personne ne se décidant, le pasteur finit par renoncer et conclure la réunion. Sam n’avait pas perdu son temps : attrapant la main de sa femme, il était sorti de son banc et s’était frayé un chemin à travers la foule jusqu’à la sortie. Il en avait complètement oublié le sermon.

Maintenant, il essayait de se rappeler les différents points de ce fameux sermon.Était-il question de pièces de monnaie perdues ? Jean avait-il mentionné ce mot inconnu ? Tout cela s’était-il accroché quelque part dans sa conscience, même si, à l’heure actuelle, il ne pouvait s’en souvenir ?

Il s’efforçait encore de comprendre son rêve quand Cathy se leva, quelque temps plus tard. « Tu es debout de bonne heure », lui dit-elle.

Il but une gorgée de café et répondit :

« Pas moyen de dormir.

— Est-ce que je t’ai pris la couverture ?

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— Non. J’ai fait de drôles de rêves.

— Des mauvais ? » Il haussa les épaules :

« Non, pas vraiment. Plutôt des rêves bizarres. Tu vois ce que je veux dire.T’as perdu quelque chose et tu ne le retrouves pas.

— J’en fait,des rêves comme ça,dit Cathy,tout en ouvrant ses yeux endormis. Je cours dans l’aéroport pour attraper mon avion, mais je n’arrive pas jusqu’à la porte d’embarquement. Ou je suis à l’université et j’essaie de me rendre à la salle d’examen. J’ai étudié tout le semestre et je ne sais même pas où se trouve la salle. Ou bien je dois parler devant une salle pleine de gens,et je réalise tout d’un coup que je suis encore en pyjama…

— Mais mon rêve n’était pas comme cela, l’interrompit-il, l’air irrité. C’était un peu plus effrayant.

— Effrayant ? Pourquoi ? » Il fronça les sourcils.

« Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr. » Elle songea à cela pendant un instant.

« J’ai des rêves effrayants, de temps en temps, moi aussi. Par exemple, quelqu’un veut me faire du mal, mais je n’arrive pas à crier. »

Elle se versa à son tour une tasse de café, puis se souvint d’un autre.

« Ou bien quelqu’un me jette des allumettes, et je n’arrive pas à les enlever… »

Il regarda fixement sa femme, et lui dit :

« Cathy, as-tu déjà pensé à consulter un psychiatre ?

— Dis donc, c’est toi qui n’arrivait pas à dormir, cette nuit. Moi, j’ai dormi comme un bébé. »

Elle approcha la tasse de ses lèvres.

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« Je veux simplement t’aider.»

Il fronça les sourcils, parce qu’il trouvait le commentaire hors sujet, puis en conclut qu’elle voulait parler de ses rêves.

« Ne t’inquiète pas pour moi. » Il se leva et s’étira.

« Bon, je vais aller prendre une douche. »

Une fois douché et habillé, il se sentit un peu mieux.Après tout, se dit-il, un rêve est un rêve, ce n’est qu’une succession d’images et d’expressions qu’il avait entendues ces derniers jours. Le message du prédicateur, le sujet d’une discussion qu’ils avaient eue à l’école du dimanche, ou encore une chose qu’il avait entendue incons- ciemment.Tout cela s’était mélangé pour constituer une sorte de virus des pensées, et son cerveau avait toussé pendant qu’il dormait. Par conséquent, rien de bien préoccupant.

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2

I l conduisit

Cathy à son travail à l’hôpital, puis se stationna en face du restaurant, de l’autre côté de la rue. Cathy n’aimait pas le petit déjeuner, mais lui, il appréciait son petit confort. Des années en arrière, quand ils avaient encore les enfants avec eux, ils s’étaient installés dans une sorte de routine : ils prenaient le café ensemble le matin, puis chacun partait de son côté. Maintenant, comme elle prenait son travail à sept heures, à l’hôpital, il se rendait au restaurant pour prendre son petit déjeuner.

Il était encore un peu plus troublé qu’il ne voulait l’admettre.Il entra dans le restaurant et s’installa sur un siège au comptoir. Cet endroit très fréquenté était bruyant, et le désordre y était à peine contrôlé. Cela lui provoquait toujours des poussées d’adrénaline. Sur le devant, des serveuses d’humeur irritable se lançaient des commandes, et de temps en temps, Sam pouvait entendre Léon, le cuisinier qui se trouvait à l’arrière, laisser sortir une volée de jurons qui le poussait à se dire qu’il ferait bien de ne plus revenir. Mais il revenait toujours. Il ne connaissait pas d’autre endroit où l’on préparait les œufs à la perfection.

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Il attrapa le journal que quelqu’un avait laissé sur le comptoir et parcourut les grands titres. Jeanne, sa serveuse attitrée, avait l’air distraite en arrivant près de lui.

« Bonjour, Sam.Tu es de bonne heure, aujourd’hui.

— Ouais,marmonna-t-il sans même lever les yeux,je n’arrivais pas à dormir.

— Un peu de repos me changerait complètement la vie.»

Maintenant, il la regardait. Elle avait l’air fatiguée, et avait des cernes sous les yeux, et des rides qu’il n’avait pas remarquées auparavant. Il se demanda quel âge elle pouvait bien avoir. Quarante ? Quarante-cinq ?

« Ah bon ? Tu ne dors pas,toi non plus ? » demanda-t-il.Elle fronça les sourcils et jeta un coup d’œil au-dessus du comptoir.

« Hein ?

— Ce que tu as dit à propos du repos. » Ses yeux se rétrécirent.

« Sam,tout ce que j’ai dit,c’est que tu es de bonne heure ce matin.

Tu es sûr que tu vas bien ? »

Il la regarda l’espace d’un instant. Ne l’avait-il pas entendu dire quelque chose à propos de repos ? Il secoua la tête.

« Peu importe. Je prends la même chose que d’habitude. » Il jeta un coup d’œil, l’air perplexe, tandis qu’elle s’en allait crier sa commande au cuisinier en colère.

La voix de la femme qui était assise deux tabourets plus loin lui fit quitter Jeanne des yeux. « Il faut que la gravité me laisse tranquille, car je veux voler dans l’univers.»

Un rien amusé, Sam lui jeta un coup d’œil.

« On dirait une nouvelle version du thème ‘Arrêtez le monde, je veux descendre’. »

En proie à l’étonnement, la femme se mit à le regarder.

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« Comment ? Son sourire disparut.

— Je suis désolé. Je croyais que c’était à moi que vous parliez. » Elle se passa une main tremblante dans les cheveux.

« Je n’ai rien dit du tout.

— Oh, je suis désolé, » renchérit-il.

Il se força à se replonger dans le journal. Une seconde plus tard, il entendit de nouveau la voix.

« Je vais me lancer dans l’univers et personne ne remarquera mon absence.»

Il regarda à nouveau la femme. Elle avait les larmes aux yeux, et il savait sans l’ombre d’un doute que ces paroles de désespoir venaient bien d’elle. Il s’éclaircit la voix et se pencha vers elle.

« Cette fois-ci… c’est à moi que vous parliez ? » Elle parut quelque peu gênée.

« Je ne parlais à personne. Je suis simplement assise et je m’occu- pe de mes propres affaires. »

Il était exaspéré. Qui essayait-elle de faire marcher ? Il était catégorique : il l’avait entendue.

« Vous n’avez rien dit?

— Non ! »

Jeanne revint avec son petit déjeuner juste au moment où la femme braillait son « non ! ».

« Sam, tu n’embêtes pas nos autres clients, j’espère ? » demanda-t- elle, en clignant de l’œil.

Il secoua la tête. La femme lui faisait froid dans le dos.

« J’ai l’impression que j’entends des voix. Tiens, je vais aller m’asseoir à la table, là-bas. »

Jeanne acquiesça. Il glissa le journal sous son bras, attrapa son plateau et son café,et se dirigea vers le box qui se trouvait dans le coin.

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Il posa son café sur la table, se glissa sur la banquette et commença à manger. L’endroit se remplissait peu à peu d’infirmières et d’étudiants en médecine venus de l’hôpital d’en face. Il apercevait tous les jours les mêmes visages, mais il parlait rarement avec qui que ce soit.

«Cela ne sert à rien», dit l’homme qui était assis à la table d’à côté.

Sam regarda par-dessus son épaule.

« Quoi donc ? »

L’homme lui jeta un regard et dit :

« Pardon ?

— Vous venez de dire que cela ne sert à rien. Mais qu’est-ce qui ne sert à rien ? »

L’homme parut ébranlé.

« Euh… J’ai dû réfléchir à haute voix.Mes paroles sont allées aussi vite que mes pensées. Désolé.

— Ce n’est rien, lui répondit Sam, rien de grave. Il se mit à manger, mais l’homme parla de nouveau.

— Si seulement je pouvais avoir plus qu’une conversation de dix minutes… si quelqu’un pouvait m’écouter…»

Sam le regarda de nouveau, tout en commençant à s’irriter. Quel était donc le problème de ce type-là ? Pourquoi insistait-il tant pour raconter sa vie à Sam ? Pourtant,l’homme ne le regardait même pas…

Il regardait son plateau. Mais les paroles, il les entendait, alors que ses lèvres ne bougeait pas.

« Tout le monde est toujours pressé. Personne n’a jamais le temps.»

C’est alors que Sam prit conscience du fait que l’homme ne parlait pas. Comme d’ailleurs la femme ou encore Jeanne… Il n’entendait pas de paroles ou de voix, bien que c’est ce qui semblait arriver, d’après lui.

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Il s’enfonça un peu plus dans la banquette. Qu’était-il en train de lui arriver ? Il savait pertinemment qu’il ne rêvait plus. Il était bien réveillé. D’ailleurs le café lui brûlait la langue. Tout était normal, sauf les voix.

Abandonnant son plateau, il sortit précipitamment du restaurant et fonça vers sa voiture. Une femme avec une longue tresse rousse se tenait à proximité, attendant pour traverser la rue. Ses mains tremblaient pendant qu’il cherchait dans son trousseau de clés celle de la portière de la voiture.

«Je suis mon passé», dit la femme.

Il se retourna. Une fois de plus, il réalisa qu’elle n’avait pas parlé à voix haute.

«Je serai toujours ce qu’il a fait de moi. Je n’y échapperai jamais.» Il resta ainsi pendant un instant, stupéfait, écoutant la voix qui semblait venir de nulle part. Il vit les larmes qui miroitaient dans ses yeux, pendant qu’elle regardait les voitures passer à toute vitesse. Il savait que ce qu’il avait entendu était à l’intérieur d’elle-même, enfoncé profondément.

Perdait-il la tête ?

«Abus est un mot tellement propre et stérile», continua-t-elle, et il comprit alors que le souci que cette femme semblait avoir, tout en attendant de pouvoir passer, était en réalité le désespoir qu’elle s’imaginait que personne ne pouvait entendre.

Elle jeta un regard dans sa direction,et il eut l’idée de s’approcher d’elle, pour dire une chose du genre :Votre passé ne détermine pas votre avenir. Pensez à Jésus-Christ. Il peut tout changer.

Au lieu de cela, il paniqua et rentra dans sa voiture. Et s’il bâclait tout cela ? Et si elle le regardait comme l’un de ces fanatiques qui assomment à coups de Bible et qui se promènent partout, en enfonçant leurs croyances dans la gorge des gens ? Et s’il donnait l’air d’être stupide ? Ou pire encore, fou ?

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Elle finit par traverser rapidement la rue, en serpentant entre les voitures, sans même attendre que leur flot ne ralentisse. Il entendit des crissements de pneus et un chauffeur de taxi lancer des jurons, mais la femme disparut dans la foule sur le trottoir d’en face. Sam était assis, immobile derrière son volant, encore étonné du manque de considération de cette femme pour la vie… ou pour la mort. La prochaine fois qu’elle traverserait la rue, son désespoir la ferait-elle plonger dans un danger encore plus grand ? Son désir de mourir serait-il satisfait ?

Et comment avait-il entendu ses pensées de désespoir ?

Il était toujours assis derrière son volant, comme paralysé. Sa tête commençait à lui faire mal, et des larmes remplirent ses yeux. Ses mains tremblaient trop pour qu’il réussisse à mettre le contact.

Il regarda l’horloge. Il était temps qu’il se rende à son travail. S’il parvenait seulement à s’installer derrière son bureau et à plonger dans ses affaires, il réussirait à oublier cette matinée bizarre.

Parvenant enfin à faire démarrer la voiture, il se lança dans la circulation et parcourut les trois pâtés de maisons jusqu’au bâtiment qui abritait son bureau.Il tourna pour entrer dans le parking et s’arrêta à l’emplacement marqué de l’inscription « Sam Bennett, Vice- Président, Publicité Simpson. » Il sortit de sa voiture et respira un bon coup dans l’air vif du matin, espérant que cela nettoierait son cerveau de cette folie et lui permettrait de fonctionner normalement.

Il entra dans l’ascenseur et parla à Jimmy, un jeune atteint de mongolisme, qui s’occupait de l’ascenseur neuf heures par jour.

« Salut, Jimmy, dit-il.

— Bonjour, M’sieur Bennett. ça va aujourd’hui ? »

Il jeta un regard au sol,attendant que Jimmy appuie sur le bouton.

« Bien.Très bien. »

Pendant qu’ils montaient jusqu’au treizième étage, il entendit de nouveau la voix de Jimmy.

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« J’aimerais bien être normal.»

Il leva les yeux et vit que Jimmy était assis sur le tabouret, regardant fixement les numéros qui changeaient.Sam eut mal à cause de ces quelques mots qu’il venait d’entendre.

« Jimmy ? demanda-t-il.

— Oui, M’sieur Bennett, répondit le jeune homme.

— Tu es normal, tu sais.

— Oui, M’sieur Bennett. »

Quelque peu confus, et se demandant finalement s’il avait vraiment entendu Jimmy parler, Sam sortit en trébuchant de l’ascen- seur, dès que les portes s’ouvrirent. Dans son dos, il entendit Jimmy lui dire :

« Bonne journée, M’sieur Bennett. »

Sam lui fit un signe de la main, puis se dirigea vers son bureau. En y rentrant, il aperçut sa secrétaire.

« Bonjour, Sam, dit-elle. Comment ça va ?

— Bien, Sally. Y a-t-il des messages ?

— Pas encore. »

Il s’approcha de son bureau et regarda le calendrier de sa secrétaire pour voir quel était l’emploi du temps du jour. Elle remonta sa chaise et commença à inscrire ses rendez-vous sur une feuille volante.

« Onze, six, cinquante-sept.»

Il se tourna vers elle et vit qu’elle était en train d’écrire.

« Qu’est-ce que tu as dit ? lui demanda-t-il.

— Comment ? lui répondit-elle d’un air perplexe.

— Tu n’as rien dit ? insista-t-il. »

Il commençait à suer. Sa cravate était trop serrée. Elle lui compri- mait pratiquement la gorge.

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« J’ai dit qu’il n’y avait pas de message.

— Non ! Après cela. » Elle se leva lentement.

« Sam, lui dit-elle, es-tu sûr que ça va bien ? Tu as l’air un peu pâle.

— Je vais bien, lança-t-il sèchement. J’ai peut-être besoin d’un verre d’eau.

— Je vais t’en chercher un. »

Tandis qu’elle se hâtait vers le réfectoire, Sam entra dans son bureau et s’assit. Les choses devenaient vraiment bizarres. Plus rien n’avait de sens. Sally lui apporta l’eau, qu’il avala d’un coup, mais cela ne l’aida en rien.

« Tu as de la fièvre ? lui demanda-t-elle, en lui touchant maternel- lement le front.

— Non, je n’ai pas bien dormi cette nuit. C’est tout. Je n’arrête pas de penser que j’entends les gens parler. »

Il fronça les sourcils,imaginant un instant ce qu’elle devait se dire.

Il vivait dans le monde de l’illusion. Mais il n’entendit rien de sa part à elle.Au lieu de cela, elle répétait :

« Onze, six, cinquante-sept… Il faut que je gagne. Il le faut.» Sam avala sa respiration.

« C’est un ticket de loterie ? » demanda-t-il.

La question étonna sa collègue. Elle le regarda comme si on venait de la surprendre en flagrant délit de vol.

« Mais non…

— Oh, ce n’est pas la peine de te défendre, lui dit-il, en se levant.

Cela ne me fait rien. Je voulais juste savoir. Tu essaies de gagner à la loterie ? »

Elle eut l’air embarrassé, l’espace d’un instant. Au bout de quel- ques secondes, elle comprima ses lèvres et releva d’un geste son menton.

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« Oui, Sam, j’essaie. Tu vois, moi je ne gagne pas autant que toi. Il faut donc bien que je saisisse les occasions.

— Les nombres, c’étaient onze, six, cinquante-sept, n’est-ce pas ? lui dit-il. »

Son halètement aurait pu lui faire avaler un insecte volant à l’autre bout de la ville.

« Je l’savais ! cria-t-elle. Ce sont les numéros gagnants ! Je les avais entendus à la radio. Ce type avait des enfants âgés de onze et six ans, et il faisait cinquante-sept1degrés quand je me suis levée. Et en plus, c’est ma date de naissance ! Et il y avait onze feux tricolores sur mon chemin, et six stops, et j’ai même vu une horde d’oiseaux qui devaient être cinquante-sept… »

Il gémit et se laissa de nouveau tomber sur sa chaise.

« Quelle exagération, Sally ! Tu cherches à tout prix ces numéros, mais tes chances de gagner…

— Alors, pourquoi expliques-tu que tu me les as soufflés ? C’est une confirmation. Avant, je n’en étais pas sûre, mais maintenant je le suis ! C’est le Seigneur qui m’a donné ces numéros !

— Sally, le Seigneur fait beaucoup de choses, mais je ne crois pas qu’il choisisse les gagnants de la loterie. J’ai toujours su qu’il n’était pas trop favorable aux jeux de hasard.

— Bon, attends.Tu verras bien, lui répondit-elle.

— Si je gagne, il verra ce dont je suis capable.»

Cette fois, ses lèvres ne firent pas le moindre mouvement. Voilà que ça recommençait. Encore une autre. Il s’essuya le front, où perlaient des gouttes de sueur, et se boucha les oreilles.

« Tu n’as pas l’air bien,Sam,lui dit-elle.Je devrais peut-être appeler Cathy. Elle pourrait t’emmener voir le docteur.

— Je n’ai pas besoin de voir le docteur. Ce ne sont que des pensées stupides !

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— Dans le temps, j’avais une amie qui entendait des voix, et en fait, on découvrit qu’elle captait des ondes de radio sur ses plombages.Tu n’as pas de nouveaux plombages, n’est-ce pas ?

— Ce n’est pas la radio. Ce sont… de vraies voix. »

Ce qu’il disait n’avait aucun sens. C’était de la folie. Ces voix n’étaient visiblement pas réelles, sinon il verrait les lèvres des gens bouger. Peut-être était-il encore en train de rêver ? Il avait peut-être seulement besoin de se réveiller.

Mais cela n’avait pas l’air d’un rêve. Il se leva.

« Tu sais, j’y pense tout d’un coup, j’ai peut-être besoin d’un docteur, c’est vrai. »

Il passa ses mains tremblante dans ses cheveux.

« Écoute… tu peux me remplacer pendant deux heures, d’accord ? J’ai besoin de sortir un peu et de prendre l’air.

— Tu as raison, Sam. Ton premier rendez-vous n’est qu’à onze heures, tu n’as pas à t’inquiéter. »

Il traversa le hall quasiment en courant,pour sortir,mais juste avant de prendre l’ascenseur, il changea d’avis. Il ne voulait pas se retrouver face à Jimmy. Il préféra prendre l’escalier et descendre à pied les treize étages.Il transpirait et était tout essoufflé quand il entra dans sa voiture.

Il pensait qu’un peu d’aspirine suffirait.Il fallait qu’il aille au magasin le plus proche et achète quelques médicaments pour refaire surface.

Le supermarché le plus proche se trouvait à environ un kilomètre et demi,en remontant la rue.Il s’y rendit en roulant le plus vite possible, manquant de peu de renverser un piéton en tournant trop rapidement pour entrer dans le parking. Il s’arrêta sur une place réservée aux handicapés, et resta assis dans sa voiture pendant un instant. Il avait l’impression d’être aussi handicapé que ceux qui sont incapables de marcher. Il se résolut enfin à sortir et entrer dans le magasin.

C’était la première fois qu’il y pénétrait.Il ne savait donc pas où se trouvait l’aspirine. Il commença par la première allée et passa à côté

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d’une femme qui se tenait là, un bocal de beurre de cacahuète à la main.

« Nous allons connaître la faim, l’entendit-il dire,car je n’ai pas assez d’argent.»

Il se retourna et comprit tout de suite qu’elle n’avait pas parlé à voix haute. Elle lui jeta un regard étonné et remit le bocal à sa place.

Il eut un haussement d’épaules et faillit percuter un couple d’adolescents qui regardaient les fournitures scolaires. Ils discutaient des dimensions des fiches dont ils avaient besoin, mais quand il passa à côté d’eux, il entendit simultanément deux autres voix.

« J’en ai assez… la pression est trop forte !»

« J’aimerais bien être aimé par quelqu’un.»

Il tourna rapidement et fort heureusement, il découvrit l’aspi- rine. Il attrapa le premier paquet qu’il aperçut, et fit tomber les autres de l’étagère. Tout tremblant, il s’agenouilla et se mit à ramasser les boîtes. Une employée du magasin se précipita pour lui venir en aide.

« Est-ce que ça va, Monsieur ?

— Oui… ça va… je suis un peu maladroit, c’est tout. » Il se releva et essaya de remettre les boîtes en place.

« Je suis une bonne à rien. Il n’osera même pas me regarder», dit une voix.

Il se dit qu’il n’entendait pas vraiment ce qu’il entendait, et quitta l’allée pour se diriger vers la caisse. Pendant qu’il se tenait là, le cœur battant la chamade, il attendit patiemment que le client qui le précédait paie.

« Ma famille me manque. Qu’ai-je fait ?»

L’homme faisait plutôt la grimace quand il sortit son portefeuille de sa poche.Sam se retourna alors et aperçut derrière lui la femme au beurre de cacahuètes.

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« Ils iront encore au lit avec la faim au ventre. Je n’arrive déjà pas à m’occuper de moi. Encore moins d’eux.»

Il essaya d’ouvrir la boîte d’aspirine, mais sa main tremblait trop.

Il entendit la fille de la caisse marmonner :

« On ne peut pas faire mieux. »

Convaincu que l’aspirine ne lui ferait aucun bien, il la laissa tomber sous le tapis roulant, bouscula le premier client et se précipita dehors vers sa voiture. Une fois à l’intérieur, il verrouilla la portière et resta assis un moment, appréciant le silence. Il ne voulait plus sortir. Il ne supportait plus la compagnie des gens, et surtout le fait d’entendre des voix.

Il avait besoin d’aide,se dit-il.Il avait besoin de parler à quelqu’un.

Quelqu’un à qui il raconterait ce qui lui arrivait. Il pensa à Jean, son pasteur. Jean l’écoutait toujours, même avant qu’il ne donne sa vie à Christ. Il avait toujours une oreille attentive. Rien ne choquait Jean. Pas même le passé coupable de Sam.

Il sortit du parking, et roulant comme si sa santé mentale en dépendait, il prit la direction de l’église.

1. Il s’agit de degrés Farenheit, et non Celsius. Cela correspond à 13-14 degrés Celsius (ndt).

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